Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

La littérature chinoise contemporaine : un univers méconnu, entre nouvelle et roman

par Brigitte Duzan, 6 avril 2019

 

Introduction

 

Cette présentation, destinée à un public français curieux de littérature chinoise, traite plus précisément de la littérature en langue chinoise de fiction contemporaine, et elle est limitée à la littérature de Chine continentale, ce qui exclut donc la littérature de Hong Kong et celle de Taiwan car ce sont des univers différents.

 

Par ailleurs, elle est plus particulièrement centrée sur des auteurs traduits en français. Or, le nombre de traductions dont nous disposons étant limité, le résultat est une image quelque peu faussée : pour certains auteurs, les traductions remontent aux années 1990, période pendant laquelle on a beaucoup traduit de textes chinois en France, et des textes importants, représentatifs des principaux courants littéraires. En outre, beaucoup de ces traductions sont aujourd’hui indisponibles, soit parce que l’éditeur a disparu, soit parce que les titres sont épuisés – à la rigueur accessibles d’occasion.

 

Le lecteur français est donc un peu comme la grenouille de l’histoire chinoise, grenouille qui regarde l’univers du fond de son puits et qui, croyant en avoir une vaste vision, n’en perçoit en fait que le petit cercle délimité par la margelle au-dessus d’elle [1]. Il y a en particulier un caractère spécifique de la littérature chinoise qui n’est pas perçu à travers les traductions disponibles : c’est le fait que cette littérature est fondée sur la nouvelle, et que le roman moderne n’en est qu’un développement récent, sous l’influence du roman occidental. Or, si beaucoup de nouvelles chinoises ont été traduites dans le passé – surtout de la fin des années 1970 à la fin des années 1990, parce que c’était le meilleur de ce qui était publié en Chine et qu’on en était conscient – on ne publie guère plus que des romans, et souvent de longues sagas, parce que les éditeurs français ont un a priori défavorable vis-à-vis de la nouvelle qu’ils jugent plus difficilement vendable, et que l’on ne dispose pas, comme en Chine, d’un vaste éventail de revues littéraires pour en publier.

 

Or la nouvelle, sous toutes ses formes, plus ou moins longue, reste le fondement de la littérature chinoise de fiction, la forme vers laquelle les grands écrivains reviennent constamment. L’un des plus grands écrivains chinois modernes, Lao She, revenu vers la nouvelle après avoir écrit des romans, disait pour s’en expliquer qu’il vaut mieux manger quelques bouchées de pêches de l’immortalité qu’avaler tout un panier d’abricots pourris.

 

Ce disant, il faut également introduire une distinction entre littérature lettrée et littérature populaire, la première dérivant de la poésie, la seconde du xiaoshuo, qui reste maintenant à définir et expliquer pour mieux comprendre…

 

Petite histoire 

 

A l’origine était le xiaoshuo…

 

A l’origine, donc, il y a le xiaoshuo, terme qui apparaît dans un passage du Zhuangzi (l’un des grands classiques chinois, écrit vers le 4e siècle avant Jésus-Christ) où l’auteur désigne par ce terme des menus propos et futilités du genre fables ou récits fantastiques, des choses sans importance, c’est-à-dire, essentiellement, non fondées sur les classiques et ne

 

Le Zhuangzi

correspondant pas à une vision ordonnée de l’univers.

 

Le texte du Zhuangzi [2] date de la période des Royaumes combattants, c’est le grand texte fondateur du taoïsme, mais c’est aussi un vaste recueil d’anecdotes, de fables et de récits allégoriques, souvent pleins d’humour, qui ont pour but d’illustrer et de souligner les grandes idées de l’auteur : nature illusoire de la distinction entre bien et mal, spontanéité et liberté d’action, lien indissociable entre l’homme et la nature… et nécessité, in fine, de trouver sa nature, sa voie, le dao.

 

Le rêve du papillon

 

C’est dans ce texte fondamental que l’on trouve des récits célèbres comme le rêve du papillon (Zhuāng Zhōu mèng dié) [3]. Et ce texte va exercer une telle influence par la suite qu’il est, certes, un texte fondamental pour l’étude de la pensée chinoise, mais il l’est aussi pour la littérature chinoise elle-même. C’est un

chef-d’œuvre littéraire qui est en fait une expression de la sagesse populaire, sous forme de récits imagés s’apparentant à des récits de fiction.

 

 

Cet intérêt pour les xiaoshuo s’est manifesté ensuite sous la dynastie des Han (– 206-220). Le Livre des Han raconte comment les empereurs envoyèrent dans tout l’empire des cohortes de petits fonctionnaires, les bàiguān (稗官), pour collecter les anecdotes et histoires conservées dans la mémoire populaire. Ainsi fut recueillie une foule de récits, mais aussi de chants populaires, rapportés par ouï-dire, qui vinrent alimenter tout un courant de xiaoshuo, catalogués

 

Edition du Livre des Han datant des Ming

dans le Traité de littérature du Livre des Han (ou Hanshu) qui couvre l’histoire des Han occidentaux, de 206 avant J.C. à 25 de notre ère.  

 

Mais, parmi les dix catégories de textes répertoriés dans le Traité, les xiaoshuo arrivent en dernier, et ils sont cités, avec ce génie de l’expression concise en quatre caractères qui caractérise les lettres chinoises, comme « rumeurs des rues et des ruelles » (jiētán xiàng 街谈巷语) et « petites histoires glanées en chemin » (dàotīng túshuō 道听途说).

 

Le xiaoshuo s’est développé ensuite grâce aux conteurs. Les récits oraux comme source de fiction ne sont pas propres à la Chine [4]. Mais c’est particulièrement vrai en Chine car pendant très longtemps la population est restée illettrée, elle l‘était encore à 90% à l’avènement de la République populaire et ne pouvait donc lire, d’où l’importance du conteur, qui passait de village en village raconter des histoires aux paysans massés au bord de la rue, sur les places publiques ou dans les temples, lors des grandes fêtes. C’est à cet art du conteur qu’a rendu hommage Mo Yan dans son discours de réception du prix Nobel, à Stockholm [5].

 

C’est cet art, populaire par essence, qui a donné au fil du temps le roman chinois classique [6], qui n’est au départ qu’une suite de xiaoshuo, roman dit « à chapitres » [7], avec, à la fin de chacun, une invitation faite au lecteur à tourner la page pour lire le suivant, comme le conteur, à la fin de chaque séance, exhortait son auditoire à revenir le lendemain écouter la suite de ses histoires. De la sorte, le roman s’est trouvé, par là même, soumis au même mépris de la part des lettrés que les « rumeurs des ruelles ». Mais ces mêmes lettrés se sont mis eux-mêmes à en écrire quand, ayant raté la dernière marche des examens mandarinaux, ils étaient contraints à l’inaction forcée.

 

De l’art du conteur à l’art du lettré

De la langue classique au baihua

      D’une révolution à l’autre

      De la nouvelle au roman

 

Ce sont finalement les lettrés qui ont donné leurs lettres de noblesse au xiaoshuo, en transformant en art du lettré un art populaire par définition. Art si populaire qu’on s’est très tôt senti incité à l’illustrer, donnant ainsi naissance à toute une édition de romans dont les images devaient attirer le lecteur tout en l’aidant à comprendre.

 

Les Contes du Liaozhai ou Chroniques de l’étrange,

ancienne édition illustrée

 

Par sa brièveté même, c’est le xiaoshuo court, ce que nous appelons « nouvelle », qui permet les meilleurs exercices de style ; c’est ce genre qui a fait la notoriété de grands écrivains comme Pu Songling, au début des Qing, qui ont laissé des recueils de contes fantastiques, des « chroniques de l’étrange » comme les a appelés le traducteur émérite de Pu Songling, André Lévy. Tous ces récits venus des temps anciens ont fini par constituer un vaste réservoir de contes et histoires où a puisé l’opéra chinois et, plus récemment, le cinéma.

 

Mais, jusqu’au début du 20e siècle, une grande partie de la littérature chinoise, dont ces « chroniques de l’étrange », était une littérature de lettrés, écrite en langue classique, un peu comme si on écrivait en latin aujourd’hui en France : une langue concise, ciselée, que ne comprenaient pas les 90 % de la population qui étaient plus ou moins analphabètes. C’est en 1919, à la suite du traité de Versailles, que la Chine a connu une véritable révolution qui s’est traduite en particulier dans le domaine littéraire.

 

Pourquoi le traité de Versailles ? Parce que l’une des clauses concédait au Japon les territoires chinois occupés par l’Allemagne, et que l’affaire fut vécue comme une humiliation nationale par les Chinois qui descendirent dans la rue en masse pour manifester leur colère. L’événement provoqua un sursaut national et le début d’une ouverture du pays, à commencer par celle des esprits, chose que n’avait pas réussi à réaliser la Révolution de 1911 qui avait mis fin à l’empire.

 

C’est le grand écrivain Lu Xun qui est considéré comme le père de la nouvelle littérature qui naît alors, littérature écrite dans une langue, le baihua, plus proche de la langue parlée que la langue classique. Mais c’est une écriture presque expérimentale au début, qui favorise la forme courte, privilégiée en particulier par Lu Xun : son « Journal d’un fou », publié en 1918 dans le journal La Jeunesse, fait figure de texte fondateur [8].

 

Lu Xun, père de la littérature moderne

 

Les années 1920 sont ensuite une période d’effervescence littéraire, qui voit en particulier la naissance d’une littérature féminine, inexistante jusque là parce que le domaine des femmes était traditionnellement réduit à l’espace familial. Pour la première fois dans l’histoire chinoise, les femmes peuvent étudier à l’égal de leurs frères et confrères, elles accèdent à l’université qui leur ouvre peu à peu ses portes. On voit ainsi émerger une vague de pionnières que l’histoire a malheureusement un peu oubliées, en partie parce que la guerre, et l’invasion du pays par le Japon en 1937, a fait de la littérature une affaire de défense nationale, où toute peinture des sentiments était exclue, peinture où se distinguent particulièrement les femmes [9].

 

D’une révolution à l’autre

 

L’avènement de la République populaire, en 1949, a changé les termes du contrat entre la nation et ses écrivains : comme les avait enjoints Mao dès 1942, ils doivent se mettre au service du peuple, et du régime qui le représente. Ceux qui ne veulent pas se soumettre à ce diktat cessent d’écrire. De campagne en campagne, les intellectuels sont réduits au silence, voire décimés, jusqu’à ce que la Révolution culturelle impose le silence à tout le pays pendant dix ans, jusqu’à la mort de Mao et la chute de la bande des Quatre en 1976 [10].

 

La cicatrice, nouvelle emblématique

du mouvement littéraire du même nom
(publication dans le,journal Wenhuibao, 11 août 1978)

 

A partir du lancement par Deng Xiaoping de la politique d’ouverture et de modernisation fin 1978, c’est une nouvelle littérature qui émerge, avec une succession de mouvements littéraires, à la recherche d’un style, d’une forme, d’un mode narratif nouveaux, le tout influencé par les œuvres de littérature étrangère qui sont alors traduites en grand nombre. Là encore, c’est la nouvelle courte qui est le mode d’expression privilégié des écrivains et écrivaines. Le renouveau littéraire commence par ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature des cicatrices », du nom d’une nouvelle de Lu Xinhua

« La cicatrice » (shanghen), publiée en août 1978, un texte très court qui tient dans une page de journal [11].  Les grands auteurs écrivent des nouvelles, et en particulier ceux du mouvement dit d’avant-garde, à la fin des années 1980.

 

Les événements de Tian’anmen, en juin 1989, marquent une rupture, d’abord à cause de la chape de plomb qui s’abat sur le pays, et en particulier sur les intellectuels. Mais ce n’est pas tout : le plus important est que, lorsque Deng Xiaoping reprend les rênes, il le fait en relançant la machine économique. Dès lors, les Chinois sont sommés de faire des profits, y compris dans le domaine culturel. Les studios de cinéma comme les maisons d’édition sont soumis aux mêmes impératifs de rentabilité financière que les autres entreprises.

 

Tout cela a entraîné de profondes répercussions dans le domaine culturel, et littéraire en particulier.

 

De la nouvelle au roman

 

Le roman chinois tel qu’on le connaît aujourd’hui s’est développé à ce moment-là ; c’est donc une création relativement récente, née sous l’influence du roman occidental et à l’appel des éditeurs chinois, un roman de cinq ou six cents pages (en chinois) étant plus « rentable » qu’une nouvelle de quelques pages. Comme les écrivains sont payés au nombre de caractères, ils ont allègrement répondu à l’appel. Et le genre a proliféré, chaque écrivain lui conférant un style et une tonalité propres, mais avec des constantes, et deux grandes tendances.

 

D’une part, on a vu peu à peu se développer un mouvement qui est presque de retour aux origines : les grandes sagas familiales recoupant sur plusieurs générations l’histoire nationale, ou retraçant l’histoire nationale vue sous l’angle régional [12]. Genre qui n’est d’ailleurs pas spécifiquement chinois, et que l’on peut rattacher à des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, des Buddenbrook de Thomas Mann aux Rougon-Macquart en France, en passant par Les Cent ans de la solitude de Gabriel García Márquez – ce dernier étant d’une importance primordiale car il a sidéré les auteurs chinois quand ils ont découvert le roman, en traduction, dans les années 1980, au point de déclencher une vague de « réalisme magique » tant cela correspondait à la réalité ambiante, tout en se rattachant à la tradition ancienne des « chroniques de l’étrange ».

 

D’autre part, toute une série de romans ont eu aussi leur succès quand ils se sont fait satire socio-politique, à commencer par les grands romans de Mo Yan, et ce jusqu’à aujourd’hui : après le « Clan du sorgho », à la fois saga et satire, dès 1986, ils vont de « La mélopée de l’ail paradisiaque » en 1989, réquisitoire contre le « féodalisme » du monde paysan et la perpétuation du pouvoir mandarinal sous l’uniforme du Parti, à « Grenouilles » en 2009, satire féroce de la politique de contrôle des naissances.

 

Et aujourd’hui ?

 L’ancienne génération

 La génération intermédiaire

 Diversification et littérature en devenir

 

Les anciens et leurs consœurs

 

Grenouilles, de Mo Yan

 

Jia Pingwa présentant son roman « Les

fours anciens » (calligraphie de l’auteur)

 

A cette fin des années 2010, la littérature chinoise est de plus en plus diversifiée, tant du point de vue des auteurs que des formes et des genres. Les auteurs « anciens », soit la génération née dans les années 1950 et jusqu’au début des années 1960, continuent de publier et leurs œuvres sont régulièrement traduites : c’est la génération des Jia Pingwa (né en 1952), Yan Lianke (1958), Bi Feiyu (1964), Su Tong (1963), à laquelle il faut ajouter des femmes, dont Wang Anyi (1954) : ce sont des valeurs sûres, dont chaque nouvelle publication fait date et qui en outre sont profondément ancrés dans leur région natale, ce qui leur donne un ton et des thèmes bien particuliers.

 

Jia Pingwa est le grand écrivain du Shaanxi, réputé tellement difficile à traduire qu’il a longtemps effrayé éditeurs et traducteurs. C’est le petit nombre de traductions de ses œuvres, en anglais comme en français, qui explique – partiellement – qu’il n’ait pas eu le prix Nobel. 

On voit se multiplier aujourd’hui les traductions de ses écrits, mais surtout de ses gros romans.

 

Yan Lianke a choisi le roman satirique au vitriol dès 1994, avec un roman immédiatement censuré (et non traduit) : « Le soleil couchant de l’été » (xiariluo), satire mordante de l’armée, alors que lui-même était soldat (pour échapper à une vie de paysan) et qu’il était chargé d’écrire des ouvrages de propagande. Il décrit des soldats bien loin de tout idéal révolutionnaire, ne pensant qu’à leur promotion, et en venant à se dénoncer mutuellement pour tenter de sauver leur peau quand un cuisinier sous leurs ordres se suicide. Inutile de dire qu’il a passé plusieurs mois à écrire son autocritique, pour éviter, justement, d’être renvoyé à la campagne. C’était un brillant début, annonçant les brûlots que sont, publiés en 2005 et 2006, « Servir le peuple » et « Le rêve au village des Ding » (qui dénonce la responsabilité des autorités dans les ravages provoqués par le Sida dans un village du Henan, sa province natale).

 

Les traductions de Yu Hua (l’auteur de « Brothers ») sont un peu plus diversifiées, mais pour Su Tong et Bi Feiyu, comme pour Jia Pingwa et Yan Lianke,

 

Les traductions en français

des œuvres de Yan Lianke

ce sont surtout des romans qui ont été traduits. Ce qui est d’autant plus dommage que Su Tong, en particulier, est le maître de la nouvelle et qu’il considère que c’est le meilleur de son œuvre : il en a publié une sélection en cinq volumes.

 

Yu Hua et le livre qui l’a fait connaître en France : Vivre !

 

Cependant, une fois qu’un auteur s’est fait un nom grâce à quelques romans, l’éditeur peut décider de publier des textes plus courts, plus personnels qui expriment des réflexions, sur la vie et le temps qui passe, voire qui traitent de ses souvenirs. Parmi ceux-ci, parus en 1997 et 2009, « Les jours, les mois, les années » et « En songeant à mon père » de Yan Lianke, les textes du recueil « A bicyclette » de Su Tong, auxquels répondent ceux, plus

récents mais de la même veine, du « Don Quichotte sur le Yangtsé » de Bi Feiyu [13]  

 

Quelques écrivaines de cette même génération sont à redécouvrir, aux côtés de leurs aînées Wang Anyi (1954) et Tie Ning (1957), cette dernière présidente de l’Association nationale des écrivains chinois depuis 2006, mais bien peu traduite en français. Trois écrivaines ont récemment fait parler d’elles, en Chine et à l’étranger :

 

-    Zhang Xinxin (1953) : écrivaine qui a marqué les années 1980 puis a étendu son registre créatif de la nouvelle au roman graphique et au théâtre ; elle a publié en octobre 2018 un roman de science-fiction très original – « IT84 » – qui peut se lire comme une autobiographie déguisée.

 

-    Can Xue (1953) : considérée comme écrivaine avant-gardiste à la fin des années 1980, auteure de textes inclassables décrivant l’absurde au quotidien, elle a depuis lors découvert Italo Calvino, entre autres, et a quelque peu régulé son écriture ; publié en Chine en 2013, son roman « Histoires d’amour du 21e siècle » ne devrait pas tarder à être traduit.

  

-    Quant à Fang Fang (1955), après trois nouvelles représentatives du courant « néo-réaliste » traduites au début des années 1990, on l’avait un peu perdue de vue ; les lecteurs français l’ont redécouverte en 2019 avec la traduction d’un roman remarquable initialement paru en Chine en 2015, mais voué à la vindicte de caciques du Parti : « Funérailles molles ».

 

Fang Fang et « Funérailles molles »

 

A côté de cette génération d’anciens toujours actifs et brillants, a émergé une nouvelle génération, celle des auteurs nés dans les années 1970 de la Révolution culturelle, que l’on a appelée la « génération intermédiaire ».

 

La génération intermédiaire 

 

Pourquoi la génération intermédiaire ? Parce qu’elle a longtemps été dans l’ombre de ses aînés, mais aussi des jeunes de la génération suivante, les « post-80 », auteurs de bestsellers un temps très médiatisés, mais qui n’ont pas duré. Les « post’70 », eux, se sont avérés plus mûrs, et ce sont les auteurs en pointe aujourd’hui. Chacun est maître d’un style bien particulier, mais ils sont encore peu traduits, et on distingue parmi eux un certain nombre de femmes.

 

Si Lu Nei (1973) n’a pas encore été traduit en français, et c’est bien dommage, car il a un humour décapant (« La jeune Babylone », à traduire), trois nouvelles de Cao Kou (1977) ont été traduites, et publiées en 2015 (« Continue à creuser, au bout c’est l’Amérique »). Cao Kou est le représentant et maître d’un nouveau type de réalisme : le « réalisme de l’ennui », celui de la Chine profonde où l’on n’a rien à faire quand se couche le soleil, et même bien avant, mais un ennui teinté d’un tel humour décalé qu’il en devient jouissif.

  

Sheng Keyi à la une du journal Nouvelle Jeunesse (7 janvier 2018)

 

A côté de ces écrivains, on note l’émergence d’une littérature féminine qui est l’une des caractéristiques de la période contemporaine comme elle l’a été des années 1920 et 1980.  Parmi les écrivaines « post’70 », plusieurs sont aujourd’hui reconnues mais encore peu traduites, dont Lu Min, Sheng Keyi et Ren Xiaowen.

 

Sheng Keyi (née en 1973) s’est fait connaître par un premier roman Bei Mei ou « Sœurs du Nord », paru en 2004. Elle a aussi écrit toute une série de nouvelles, dont beaucoup sont inspirées de son pays natal, le Hunan. Et c’est une nouvelle dite « moyenne » (ou novella comme disent les Anglo-Saxons) qui a été traduite et publiée en 2018 : « Un Paradis » Récemment, elle s’est tournée aussi vers la peinture et a publié un recueil de lavis en contrepoint visuel de textes très courts renvoyant une certaine nostalgie de son Hunan natal – avec l’image récurrente d’une petite fille avec son chien, au bord d’une rivière, comme le personnage principal d’« Un Paradis »… 

 

Ren Xiaowen (1978) est maîtresse de l’art du récit court ; elle a écrit, dans une langue ciselée, dépourvue d’émotion apparente, toute une série de portraits féminins dont elle a publié un recueil, « Vies fugitives », dont seuls des extraits ont été traduits en français.

 

A ce groupe, on peut rattacher aussi Chi Zijian bien qu’elle soit de la génération de Su Tong et Bi Feiyu. Écrivaine du Grand Nord, où elle est née en 1964, elle est surtout connue pour son roman

 

Ren Xiaowen dans la rubrique Culture du journal Nanfang

« La Rive droite de l’Argun » qui a été parmi les lauréats du prix Mao Dun en 2008. Mais on peut préférer ses nouvelles, et en particulier les moyennes, dont « Bonsoir la Rose » traduite et publiée en français en 2016. 

 

Diversification 

  

A Yi « Le jeu du chat et de la souris »

 

A la fin des années 2010, la littérature chinoise de fiction est en rapide diversification, en particulier dans les genres très appréciés – et à la mode – du roman policier et de la science-fiction.

 

Le roman policier est en plein essor. Certains des auteurs, les plus connus, ont été ou sont chroniqueurs judiciaires ou ont travaillé dans des bureaux de police. C’est le cas d’A Yi, par exemple, qui est sorti de l’ombre en 2008 mais qui avait commencé à écrire quatre ans plus tôt pour éviter de passer le restant de sa vie à jouer aux dés avec ses collègues pour tuer le temps. 

Mais il n’a écrit un premier roman qu’en 2012, et sa première traduction, « Le jeu du chat et de la souris », est parue en 2017.  

 

Autre figure représentative du genre policier, longtemps chroniqueuse judiciaire, Xu Yigua en est à son troisième roman ; le premier, publié en 2010, a été adapté au cinéma, par Cao Baoping qui a obtenu le prix du meilleur réalisateur pour son film, « The Dead End », au festival de Shanghai en 2015. Ses récits ont des intrigues policières inspirées de faits divers. Mais c’est aussi une manière de dresser des tableaux de groupes sociaux, surtout marginaux.

 

L’autre genre en plein essor est la science-fiction. Mis à part Liu Cixin, dont la trilogie bestseller « Les trois corps » a été traduite en français, les autres auteurs écrivent surtout des nouvelles, dont deux des rares femmes à écrire de la science-fiction : Hao Jingfang et Xia Jia. La première a obtenu le prix Hugo en 2016 pour « Folding Beijing », et la seconde est d’autant plus intéressante qu’elle est atypique, écrivant une science-fiction très littéraire et très « soft », où elle revisite les grands classiques de la littérature fantastique, dont évidemment Pu Songling, le grand maître du genre.

 

Liu Cixin, Le problème à trois corps

 

Conclusion

 

Retour à la forme courte

 

Dans son ensemble, la littérature chinoise contemporaine est un reflet du monde actuel : une littérature éclatée, personnalisée, individualisée, régionalisée. Et l’intéressant, aujourd’hui, n’est plus tellement le roman : il apparaît plutôt comme la mort de l’art narratif, parce que, autrefois, le conteur était entouré, il transmettait une expérience en phase avec celle de son auditoire. Le romancier, lui, est seul, seul devant sa feuille blanche, et maintenant devant sa machine, à la recherche du contact perdu avec l’auditoire, avec le lecteur.

 

Ce contact, aujourd’hui, passe plus facilement par la forme courte, plus incisive, mieux adaptée au monde moderne. Et ce n’est pas un genre facile, au contraire.

 

On est étonné, en étudiant les écrivains chinois contemporains les plus connus, et connus pour leurs romans, de découvrir parfois toute une bibliographie d’œuvres courtes totalement inconnues, qu’eux-mêmes gardent souvent dans un tiroir car ce n’est pas ce qu’on leur demande. Or les nouvelles sont pour beaucoup dans le registre de l’intime, du personnel, et constituent un trésor de tableaux précieux de vie locale, actuels ou embaumés dans le souvenir.

 

En devenir : la nouvelle "moyenne"

 

Forme typiquement chinoise, très souvent définie comme court roman par les éditeurs français faute de terme propre (au contraire des anglophones qui disposent du terme novella), c’est une forme dont le développement est relativement récent puisqu’il date essentiellement des années 1990 ; elle commence juste à acquérir une certaine reconnaissance. Comme ces textes sont de longueur éminemment variable, ils peuvent aussi bien être « longues nouvelles » que « courts romans » selon la terminologie française.

 

Ces nouvelles gardent en fait le meilleur des deux : les qualités stylistiques de la nouvelle courte et le potentiel narratif du roman. Elles ont en outre des nouvelles courtes les avantages d’édition, en particulier sur les supports numériques qui sont déjà en Chine une part importante du marché, y compris et de plus en plus sur les téléphones portables. L’avantage de ces textes, c’est leur grande malléabilité : ils peuvent être édités en recueils, ou publiés séparément.

 

C’est dans ce domaine qu’on aurait le plus à découvrir aujourd’hui, dans une forme moderne, adaptée à notre temps.

 

 

[Conférence donnée le 2 avril 2019 à la médiathèque de Narbonne, dans le cadre de l’Université Populaire de la Narbonnaise. Voir également le compte rendu de la séance du club de lecture A la page de Narbonne consacrée aux romans Un paradis de Sheng Keyi et Funérailles molles de Fang Fang]

 

 

 


[1] C’est devenu une expression adverbiale : « regarder le ciel du fond d’un puits ».

Voir la version de cette histoire écrite par le grand écrivain contemporain Wang Meng :

http://www.chinese-shortstories.com/Nouvelles_de_a_z_WangMeng_Chengyu_11.htm

[2] Il en existe plusieurs traductions disponibles, dont deux classiques (utilisant l’ancienne transcription du chinois) :
- Tchouang Tseu, œuvre complète,
traduction, préface et notes de Liou Kia-hway, Gallimard /Unesco, coll. « Connaissance de l'Orient », 1969, Folio essais 2011.

- Les œuvres de Maître Tchouang, trad. Jean Levi, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2006, édition révisée et augmentée 2010.

[3] Parabole célèbre du chapitre II du Zhuangzi (Discours sur l’identité des choses) : ayant rêvé qu’il était un papillon, le sage se réveilla en se demandant s’il était Zhuangzi qui avait rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon qui avait rêvé qu’il était Zhuangzi.

[4] Dans ses recherches sur les origines de l’art narratif, Walter Benjamin fait de l’art oral du conteur – l’art de raconter - la source de l’art de la narration, donc la base de la fiction.

[6] Dont les quatre grands classiques : Les Trois Royaumes, Au bord de l’eau, La Pérégrination vers l’Ouest et Le Rêve dans le pavillon rouge, selon la liste établie sous la dynastie des Qing.

[7] Ou hui, c’est-à-dire revenir.

[8] Le Journal d’un fou, suivi de La véritable histoire d’AQ, Stock, coll. « La bibliothèque cosmopolite », 1981/ poche 1996. Ou : Le Journal d’un fou et autres nouvelles, éditions Sillage, 2015

[10] La bande des Quatre : faction radicale constituée de la femme de Mao, Jiang Qing, et de trois de ses proches, qui ont de facto exercé le pouvoir pendant la Révolution culturelle dans l’ombre d’un Mao vieillissant. Ils furent tenus pour responsables de nombreuses exactions, et leur arrestation après la mort de Mao marque la fin de la Révolution culturelle.

[11] Il n’en existe qu’une traduction en anglais. Voir Lu Xinhua.

[12] L’un des modèles classiques étant Quatre générations sous un même toit de Lao She, publié en 1949.

Pour la traduction en français, en trois tomes : voir les traductions à la fin de la présentation de l’auteur.

[13] Autant de textes disponibles en traduction, voir à la fin de la présentation de chacun des auteurs.



 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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