|
La littérature chinoise contemporaine : un univers méconnu,
entre nouvelle et roman
par Brigitte Duzan, 6 avril 2019
Introduction
Cette présentation, destinée à un public français curieux de
littérature chinoise, traite plus précisément de la
littérature en langue chinoise de fiction contemporaine, et
elle est limitée à la littérature de Chine continentale, ce qui
exclut donc la littérature de Hong Kong et celle de Taiwan car
ce sont des univers différents.
Par ailleurs, elle est plus particulièrement centrée sur des
auteurs traduits en français. Or, le nombre de traductions
dont nous disposons étant limité, le résultat est une image
quelque peu faussée : pour certains auteurs, les traductions
remontent aux années 1990, période pendant laquelle on a
beaucoup traduit de textes chinois en France, et des textes
importants, représentatifs des principaux courants littéraires.
En outre, beaucoup de ces traductions sont aujourd’hui
indisponibles, soit parce que l’éditeur a disparu, soit parce
que les titres sont épuisés – à la rigueur accessibles
d’occasion.
Le lecteur français est donc un peu comme la grenouille de
l’histoire chinoise, grenouille qui regarde l’univers du fond de
son puits et qui, croyant en avoir une vaste vision, n’en
perçoit en fait que le petit cercle délimité par la margelle
au-dessus d’elle
.
Il y a en particulier un caractère spécifique de la littérature
chinoise qui n’est pas perçu à travers les traductions
disponibles : c’est le fait que cette littérature est fondée sur
la nouvelle, et que le roman moderne n’en est qu’un
développement récent, sous l’influence du roman occidental. Or,
si beaucoup de nouvelles chinoises ont été traduites dans le
passé – surtout de la fin des années 1970 à la fin des années
1990, parce que c’était le meilleur de ce qui était publié en
Chine et qu’on en était conscient – on ne publie guère plus que
des romans, et souvent de longues sagas, parce que les éditeurs
français ont un a priori défavorable vis-à-vis de la nouvelle
qu’ils jugent plus difficilement vendable, et que l’on ne
dispose pas, comme en Chine, d’un vaste éventail de revues
littéraires pour en publier.
Or la nouvelle, sous toutes ses formes, plus ou moins
longue, reste le fondement de la littérature chinoise de
fiction, la forme vers laquelle les grands écrivains reviennent
constamment. L’un des plus grands écrivains chinois modernes,
Lao
She, revenu vers la nouvelle après avoir écrit
des romans, disait pour s’en expliquer qu’il vaut mieux manger
quelques bouchées de pêches de l’immortalité qu’avaler tout un
panier d’abricots pourris.
Ce disant, il faut également introduire une distinction entre
littérature lettrée et littérature populaire, la première
dérivant de la poésie, la seconde du xiaoshuo, qui reste
maintenant à définir et expliquer pour mieux comprendre…
Petite histoire
A l’origine était le xiaoshuo…
A l’origine, donc, il y a le xiaoshuo, terme
qui apparaît dans un passage du Zhuangzi
(l’un des grands classiques chinois, écrit vers le 4e
siècle avant Jésus-Christ) où l’auteur désigne par
ce terme des menus propos et futilités du genre
fables ou récits fantastiques, des choses sans
importance, c’est-à-dire, essentiellement, non
fondées sur les classiques et ne |
|
Le Zhuangzi |
correspondant pas à une vision ordonnée de l’univers.
Le
texte du
Zhuangzi
date de la période des Royaumes combattants, c’est le grand
texte fondateur du taoïsme, mais c’est aussi un vaste recueil
d’anecdotes, de fables et de récits allégoriques,
souvent pleins d’humour, qui ont pour but d’illustrer et de
souligner les grandes idées de l’auteur : nature illusoire de la
distinction entre bien et mal, spontanéité et liberté d’action,
lien indissociable entre l’homme et la nature… et nécessité, in
fine, de trouver sa nature, sa voie, le dao.
Le rêve du papillon |
|
C’est dans
ce texte fondamental que l’on trouve des récits
célèbres comme le rêve du papillon (Zhuāng
Zhōu mèng dié)
.
Et ce texte va exercer une telle influence par la
suite qu’il est, certes, un texte fondamental pour
l’étude de la pensée chinoise, mais il l’est aussi
pour la littérature chinoise elle-même. C’est un
chef-d’œuvre littéraire qui est en fait une
expression de la sagesse populaire, sous forme de
récits imagés s’apparentant à des récits de fiction.
|
Cet intérêt pour les xiaoshuo s’est
manifesté ensuite sous la dynastie des Han (–
206-220). Le Livre des Han raconte comment les
empereurs
envoyèrent dans tout l’empire des cohortes de petits
fonctionnaires, les bàiguān
(稗官),
pour collecter les anecdotes et histoires conservées
dans la mémoire populaire. Ainsi fut recueillie une
foule de récits, mais aussi de chants populaires,
rapportés par ouï-dire, qui vinrent alimenter tout
un courant de xiaoshuo, catalogués
|
|
Edition du Livre des Han datant des
Ming |
dans
le Traité de littérature du Livre des Han (ou
Hanshu) qui couvre l’histoire des Han occidentaux, de
206 avant J.C. à 25 de notre ère.
Mais, parmi les dix catégories de textes répertoriés dans
le Traité, les xiaoshuo arrivent en
dernier, et ils sont cités, avec ce génie de l’expression
concise en quatre caractères qui caractérise les lettres
chinoises, comme « rumeurs des rues et des ruelles » (jiētán
xiàngyǔ
街谈巷语)
et « petites histoires glanées en chemin » (dàotīng
túshuō
道听途说).
Le xiaoshuo s’est développé ensuite grâce aux
conteurs. Les récits oraux comme source de fiction ne sont
pas propres à la Chine.
Mais c’est particulièrement vrai en Chine car pendant très
longtemps la population est restée illettrée, elle l‘était
encore à 90% à l’avènement de la République populaire et ne
pouvait donc lire, d’où l’importance du conteur, qui passait de
village en village raconter des histoires aux paysans massés au
bord de la rue, sur les places publiques ou dans les temples,
lors des grandes fêtes. C’est à cet art du conteur qu’a rendu
hommage Mo Yan dans son discours de réception du prix Nobel, à
Stockholm
.
C’est cet art, populaire par essence, qui a donné au fil
du temps le roman chinois classique
,
qui n’est au départ qu’une suite de xiaoshuo, roman dit
« à chapitres »
,
avec, à la fin de chacun, une invitation faite au lecteur à
tourner la page pour lire le suivant, comme le conteur, à la fin
de chaque séance, exhortait son auditoire à revenir le lendemain
écouter la suite de ses histoires. De la sorte, le roman s’est
trouvé, par là même, soumis au même mépris de la part des
lettrés que les « rumeurs des ruelles ». Mais ces mêmes
lettrés se sont mis eux-mêmes à en écrire quand, ayant raté
la dernière marche des examens mandarinaux, ils étaient
contraints à l’inaction forcée.
De l’art du conteur à l’art du lettré
De la langue classique au baihua
D’une révolution à l’autre
De la nouvelle au roman
Ce sont finalement les lettrés qui ont donné leurs lettres de
noblesse au xiaoshuo, en transformant en art du lettré un
art populaire par définition. Art si populaire qu’on s’est très
tôt senti incité à l’illustrer, donnant ainsi naissance à toute
une édition de romans dont les images devaient attirer le
lecteur tout en l’aidant à comprendre.
Les Contes du Liaozhai ou
Chroniques de l’étrange,
ancienne édition illustrée |
|
Par sa brièveté même, c’est le xiaoshuo
court, ce que nous appelons « nouvelle », qui permet
les meilleurs exercices de style ; c’est ce genre
qui a fait la notoriété de grands écrivains comme
Pu Songling,
au début des Qing, qui ont laissé des recueils de
contes fantastiques, des « chroniques de l’étrange »
comme les a appelés le traducteur émérite de Pu
Songling, André Lévy. Tous ces récits venus des
temps anciens ont fini par constituer un vaste
réservoir de contes et histoires où a puisé l’opéra
chinois et, plus récemment, le cinéma. |
Mais, jusqu’au début du 20e siècle, une grande partie
de la littérature chinoise, dont ces « chroniques de
l’étrange », était une littérature de lettrés, écrite en langue
classique, un peu comme si on écrivait en latin aujourd’hui en
France : une langue concise, ciselée, que ne comprenaient pas
les 90 % de la population qui étaient plus ou moins
analphabètes. C’est en 1919, à la suite du traité de
Versailles, que la Chine a connu une véritable révolution
qui s’est traduite en particulier dans le domaine littéraire.
Pourquoi le traité de Versailles ? Parce que l’une des clauses
concédait au Japon les territoires chinois occupés par
l’Allemagne, et que l’affaire fut vécue comme une humiliation
nationale par les Chinois qui descendirent dans la rue en masse
pour manifester leur colère. L’événement provoqua un sursaut
national et le début d’une ouverture du pays, à commencer par
celle des esprits, chose que n’avait pas réussi à réaliser la
Révolution de 1911 qui avait mis fin à l’empire.
C’est le
grand écrivain
Lu Xun
qui est considéré comme le père de la
nouvelle littérature qui naît alors, littérature
écrite dans une langue, le baihua, plus
proche de la langue parlée que la langue classique.
Mais c’est une écriture presque expérimentale au
début, qui favorise la forme courte, privilégiée en
particulier par Lu Xun : son « Journal d’un fou »,
publié en 1918 dans le journal La Jeunesse,
fait figure de texte fondateur
. |
|
Lu Xun, père de la littérature
moderne |
Les années 1920 sont ensuite une période d’effervescence
littéraire, qui voit en particulier la naissance d’une
littérature féminine, inexistante jusque là parce que le
domaine des femmes était traditionnellement réduit à l’espace
familial. Pour la première fois dans l’histoire chinoise, les
femmes peuvent étudier à l’égal de leurs frères et confrères,
elles accèdent à l’université qui leur ouvre peu à peu ses
portes. On voit ainsi émerger une vague de pionnières que
l’histoire a malheureusement un peu oubliées, en partie parce
que la guerre, et l’invasion du pays par le Japon en 1937,
a fait de la littérature une affaire de défense nationale, où
toute peinture des sentiments était exclue, peinture où se
distinguent particulièrement les femmes
.
D’une révolution à l’autre
L’avènement de la République populaire, en 1949,
a changé les termes du contrat entre la nation et ses
écrivains : comme les avait enjoints Mao dès 1942, ils doivent
se mettre au service du peuple, et du régime qui le représente.
Ceux qui ne veulent pas se soumettre à ce diktat cessent
d’écrire. De campagne en campagne, les intellectuels sont
réduits au silence, voire décimés, jusqu’à ce que la
Révolution culturelle impose le silence à tout le pays
pendant dix ans, jusqu’à la mort de Mao et la chute de la bande
des Quatre en 1976
.
La cicatrice, nouvelle
emblématique
du mouvement littéraire du même nom
(publication dans le,journal Wenhuibao, 11
août 1978) |
|
A partir
du lancement par Deng Xiaoping de la politique
d’ouverture et de modernisation fin 1978,
c’est une nouvelle littérature qui émerge, avec une
succession de mouvements littéraires, à la recherche
d’un style, d’une forme, d’un mode narratif
nouveaux, le tout influencé par les œuvres de
littérature étrangère qui sont alors traduites en
grand nombre. Là encore, c’est la nouvelle courte
qui est le mode d’expression privilégié des
écrivains et écrivaines. Le renouveau littéraire
commence par ce qu’il est convenu d’appeler la
« littérature des cicatrices », du nom d’une
nouvelle de
Lu Xinhua
|
« La cicatrice » (shanghen),
publiée en août 1978, un texte très court qui tient dans une
page de journal.
Les grands auteurs écrivent des nouvelles, et en particulier
ceux du mouvement dit d’avant-garde, à la fin des années
1980.
Les événements de Tian’anmen, en juin 1989,
marquent une rupture, d’abord à cause de la chape de plomb qui
s’abat sur le pays, et en particulier sur les intellectuels.
Mais ce n’est pas tout : le plus important est que, lorsque Deng
Xiaoping reprend les rênes, il le fait en relançant la machine
économique. Dès lors, les Chinois sont sommés de faire des
profits, y compris dans le domaine culturel. Les studios de
cinéma comme les maisons d’édition sont soumis aux mêmes
impératifs de rentabilité financière que les autres
entreprises.
Tout cela a entraîné de profondes répercussions dans le
domaine culturel, et littéraire en particulier.
De la nouvelle au roman
Le roman chinois tel qu’on le connaît aujourd’hui s’est
développé à ce moment-là ; c’est donc une création relativement
récente, née sous l’influence du roman occidental et à l’appel
des éditeurs chinois, un roman de cinq ou six cents pages (en
chinois) étant plus « rentable » qu’une nouvelle de quelques
pages. Comme les écrivains sont payés au nombre de caractères,
ils ont allègrement répondu à l’appel. Et le genre a proliféré,
chaque écrivain lui conférant un style et une tonalité propres,
mais avec des constantes, et deux grandes tendances.
D’une part, on a vu peu à peu se développer un mouvement qui est
presque de retour aux origines : les grandes sagas
familiales recoupant sur plusieurs générations
l’histoire nationale, ou retraçant l’histoire nationale vue sous
l’angle régional.
Genre qui n’est d’ailleurs pas spécifiquement chinois, et que
l’on peut rattacher à des chefs-d’œuvre de la littérature
mondiale, des Buddenbrook de Thomas Mann aux
Rougon-Macquart en France, en passant par Les Cent ans de
la solitude de Gabriel García Márquez – ce dernier étant
d’une importance primordiale car il a sidéré les auteurs chinois
quand ils ont découvert le roman, en traduction, dans les années
1980, au point de déclencher une vague de « réalisme magique »
tant cela correspondait à la réalité ambiante, tout en se
rattachant à la tradition ancienne des « chroniques de
l’étrange ».
D’autre part, toute une série de romans ont eu aussi
leur succès quand ils se sont fait satire
socio-politique, à commencer par les grands
romans de
Mo Yan,
et ce jusqu’à aujourd’hui : après le « Clan du
sorgho », à la fois saga et satire, dès 1986, ils
vont de « La mélopée de l’ail paradisiaque » en
1989, réquisitoire contre le « féodalisme » du monde
paysan et la perpétuation du pouvoir mandarinal sous
l’uniforme du Parti, à « Grenouilles » en 2009,
satire féroce de la politique de contrôle des
naissances.
Et aujourd’hui ?
L’ancienne génération
La génération intermédiaire
Diversification et littérature en devenir
Les anciens et leurs consœurs |
|
Grenouilles, de Mo Yan |
Jia Pingwa présentant son roman « Les
fours anciens » (calligraphie de
l’auteur) |
|
A cette fin des années 2010, la littérature chinoise
est de plus en plus diversifiée, tant du point de
vue des auteurs que des formes et des genres. Les
auteurs « anciens », soit la génération née dans les
années 1950 et jusqu’au début des années 1960,
continuent de publier et leurs œuvres sont
régulièrement traduites : c’est la génération des
Jia Pingwa (né en 1952), Yan Lianke
(1958), Bi Feiyu (1964), Su Tong
(1963), à laquelle il faut ajouter des femmes, dont
Wang Anyi (1954) : ce sont des valeurs sûres,
dont chaque nouvelle publication fait date et qui en
outre sont profondément ancrés dans leur région
natale, ce qui leur donne un ton et des thèmes bien
particuliers.
Jia Pingwa
est le grand écrivain du Shaanxi, réputé
tellement difficile à traduire qu’il a longtemps
effrayé éditeurs et traducteurs. C’est le petit
nombre de traductions de ses œuvres, en anglais
comme en français, qui explique – partiellement –
qu’il n’ait pas eu le prix Nobel. |
On voit se
multiplier aujourd’hui les traductions de ses écrits, mais
surtout de ses gros romans.
Yan Lianke
a choisi le roman satirique au vitriol dès 1994,
avec un roman immédiatement censuré (et non
traduit) : « Le soleil couchant de l’été » (xiariluo),
satire mordante de l’armée, alors que lui-même était
soldat (pour échapper à une vie de paysan) et qu’il
était chargé d’écrire des ouvrages de propagande. Il
décrit des soldats bien loin de tout idéal
révolutionnaire, ne pensant qu’à leur promotion, et
en venant à se dénoncer mutuellement pour tenter de
sauver leur peau quand un cuisinier sous leurs
ordres se suicide. Inutile de dire qu’il a passé
plusieurs mois à écrire son autocritique, pour
éviter, justement, d’être renvoyé à la campagne.
C’était un brillant début, annonçant les brûlots que
sont, publiés en 2005 et 2006, « Servir le peuple »
et « Le rêve au village des Ding » (qui dénonce la
responsabilité des autorités dans les ravages
provoqués par le Sida dans un village du Henan, sa
province natale).
Les traductions de
Yu Hua
(l’auteur de « Brothers ») sont un peu plus
diversifiées, mais pour
Su Tong
et
Bi Feiyu,
comme pour Jia Pingwa et Yan Lianke, |
|
Les traductions en français
des œuvres de Yan Lianke |
ce
sont surtout des romans qui ont été traduits. Ce qui est
d’autant plus dommage que Su Tong, en particulier, est le
maître de la nouvelle et qu’il considère que c’est le
meilleur de son œuvre : il en a publié une sélection en cinq
volumes.
Yu Hua et le livre qui l’a fait
connaître en France : Vivre ! |
|
Cependant,
une fois qu’un auteur s’est fait un nom grâce à
quelques romans, l’éditeur peut décider de publier
des textes plus courts, plus personnels qui
expriment des réflexions, sur la vie et le temps qui
passe, voire qui traitent de ses souvenirs. Parmi
ceux-ci, parus en 1997 et 2009, « Les jours, les
mois, les années » et « En songeant à mon père » de
Yan Lianke,
les textes du recueil « A bicyclette » de
Su Tong,
auxquels répondent ceux, plus |
récents mais de la
même veine, du « Don Quichotte sur le Yangtsé » de
Bi Feiyu
.
Quelques écrivaines de cette même génération sont à redécouvrir,
aux côtés de leurs aînées
Wang
Anyi
(1954) et
Tie
Ning
(1957), cette dernière présidente de l’Association nationale des
écrivains chinois depuis 2006, mais bien peu traduite en
français. Trois écrivaines ont récemment fait parler d’elles, en
Chine et à l’étranger :
- Zhang
Xinxin
(1953) : écrivaine qui a marqué les années 1980 puis a étendu
son registre créatif de la nouvelle au roman graphique et au
théâtre ; elle a publié en octobre 2018 un roman de
science-fiction très original – « IT84 »
– qui peut se lire comme une autobiographie déguisée.
-
Can
Xue
(1953) : considérée comme écrivaine avant-gardiste à la fin des
années 1980, auteure de textes inclassables décrivant l’absurde
au quotidien, elle a depuis lors découvert Italo Calvino, entre
autres, et a quelque peu régulé son écriture ; publié en Chine
en 2013, son roman « Histoires d’amour du 21e
siècle » ne devrait pas tarder à être traduit.
- Quant
à
Fang Fang
(1955), après trois nouvelles représentatives
du courant « néo-réaliste » traduites au début des
années 1990, on l’avait un peu perdue de vue ; les
lecteurs français l’ont redécouverte en 2019 avec la
traduction d’un roman remarquable initialement paru
en Chine en 2015, mais voué à la vindicte de
caciques du Parti :
« Funérailles
molles ». |
|
Fang Fang et « Funérailles molles » |
A côté de cette génération d’anciens toujours actifs et
brillants, a émergé une nouvelle génération, celle des auteurs
nés dans les années 1970 de la Révolution culturelle, que l’on a
appelée la « génération
intermédiaire ».
La génération
intermédiaire
Pourquoi la génération intermédiaire ? Parce qu’elle a longtemps
été dans l’ombre de ses aînés, mais aussi des jeunes de la
génération suivante, les « post-80 », auteurs de bestsellers un
temps très médiatisés, mais qui n’ont pas duré. Les « post’70 »,
eux, se sont avérés plus mûrs, et ce sont les auteurs en pointe
aujourd’hui. Chacun est maître d’un style bien particulier, mais
ils sont encore peu traduits, et on distingue parmi eux un
certain nombre de femmes.
Si
Lu Nei
(1973) n’a pas encore été traduit en français, et c’est
bien dommage, car il a un humour décapant (« La jeune
Babylone », à traduire), trois nouvelles de
Cao
Kou
(1977) ont été traduites, et publiées en 2015 (« Continue à
creuser, au bout c’est l’Amérique »). Cao Kou est le
représentant et maître d’un nouveau type de réalisme : le
« réalisme de l’ennui », celui de la Chine profonde où l’on n’a
rien à faire quand se couche le soleil, et même bien avant, mais
un ennui teinté d’un tel humour décalé qu’il en devient
jouissif.
Sheng Keyi à la une du journal
Nouvelle Jeunesse (7 janvier 2018) |
|
A côté de ces écrivains, on note l’émergence d’une
littérature féminine qui est l’une des
caractéristiques de la période contemporaine comme
elle l’a été des années 1920 et 1980. Parmi les
écrivaines « post’70 », plusieurs sont aujourd’hui
reconnues mais encore peu traduites, dont Lu Min,
Sheng Keyi et Ren Xiaowen.
Sheng Keyi
(née en 1973) s’est fait connaître par un premier
roman Bei Mei ou « Sœurs du Nord », paru en
2004. Elle a aussi écrit toute une série de
nouvelles, dont beaucoup sont inspirées de son pays
natal, le Hunan. Et c’est une nouvelle dite
« moyenne » (ou novella comme disent les
Anglo-Saxons) qui a été traduite et publiée en
2018 : « Un
Paradis » Récemment, elle s’est
tournée aussi vers la peinture et a publié un
recueil de lavis en contrepoint visuel de textes
très courts renvoyant une certaine nostalgie de son
Hunan natal – avec l’image récurrente d’une petite
fille avec son chien, au bord d’une rivière, comme
le personnage principal d’« Un Paradis »… |
Ren Xiaowen
(1978) est maîtresse de l’art du récit court ;
elle a écrit, dans une langue ciselée, dépourvue
d’émotion apparente, toute une série de portraits
féminins dont elle a publié un recueil,
« Vies fugitives », dont seuls des extraits ont été
traduits en français.
A ce groupe, on peut rattacher aussi
Chi Zijian bien
qu’elle soit de la génération de Su Tong et Bi
Feiyu. Écrivaine du Grand Nord, où elle est née en
1964, elle est surtout connue pour son roman |
|
Ren Xiaowen dans la rubrique Culture
du journal Nanfang |
« La Rive droite de l’Argun » qui a été parmi les lauréats
du prix Mao Dun en 2008. Mais on peut préférer ses
nouvelles, et en particulier les moyennes, dont « Bonsoir la
Rose » traduite et publiée en français en 2016.
Diversification
A Yi « Le jeu du chat et de la souris
» |
|
A la fin des années 2010, la littérature chinoise de
fiction est en rapide diversification, en
particulier dans les genres très appréciés – et à la
mode – du roman policier et de la
science-fiction.
Le roman policier est en plein essor.
Certains des auteurs, les plus connus, ont été ou
sont chroniqueurs judiciaires ou ont travaillé dans
des bureaux de police. C’est le cas d’A
Yi, par exemple, qui est sorti
de l’ombre en 2008 mais qui avait commencé à écrire
quatre ans plus tôt pour éviter de passer le restant
de sa vie à jouer aux dés avec ses collègues pour
tuer le temps. |
Mais il n’a écrit un premier roman qu’en 2012, et sa
première traduction, « Le jeu du chat et de la souris », est
parue en 2017.
Autre figure représentative du genre policier,
longtemps chroniqueuse judiciaire,
Xu Yigua
en est à son troisième roman ; le premier,
publié en 2010, a été adapté au cinéma, par Cao
Baoping qui a obtenu le prix du meilleur réalisateur
pour son film, « The Dead End », au festival de
Shanghai en 2015. Ses récits ont des intrigues
policières inspirées de faits divers. Mais c’est
aussi une manière de dresser des tableaux de groupes
sociaux, surtout marginaux.
L’autre genre en plein essor est la
science-fiction. Mis à part
Liu Cixin,
dont la trilogie bestseller
« Les
trois corps »
a été traduite en français, les autres auteurs
écrivent surtout des nouvelles, dont deux des rares
femmes à écrire de la science-fiction :
Hao Jingfang
et
Xia Jia.
La première a obtenu le prix Hugo en 2016 pour
« Folding Beijing », et la seconde est d’autant plus
intéressante qu’elle est atypique, écrivant une
science-fiction très littéraire et très « soft », où
elle revisite les grands classiques de la
littérature fantastique, dont évidemment
Pu Songling,
le grand maître du genre. |
|
Liu Cixin, Le problème à trois corps |
Conclusion
Retour à la forme courte
Dans son ensemble, la littérature chinoise contemporaine est un
reflet du monde actuel : une littérature éclatée, personnalisée,
individualisée, régionalisée. Et l’intéressant, aujourd’hui,
n’est plus tellement le roman : il apparaît plutôt comme la mort
de l’art narratif, parce que, autrefois, le conteur était
entouré, il transmettait une expérience en phase avec celle de
son auditoire. Le romancier, lui, est seul, seul devant sa
feuille blanche, et maintenant devant sa machine, à la recherche
du contact perdu avec l’auditoire, avec le lecteur.
Ce contact, aujourd’hui, passe plus facilement par la forme
courte, plus incisive, mieux adaptée au monde moderne. Et ce
n’est pas un genre facile, au contraire.
On est étonné, en étudiant les écrivains chinois contemporains
les plus connus, et connus pour leurs romans, de découvrir
parfois toute une bibliographie d’œuvres courtes totalement
inconnues, qu’eux-mêmes gardent souvent dans un tiroir car ce
n’est pas ce qu’on leur demande. Or les nouvelles sont pour
beaucoup dans le registre de l’intime, du personnel, et
constituent un trésor de tableaux précieux de vie locale,
actuels ou embaumés dans le souvenir.
En devenir : la nouvelle "moyenne"
Forme typiquement chinoise, très souvent définie comme court
roman par les éditeurs français faute de terme propre (au
contraire des anglophones qui disposent du terme novella),
c’est une forme dont le développement est relativement récent
puisqu’il date essentiellement des années 1990 ; elle commence
juste à acquérir une certaine reconnaissance. Comme ces textes
sont de longueur éminemment variable, ils peuvent aussi bien
être « longues nouvelles » que « courts romans » selon la
terminologie française.
Ces nouvelles gardent en fait le meilleur des deux : les
qualités stylistiques de la nouvelle courte et le potentiel
narratif du roman. Elles ont en outre des nouvelles courtes les
avantages d’édition, en particulier sur les supports numériques
qui sont déjà en Chine une part importante du marché, y compris
et de plus en plus sur les téléphones portables. L’avantage de
ces textes, c’est leur grande malléabilité : ils peuvent être
édités en recueils, ou publiés séparément.
C’est dans ce domaine qu’on aurait le plus à découvrir
aujourd’hui, dans une forme moderne, adaptée à notre temps.
[Conférence donnée le 2 avril 2019 à la médiathèque de Narbonne,
dans le cadre de l’Université Populaire de la Narbonnaise.
Voir également le compte rendu de la
séance du club de lecture A
la page de Narbonne consacrée aux romans Un
paradis de
Sheng Keyi et
Funérailles
molles de
Fang Fang]
|
|