Née en
1978, Ren Xiaowen a un temps été présentée comme
étant « presque post’80 ». C’était à l’époque de
l’engouement pour une jeune génération turbulente et
insolente qui faisait la une des publications.
Depuis lors, on a redécouvert la
génération post’70,
plus profonde et pondérée, et Ren Xiaowen y a bien
mieux sa place.
Si elle a
écrit deux romans, ses nouvelles sont bien plus
intéressantes, ainsi que, marque de sa maturité, sa
série de portraits incisifs, publiés dans les années
2010, qui forment une sorte de Comédie humaine de la
Chine moderne.
Ren
Xiaowen est l’une des représentantes d’une nouvelle
forme narrative en pleine évolution en Chine, née de
la tentative de renouveler l’écriture de la fiction
en déconstruisant le roman, au-delà de la narration
historique.
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Ren Xiaowen |
Certains auteurs
optent pour la nouvelle moyenne, Ren Xiaowen est de celles
qui partent du roman en disloquant la ligne narrative,
éclatée en récits multiples, dans un style de plus en plus
épuré qui colle au réel et ne laisse qu’à peine sourdre
l’émotion.
Maturation
progressive
Du journalisme
à internet
Ren Xiaowen (任晓雯)
est née en 1978 à Shanghai, et elle a fait des études de
journalisme à l’université Fudan (复旦大学新闻学院).
Elle commence à
écrire en 1999, sous le pseudonyme de « Moustique » (“蚊子”),
sur un forum internet intitulé « Le salon du siècle » (“世纪沙龙”).
C’est l’époque des grands succès d’édition de
Han Han (韩寒),
de la littérature comme provocation d’adolescent et
phénomène de mode, qui passe par Shanghai et par internet.
Ren Xiaowen s’en est démarquée, en soulignant que ce n’était
pas sa génération. Elle était en fait solitaire, étudiait,
écrivait des essais.
En mars 2003, elle
publie en feuilleton, sur un site internet de l’université
de Pékin, le roman « L’île des imbéciles » ( yúrén dào
《愚人岛》)
qui a du succès, mais surtout attire l’attention de
critiques et professionnels de l’édition comme le rédacteur
en chef de la revue Zhongshan (《钟山》)
ou l’éditeur (et essayiste) Yang Kui (杨葵)
qui travaillait aux éditions de l’Association des écrivains.
Mais, deux ans
plus tard, elle se « jette dans la mer », en l’occurrence
dans le commerce.
Une affaire de
thé
En 2005, elle crée
une société de commercialisation de thé Pu’er (普洱茶)
,
et rencontre un net succès en tablant sur la qualité de ses
produits. Elle développe son entreprise grâce à une
véritable politique de marque, au point que sa notoriété de
chef d’entreprise finit par dépasser son renom d’écrivain
qui n’était encore que balbutiant.
En 2006/7, le
marché explose sous l’influence de collectionneurs, on crée
presque un mythe autour de la "route du thé et des chevaux",
il se crée une bulle, des thés de mauvaise qualité inondent
le marché. Ren Xiaowen résiste, refuse poliment de nouveaux
investisseurs. Un an plus tard, en 2008, la bulle assainie,
sa marque continue d’avoir la confiance du marché, ce qui
lui permet finalement de la vendre. En un sens, cette
politique prudente et sans hyperbole est typique de la
philosophie générale de Ren Xiaowen, et représentative de sa
vision de la vie.
Elle revient alors
vers l’écriture, avec une discipline de travail très
stricte : levée à cinq heures du matin, écriture de six
heures à dix heures trente, lecture et éventuellement
nouvelle page d’écriture en fin de journée, et coucher à 21
heures…
Du roman à
la nouvelle
Elles |
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Ren
Xiaowen commence par publier un roman, « Elles »
(《她们》),
qui sort en juin 2008. Mais c’est en fait une suite
de portraits de femmes. Il est structuré en 33
chapitres qui retracent les histoires de huit femmes
dans la Shanghai des années 1980 et après, de leur
jeunesse à leur maturité. Ce n’est cependant pas une
simple galerie de portraits, ces vies se recoupent,
s’opposent, et dressent un tableau beaucoup moins
reluisant que l’image dorée qui est généralement
associée à la ville - tableau en demi-teinte où
l’Histoire est en filigrane, à lire entre les lignes
.
Il y a eu
renaissance de la culture shanghaïenne à partir des
années 1980, mais la ville était terriblement
appauvrie. C’est cet aspect de pauvreté qui est
dépeint dans le roman, dans une vision réaliste, à
l’opposé de la ville décrite par
Zhang Ailing
ou
Wang Anyi,
mais avec
des différences selon les périodes. Par exemple,
l’une des histoires se passe dans les années 1920,
c’est celle d’une réfugiée venue à Shanghai |
du Subei ; Ren Xiaowen a
fait des recherches dans les archives sur les habitants des
taudis de Shanghai, à l’époque.
Ses ruelles à
elles ne sont pas celles chargées d’histoire, de culture
locale, et de douce nostalgie, que décrit
Wang Anyi
dans le
célèbre chapitre introductif de son roman « Le chant des
regrets éternels » (《长恨歌》).
Ses ruelles sont bien plus prosaïques :
我们走在上海的南京西路上,看到世界最顶级的奢侈品商店,但从商店后面转几个弯,绕到弄堂里去,会发现有人还住破蔽的平房,每天早上出门倒马桶。
Aujourd’hui,
quand on va se promener dans Nanjing Lu, on voit les
magasins de produits de luxe les plus chics du monde entier,
mais si l’on va faire un tour dans les ruelles derrière, là
il y a encore des gens qui vivent dans des petites maisons
basses délabrées et sortent tous les matins vider leurs pots
de chambre….
En août
2008, elle publie un second roman : « Sur l’île »
(《岛上》).
C’est un récit qui laisse planer l’incertitude sur
la réalité derrière les apparences : une histoire de
malade mentale qui pourrait avoir tué son
professeur, avec lequel on ne sait trop quelles
relations elle avait ; elle est envoyée sur une île
étrange, une sorte de colonie pénitentiaire où les
détenus font de longues heures de travaux manuels en
passant le reste de leur temps à médire les uns des
autres, et où le « capitaine » organise des sessions
d’autocritique et de confessions.
Le récit
tire son originalité de la quête de la nouvelle
arrivée pour arriver à comprendre ce qu’elle fait
là, et quel but se cache derrière l’organisation de
l’île, jusqu’à ce que la machine se dérègle et
s’effondre, et que les cadavres commencent à
s’accumuler…
Bien que publié en 2008, le roman a
cependant été écrit six
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Sur l’île |
ans
auparavant. On peut le considérer comme une œuvre de
jeunesse. C’est « Elles » qui représente le style d’écriture
que Ren Xiaowen va développer, et qui est fondé sur des
textes courts publiés comme des séries de portraits, que
l’on n’appelle roman que par habitude et réflexe commercial.
D’ailleurs elle-même a dit : « écrire un roman est comme un
marathon » (“长篇写作是一场马拉松”)
– épuisant.
Le meilleur
d’elle-même est dans ses nouvelles, dont un premier recueil
est publié en mai 2006 sous le titre de l’une : « Le
tapis volant » (《飞毯》)
Tapis volant
et autres nouvelles
Le tapis volant |
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C’est un
recueil de onze nouvelles de longueurs diverses,
plus un épilogue et une postface
.
C’est une galerie de portraits de gens du peuple, et
des couches les plus basses de la société :
pêcheurs, petits marchands, prostituées, coiffeuses,
chauffeurs à longue distance, idiots, kidnappeurs,
trafiquants de drogue… La caractéristique générale
est la pauvreté, et le thème omniprésent la mort,
morts soudaines et violentes, par accident, maladie
ou autre, qui sont des corollaires de la pauvreté.
Dans les
nouvelles de Ren Xiaowen, la mort fait partie de la
vie, elle arrive à brûle-pourpoint et façonne les
mentalités par son caractère brutal et fortuit, qui
tire par là-même vers l’étrange (mais d’une manière
bien plus réaliste, factuelle, que chez García
Márquez pour lequel Ren Xiaowen dit avoir une
profonde admiration).
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Rien que
dans « Le tapis volant », trois personnages meurent,
l’un d’une maladie du foie, l’autre en se jetant par la fenêtre, et
le dernier d’une balle. « Je suis un poisson » commence par
la mort du père de l’enfant qui se prend pour un poisson,
mort par noyade en mer (il s’agit d’un pêcheur) qui
conditionne toute l’imagerie mentale qui suit – la mère
meurt ensuite, de maladie. Dans « Ici-bas », le petit garçon
meurt d’une maladie étrange, et sa mère se pend… La mort
n’est pas tellement le signe du destin, c’est la fin
douloureuse à laquelle sont soumis les pauvres,
inévitablement.
L’autre corollaire
de la pauvreté, c’est aussi la maladie mentale. Dans
« J’aime Shasha », le « héros » est un petit retardé mental
qui tue l’un de ses camarades de classe. Et dans « Le tapis
volant », si la petite sœur Xue Wenying (薛文瑛)
se jette par la fenêtre, c’est aussi parce qu’elle est
déficiente mentale et qu’un copain a abusé d’elle. La
déficience mentale est aussi au centre du récit « Les ongles
bleus ».
L’univers de Ren
Xiaowen est un monde difforme et cruel, mais dans ses
aspects quotidiens, comme elle l’explique dans son
épilogue :
“即使最优秀的小说,也不过提供了另一个与现实同构的世界,这个世界,往往处理着现实中最卑微、低下、阴暗、扭曲的东西。这些东西,是人们不愿看到甚至刻意忽略的。而小说,恰恰照亮了它们。”(《小说笔记七则(代后记)》)
« La
plus belle des nouvelles n’offre jamais qu’un monde
parallèle à la réalité, un monde qui lui est isomorphe, avec
les mêmes tendances au trivial, à l’obscur, au souterrain,
au difforme. Tout cela, personne ne veut le voir, on fait
même tous ses efforts pour l’éviter. Mais c’est justement ce
que la littérature est là pour éclairer. »
Malgré tout, et
c’est là que les nouvelles de Ren Xiaowen prennent tout leur
intérêt et leur originalité, le style est poétique, ce qui
rend le récit allusif comme la poésie, et bordant parfois
sur le rêve. En outre, la ligne narrative n’est pas
linéaire : ses récits sont souvent contés de différents
points de vue, par différents narrateurs, dans une
esthétique complexe qui en fait toute la beauté. Et le
dixième du recueil est presque un pur exercice de style :
présenté comme non terminé, il est constitué de notes
savamment éparses pour traiter du sujet classique des
relations entre un homme et une femme.
C’est tellement
bien écrit que le difforme, voire le monstrueux, dans ces
nouvelles, ne suscitent pas le rejet mais plutôt une
certaine jouissance esthétique comme devant le tableau du
mendiant au pied-bot de Ribera ou du « jeune pouilleux » de
Murillo.
Sur le
balcon
Le point
d’orgue de cette série est la nouvelle
« Sur le
balcon » (《阳台上》),
publiée en 2011. Il s’agit d’une nouvelle moyenne,
structurée en trois parties. La première se passe
dans un hutong, où la maison de Zhang Yingxiong est
promise à démolition ; son père refuse toutes les
promesses de dédommagement, alors que les voisins
déménagent un à un, se met à boire et meurt d’une
crise cardiaque. Après son décès, sa veuve signe
l’offre de compensation et la maison est rasée.
Zhang
Yingxiong (张英雄)
se met alors en tête de venger son père. Zhang
Yingxiong, c’est littéralement Zhang le Héros, comme
dans une histoire de wuxia, mais l’effet
ironique est ténu. Il prend un job comme serveur
dans un restaurant et loue un appartement en face de
celui où habite l’homme qu’il juge responsable du
décès de son père, celui chargé des expulsions dans
le quartier. Sa vengeance doit passer par
la fille de cet homme, Lu Shanshan (陆珊珊), |
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Sur le balcon |
qu’il observe par la fenêtre « sur le
balcon », et suit dans la rue chaque fois qu’elle sort….
C’est un récit
dont les personnages ont beaucoup de profondeur, avec des
descriptions très fouillées de leur environnement et de leur
vie quotidienne. Il commence comme une vision apocalyptique
à la Soylent Green :
空气里有股烂纸头的味道。一只死老鼠,被车轮碾成一摊浅灰的皮,粘在路中央。雨水将垃圾从各个角落冲出,堆在下水道口的格挡上。塑料袋、包装纸、梧桐叶、一次性饭盒,湿淋淋反着晨光。
Il y avait dans
l’air des relents de pourriture. Réduit à une masse
grisâtre, un rat mort écrasé par une voiture gisait au
milieu de la route. La pluie qui était tombée entraînait les
ordures accumulées dans les moindres recoins, ici et là, et
les amassait aux bouches des collecteurs d’égouts. Mouillés,
sacs en plastique, papiers d’emballage, feuilles de
sterculier, boîtes à lunch jetables reflétaient la lumière
de l’aube.
Le récit se
poursuit en déroulant une histoire dont le suspense n’est
levé qu’à la toute fin, dans une conclusion volontairement
non dramatique, qui laisse la place à l’émotion, soudain.
C’est l’ensemble
de ces caractéristiques, tant du point de vue narratif que
stylistique, que l’on retrouve – mais épurées - dans la
série de récits publiée fin 2015 : « Vies fugitives » (《浮生》).
Tranches de
vies
Le prix du Nanfang Zhoumo
décerné à Vies fugitives |
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Seize des
récits de « Vies fugitives » (《浮生》)
ont été initialement publiés dans le Nanfang
Zhoumo (《南方周末》)
avant d’être édités en novembre 2015 ; deux autres
ont été ajoutés dans la sélection des nouvelles de
2015 éditées par Lin Ting (林霆)
.
L’écriture s’est poursuivie ensuite, s’étalant au
total sur la période 2013-2016, et le recueil compte
22 textes au début de 2017.
La qualité
de portraits – rappelant ceux de La Bruyère - est
soulignée par le fait que chaque titre est le nom
d’un personnage. Ren Xiaowen s’inscrit ici dans la
grande tradition des tableaux de Pékin de
Lao She
ou des portraits des petites gens de Tianjin
par
Feng Jicai (冯骥才).
Le style
est épuré, et la narration réduite à l’essentiel,
avec un côté poétique qui transforme
parfois le récit en une sorte de conte moderne désenchanté.
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Ces récits ont
rencontré beaucoup de succès. En 2016, ils ont été primés
deux fois :
- la nouvelle
« Souvenir de la fabrique de potions médicinales » (《药水弄往事》),
initialement publiée dans la revue Huacheng (《花城》)
en mars 2015, a obtenu le prix de la revue « Meilleures
nouvelles moyennes » (中篇小说选刊)
pour la période 2014-2015.
C’est l’histoire,
à travers ses souvenirs, d’une femme de Suzhou, née en 1921,
à laquelle sa mère a donné le nom de Song Meiyong (宋没用) :
Song l’inutile
.
- l’ensemble du
recueil des « Vies fugitives » a obtenu le prix du
Nanfang Zhoumo pour l’année 2016 (南方周末2016年度外稿奖),
remis en janvier 2017.
- L’ensemble du
recueil a obtenu le prix des Cent Fleurs (百花文艺奖)
fin 2017.
2017 : un
roman, Song Meiyong
En août
2017, Ren Xiaowen a publié un roman aux éditions
d’Octobre à Pékin (北京十月文艺出版社) :
« Song Meiyong, une femme bien » (《好人宋没用》).
Le roman raconte la vie de cette femme, originaire
du Subei (c’est-à-dire le nord du Jiangsu) où elle
est née en 1921 ; parce que c’était une petite
fille, sa mère l’a appelée « Inutile » (Meiyong
没用).
Et Inutile s’occupe de ses vieux parents jusqu’à
leur mort, vient en aide à son frère qui ne fait
rien, et donne naissance à cinq enfants, tout en
traversant la guerre, la famine et les troubles
politiques de tous ordres.
Une
histoire comme beaucoup d’autres, mais un style
comme bien peu. Le roman a été couronné en décembre
2017 du prix Mao Dun des nouveaux auteurs (茅盾文学新人奖).
Mais le roman reste une exception
dans une constellation de nouvelles
extrêmement diverses.
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Song Meiyong, une femme bien |
Mais retour
à la nouvelle
Prix Dangdai de
la meilleure nouvelle 2018
Le 23 janvier
2019, la nouvelle « Chronique d’un don de reins » (《换肾记》)
– initialement publiée en mars 2018 (n° 3) dans la revue
Dangdai - a été couronnée du prix de la meilleure
nouvelle de l’année 2018 décerné par la revue (当代拉力赛中短篇小说总冠军).
Le prix de la meilleure nouvelle de
l’année 2018 décerné par la revue
(当代拉力赛中短篇小说总冠军) |
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L’histoire, qui se passe à Shanghai, est adaptée
d’une histoire vraie
: souffrant d’urémie, un homme d’une trentaine
d’années a besoin d’avoir une greffe de rein. Bien
qu’elle soit compatible, sa mère, Yan Sufen (严素芬),
hésite depuis trois ans à lui en donner un. Sa bru
lui force la main, la « kidnappe » moralement et
l’oblige à accepter le don. Yan Sufen se résigne et,
pour aller à l’hôpital subir l’opération, se pare
comme pour un enterrement. Le dénouement abrupt met
une touche finale de cruauté à l’histoire.
On est loin de l’image traditionnelle de la mère
sublime, toute d’amour désintéressé, qui se
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sacrifie pour le bien de ses
enfants et de la famille. Mais la mère de la nouvelle – qui
a élevé seule ses deux enfants à la mort de son mari et a
donc déjà beaucoup donné - a ses raisons profondes pour
réagir comme elle le fait, raisons faites de peur de la mort
et de griefs accumulés. L’attitude de la bru est tout aussi
ambiguë : elle veut sauver son mari, pour lui et pour elle,
et a tendance à considérer que, la mère étant maintenant
âgée, sa vie n’a plus la même « importance » que celle de
son mari. Quant à celui-ci, il est presque absent de la
narration…
Ren Xiaowen
confirme ici l’art qu’elle a de brosser des portraits
féminins de plain-pied dans leur époque en posant les
problèmes qui se posent à la société chinoise comme au reste
du monde.
2020 : La troisième sœur Zhu
En juin 2020, dès
la sortie du confinement, Ren Xiaowen a publié un nouveau
recueil de nouvelles :
« La troisième sœur Zhu (une vie)
» (《朱三小姐的一生》).
Il compte six nouvelles courtes, dans le même style froid et
détaché, mais témoignant d’une profonde sympathie envers les
souffrances du petit peuple des ruelles, des lilong (里弄)
de Shanghai, et surtout les femmes.
Celle de la
nouvelle-titre rappelle Song Meiyong : elle n’a pas de nom,
pas d’identité claire, on ne sait pas d’où elle vient ; elle
a d’abord été prostituée dans la Concession française avant
de devenir danseuse de bas étage. Bien qu’elle ait beaucoup
changé, cette première identité est restée attachée à sa
personne jusque dans les années 1990, comme une lettre
écarlate. Ce qui diffère ici de Song Meiyong, cependant,
c’est la forme même du récit, la concision de la forme
courte tirant vers l’abstraction et
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La troisième fille des Zhu, une vie
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faisant de cette
anonyme troisième fille une épure emblématique de ses
innombrables consœurs passées par la prostitution pour
survivre.
Le récit commence
ainsi :
“每个人都在等待朱三小姐死去。她已老瘦成一把咔啦作响的骨架子,却仿佛永远不会死。”
Chacun
attendait que meure la troisième fille des Zhu. Elle était
si vieille et desséchée que sa carcasse grinçait, mais on
avait l’impression qu’elle ne mourrait jamais.
A la fin, tous ses
proches sont morts, amis comme ennemis, et elle reste assise
aujourd’hui comme hier sur le sofa défoncé de la rue
Xiangyunli (祥云里街) :
“已经坐了百多年,仍将继续坐下去”).
Elle
est assise là depuis plus d’un siècle, et restera assise
ainsi …
L’issue, ou plutôt
l’absence d’issue, est la même que celle qui conclut la
nouvelle suivante, dont on pourrait traduire le titre par
« N’en rajoutez pas » (《别亦难》) ;
tout désir est réprimé, engendrant frustration et violence,
sans espoir de rémission : « Impossible de fuir, impossible
de mourir » (“跑也跑不掉,死也死不掉”).
C’est la même
atmosphère de solitude, d’impuissance et de désolation que
l’on retrouve dans les deux autres nouvelles : « La mort de
Yang Jinquan » (《杨金泉之死》)
et « Pleurs dans le vent » (《迎风哭泣》),
où dominent des sentiments de lassitude et de désespoir sur
fond de communication impossible. La tragédie est
omniprésente, la détresse engendrée par la violence et la
cruauté, elles-mêmes engendrées par la misère, la paranoïa,
l’avidité, et généralement les difficultés de la vie ; mais
la force du drame est souvent détournée par la subtilité du
récit, et une conclusion inattendue, comme dans la
« Chronique d’un don de reins » (《换肾记》)
primée en janvier 2019, ou dans la « Sonate du district de
Haojia » (《郝家县奏鸣曲》).
Tout le recueil
semble une illustration du concept bouddhiste de « vérité de
la souffrance » (kǔdì“ 苦谛”).
Ce n’est pas un thème rare dans la littérature chinoise.
Mais, ce qui distingue les récits de Ren Xiaowen, c’est le
ton distancié, volontairement dénué de toute émotion ou de
volonté critique. Ses narrateurs restent neutres, au point
de faire de leurs récits des abstractions, ce qui leur donne
d’autant plus valeur universelle, comme sont universelles la
misère et la mort - universelles et inexorables.
Ren Xiaowen est
l’une des plus brillantes représentantes du genre littéraire
de la nouvelle en Chine aujourd’hui. Ces nouvelles viennent
le confirmer. Le recueil est d’ailleurs précédé d’un essai
en guise de préface :
« Qu’est-ce
que la nouvelle ? » (《短篇小说何为》).
Adaptation
cinématographique
La nouvelle « Sur
le balcon » (《阳台上》)
a été adaptée au cinéma, par le réalisateur Zhang Meng (张猛)
,
avec l’actrice Zhou Dongyu (周冬雨)
dans le rôle principal. Le film est sorti en Chine en mars
2019.
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_
Zhang_Meng_On_the_Balcony.htm
Traduction en
français
Sur le balcon, trad. Brigitte
Duzan, L’Asiathèque, coll. « Novella de Chine », mai 2021.
Tan Huiying《谭惠英》, extrait de « Vies
fugitives », trad. Brigitte Duzan pour Jentayu,
n° 6, été 2017. |
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Sur le balcon, le film |
A lire en
complément
Je suis un poisson (extraits)
《我是鱼》
Extrait de « Vies
fugitives » :
Yuan Gendi 《袁跟弟》
Cao Yaping 《曹亚平》
Le tapis
volant 飞毯/
Deux ou
trois choses sur Le Chengpeng
乐鹏程二三事/
Sucré
甜/
Je suis un
poisson
我是鱼/
Nuit calme
平安夜/
Ici-bas
阳间/
J’aime
Shasha
我爱莎莎/
Les ongles
bleus
蓝指甲/
Image en
miroir
对影/
En
attendant de terminer une nouvelle
关于·待完成的短篇/
Qing
Pingle 清平乐/
Sept notes
sur les nouvelles (en forme d’épilogue)
小说笔记七则(代后记)/
Postface
倒叙(跋)/
On pense aux
« Récits d’une vie fugitive » (《浮生六记》)
de Shen Fu (沈复),
selon la traduction de Jacques Reclus, ou « Six
récits au fil inconstant des jours » selon la
traduction de Simon Leys.
Quatre des
récits de la série ont été publiés sous le titre
« Ces gens-là » (《那些人》)
dans la sélection des meilleures nouvelles de
l’année 2015 éditée par Lin Ting《2015年短篇小说选粹》林霆-主编
[pp
18-30].
Les textes
publiés dans le Nanfang Zhoumo :
http://www.infzm.com/author/%E4%BB%BB%E6%99%93%E9%9B%AF/0
Les quatre
textes publiés dans la sélection de Lin Ting :
1/ Jiang
Xiaoyun
蒋晓芸
2/ Zhang Yongfu
张永福 3/
Sun Qiangguo
孙强国
4/ Xu
Zhifang
许志芳
Les récits
1 et 3 ne figurant pas parmi ceux publiés dans le
Nanfang Zhoumo.