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Yan Lianke 阎连科
Présentation
par Brigitte Duzan, 7 avril 2010,
actualisé 19 mai 2024
Yan Lianke est
né en 1958 dans le village de Tianhu, dans le district
de Song, au Henan (河南省嵩县田湖镇),
près de Luoyang (洛阳.
C’est non loin de là que se situent les monts Balou (耙耧)
qui servent de cadre à plusieurs de ses récits, écrits à
partir de 1988, dont le recueil de nouvelles « Le chant
céleste des monts Balou » (《耙耧天歌》)
et le roman « Bons baisers de Lénine » (《受活》) –
on parle de la « série de Balou » (耙耧系列).
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Yan Lianke en juillet
2016 (photo 腾讯文化) |
Ses parents
étaient des paysans illettrés et pauvres, il était
le dernier de quatre enfants, deux sœurs et un frère, également
paysans ; son père est mort à la fin des années 1980, mais sa
mère, ses sœurs et son frère travaillent toujours la terre.
Sa biographie est
souvent résumée en trois dates :
1978年入伍,1985年毕业于河南大学政教系。1991年毕业于解放军艺术学院文学系。
1978, il entre dans
l’armée ; 1985, il est diplômé du département politique de
l’université du Henan ; 1991, il sort diplômé de l’académie des
Beaux-Arts de l’Armée populaire de Libération, section
littérature.
Tout le reste,
justement, est littérature.
1958-1978 : Libéré par l’écriture… et l’armée
Paysage du Henan |
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On imagine Yan
Lianke petit paysan, faisant des kilomètres à pied pour
aller à l’école, jusqu’au jour où son frère lui fait
cadeau d’une vieille bicyclette rouillée, achetée
d’occasion lors d’une vente de vélos au rebut de la
Poste, comme il le raconte dans l’un de ses récits (《哥哥给我买的自行车》).
Il continue péniblement l’école jusqu’à ce que la
Révolution culturelle, et la maladie du père, y mettent
un terme. Son histoire aurait pu s’arrêter ainsi, au
bord d’un champ : paysan à son tour, inéluctablement.
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Mais l’une de
ses sœurs, malade, doit rester au lit un hiver entier,
sans autre occupation que la lecture ; le
petit frère est chargée de l’approvisionner en livres, et fait
la navette entre la maison et la bibliothèque du village, lisant
sa cargaison au passage
: le Voyage en Occident bien sûr, mais surtout les titres de
l’époque, les romans typiques des années cinquante, à la gloire
du Parti, de l’Armée, de l’esprit révolutionnaire et des héros
de la Patrie, auxquels viennent se rajouter leurs héritiers, les
héros envoyés se rééduquer à la campagne et défricher les
confins du pays au début de la Révolution culturelle.
C’est une
histoire de ce genre, une jeune fille envoyée dans le
Dongbei, qui le frappe alors, non la nouvelle en soi,
mais l’histoire de l’auteur :
Zhang Kangkang (张抗抗).
La jeune femme, née en 1950 à Hangzhou, avait été
envoyée dans le Heilongjiang en 1969 ; en 1972, elle
avait publié une première nouvelle, puis un roman (《分界线》),
en 1975, et, après deux ans d’études à l’institut des
beaux-arts du Heilongjiang, était devenue en 1979 membre
de l’association des écrivains de la province, et
écrivain professionnel. Yan Lianke en tire une
conclusion : le meilleur moyen d’échapper à sa condition
de paysan, et à la pauvreté atavique qui va avec, c’est
d’écrire.
Il s’y met
alors, à dix-sept ans, tout en travaillant jusqu’à seize
heures par jour dans une usine de ciment. Il écrit le
soir, après le travail, en catimini, pour qu’on ne
vienne pas lui reprocher de gaspiller l’huile de la
lampe, et |
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Zhang Kangkang |
termine ce premier roman en 1977 :
300 000 caractères sur la lutte des classes,
l’exploitation des paysans par les propriétaires, en
prenant l’exemple de sa mère, mariée à quinze ans, comme tant
d’autres, parce que la famille était trop pauvre pour continuer
à la nourrir.
Mais, pour sa mère, la
seule échappatoire à la terre, c’est l’armée. Yan Lianke finit
par céder à ses injonctions : il s’engage en 1978, et se
retrouve cantonné à Kaifeng (开封),
l’ancienne capitale impériale, rivale de Luoyang, de l’autre
côté du Henan, à une centaine de kilomètres vers l’ouest. Il est
‘à la ville’, il a l’électricité et un salaire.
1978-1994 : A la recherche d’un ton personnel
Ce salaire, il le gagne
en écrivant des slogans, des discours pour ses supérieurs. Bien
noté, apprécié, il est vite promu secrétaire au sein du
département politique (c’est-à-dire chargé de la propagande) de
son régiment. La suite fait partie de sa légende personnelle.
Un jour, un haut cadre
de l’armée passe par là, remarque des slogans calligraphiés sur
un tableau noir ; c’est l’ancien secrétaire de Jiang Qing, la
femme de Mao ; Yan Lianke n’en sait rien, discute avec lui, se
vante d’avoir déjà écrit un roman, que l’autre demande à voir,
évidemment. Coup de téléphone au village : le frère répond,
envoyer les pages du manuscrit ? ah, c’est que, cet hiver, il a
fait froid, ils ont manqué de bois pour se chauffer, la mère a
tout brûlé… C’était impubliable, personne ne voulait plus de
ces romans révolutionnaires d’un autre âge, mais quand même…
Yan Lianke se remet à
écrire, pendant les moments de loisir que lui laisse son
entraînement militaire : des nouvelles, d’abord, publiées dans
un journal de l’armée. La première est l’histoire édifiante d’un
paysan qui veut absolument entrer dans l’armée et qui, pour
cela, tente de soudoyer un cadre ; mais celui-ci lui renvoie son
cadeau, ce qui entraîne une prise de conscience morale chez le
paysan qui devient dès lors un bon soldat.
Mais ce genre de sujet
commence à le lasser. Il obtient en 1985 un diplôme de sciences
politiques de l’université du Henan. C’est l’époque de la guerre
sino-vietnamienne : il écrit alors sa première nouvelle « de
taille moyenne » intitulée « Petit village, petite rivière » (《 小村小河》)
qui passe la censure et est publiée en 1986 aux éditions Kunlun
(《昆仑》),
éditions du département politique de l’armée. C’est d’autant
plus étonnant que la nouvelle est une critique de la guerre :
elle raconte les aventures d’un soldat qui ne pense qu’à fuir
les combats et l’armée pour revenir chez lui, et retrouver sa
famille ; une fois revenu, il meurt en tentant de sauver un
paysan emporté par la rivière locale en crue, et il est alors
fêté par tout le village comme un héros.
La nouvelle remporte un
grand succès auprès des soldats qui sont encore en garnison à la
frontière : elle exprimait ce que tout le monde pensait.
Au-delà, c’est un superbe manifeste contre la guerre en général,
et le début d’une réflexion critique sur la société qui va
donner des chefs d’œuvre dans les années qui suivent.
Cette réflexion est
encore approfondie après qu’il a terminé ses études à l’institut
des Beaux-Arts de l’Armée de Libération, en 1991. En effet, de
graves problèmes de dos l’obligent à rester étendu de longs
mois ; il en profite pour lire beaucoup : Kafka, la littérature
sud-américaine, dont bien sûr García Márquez, tous auteurs qui
ont beaucoup influencé les écrivains chinois de la même
génération. Il cherche encore sa voie, mais ce n’est plus pour
longtemps.
En 1992, il adhère à
l’Association des Ecrivains chinois, qui le protègera par la
suite. Puis il franchit le pas : 1994 est l’année de la rupture.
Et, à partir de ce moment-là, l’image de l’écrivain diverge
selon l’endroit où l’on se place : écrivain iconoclaste et
censuré vu d’un côté, écrivain de la ruralité du Henan, de
l’autre. Même les titres cités sont différents selon que l’on
consulte une biographie occidentale ou chinoise : la
manipulation des lecteurs est insidieuse.
1994-2004 : Image diffractée
a) Ecrivain
iconoclaste, censuré et viré de l’armée
« Le soleil couchant de
l’été » |
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1. En 1994, il
déclenche une première controverse avec son roman « Le
Soleil couchant de l’été » (《夏日落》), immédiatement censuré. Il parle toujours de militaires, mais il n’est
plus question de héros : Yan Lianke y décrit son
expérience, les paysans qui veulent entrer dans l’armée
non par idéal révolutionnaire, mais pour assurer le toit
et le couvert, survivre en un mot, et ne pas rester à la
campagne. Dans ce livre, il raconte l’histoire de deux
officiers qui rêvent de promotion pour offrir une
résidence en ville à leur famille, mais dont les plans
de carrière sont ruinés par le suicide d’un jeune
cuisinier sous leurs ordres ; ils finissent par renoncer
à leur amitié en se dénonçant mutuellement pour tenter
de sauver ce qui peut encore l’être…
Non seulement
le roman est censuré, mais Yan Lianke doit en outre
passer plusieurs mois à écrire son |
autocritique. Il faut dire qu’il est à
l’époque censé écrire des ouvrages de
propagande… Il est même à deux doigts d’être renvoyé à la
campagne avec son épouse et son fils, mais la menace n’est
finalement pas exécutée.
2. Il continue
d’écrire, toujours alité, mais en changeant de style et de
genre. Le nouvel ouvrage qui fait parler de lui, publié en 1997,
s’intitule « Les jours, les mois, les années » (《年月日》).
C’est comme le couronnement d’une série de nouvelles sur le
terroir, comme 《乡里故事》
(histoire au pays), en
1992, ou 《欢乐家园》(le
joyeux cercle de famille), en 1995. C’est une fable qui se passe
dans une région où une sécheresse terrible fait fuir les
habitants ; seul un vieillard et son chien aveugle restent là, à
surveiller la croissance d’un unique pied de maïs, luttant
contre les rats, qui finissent par partir aussi, puis se battant
contre les loups pour le dernier filet d’eau. Un an plus tard,
la pluie revient, les paysans regagnent le village, mais
trouvent le vieillard mort avec son chien.
C’est un hymne
à la vie, une poésie lyrique écrite dans un langage
raffiné, une pastorale dans un style qui rappelle
Shen
Congwen
(沈從文) :
un plaisir à lire. Il est couronné en 2000 du prix Lu
Xun.
3. Yan Lianke,
cependant, revient ensuite vers la satire sociale, avec
un roman publié en janvier 2004 dont le titre, en
dialecte du Henan, signifie quelque chose comme « le
plaisir des jours », un plaisir rabelaisien, énorme,
malheureusement traduit en français par « Bons
baisers de Lénine » (Shòuhuó 《受活》).
C’est une
fable, à nouveau, mais désopilante cette fois : un
responsable de district tente de promouvoir sa carrière
en se faisant l’agent d’un village de sa
circonscription, peuplé d’handicapés de toutes sortes,
qui ont monté un spectacle ambulant genre
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« le plaisir des jours » |
« monstrueuse parade »
à la Tod Browning ;
avec l’argent ainsi gagné, il veut acheter à la Russie le corps
embaumé de Lénine et celui d’autres dirigeants de pays
socialistes pour en faire une exposition, et transformer le
village en centre d’attraction touristique, une sorte de
Disneyland communiste, bref le village du bonheur :
shòuhuó zhuāng “受活庄”.
C’est, parmi ses
romans, l’un des préférés de Yan Lianke. La noirceur du sujet
est compensée par l’humour, la poésie mêlée au réalisme le plus
crû, une verve truculente et débridée, exprimée dans le dialecte
local. Et évidemment, l’histoire se termine mal : le cadre finit
par perdre ses deux jambes dans un accident de voiture, comme si
la marche effrénée au succès, commercial et financier, ne
pouvait qu’échouer.
« Servir le peuple » |
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C’est une
satire mordante de la manière dont les autorités locales
chinoises montent des projets industriels et commerciaux
pour s’enrichir, ou au moins réussir à boucler leurs
budgets. Le roman a été, bien sûr, censuré, et a en
outre valu à son auteur d’être chassé de l’armée ; mais
il a quand même obtenu le troisième prix Lao She (第3届老舍文学奖优秀长篇小说奖),
pour 2004-2005, et, en mars 2005, le deuxième prix Ding
Jun (鼎钧双年文学奖),
deux prix biannuels parmi les plus prestigieux en Chine.
4. L’année 2005
voit ensuite la sortie de deux livres qui, traduits dans
une vingtaine de langues, ont contribué à la gloire de
leur auteur, mais continué de lui valoir des ennuis avec
la censure chinoise.
Le premier est
« Servir le peuple » (《为人民服务》).
Le titre est celui d’un article écrit par Mao en 1944,
pour
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commémorer la mort d’un
soldat de l’armée rouge érigé en modèle, Zhang
Side (张思德).
Ancien de la Longue Marche, trois fois blessé au combat, il fut
garde du corps de Mao à partir de 1943, avant de mourir écrasé
dans l’effondrement d’un four pour fabriquer du charbon de bois
(selon la version officielle).
Dans son
article, Mao dit : « Mourir pour le bien du peuple a
plus de poids que le mont Tai… Le camarade Zhang Side
est mort pour le peuple, sa mort a donc plus de poids
que le mont Tai. » Or Yan Lianke s’attaque de front au
mythe révolutionnaire créé par Mao lui-même, en
détournant l’un des slogans les plus célèbres de la
Chine communiste. Dans son livre, qui a souvent été
comparé à « L’amant de Lady Chatterley », la toute jeune
femme d’un général impuissant tente de satisfaire ses
désirs sexuels avec un jeune soldat, leurs ébats
atteignant des sommets épiques lorsqu’ils brisent des
statuettes ou des bustes de Mao, excités sans doute par
le danger auquel ils s’exposent ce faisant : la mort au
peloton d’exécution ; ils se mettent donc à les
collectionner pour les casser au moment opportun.
Le roman fut
publié dans le magazine Huacheng (花城杂志),
suscitant une vive controverse, mais plus pour
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Zhang Side |
ses scènes de sexe que
pour son contenu « contre-révolutionnaire ». Le gouvernement
chinois ordonna immédiatement la saisie des 30 000 numéros
imprimés, mais cela ne fit qu’accroître l’intérêt pour le roman,
phénomène qui se répéta pour le livre suivant : « Le Rêve au
village des Ding » (《丁庄梦》).
« Le rêve au village des
Ding » |
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5. « Le
Rêve au village des Ding » est sans doute
le livre de Yan Lianke le plus connu en Occident car il
traite des ravages du Sida dans un village du Henan où
les gens, poussés par des cadres véreux, ont vendu leur
sang pour arrondir leurs fins de mois, dans des
conditions moins qu’hygiéniques qui ont contribué à
propager la maladie. Il est né de sa rencontre, en 1996,
avec un médecin à la retraite qui avait commencé à
attirer l’attention sur le problème, pour être aussitôt
harcelée par les autorités. C’est un réquisitoire
terrible contre les dérives d’une société gangrenée par
l’appât du gain, d’autant plus terrible qu’il est écrit
froidement, sans recherche d’effets dramatiques ; ce
qu’il a raconté dans ses divers entretiens sur le sujet
est bien plus terrible que ce qu’il dépeint dans son
livre
.
Mais cela reste un roman, non un reportage, l’atmosphère
est surréelle et baroque, c’est ce qui fait la valeur du
livre.
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100 000
exemplaires en furent publiés, et 80 000 aussitôt vendus avant que le
gouvernement ait pu faire vider les rayons des librairies, trois
jours plus tard. Le livre fut ensuite publié à Hong Kong et
Taiwan, piraté en Chine, traduit à l’étranger, on en a tellement
parlé qu’il n’est pas utile d’en dire plus. Cependant, la
réaction des autorités montre bien l’évolution du système de
censure en dix ans : en 2005, plus question d’imposer une
autocritique à l’auteur, la pression est exercée sur les
éditeurs et les maisons d’édition. Le responsable de la maison
de Shanghai (上海文艺出版社)
expliqua qu’ils avaient reçu des ordres « d’en haut » leur
interdisant de « publier et vendre le livre, et de lui faire de
la publicité ».
Yan Lianke lui-même ne
fut pas averti, il ne prit connaissance de l’interdiction que
lorsqu’il cessa de recevoir le paiement de ses droits. Il ne fut
pas poursuivi non plus : l’Association des Ecrivains lui
conseilla de prendre un peu de repos et de distance avec
l’actualité, et l’envoya en voyage à l’étranger, le temps que
les esprits se calment. Il gagna même un procès contre son
éditeur qui non seulement ne lui avait pas payé ses droits, mais
s’était engagé en outre, dans le contrat initial, à verser
l’équivalent de 6 500 dollars au vrai village de l’histoire,
pour le traitement des malades.
Mais le système est
devenu d’autant plus redoutable : il a pour résultat d’imposer
une pression indirecte sur les écrivains, et de les contraindre
à l’autocensure s’ils veulent pouvoir trouver un éditeur.
6. Dans son
roman suivant, « Feng Ya Song » (《风雅颂》),
en 2008, Yan Lianke
choisit, comme par vengeance, de s’en prendre à ce
climat généralisé d’autocensure ; c’est une autre fable,
bien peu flatteuse, décrivant les intellectuels comme
participants du système, et bénéficiaires du chaos
ambiant, moral autant qu’économique (ou médical),
renonçant à leur devoir moral de dénonciation des abus.
Il a déclaré avoir écrit deux versions du livre, dont
une version non expurgée pour publication à l’étranger,
soulignant encore plus les dégâts d’une censure
insidieuse qui bride les talents, dans tous les
domaines.
Le titre du
livre, 《风雅颂》,
renvoie au Livre des Odes
ou Shijing
《诗经》,
le plus ancien recueil de poésie chinoise, l’un des
‘cinq classiques’.
Les poèmes y sont divisés en trois catégories
stylistiques et musicales : chansons (des royaumes)
风
fēng;
odes 雅
yǎ
et |
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‘Feng Ya Song’
|
hymnes 颂
sòng.
Les chansons des
royaumes (国风)
se présentent comme des chants populaires des
différents Etats de l’ancien empire des Zhou, évoquant la vie
quotidienne, ses peines et ses joies, sur fond de croyances
populaires. Les odes, qui étaient destinées à accompagner les
festivités et cérémonies de la cour, ont pour thème essentiel la
louange des gouvernants et de leur politique. Les hymnes, quant
à eux, étaient chantés lors des sacrifices rituels.
Mais ce classique est à
lire en grande partie au second degré, les chants ayant souvent
des significations cachées (sur le mode allégorique), la peine
d’un amant délaissé, par exemple, pouvant signifier la tristesse
d’un sujet abandonné par un mauvais souverain, ce qui vient en
contrepoint des dithyrambes des odes. On peut donc y voir un
reflet d’un premier système d’autocensure, ce qui donne un
contexte ironique au propos de Yan Lianke. Il est écrit dans un
style personnel qu’il a déclaré inspiré du réalisme fantastique
sud-américain.
Evidemment, le livre a
été l’objet d’une attaque en règle non tant des autorités
elles-mêmes cette fois-ci, que des intellectuels, et en
particulier ceux de l’université de Pékin (Beida 北大),
directement visés : l’histoire raconte les déboires d’un
professeur d’université (ironiquement nommé Yanke mais avec un
caractère différent
杨科)
enfermé dans un hôpital psychiatrique, après un vote à mains
levées de ses collègues, pour avoir pris sa femme en flagrant
délit d’adultère avec le vice-chancelier de l’université. Dans
l’hôpital, il est envoyé à une séance d’explication du
Shijing... Affolé, il finit par s’enfuir et retourne dans
son village où il continue à étudier le classique. Chaque
chapitre a ainsi le titre d’un poème du livre, allégorique, bien
sûr.
Yan Lianke avait
commencé sa carrière en déboulonnant les idoles militaires, il
continue ici en déboulonnant leurs équivalents modernes. On
comprend qu’il lui ait été interdit d’aller à Francfort pour la
Foire du Livre
: c’était la réponse du berger à la bergère, ou le coup de pied
de l’âne, si l’on préfère.
b) Un écrivain du
terroir, qui réfléchit sur ses origines
Si l’on consulte une
biographie chinoise (officielle), il n’y a guère, parmi les
titres précédents, que « Les jours, les mois, les années » qui
figure dans la liste de ses œuvres, au point que l’on pourrait
se demander si l’on parle bien du même auteur.
En Chine, l’accent est
mis sur ses écrits concernant son pays natal, la vie dans les
campagnes reculées et pauvres du Henan, des récits non traduits,
souvent nostalgiques : des romans comme Rìguāng liúnián《日光流年》
(l’éclat du soleil qui passe avec le temps), publié en 1998, ou
Jiānyìng rú
shuǐ 《坚硬如水》
(solide comme l’eau), publié en 2001… mais aussi « En
songeant à mon père » (《想念父亲》),
traduit en français et publié en 2010.
Yan Lianke est, dans ce
genre, l’auteur d’un nombre impressionnant de nouvelles écrites
tout au long de sa carrière, et publiées régulièrement dans
divers magazines et recueils, mais dont on parle beaucoup moins
parce qu’elles n’ont pas le caractère iconoclaste et médiatique
de ses romans, et parce qu’elles n’ont pas été traduites, pour
la plupart. Elles décrivent, un peu à la manière de
Wang Zengqi (汪曾祺),
le monde rural du Henan et la vie dans ce coin de terre, souvent
magnifiée par le regard rétrospectif du souvenir.
Le tournant de la
maturité
Les quatre livres |
|
Puis, en 2008,
ayant atteint la cinquantaine, Yan Lianke a réfléchi sur
sa manière d’écrire, et a décidé de ne plus pratiquer
l’autocensure, que tout le monde pratique consciemment
ou inconsciemment, et qui est bien pire que la censure
elle-même, selon lui. Il regrette aujourd’hui de s’être
lui-même bridé lors de la rédaction de ses principaux
romans, dont « Le rêve au village des Ding » qu’il
déplore de ne pas avoir écrit comme il aurait voulu, ce
qui n’a pas empêché le livre d’être interdit de toute
façon.
Cette décision
a généré chez lui une nouvelle approche de l’écriture,
et donné en 2011
« Les
Quatre livres » (《四书》), un livre superbe sur les conséquences désastreuses du Grand Bond en
avant, la grande famine des années 1959-1961, mais vue
du point de vue des intellectuels détenus dans des camps
de |
« rééducation » après leur condamnation dans
le cadre de la campagne anti-droitiers de 1957. C’est surtout un
récit d’une extrême originalité, où la forme importe tout autant
que le fond.
Original, mais
sur un sujet toujours tabou, le livre n’a pas trouvé
d’éditeur en Chine continentale. Il a finalement été
publié à Hong Kong, fin 2010, puis à Taiwan en février
2011, année difficile pour lui, une année de chien
errant, comme il l’a écrit dans une lettre publiée dans
le New York Times :
cette année 2011 a en effet été marquée par la
démolition éclair de la maison qu’il avait achetée à
Pékin deux ans auparavant, dans le cadre de travaux
d’élargissement d’une route. Frappée d’alignement, la
maison a brutalement été détruite avec tout le quartier
en décembre….
Il en reste un
livre, écrit en souvenir, et une page web avec quelques
photos des temps heureux :
http://www.books.com.tw/activity/2012/05/711/
Le plus triste
est que, après la démolition de sa maison, il est revenu
dans sa famille, dans le Henan, pour célébrer les fêtes
du Nouvel An. Il a trouvé tout le monde, chez lui comme
dans le village, content de l’amélioration des
conditions de vie… et n’aspirant qu’à |
|
Livre de souvenirs
(le titre est l’ancienne adresse
de la maison, et le
caractère
sur la couverture, 拆 chāi démolir,
est celui
peint sur les maisons
qui doivent être détruites)
|
une chose : qu’il n’écrive rien qui
puisse ennuyer le gouvernement…
Recherche d’un
style nouveau
Chroniques de
Zhalie
En 2013,
il a publié un nouveau roman, dans un style encore totalement
différent, intitulé ‘chronique d’une explosion’ (《炸裂志》),
qui décrit la prodigieuse expansion économique locale des
dernières années et a été traduit en français, par Sylvie
Gentil, sous le titre
« Chroniques
de Zhalie ».
2014 : prix Kafka
Le jeudi 22 mai 2014,
Yan Lianke est devenu le 14ème lauréat du prix
Kafka. Il a réagi en disant que Kafka était certainement
l’un des auteurs qui avaient exercé une grande influence sur
lui, comme sur beaucoup d’écrivains chinois de sa génération
dont les écrits sont pour la plupart empreints d’un absurde au
quotidien qu’ils ont eux-mêmes vécu.
Créé en 2001, le prix a
déjà récompensé, entre autres,
Philip Roth (USA), Elfriede Jelinek et Peter Handke (Autriche),
Harold Pinter (Grande Bretagne), Haruki Murakami (Japon), Amos
Oz (Israel) et l’ancien président tchèque Václav Havel. Il
manquait certainement un écrivain chinois à la liste, et Yan
Lianke remplit parfaitement les critères de sélection : un
auteur contemporain dont l’œuvre plaît aux lecteurs quelle que
soit leur origine, leur nationalité ou leur culture.
Lors de la cérémonie de remise des prix, Yan Lianke a prononcé
un discours d’acceptation qui annonçait son roman suivant :
« Le
Ciel et la vie choisissent celui qui perçoit l'obscurité »
(《上天和生活选定那个感受黑暗的人》)
2015 : Rixi ou La Mort du soleil
En 2015, Yan Lianke a publié, chez Rye Field à Taiwan, un roman
d’un style encore différent, aux confins du surréalisme :
Rixi (《日熄》),
soit « Quand le soleil s’est éteint », traduit en français, par
Brigitte Guilbaud,
« La Mort du soleil ».
Il s’agit d’une
histoire de somnambules : les hommes sont plongés dans
l’obscurité car le soleil a disparu ; privés des inhibitions du
monde diurne, ils se livrent à toutes sortes d’exactions et vont
jusqu’à piller et s’entretuer. C’est le chaos … Derrière cette
histoire contée par un enfant dans un style nouveau perce une
allégorie de la Chine actuelle.
Le roman a été couronné
du
prix Hongloumeng lors de
sa sixième édition.
2021 : La Plaine centrale
C’est en 2020, en pleine épidémie
de covid19, que Yan Lianke a terminé la première
version d’un nouveau roman intitulé « La Plaine
centrale » (Zhongyuan《中原》).
Il l’a révisé à la fin de l’année, et le roman a été
publié en mars 2021 dans la revue Huacheng (《花城》).
Une version légèrement révisée a ensuite été publiée
fin octobre 2021 à Taiwan aux éditions Rye Field
Publishing (Maitian chubanshe
麥田出版社) sous le titre
« Chinese Story » (Zhongguo gushi《中国故事》).
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|
Zhongyuan, publié dans Huacheng |
Le roman déroule l’histoire des relations
entre un homme, sa femme et son fils comme symbolique des
relations d’amour et de haine d’une famille typique de la Plaine
centrale, en en recherchant les origines.
Le roman évoque toute une imagerie utopique
proche de la « Source aux fleurs de pêchers » (Taohua yuan ji《桃花源记》)
de Tao Yuanming (陶渊明).
Il évoque aussi le thème du discours de réception du Newman
Prize, le 16 mars 2021 « Un
village plus grand que le monde » (《一个比世界更大的村庄》).
Mais, au-delà de cette intertextualité, le titre du roman semble
être aussi une satire de la fameuse « histoire de Chine » (Zhongguo
gushi
中国故事) que le président Xi Jinping a
demandé de « raconter au monde comme il faut » (向世界进好中国故事).
Essais, nouvelles
et autres textes
Outre ces romans, qui
ont fait l’objet de traductions régulières en français depuis
2006, Yan Lianke a également publié un grand nombre de textes
courts, essais et nouvelles, qui apportent les uns des
commentaires sur son œuvre et les autres une approche
différente, mais complémentaire.
Il est en particulier l’auteur de nombreuses
nouvelles dites « moyennes » (中篇小说) qui restent pour la plupart
à découvrir, hormis les trois traduites et publiées aux éditions
Picquier, mais comme roman, ce qui est trompeur.
Recueils de
nouvelles
小说集
1992 Histoires de chez
moi《乡里故事》
1993 Fables de paix《和平寓言》
1994 En direction du
paradis《朝着天堂走》
1995 La maison de la
joie《欢乐家园》
1997 Nouvelles choisies
par l’auteur 《阎连科小说自选集》
1998 Le trou doré《黄金洞》
2000 En direction du
sud-est《朝着东南走》
2000 Romantisme
révolutionnaire 《革命浪漫主义》
2001 Le chant céleste
des monts Balou 《耙耧天歌》
2002 Les jours, les
mois, les années 《年月日》
2002 Visite au village
《走过乡村》
2007 Le soleil du ravin
de jade 《瑶沟的日头》
Recueils d’essais 随笔、散文集
2002 Les baguettes
rouges de la sorcière《巫婆的红筷子》
2007 Les conférences
littéraires de Yan Lianke 《阎连科文学演讲》
2012 Un flot d’inepties《一派胡言》
2013 Les critiques
littéraires de Yan Lianke 《阎连科文论》
Voir :
Les nouvelles « moyennes » de Yan
Lianke
Newman Prize
for Chinese Literature 2021
Créé en 2008 et décerné
tous les deux ans par l’Institute for US-China Issues de
l’université de l’Oklahoma, le prix Newman de littérature
chinoise a été
décerné en
2021 à Yan Lianke. Un double hommage lui a été
rendu : d’une part à l’Université du peuple (Renmin daxue ) à
Pékin le 16 mars, et d’autre part, deux jours plus tard, à
l’université de l’Oklahoma où a été organisé un colloque,
diffusé via visioconférence.
À l’occasion de la
cérémonie de remise du prix à Pékin, Yan Lianke a prononcé un
discours de réception
venu s’ajouter à ses nombreux discours et conférences
littéraires, dont le
discours de réception du prix Kafka
en 2014.
Yan Lianke avait déjà
été trois fois parmi les candidats présélectionnés (en 2009,
2015 et 2017). Le prix a été créé en 2008. Parmi les précédents
lauréats figurent
Mo Yan
(莫言)
pour 2009,
Han Shaogong (韩少功)
pour 2011 et
Wang
Anyi (王安忆) pour 2017.
Traductions en
français
Publiées aux éditions
Picquier (date
de l’édition originale entre parenthèses)
Romans
2006 : Servir le peuple 《为人民服务》
(2005) – trad. Claude
Payen
2007 : Le Rêve du
village des Ding 《丁庄梦》
(2006) – trad. Claude
Payen
2009 : Bons baisers de Lénine 《受活》
(2004) - trad. Sylvie
Gentil
2012 :
Les Quatre livres
《四书》
(2011) - trad. Sylvie
Gentil
2014 : La Fuite du
temps
《日光流年》
(2004) - trad. Brigitte
Guilbaud
2015 :
Les
Chroniques de Zhalie
《炸裂志》
(2013) - trad. Sylvie
Gentil (prix
Kafka 2014)
2020 :
La
Mort du soleil
《日熄》
(2015) - trad. Brigitte
Guilbaud
(prix
Hongloumeng 2016)
Nouvelles
« moyennes » (zhongpian xiaoshuo
中篇小说)
2009 : Les jours, les
mois, les années 《年月日》
(1997/2002) - trad. Brigitte
Guilbaud
(prix Lu Xun
pour la période 1997-2000)
2017 : Un chant céleste
《耙耧天歌》
(1998)
- trad. Sylvie
Gentil
Souvenirs (sanwen
散文)
2010 : En songeant à mon père 《想念父亲》
(2009) - trad. Brigitte
Guilbaud
2022 : Elles
《她们》(2020) -
trad. Brigitte
Guilbaud
2024 : L’Enfant de Tianhu《田湖的孩子》(2018) -
trad. Brigitte Guilbaud
Essai au fil de la
plume (wenxue suibi
文学随笔)
2017 :
A la découverte du roman
《发现小说》
(2011) - trad. Sylvie
Gentil
Adaptation en bande
dessinée
Adaptation du roman
« Servir le peuple » illustré de superbes images en vert et
rouge :
Servir le peuple, Alex
W. Inker, éditions Sarbacane, octobre 2018
http://editions-sarbacane.com/servir-le-peuple-2/
Interview de l’auteur
sur Telerama :
https://www.telerama.fr/livre/la-bedetheque-ideale-202-
erotisme-et-maoisme-dans-servir-le-peuple-dalex-w.-inker,n5821498.php
Bibliographie
The Routledge Companion to
Yan Lianke,
Edited by Riccardo Moratto and Howard Yuen Fung Choy, Routledge,
mars 2022, 571 p.
Review by Martina Codeluppi :
https://u.osu.edu/mclc/2022/11/04/the-routledge-companion-to-yan-lianke/#more-43698
A lire en complément
Notes de lecture
Les Quatre livres
Les Chroniques de Zhalie
A la découverte du roman
La Mort du soleil
Prix et discours
de réception
2016 :
Le prix
Hongloumeng décerné à « La Mort du soleil »
2014 :
Discours de réception du prix Kafka
2021 :
Discours de réception du prix Newman
Autres
- Une nouvelle tirée
d’un recueil éponyme de trente-sept nouvelles publié en
septembre 2007 :
« Poils de cochon noirs, Poils de cochon
blancs »《黑猪毛,白猪毛》
- L’analyse du roman «
Le Rêve au village des Ding » (《丁庄梦》)
et du film « Love for Life » (《最爱》),
adaptation cinématographique du roman par Gu Changwei ((顾长卫)
:
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Gu_Changwei_love_for_life.htm
-
Souvenirs d’un
dimanche pluvieux à Paris : hommage à Yan Lianke…
- Sortie
d’un nouveau roman de Yan Lianke en traduction française : « La
fuite du temps »
- Un très
bon article sur "La fuite du temps" :
www.lacauselitteraire.fr/la-fuite-du-temps-yan-lianke
Cette nouvelle a été traduite et publiée fin 2006 sous
le titre « Poil de cochon » chez un éditeur mis en
liquidation judiciaire peu de temps après (les éditions
des Riaux). La traduction donnée ici est différente.
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