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A Yi
阿乙
Présentation
par Brigitte
Duzan, 8 septembre 2012, actualisé 29 avril 2024
A Yi
aura mis du temps à avoir confiance dans ses dons
littéraires et à concrétiser sa vocation d’écrivain. Ses
premières publications datent de 2008.
Son
œuvre, essentiellement des nouvelles, fait partie de la
nouvelle littérature policière, ou pseudo policière, qui
se développe en Chine, le genre étant surtout, dans les
meilleurs des cas, le prétexte à une peinture noire de
la société. C’est le cas d’A Yi.
Sa
notoriété est cependant longtemps restée limitée à un
petit cercle littéraire ; il commence à peine à sortir
de l’ombre. Il était, par exemple, l’un des écrivains
chinois invités à la Foire du livre de Londres, en avril
2012. Mais c’était la première fois qu’il mettait les
pieds hors de son pays… |
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A Yi en 2015 (photo yicai.com) |
Petit
flic pendant huit ans
A Yi (阿乙)
est né en 1976, à Ruichang, au nord du Jiangxi (江西瑞昌),
à la frontière du Hubei, au bord du Yangtse.
Il a grandi
dans la Chine de l’ouverture, mais celle-ci n’a guère eu
d’influence sur sa vie d’enfant. Sa mère était illettrée et son
père n’avait pas dépassé le niveau du collège. Il était
cependant un bon élève en classe et aurait pu faire de bonnes
études : en 1994, seuls quatre des élèves de sa classe furent
reçus au redoutable gaokao, l’examen d’entrée à
l’université : il était du nombre. Mais son père le fit entrer à
l’école de la police. La déception fut d’autant plus grande que,
l’année suivante, tous les élèves qui avaient été recalés et
avaient redoublé furent admis à l’université…
Ce premier
départ dans la vie le rapproche de
Cao Naiqian (曹乃谦),
mais Cao Naiqian travaillait au moins au Bureau de la Sécurité
publique de Datong ; A Yi, lui, a passé cinq ans (après ses
trois ans d’école) dans un petit poste de police où, hormis
quelques certificats de résidence à établir pour de rares
nouveaux venus, il n’avait pas grand-chose à faire toute la
journée et s’ennuyait ferme.
Il a raconté
que le poste de police avait été installé dans les locaux d’une
ancienne coopérative de crédit, après la réforme ; il se sentait
petit caissier. Son activité principale consistait à jouer aux
cartes ou aux dés avec ses collègues et supérieurs. C’est
d’ailleurs le thème central de l’une de ses premières
nouvelles : « Dans la colonie pénitentiaire » (《在流放地》).
C’est aussi
l’une de ces séances de cartes qui, selon ses propres dires, lui
a fait prendre conscience de la vie qui l’attendait s’il
continuait dans cette voie toute tracée. Un jour, alors qu’il
avait joué toute la nuit avec l’inspecteur, le chef du poste et
son adjoint, le chef proposa de changer de place et de continuer
en jouant aux dés ; les quatre hommes changèrent donc de place
en tournant autour de la table dans le sens des aiguilles d’une
montre, et A Yi eut soudain une vision déprimante des dix années
à venir :
20岁的他变成了30岁的副所长,30岁的副所长变成了40岁的所长,40岁的所长变成了50岁的调研员,头发越来越稀,肚皮越来越鼓,眼睛越来越浑浊,一根中华烟抽灭了,点起烟屁股继续抽。
Le jeune flic de
20 ans qu’il était allait devenir chef adjoint à 30 ans, le chef
adjoint de 30 ans allait devenir chef à 40 ans, et le chef de 40
ans inspecteur à 50 ans ; il aurait le crâne de plus en plus
dégarni, le ventre de plus en plus proéminent, il y verrait de
moins en moins, et il continuerait à fumer un mégot éteint
depuis longtemps.
Il décida de
démissionner, au grand dam de ses parents qui le voyaient
quitter un poste stable pour une vie incertaine. Il s’appelait
encore Ai Guozhu (艾国柱).
C’était en 2002, il avait 26 ans.
Graduelle
émergence d’une vocation
D’abord
lecteur frénétique
Il fut d’abord
engagé comme rédacteur sportif au Journal du soir de Zhengzhou (《郑州晚报》),
la capitale du Henan. Il ne travaillait que trois ou quatre
heures par jour et passait le reste du temps dans les
librairies. Et un jour, il ouvrit un livre d’un dénommé Camus,
un roman intitulé « L’étranger » qui commençait ainsi :
« Aujourd’hui maman est morte, ou peut-être hier, je ne sais
pas. »
.
Ce fut à la
fois un choc et une révélation : révélation que la
« littérature » pouvait être cela, l’expression d’un sentiment
intime, profond, personnel. Ses lectures, jusque là, s’étaient
limitées au Duzhe (《读者》)
et aux romans traditionnels
chinois dont il lisait un chapitre après l’autre aux toilettes ;
quant à sa connaissance de la littérature étrangère, elle se
bornait à « La dame aux camélias ».
Il se mit à
lire avec frénésie, passant de Camus à Kafka, puis à Milan
Kundera, Italo Calvino, Alessandro Baricco, et bien sûr García
Márquez et Borges : absurde, fantastique, réalisme magique… Il
trouva dans ces œuvres des résonances avec son propre univers et
elles l’influencèrent profondément.
Les pages
sportives le lassèrent vite, il chercha un exutoire plus
favorable, et moins éphémère, à son désir d’écrire.
Puis
écrivain, timidement
Beijing News |
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En
2004, à la suite d’une rencontre fortuite, il devient
rédacteur du supplément culturel du journal
Xinjingbao ou Beijing News (《新京报》)
qui avait été lancé l’année précédente. Il commence
alors à écrire timidement, en se cachant derrière le nom
de plume le plus simple qu’il ait pu trouver, A Yi (阿乙),
pour s’exprimer librement.
Ce
qu’il écrit est tiré directement de son expérience
personnelle, et de ses longues années de petit flic sans
avenir. Ses nouvelles sont invariablement situées dans
une petite ville sans âme, où les gens s’ennuient en
jouant aux cartes. C’est le cadre bruyant de meurtres,
de bagarres, de disputes, tous incidents auxquels il a
lui-même assisté, mais il s’agit juste d’un cadre,
l’important est ailleurs : il peint la solitude de
personnages tentant de s’évader de
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la
médiocrité de leur
existence, chacun luttant individuellement pour finir, de la
même manière, par échouer lamentablement.
Le ton est
sombre, A Yi reconnaît être foncièrement pessimiste. Chacun a
une chance de s’en sortir, mais le prix à payer est très élevé.
L’amour est quasiment absent de son univers, et c’est aussi le
reflet d’une amère expérience de jeunesse ; quand A Yi aborde le
thème, dans une nouvelle comme « Relations entre homme et
femme » (《男女关系》),
c’est pour le traiter en dérision.
Il a ainsi
décrit son caractère et son attitude face à la vie, donc à
l’écriture :
“在经过一段自作聪明的写作后,我慢慢知道:我本质上是个悲伤的人,悲伤降低了阅世的门槛,使我以为世上并无一人值得嘲讽。”
Après avoir
un temps écrit en pensant être plus intelligent que les autres,
j’ai peu à peu réalisé que je suis d’un naturel foncièrement
triste, et que cette tristesse a limité ma vision des choses ;
cela m’a incliné à penser qu’il n’y a personne au monde qui
vaille une plaisanterie.
Ecrivain
finalement reconnu
La nouvelle est
le genre privilégié d’A Yi : il en a écrit une trentaine. Il a
commencé par les publier sur son blog avant d’être remarqué par
une célébrité de l’internet en Chine :
Luo Yonghao (罗永浩),
fondateur en 2006 du portail bullog.cn (牛博网)
.
1.
C’est à ce personnage tumultueux qu’A Yi doit le début
de sa notoriété. C’est grâce à son soutien que le
premier recueil de nouvelles d’A Yi a été publié en août
2008, par l’une des principales maisons d’édition de
Shanghai, Shanghai Joint Publishing Company (上海三联出版社),
sous le titre « Nouvelles couleur de cendre » (《灰故事》Huī
gùshí).
Le
recueil a été tiré à quatre mille exemplaires, on ne
sait trop combien ont été vendus : le livre est passé
totalement inaperçu. L’éditeur a organisé une rencontre
avec l’auteur, personne n’est venu ; alors A Yi a
improvisé les questions et donné les réponses. Mais Luo
Yonghao a publié un article élogieux sur
bullog
et l’a encouragé à continuer.
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Luo Yonghao
Nouvelles couleurs de cendre |
2.
C’est avec la publication de son deuxième recueil qu’A
Yi a commencé à avoir vraiment le sentiment d’être « un
écrivain ». Le recueil, « L’oiseau m’a vu » (《鸟,看见我了》Niǎo,
kànjià wǒ le),
est sorti en octobre 2010. Luo Yonghao avait envoyé les
nouvelles à
Bei Dao (北岛)
qui les a trouvées excellentes : le livre est donc sorti
avec, sur la couverture, un double éloge de Luo Yonghao
et de Bei Dao !
Il est
vrai que le recueil est, de l’avis unanime, bien plus
achevé que le précédent. La nouvelle qui donne son titre
à l’ensemble est un petit chef d’œuvre en soi. C’est une
histoire qui commence comme une énigme policière, dans
un style froid, vaguement irréel : un homme vient d’être
assassiné ; au moment de mourir, il dit à son
meurtrier : « tu ne t’en tireras pas facilement,
l’oiseau dans l’arbre t’a vu ». Alors, terrorisé par les
oiseaux, le meurtrier se met |
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L’oiseau m’a vu |
à les
exterminer, jusqu’à ce que, un jour, quelqu’un lui
demande : mais pourquoi tuez-vous les oiseaux ainsi ? Et il
répond : parce que je les déteste… parce
que l’oiseau m’a vu…. Déclaration qui va entraîner sa chute...
L’histoire comme le style sont typiques des nouvelles
récentes d’A Yi : l’intrigue tient le lecteur en
haleine, mais n’est là que pour amener un portrait, une
vision de la société qui laisse aussi froid que le ton
et le style. On ne peut même pas parler d’humour.
3. En
septembre 2011, A Yi a ensuite publié un recueil de
textes courts datés de la période allant de 2005 à 2011,
dont la plupart avaient été publiés sur son blog. A Yi
se confie, évoque sa famille, ses idées, ses doutes…
Le
livre est intitulé « Guaren » ou
« Moi » (《寡人》) :
c’était l’expression utilisée par l’empereur, sorte de
« nous » royal qui traduisait sa solitude à la tête de
l’empire ; par extension, elle est utilisée ici pour
désigner l’écrivain, isolé dans la société.
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Guaren |
4. Plus
récemment, en février 2012, est sorti ce qui a été salué
comme son premier roman : « Et après, je fais quoi ? »
(《下面,我该干些什么》).
Initialement intitulé « Chat et souris » et écrit à la
première personne, le récit relate l’histoire d’un jeune
de dix-neuf ans qui tue une camarade de classe dans le
désir désespéré et morbide de sortir de l’anonymat. Il
jouit ensuite de la chasse poursuite comme d’une
aventure excitante, avant de se livrer lui-même à la
police et de faire du tribunal une tribune personnelle
où se mettre en scène.
A Yi a
dit avoir été influencé par « Crime et Châtiment » et
par « L’étranger », prétendant ne faire que de
l’imitation. On en doute cependant vu le soin avec
lequel il a peaufiné son texte avant de le publier : il
a été remanié pendant un an, et considérablement
raccourci.
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Et après, je fais quoi ? |
L’éditeur est la plus
importante maison d’édition privée chinoise, Xiron Publishing
.
A Yi en est maintenant l’un des rédacteurs en chef, après avoir
brièvement figuré au conseil de rédaction du magazine littéraire
d’Ou Ning,
Tian Nan/Chutzpah.
5. En
2012, alors qu’il avait commencé à écrire son roman, A
Yi a eu des problèmes de santé. Les examens ont révélé
qu’il avait une maladie héréditaire « IgG4 related »,
c’est-à-dire une inflammation chronique de certains
tissus avec apparition de pseudo-tumeurs. Il en a gardé
le sentiment de la menace latente de la mort. Il est
alors revenu vers l’écriture de textes courts, essais et
nouvelles.
En août
2015, il a d’abord publié un recueil d’essais au fil
de la plume (随笔)
écrits après Guaren, entre 2011 et 2015 : »
Soleil violent, rien n’est laissé dans l’ombre » (《阳光猛烈,万物显形》)
En juin
2016, il a ensuite publié un quatrième recueil de
nouvelles, « L’homme égaré en amour » (《情史失踪者》),
une série de huit récits écrits entre 2012 et 2015. |
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Soleil violent, rien n’est laissé dans
l’ombre |
L’homme égaré en amour |
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Lors
d’une présentation du livre à la presse, il s’est défini
lui-même comme auteur de nouvelles (“短篇小说家”),
car, explique-t-il :
“因为我原来都上班,周末写作,最好写容易结束的故事,上次写一个长篇要写生病了,所以只能写短篇。”
Comme je travaille, je n’écris que le week-end, le
mieux, pour moi, est donc d’écrire des histoires que je
puisse terminer rapidement ; quand j’ai voulu attaquer
un roman, la dernière fois, je suis tombé malade, je ne
peux vraiment écrire que des nouvelles courtes.
Les
nouvelles d’A Yi sont pleines de malades et de
personnages rongés par l’anxiété, dont la vie est
transformée par la maladie – comme lui.
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6. De
2016 à 2019, il s’est plongé dans « La recherche du
temps perdu » et a rencontré Claude Simon qui l’a
persuadé de l’intérêt de se concentrer sur l’écriture de
son monde intérieur. Puis il a passé trois ans à écrire
un nouveau recueil de nouvelles.
En
avril 2021, il publie ce recueil de treize nouvelles –
nouvelles courtes et novellas - qui brillent par leur
imagination et leur fantastique, mais aussi par leur
tranquille absurdité, comme celle du titre, « L’escroc
est arrivé dans le sud » (《骗子来到南方》) :
cet escroc qui a arnaqué toute la ville, typiquement,
continue de vivre paisiblement parmi ceux qu’il a
arnaqués.
En
octobre 2022, il sort un recueil d’essais écrits entre
1996 et 2020, « All Night Club » (《通宵俱乐部》),
qui fait suite aux deux publiés en 2011 et 2015, « Moi »
et « Soleil violent ». |
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L’escroc est arrivé dans le sud (2021) |
7. En
décembre 2022, dix ans après le premier, A Yi publie son
deuxième roman, paru aux éditions Littérature du
peuple (人民文学出版社) :
« La promise » (wèihūn
qī《未婚妻》).
Le
roman est surtout caractérisé par un nouveau style,
personnel, intérieur, métafictionnel. L’auteur s’adresse
directement au lecteur pour lui parler de ses
sentiments, de ses pensées, au présent comme au passé.
Et il enrichit la narration en ajoutant des notes en bas
de page. C’est un récit autobiographique à la première
personne qui raconte une histoire d’amour qui s’est
passée il y a plus de vingt ans. À l’époque, A Yi avait
25 ans ; il était secrétaire dans un poste de police de
sa ville natale, Ruichang, et il avait surtout à écrire
des rapports sans intérêt. Un jour qu’il avait
accompagné son chef à la campagne, il a rencontré une
jeune femme de 20 ans dont il est tombé amoureux. |
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La promise (2022) |
Le
roman raconte comment elle est devenue sa « fiancée », mais
indique aussi que le mariage n’a finalement pas eu lieu.
C’est une
histoire d’amour vraie, toute simple, typique d’une région où il
ne se passe rien d’extraordinaire, et où les gens sont plutôt
ennuyeux. Il n’avait rien de formidable ou spécial à raconter.
Il a donc créé des liens avec d’autres histoires, d’autres
univers fictionnels, par le biais de citations données en notes
en bas de page : extraits de « La Recherche », mais aussi de
« L’Antigone » d’Anouilh, de l’« Ulysses » de Joyce, de la
Bible, de poèmes… Les personnages sont ainsi sortis de leur
contexte spécifique, mis en parallèle avec d’autres, l’idée
étant d’élargir l’histoire à celle de l’humanité, au-delà des
clivages d’époque, de culture, de fortune ou de rang social.
À lire en
complément
Une traduction
d’un extrait de « Guaren » (《寡人》) publiée
dans Granta en avril 2012 :
Petty Thief, ou
Le petit voleur, traduit par Alice Xin Liu
http://www.granta.com/New-Writing/Petty-Thief
« Malédiction au village » (《杨村的一则咒语》)
Nouvelle
publiée dans le premier numéro du magazine
Tian Nan/Chutzpah, en avril
2011.
Traduite par
Julia Lovell sous le titre « The Curse », elle est ensuite parue
dans The Guardian en avril 2012, dans le cadre de la série de
nouvelles chinoises publiées par le journal à l’occasion de la
Foire du livre de Londres.
Le texte chinois :
http://www.chutzpahmagazine.com.cn/CnMagazineTextDetails.aspx?id=67
La traduction de
Julia Lovell :
http://en.chutzpahmagazine.com.cn/EnNewDetails.aspx?id=120
Traduction en
français
Le
jeu du chat et de la souris 《下面,我该干些什么》, trad. Mélie Chen,
Stock, coll. La Cosmopolite, avril 2017.
Traduction en anglais
Wake Me Up at 9 :00 in the Morning《早上九点叫醒我》, tr. Nicky Harman,
One World, Sept. 2021.
Il s’agit de l’incipit du roman :
« Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne
sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère
décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.»
Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. »
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