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Xia Jia 夏笳

Présentation

par Brigitte Duzan, 30 janvier 2016, actualisé 12 septembre 2024

 

Xia Jia est l’un des rares auteurs féminins de science-fiction aujourd’hui, genre qui semble être un pré carré masculin, que ce soit en Chine ou ailleurs. C’est en outre un écrivain original dans le genre : sa science-fiction est tout ce qu’il y a de plus « soft », avec une coloration littéraire qui rattache ses récits aux histoires de fantômes chinois qui forment tout un pan de la littérature et de la culture chinoises.

 

L’une de ses amies à laquelle elle avait montré l’un de ses premiers récits à l’université a qualifié son style de « science-fiction gruau » (稀饭科幻), expression géniale en soi qui doit être comprise comme un compliment : « Si l’on considère que « La Tour de Babel » de Ted Chiang est un chef-d’œuvre de science-fiction soft, alors toi, je peux te féliciter d’avoir créé une science-fiction encore plus soft, une science-fiction gruau » [1]. C’est un gruau littéraire très riche.

 

Xia Jia (photo personnelle, oct. 2019)

  

Double formation, scientifique et littéraire

 

Xia Jia (夏笳) est le nom de plume de Wang Yao (王瑶). Elle est née à Xi’an en 1984, et elle a eu une première formation de physicienne.

 

La traduction en chinois du roman

d’Italo Calvino « Si par une nuit d’hiver… »

 

Elle a en effet d’abord fait des études de sciences atmosphériques à l’Université de Pékin, où elle est entrée en 2002. Mais elle a ensuite opté pour des études de cinéma à l’Université des communications de Chine (中国传媒大学), toujours à Pékin, et a fait son diplôme de master sur un sujet prémonitoire : « Une étude des personnages féminins dans les films de science-fiction ».

 

Elle s’est ensuite orientée vers des études littéraires, et, tout récemment, en 2014, a terminé un doctorat en littérature comparative et littérature mondiale dans le département de chinois de l’université de Pékin, avec pour sujet de thèse : “Fear and Hope in the Age of Globalization : Contemporary Chinese Science Fiction and its Cultural Politics (1991–2012)”).

 

Craintes et espoirs dénotant la tension entre une tradition en devenir et une modernité en plein développement : c’est une manière de traduire les autres tensions qui sont en

filigrane dans son œuvre et la sous-tendent, tensions entre cœur et périphérie, entre récit écrit et image mouvante, entre rationnel et intuitif…

 

Xia Jia est aujourd’hui chargée de cours de littérature chinoise à l’Ecole des sciences sociales et humaines de l’Université Jiaotong de Xi’an (西安交通大学).

 

C’est cette formation littéraire approfondie qui en fait un auteur de science-fiction proche des grands classiques du fantastique littéraire chinois dont certains de ses récits sont directement inspirés. Mais elle peut aussi bien puiser son inspiration dans la littérature étrangère, au hasard de ses lectures ; l’une de ses nouvelles récentes, par exemple, porte le titre du roman d’Italo Calvino dont elle est partie : « Si par une nuit d’hiver un voyageur » (《寒冬夜行人》) … Elle se renouvelle constamment, d’une nouvelle à l’autre.

 

 

Illustration du Guangming Ribao

 pour « Si par une nuit d’hiver… »

 

Exploratrice des marges et des frontières

 

Comme la plupart des auteurs de science-fiction chinoise, elle écrit en effet surtout des nouvelles, qu’elle publie depuis une dizaine d’années. Connue pour être d’une activité débordante, elle a tenté une ouverture vers le cinéma, mais la littérature reste son domaine d’expression privilégié.

 

Auteur de nouvelles de science-fiction soft et littéraire

 

Rêve d’éternel été, en couverture

de SFW sept. 2008

 

Elle a commencé à écrire quand elle était encore étudiante, mais sa première nouvelle a été publiée en avril 2004, dans la revue Science Fiction World (科幻世界), et elle a été traduite en anglais en 2012 par Linda Rui Feng sous le titre « The Demon-Enslaving Flask » (《关妖精的瓶子》).

 

C’est une histoire de SF plutôt hard, basée sur le paradoxe dit du « démon de Maxwell » : un démon imaginé par le célèbre physicien, contrôlant une porte entre deux chambres à gaz, et laissant passer les molécules rapides de gauche à droite, et les molécules lentes de droite à gauche, ce qui augmente la température à droite et la fait baisser à gauche, entraînant par là-même une diminution de l’entropie, en violation de la seconde loi de la thermodynamique.

 

C’est ce qu’on appelle une « expérience de pensée », imaginée par Maxwell en 1871, qui a nourri toute une série

de tentatives de solution depuis lors. Xia Jia poursuit l’expérience en imaginant un véritable « démon », comme une sorte de personnage faustien ; mais l’histoire est tellement complexe qu’elle a nécessité tout un corpus de notes en bas de page pour en expliquer les astuces… La nouvelle a décroché le prix Yinhe, ou Galaxy (银河奖), et a fait connaître Xia Jia. Mais elle a aussi déclenché de vives discussions sur la démarcation entre science-fiction et autres genres.

 

Pour sa seconde nouvelle, « Carmen » (《卡门》), publiée dans le même magazine en août 2005, Xia Jia s’est éloignée de la SF hard incarnée aujourd’hui en Chine par Liu Cixin (刘慈欣), et a procédé selon une méthode qu’elle utilisera beaucoup par la suite : elle s’est inspirée du personnage de Bizet, et a construit une sorte d’opéra spatial sur fond de légende gothique d’une mystérieuse danseuse dénommée Carmen. C’est l’évocation de la mémoire culturelle qui prime.

   

Série Jiuzhou, la saison des pluies, Novoland Fantasy septembre 2006

 

A partir de là, Xia Jia a écrit une série de nouvelles qui plongent dans la littérature et la culture chinoises, mais aussi mondiales, aussi bien que dans la vie actuelle et les problèmes de la société moderne.  

 

Littérature, tradition et société

 

Les thèmes de science-fiction – surtout sous la forme de technologies imaginaires – sont greffées sur une trame littéraire qui remonte aux sources de la littérature fantastique chinoise.

 

 

La parade nocturne des cent démons dans un rouleau de peinture japonaise narrative emaki 絵巻

 

 

C’est le cas en particulier de sa nouvelle publiée dans Science Fiction World en août 2010, et dont la traduction en français est parue dans le numéro trois de la revue Jentayu, en janvier 2015 : « La parade nocturne des cent fantômes » (《百鬼夜行街》). C’est une nouvelle très littéraire qui brouille l’image d’un enfant abandonné qui n’arrive pas lui-même à savoir s’il est du monde des vivants ou des revenants, mais qui pourrait aussi bien être une poupée.

 

On retrouve l’atmosphère des contes du Liaozhai (《聊斋志异》) ou « Chroniques de l’étrange » de Pu Songling (蒲松龄), où les fantômes ont une existence comme tout le monde et où il n’y a pas vraiment de démarcation entre le réel et le fantastique, le fantastique faisant partie du quotidien. Le lien est d’autant plus évident que la jeune femme qui adopte l’enfant étrange s’appelle Xiaoqian (小倩), comme la Nie Xiaoqian (《聂小倩》) du deuxième volume des contes de Pu Songling. Quant au temple où se passe la nouvelle, avec son jardin et son étang aux nénuphars, il est la réplique du jardin du temple où réside Nie Xiaoqian dans le conte…

 

Odyssey of China Fantasy (août 2009)

 

La nouvelle se rattache aussi à une croyance populaire japonaise qui veut que les démons yōkai (妖怪) viennent prendre les rues d’assaut pendant les nuits d’été, en menaçant d’une mort atroce les malheureux trouvés sur leur passage [2]. Le titre de la nouvelle, qui est aussi le terme désignant cette croyance (Hyakki Yagyō 百鬼夜行), y fait directement référence. Xia Jia joue ainsi avec les thèmes d’une tradition populaire et d’une littérature qui plonge aux sources de la culture chinoise pour livrer une nouvelle qui relève plus du fantastique, ou simplement de l’imaginaire, que de la science-fiction à proprement parler. Et c’est cela qui en fait tout l’intérêt.

 

Une autre nouvelle récente, publiée en juin 2013, imagine la Fête du Printemps en … 2044, mais finalement, les choses ne sont pas tellement différentes d’aujourd’hui, d’où le titre : «Vieilles histoires de la Fête du Printemps 2044 » (2044年春节旧事》).

 

Les gens continuent les mêmes traditions et poursuivent les mêmes habitudes, décrites en six parties, comme autant de nouvelles courtes : la première décrit le premier anniversaire d’un enfant (zhuāzhōu 抓周), la seconde les célébrations de la veille du Nouvel An (dàniányè 大年夜), la troisième une rencontre proposée à une jeune fille avec un fiancé possible (相亲), la quatrième la Saint Valentin (情人), la cinquième une réunion entre anciens camarades de classe (同学会) et la dernière l’anniversaire d’une personne âgée à laquelle tout le monde vient souhaiter une longue vie, comme le veut toujours la tradition (祝寿). Pourtant il y a des choses qui ont changé et qui changent, sous l’influence de technologies modernes, mais ce qui change est finalement le plus superficiel. Les émotions, elles, restent immuables [3].

 

On est ici au confluent de la science-fiction et de l’analyse sociale. Dans ce registre, Xia Jia est aussi capable d’imaginer des histoires inspirées par son expérience personnelle. C’est le cas de « L’été de Tongtong » (《童童的夏天》), achevée en août 2013 etpubliée dans Zui fiction [4] en mars 2014.

 

Tongtong est une petite fille dont le grand-père est malade et a besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui. Au lieu d’une aide traditionnelle, c’est un robot expérimental avec commande à distance qui va le prendre en charge. Le robot donne une nouvelle vie au vieil homme, et lui permet d’avoir une foule d’activités sans sortir de chez lui. Xia Jia a expliqué que le récit lui avait été inspiré par son propre grand-père [5].

 

C’est donc un monde très riche que celui de Xia Jia, qui imagine la science-fiction en l’intégrant à la vie quotidienne, comme Pu Songling faisait du fantastique, dans ses contes, un élément indissociable de la vie ordinaire.

 

Elle a fait en 2007 un détour par le cinéma, en réalisant plusieurs films de fiction dans lesquels elle s’est mise en scène, et même un documentaire. Mais elle semble avoir abandonné cette voie. Elle a aussi investi la forme longue,

 

Parapax, 2007

avec une série de textes du genre feuilleton, la série Jiuzhou, commencée en 2005. Récemment, en 2015, elle a écrit un récit directement en anglais : « Let’s Have a Talk ». Mais on la sent bridée par la langue ; cela tient plutôt du défi [6].

 

C’est vraiment dans la nouvelle qu’elle donne le meilleur d’elle-même, et surtout quand elle prend ses sources d’inspiration dans la littérature.

 

 


 

Principales publications

 

Nouvelles

The Demon-Enslaving Flask 《关妖精的瓶子》 Science Fiction World avril 2004 (prix Yinhe)

Carmen 《卡门》 Science Fiction World août 2005

Rencontre avec Anna 《遇见安娜》 Science Fiction World juillet 2007 

Rêve d’éternel été 《永夏之梦》 Science Fiction World Septembre 2008 (prix Yinhe)

Le rossignol 《夜莺》 Fantasy World août 2008    

Larmes sur la Rivière Luo 《汨罗江上》 Science Fiction World octobre 2008     

Mon nom est Sun Shangxiang 《我的名字叫孙尚香》 Fantasy World septembre 2009

La parade nocturne des cent fantômes 《百鬼夜行街》 Science Fiction World août 2010

Vieilles histoires de la Fête du Printemps 2044 2044年春节旧事》 Science Fiction World juin 2013.

L’été de Tongtong 《童童的夏天》 achevé août 2013, publié dans Zui fiction en mars 2014.

Si par une nuit d’hiver un voyageur 《寒冬夜行人》 Guangming Daily 光明日, juin 2015.

« Let’s Have a Talk » nouvelle en anglais, Nature, 3 juin 2015.

 

Série Jiuzhou (shared-universe fantasy) :

Jiuzhou. Odyssée 《九州·逆旅》 septembre/octobre 2005

Jiuzhou. Saison des pluies 《九州·雨季》 septembre 2006

Jiuzhou. A la lueur obscurcie de la lune 九州·暗月将临 octobre 2012 …

 

Films (2007)

 

故事片 Films de fiction (dans lesquels elle joue le rôle principal, sauf Xiao Ding)

1、《离骚II A Personal Statement of Growth

2、《小丁》 Xiao Ding (scénario et réalisation) 

3、《绿烬》 Ashes of Green Days

4 « Parapax »  (adapté de sa nouvelle)

 

纪录片 Documentaire

《云南之行》 Voyage au Yunnan (réalisation, photo, montage)

 


  

Traductions en français

 

- « La Parade nocturne des cent fantômes », trad. Gwennaël Gaffric, dans le numéro 3 de la revue Jentayu, pp. 43-60.

- « La Marche nocturne du cheval-dragon », trad. Gwennaël Gaffric, dans le numéro 10 de la revue Jentayu, pp. 193-212.

Ton temps hors d’atteinte《你无法抵达的时间》trad. Gwennaël Gaffric, L’Asiathèque, coll. « Novella de Chine, 2024.

 


 

A lire en complément

 

Un essai de Xia Jia sur les caractéristiques propres à la science-fiction chinoise 

(traduit en anglais par Ken Liu)

http://www.tor.com/2014/07/22/what-makes-chinese-science-fiction-chinese/

 

Les traductions en anglais par Ken Liu des nouvelles :

- Tongtong’s Summer  

http://clarkesworldmagazine.com/xia_12_14_reprint/

 

Parapax, 2007

- If on a Winter’s Night a Traveler

http://clarkesworldmagazine.com/xia_11_15/

- Spring Festival : Happiness, Anger, Love, Sorrow, Joy

http://clarkesworldmagazine.com/xia_09_14/

 

 

 


[1] Jeu de mots sur les termes « hard rice » (le riz dur une fois cuit) et « soft rice » (le riz moelleux), doublant ceux de « hard sci-fi » et « soft sci-fi », le gruau (稀饭) étant encore plus soft que le soft rice. La SF hard est celle qui repose sur la spéculation scientifique et technique, avec une certaine exigence de cohérence.
La nouvelle de Ted Chiang est un classique de la SF américaine qui a obtenu le prix Nebula en 1991.

[2] Voir la présentation de la nouvelle par son traducteur, Gwennaël Gaffric, sur le site de Jentayu :

http://editions-jentayu.fr/numero-3/xia-jia-parade-nocturne-cent-fantomes/ 

[4] Le magazine publié par Guo Jingming (郭敬明).

 

 

 

   

 

 

     

 

 

 

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