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						Si Bi Feiyu (毕飞宇) 
						est connu en France depuis maintenant près de quinze 
						ans, grâce à la traduction et publication dès 2003 de 
						l’une de ses œuvres majeures, « L’opéra de la lune », 
						chez Philippe Picquier, suivie de son invitation au 
						Salon du Livre, en 2004. Les Anglo-Saxons, eux, auront 
						dû attendre novembre 2007 pour découvrir cet écrivain, 
						quand cette même nouvelle fut publiée, en langue 
						anglaise, aux Etats-Unis. 
						  
						Le prestigieux
						
						
						prix 
						Man Asia lui a été décerné en mars 2011,
						pour la traduction en anglais d’un autre de ses 
						chefs d’œuvre, « Les trois sœurs » (《玉米》), 
						au moment où venait de paraître en Chine le dernier de 
						ses romans, « Massage » (《推拿》), traduit en français sous le titre « Les aveugles » (voir Traductions 
						ci-dessous). 
						  
						Bi Feiyu est 
						l’un des écrivains chinois contemporains les plus 
						intéressants : aussi brillant qu’inclassable. |  | 
						
						 
						Bi Feiyu 
						(毕飞宇) | 
				
				
				 
				
				Enfant pendant la 
				Révolution culturelle, enseignant et journaliste après
				
				 
				
					
						| 
						 
						Carte du Jiangsu |  | 
						Bi Feiyu est né 
						en 1964 à 
						Xinghua, au 
						centre de la province côtière du Jiangsu (江苏兴化). 
						C’était deux ans avant le début de la Révolution 
						culturelle ; il avait douze ans quand elle s’est 
						terminée et en a donc sans doute moins souffert que les 
						écrivains contemporains un peu plus âgés.  
						  
						Il en a dit peu 
						de choses : on sait seulement qu’il a dû déménager 
						souvent car son père avait été condamné comme 
						« droitier » en 1958, et donc envoyé en « rééducation » 
						travailler à la campagne. C’est une période qui lui a 
						cependant apporté l’amour de la nature, amour quasiment 
						viscéral dont on retrouve la trace dans son œuvre, en 
						particulier  | 
				
				
						sous forme de métaphores, 
						celles sur l’eau, sous toutes ses formes, dans « L’opéra 
						de la lune », par exemple, ou de descriptions empreintes 
						de lyrisme, comme dans l’extrait de « La plaine » cité 
						plus loin. 
				
				 
				
				Mais on n’en sait guère 
				plus. La plupart de ses biographies indiquent juste, quand elles 
				indiquent quelque chose : 
				1979年返城。C’est-à-dire : 
				en 1979, il est revenu vivre « en ville ». La période n’est 
				quand même pas sans avoir laissé ses marques ; il a déclaré dans 
				un entretien donné à l’occasion du Salon du livre de Paris :
				
				
				« J’appartiens à une génération qui a été cassée… Nous avons 
				reçu une éducation idéaliste, mais, juste avant d’entrer à 
				l’université, tout cela s’est écroulé. Nous ne comprenions plus 
				le monde. Il a fallu s’adapter, répondre à la pression 
				économique, et se demander si on était dans le jeu ou pas. »
				
				 
				
				
				Et finalement, a-t-il 
				dit par ailleurs, « je n’ai écrit qu’une histoire : celle de la 
				souffrance » (我觉得我只写了一个故事:疼痛). 
				Celle de toute une génération.
				
				 
				
					
						| 
						
						Quand il rentre « en ville », c’est dans son Jiangsu 
						natal qu’il ne quittera plus. En 1983, il entre à 
						l’Ecole normale de Yangzhou, dans le département de 
						chinois (扬州师范学院中文系). 
						Quand il en sort, en 1987, il devient professeur, et 
						enseigne pendant cinq ans, avant de s’établir dans la 
						capitale de la province, Nankin, et devenir journaliste.
						 
						  
						De 1992 à 1998, 
						il est reporter au Journal de Nankin (南京日报). 
						Pendant ce laps de temps, cependant, il est plusieurs 
						fois licencié, car ses reportages sont souvent colorés 
						de fiction. S’il est chaque fois absous, cela finit 
						malgré tout par influer sur son style littéraire, en le 
						faisant évoluer vers plus de réalisme : il s’intéresse 
						de plus en plus à la réalité sociale, et se tourne plus 
						spécialement vers la peinture de caractères.   
						En 1998, il 
						entre à l’Association des écrivains du Jiangsu  |  | 
						
						 
						Le magazine Yuhua《雨花》 | 
				
				
						et 
				devient rédacteur du 
				magazine littéraire que publie l’Association : Yuhua  (《雨花》杂志)
				
				
				.
				
				
				 
				
				Auteur de 
				nouvelles à partir de 1987 
				
				 
				
					
						| 
						Il commence à 
						écrire en 1987, alors qu’il enseigne dans une école à 
						Nankin. Et, comme c’est le cas le plus souvent, il 
						commence par des poèmes, puis passe aux nouvelles. La 
						première est publiée en 1991 dans la revue littéraire 
						Huacheng (《花城》), 
						éditée par une maison d’édition de Guangzhou : elle est 
						intitulée « L’île solitaire » (《孤岛》).  
						  
						
						Il a expliqué qu’il écrivait après ses cours, dans la 
						nuit, comme une espèce de défoulement instinctif : 
						« J’étais comme une voiture dont on a fait le plein, qui 
						part dès qu’on a mis le contact, sans direction, sans 
						frein, sans destination précise, et, pire, sans même de 
						route. »  
						  
						
						Les nouvelles se succèdent alors à un rythme accéléré : 
						« Récit » (《叙事》),
						« De la 
						barbe à papa un jour de pluie » (《雨天的棉花糖》), 
						« Qui parle au milieu  |  | 
						
						 
						L’île solitaire《孤岛 
						》 | 
				
				
				de la 
				nuit » (《是谁在深夜说话》), 
						« La femme en train d’allaiter » (《哺乳期的女人》) 
						...
				
				 
				
				Dans les premières 
				années, à la fin de années 1980 et au début des années 1990, il 
				écrit dans le style d’avant-garde qui a alors un grand succès, 
				caractérisé par la primeur donnée à l’innovation et 
				l’imagination, et influencé par la littérature occidentale. Mais 
				il adopte bientôt le style néo-réaliste 
				qui se développe après les événements de Tian’anmen, en réaction 
				en particulier contre l’hermétisme croissant de la littérature 
				d’avant-garde, et qui marque en même temps la fin du mouvement 
				de recherche des racines.
				
				 
				
				A partir de 2000, il 
				passe ensuite de la nouvelle courte à la nouvelle moyenne et au 
				roman.
				
				 
				
				De la nouvelle 
				au roman
				
				 
				
					
						| 
						1. En 2000, il 
						publie une 
						
						nouvelle moyenne (中篇小说) 
						intitulée
						« 
						Qingyi » (《青衣》), 
						traduit « L’opéra de la lune ». Le titre chinois 
						se réfère à 
						un rôle féminin 
						spécifique de l’opéra de Pékin : les rôles de femmes 
						mûres vertueuses, généralement vêtues de noir, d’où le 
						terme. L’histoire est en effet celle d’une actrice 
						spécialisée dans ce genre de rôle, dont la nouvelle 
						retrace le parcours à travers l’histoire de la 
						représentation d’un opéra dont elle devait interpréter 
						le rôle principal. 
						  
						Il s’agit de 
						« Chang’e s’envole sur la lune » (《奔月》),
						
						d’après la célèbre légende de Chang’e (姮娥),
						épouse 
						de l’archer Houyi (后羿), 
						qui, ayant avalé une forte dose d’élixir d’immortalité 
						volé à son époux, s’enfuit sur la lune où elle réside 
						depuis lors.
						 
						  
						Le roman débute 
						en 1958 : l’opéra tiré de la légende a été 
						commissionné 
						pour être représenté l’année  |  | 
						 
						L’opéra de la lune《青衣》 | 
				
				
						suivante dans le cadre des 
				festivités commémorant le dixième anniversaire de la fondation 
				de la République populaire. Mais, lors des répétitions, un 
				général remarque en grommelant qu’il ne voit pas pourquoi une 
				jeune femme pourrait vouloir fuir un pays aussi plein de 
				promesses. Remarque qui fait aussitôt frémir toute la troupe : 
				la représentation est annulée.
				
				 
				
				Vingt ans plus tard, en 
				1979, le changement politique incite la troupe à reprendre le 
				projet, avec une jeune actrice prometteuse de dix neuf ans, Xiao 
				Yanqiu (筱燕秋) ; 
				cependant, en raison de son âge, elle n’est que la doublure de 
				l’actrice principale. Dans un moment de colère, lors d’une 
				répétition, elle lui envoie une tasse d’eau bouillante sur le 
				visage. La représentation est à nouveau annulée.
				
				 
				
				Une vingtaine d’années 
				plus tard, c’est un riche mécène, fabriquant de cigarettes, qui 
				propose de reprendre le projet initial, avec la même actrice 
				dont il garde un souvenir ému et qu’il voudrait entendre chanter 
				de nouveau. Xiao Yanqiu a maintenant une quarantaine d’années, 
				est mariée et a pris du poids, mais décide de se soumettre à un 
				régime draconien pour retrouver sa forme d’antan. L’histoire se 
				répète à l’envers, Xiao Yanqiu refusant de céder sa place à la 
				jeune élève qu’elle a choisie pour doublure. Celle-ci finira par 
				devoir interpréter le rôle, mais en nourrissant l’ambition 
				d’aller jouer à la télévision, bien plus lucrative…
				
				 
				
				C’est donc une œuvre 
				complexe qui est avant tout une formidable peinture de 
				caractères féminins, sur fond de décadence d’un art traditionnel 
				prestigieux gagné par la fièvre de la commercialisation de la 
				culture. A travers l’opéra, c’est toute la société dont 
				l’évolution récente est subtilement dépeinte, d’un ton très 
				critique, ainsi que le déclin de la culture traditionnelle, en 
				général.
				
				 
				
					
						| 
						2. 
						Après le succès de ce roman, Bi Feiyu est resté pendant 
						treize mois sans trouver de nouvelle inspiration. Puis, 
						un jour, il entendit une chanson à la télévision, et les 
						paroles, répétant le mot maïs (玉米 yùmǐ), lui 
						rappelèrent brusquement un souvenir d’enfance : des 
						scènes de soirées au coin du feu, à faire griller des 
						épis de maïs sur le feu, avec une cousine. Ainsi naquit 
						le personnage de Yumi (玉米) et la nouvelle du même nom.
 Ce ne fut au début qu’une nouvelle « de taille 
						moyenne », mais Bi Feiyu lui en adjoignit deux autres, 
						venant compléter la première par l’histoire de deux des 
						sœurs de Yumi, le destin des deux dernières répondant à 
						celui de la première. Publiées ensemble, les trois 
						nouvelles devinrent un roman, avec le titre de la 
						première nouvelle : Yumi (《玉米》), traduit par « Trois 
						sœurs » avec un clin d’œil voulu, et justifié, à 
						Chekhov.
 |  | 
						 
						Trois sœurs《玉米》 | 
				
				
				
				 
				Le roman commence en 1971, en pleine Révolution culturelle. Yumi 
				(玉米), Yuxiu (玉秀) et Yuyang (玉秧) sont trois des sept filles d’un 
				secrétaire du Parti qui passe plus de temps à coucher avec les 
				femmes de ses collègues qu’à travailler. Pour Yumi, le mariage 
				est un moyen d’échapper à l’atmosphère viciée de la famille. 
				Elle a un fort caractère, et l’ambition d’être associée à 
				quelqu’un qui ait du pouvoir. Bi Feiyu en fait l’image de ces 
				femmes que l’on voit sur les affiches de propagande, une femme 
				capable de conquérir un homme, mais bien plus encore de regarder 
				la mort en face sans broncher.
				 
				Yumi a une brève histoire d’amour avec un aviateur, mais elle 
				tourne court lorsque son père est pris en flagrant délit 
				d’adultère et que sa plus jeune sœur Yuxiu est violée. Elle 
				épouse alors un cadre bien plus âgée qu’elle, mais sa sœur, dont 
				la réputation est ruinée par son viol, vient s’installer chez 
				elle en se liant d’amitié avec sa belle-fille. Yuxiu est, elle, 
				l’image de la coquette qui flirte et use de son charme pour 
				tenter d’avancer ses pions sur l’échiquier social : elle est 
				décrite comme un être rusé, à la double personnalité de renard 
				et de serpent, comme ces démones (妖精  yāojing ) des contes et 
				légendes. Les tensions entre les deux sœurs sont encore 
				exacerbées lorsque Yuxiu se lie avec le beau fils de sa sœur. 
				Mais, quand Yumi tombe enceinte, son pouvoir de séduction est 
				brusquement anéanti, et, partant, son pouvoir tout court.
				 
				La troisième partie suit le destin de la troisième sœur, Yuyang, 
				une quinzaine d’années plus tard, en 1982. Yuyang est une 
				étudiante un peu timide, plutôt médiocre, mais ambitieuse. Elle 
				a obtenu une bourse et accepte en échange de travailler comme 
				taupe à l’école pour informer son supérieur des activités et des 
				rencontres des élèves comme des professeurs. Si sa sœur aînée 
				recherche la dignité, sa deuxième sœur la domination par la 
				séduction, Yuyang recherche une place à elle dans la société ; 
				mais elle est tout aussi incapable de maîtriser son destin. 
				 
				On a ainsi une sorte de saga qui couvre dix ans de l’histoire de 
				la Chine, de 1971 à 1982, c’est-à-dire du milieu de la 
				Révolution culturelle au début de la période de réforme et 
				d’ouverture. C’est donc un peu le même schéma tripartite que 
				celui adopté pour le roman précédent, « L’opéra de la lune », 
				mais avec, ici, trois personnages féminins différents, 
				symbolisant trois caractères emblématiques des trois périodes 
				qu’ils sont sensés représenter. Le roman, en ce sens, rappelle 
				la nouvelle de 
				Su Tong (苏童) « Vies de femmes » 
				(《妇女生活 》).
				 
				Bi Feiyu n’a pas fait grand effort pour lier les trois 
				nouvelles, et encore moins pour en reprendre les fils à la fin 
				et terminer par une conclusion commune. C’est une chose qui lui 
				est souvent reprochée. Mais il s’en défend. Lors d’un entretien 
				donné récemment pour la sortie de son dernier roman, qui est 
				également sans conclusion nette, il a affirmé : aucun de mes 
				écrits n’a de conclusion, tout simplement parce que cela 
				correspond à ce qui se passe dans la vie. L’inachevé est la 
				caractéristique de la vie, et c’est la caractéristique de l’art…
				
				 
				Le roman a beaucoup fait pour ancrer Bi Feiyu dans l’opinion 
				publique comme l’écrivain qui comprend le mieux le caractère de 
				la femme (是最了解女性的男作家) -  il balaie ces louanges d’un revers de 
				manche : il n’y a que dieu qui puisse comprendre l’homme, donc 
				« je ne peux pas comprendre la femme parce que je ne suis pas 
				dieu » (其实我不了解女性,因为我不是上帝).
				 
				
					
						| 
						3. En septembre 
						2005, Bi Feiyu est revenu avec un nouveau roman : « La 
						plaine » (《平原》), moins connu que les deux précédents. Sa 
						traduction en français a même valu à Bi Feiyu de 
						recevoir le « Prix de l’inaperçu » en 2010. Il est le 
						pendant des deux premiers dont il poursuit la réflexion.   
						Le jeune 
						Duanfang (端方) 
						rentre chez lui, au village de Wangjiazhuang 
						(littéralement le village de la famille Wang) : un coin 
						perdu qui ne connaissait, dit l’auteur, ni la liberté, 
						ni la dignité, ni la compassion, ni l’amour (自由的死角,也是尊严、 
						同情、 悲悯和爱的死角). 
						Quand il arrive, plein d’espoir, pensant qu’il va être 
						choyé, il se rend vite compte qu’il n’est accueilli que 
						comme une paire de bras supplémentaires.  
						  
						Pour en 
						terminer avec la vie de paysan, une seule solution : se 
						faire soldat (voir 
						
						Yan Lianke
						
						
						阎连科).
						
						Pour ce faire, il recherche l’appui de la secrétaire 
						locale du Parti,  |  | 
						 
						La plaine《平原》 | 
				
				
				
						Wu Manling (吴蔓玲). 
						Mais, amoureuse de lui, elle 
				fait partie quelqu’un d’autre à la 
				place. Comme Duanfang la rejette, elle finit par devenir folle.
				
				 
				
				Ici, la période de la 
				Révolution culturelle est entr’aperçue à travers les tracas d’un 
				jeune garçon. Mais l’accent est mis non sur l’Histoire, mais sur 
				le destin d’un individu, dont le rapport à cette Histoire est 
				assez ténu. Simplement, c’est l’Histoire qui, même de très loin, 
				le détermine : on a le sentiment très net que les dés sont 
				joués, un sentiment de fatalité historique. On a donc ici aussi 
				une réflexion sur l’Histoire, même si elle ne constitue que le 
				cadre très vague et lointain du récit. 
				
				 
				
				Quant à la qualité du style, il 
				est difficile de l’appréhender dans la traduction, ce qui est 
				sans doute l’une des raisons du mince intérêt suscité à sa 
				publication. Pourtant, l’amour de la nature qui y transparaît a 
				une tonalité impressionniste, et prend même un aspect lyrique à 
				certains moments. On peut en juger par l’extrait suivant, ode à 
				la céréale nourricière du village, qui prend ici valeur 
				emblématique comme le maïs dans le roman précédent de l’auteur 
				ou le sorgho chez 
				Mo Yan :
				
				 
				
				
				麦子黄了,大地再也不像大地了,它得到了鼓舞,精气神一下子提升上来了。在田垄与田垄之间,在村落与村落之间,在风车与风车、槐树与槐树之间,绵延不断的 
				麦田与六月的阳光交相辉映,到处洋溢的都是刺眼的金光。太阳在天上,但六月的麦田更像太阳,密密匝匝的麦芒宛如千丝万缕的阳光。阳光普照,大地一片灿烂, 
				壮丽而又辉煌。这是苏北的大地,没有高的山,深的水,它平平整整,一望无际,同时也就一览无余。麦田里没有风,有的只是一阵又一阵的热浪。热浪有些香,这 
				厚实的、宽阔的芬芳是泥土的召唤,该开镰了。是的,麦子黄了,该开镰了。
				
				
				庄稼人望着金色的大地,张开嘴,眯起眼睛,喜在心头。再怎么说,麦子黄了也是一个振奋人心的场景。经过漫长的、同时又是青黄不接的守候之后,庄稼人闻到了新麦的香味,心里头自然会长出麦芒来。别看麦子们长在地里,它们终究要变成苋子、馒头、疙瘩或面条,放在家家户户的饭桌上,变成庄稼人的一日三餐,变成庄 
				稼人的婚丧嫁娶,一句话,变成庄稼人的日子。
				
				Le blé était jaune, 
				la terre ne ressemblait plus à la terre, elle avait été stimulée 
				et l'essence de la vie était montée d'un coup. Partout, entre 
				les champs, entre les villages, entre les tarares, entre les 
				sophoras, s'étalait sans discontinuer le saisissant contraste 
				des champs de blé sous le soleil de juin, baignant tout d'une 
				éblouissante lumière dorée. Le soleil était dans le ciel, mais 
				les champs de blé au mois de juin ressemblaient encore davantage 
				au soleil, comme si la barbe foisonnante de leurs épis dardait 
				des myriades de rayons de soleil. La lumière inondait tout, la 
				terre resplendissait, rutilante et magnifique. Telle est la 
				terre du Nord du Jiangsu, sans hautes montagnes ni eaux 
				profondes, si parfaitement plane qu'un regard suffit à embrasser 
				et contenir tout l'horizon. Pas un souffle de vent sur les 
				champs de blé, juste des vagues d'air chaud déferlant l'une 
				après l'autre. Des vagues d'un air chaud parfumé, de cette 
				fragrance lourde et généreuse qui porte l'appel de la terre 
				quand vient le temps de la moisson. Oui, le blé était jaune, le 
				temps de la moisson était venu.
				
				Les paysans contemplaient les terres dorées, la bouche ouverte 
				et les yeux plissés, le cœur en joie. D'une façon ou d'une 
				autre, le blé jaune offrait toujours un spectacle stimulant. 
				Après une longue période d'attente, lorsque la récolte 
				précédente était épuisée et que la nouvelle était encore en 
				herbe, les paysans humaient l'odeur du blé nouveau et dans leur 
				cœur poussait déjà spontanément la barbe des jeunes épis. Ils ne 
				voyaient pas les blés en terre, mais bientôt changés en jeunes 
				pousses, en petits pains cuits à la vapeur, en pâtes ou en 
				nouilles, posés sur la table de chaque foyer, c'étaient leurs 
				trois repas journaliers, c'étaient toutes les occasions pour 
				lesquelles la famille se réunit, en un mot, c'était leur 
				quotidien.
				
				
				 
				
					
						| 
						4. Après une 
						série de nouvelles en 2006 et 2007, « L’arc-en-ciel » 
						(《彩虹》), « Une vie à s’aimer » (《相爱的日子》) et « Affaires de 
						famille » (《家事》), en 2010, Bi Feiyu a publié un 
						quatrième roman, « Tuina » (《推拿》) : les 
						personnages sont des aveugles, spécialistes d’une 
						technique de massage particulier de la médecine 
						traditionnelle chinoise à laquelle se réfère le titre, 
						qui vise à traiter la douleur par le massage. Ce n’est 
						plus ici une réflexion sur l’histoire, mais plutôt sur 
						la force des normes sociales, sur les relations humaines 
						et leurs difficultés, une méditation sur la vie et le 
						rêve.   
						L’histoire se 
						passe dans un centre de tuina de Nankin, le 
						centre Sha Zongqi, du nom des deux masseurs aveugles qui 
						l’ont fondé et le gèrent, Sha Fuming (沙复明) 
						et Zhang Zongqi (张宗琪).
						 |  | 
						
						 
						
						Tuina《推拿》 | 
				
				
				 
				
				Arrive dans le centre, 
				pour se faire embaucher, un vieil ami de Sha Fuming, le 
				« docteur » Wang (王大夫), 
				accompagné de l’aveugle, elle aussi masseuse de tuina, 
				qu’il veut épouser, Xiao Kong (小孔). 
				L’histoire est celle des autres aveugles qui travaillent dans le 
				centre, ou plutôt des relations complexes qu’ils entretiennent 
				entre eux, car le centre est aussi le cocon pseudo-familial qui 
				les héberge. C’est un monde où règne une tension latente, mais 
				un monde, aussi, qui vit d’espoir et de rêve. Chacun a le sien.
				
				 
				
				L’un des plus jeunes 
				résidents, Xiao Ma (小马), 
				a une histoire personnelle particulièrement tragique, car il 
				n’est pas aveugle de naissance, mais a perdu la vue à l’âge de 
				neuf ans dans un accident qui a aussi coûté la vie à sa mère. 
				Quand il a finalement perdu tout espoir de guérir, il a sombré 
				dans une dépression chronique, mais il a développé tout un monde 
				intérieur qu’il a substitué à celui qui lui était désormais 
				inaccessible. Pendant un an, après l’accident, il a vécu avec la 
				pendule de la maison dans les bras, en croyant que le temps 
				était un prisonnier enfermé derrière la paroi de verre, puis l’a 
				reposée car il avait tellement bien acquis le rythme du tictac 
				qu’il vivait désormais naturellement à l’intérieur du temps, 
				capable d’en forger mille histoires.
				
				 
				
					
						| 
						 
						Affiche de promotion pour Tuina |  | 
						Il y a aussi 
						la jeune Du Hong (都红) 
						qui avait un don naturel de musicienne, voulait 
						apprendre le chant, mais avait commencé une carrière de 
						pianiste, puis l’avait abandonnée pour ne pas être 
						exhibée comme un animal savant en concert.  
						  
						Il y a Jin Yan 
						(金嫣), 
						qui est venue du Grand Nord, et a fait deux mille 
						kilomètres pour rejoindre Xu Tailai (徐泰来) 
						à Shanghai, un Xu Tailai qu’elle ne connaissait pas mais 
						dont on lui avait raconté l’histoire : un jeune complexé 
						par son très fort accent du Shaanxi qui avait séduit une 
						autre jeune aveugle, complexée, elle, par son accent du 
						Subei ; ils étaient tombés amoureux mais la jeune fille 
						avait été rappelée par son père pour être mariée avec un 
						simple d’esprit… et Xu Tailai s’était évaporé quand Jin 
						Yan est arrivée ; alors elle l’a attendu, cultivant son 
						amour virtuel dans un espace virtuel, jusqu’à ce que 
						Tailai se manifeste… | 
				
				
				 
				
				Et puis il y a Sha 
				Fuming, le poète du groupe, capable de réciter des poèmes Tang 
				par cœur et de faire des conférences sur l’inventeur du système 
				braille chinois. Un Sha Fuming studieux, mais à la manière des 
				aveugles, c’est-à-dire sans connaître ni le jour ni la nuit, et 
				se rongeant peu à peu la santé à travailler sans relâche… ce qui 
				entraînera la conclusion dramatique du roman.
				
				 
				
				Ce sont ces portraits 
				par petites touches sensibles qui sont la grande force du roman, 
				avec des développements comme spontanés sur la pensée de chacun, 
				et une ligne narrative que Bi Feiyu en a tirée comme 
				naturellement, comme on déroule un écheveau. 
				
				 
				
				« Tuina » 
				a été 
				 
				couronné du prix Mao Dun 
				en 2011. C’est l’une de ses plus belles réussites. Il a été 
				traduit en français par Emmanuelle Péchenart, et la traduction 
				est parue, en 2011 également, aux éditions Philippe Picquier 
				sous le titre « Les aveugles » - ce qui est dans la logique du 
				roman.
 
				
				Ce qui frappe, chez
				Bi Feiyu, c’est la capacité qu’il 
				a de partir d’une expérience concrète pour déboucher sur un 
				monde au carrefour du réel et de l’imaginaire. C’est là une de 
				ses caractéristiques essentielles : il réussit à rester 
				dans le ton réaliste, tout en déployant toute son imagination, 
				dans la peinture de personnages et de destins particuliers. Il 
				s’en expliqué dans un discours donné en 2006, lors d’un séjour 
				de trois mois à l’université de l’Iowa, dans le cadre de 
				l’International Writing Program de cette université (ma 
				traduction) : 
				
				 
				
				« La gloire attachée 
				à la qualité d’artiste réside dans le fait qu’il est capable de 
				dépeindre le monde réel en transcendant la réalité. A cet égard, 
				la fiction n’est pas un « style », ou une approche artistique. 
				C’est avant tout une aptitude à comprendre. C’est une aptitude à 
				comprendre précise, vibrante, époustouflante, poussée par le 
				désir et l’imagination. Née avec des ailes, la fiction est plus 
				spécifique, plus vivante et plus près de la nature que la 
				réalité. Cependant, je dirai que, dans la plupart des cas, un 
				artiste a tendance à commettre une erreur : il fait trop 
				attention aux ailes de la fiction pour remarquer ses deux pieds. 
				Or la fiction est née avec des pieds. Née dans la vie réelle, 
				elle revient en dernier lieu à la réalité, et, ce faisant, 
				transforme nos rêves en vérité. »
				
				 
				
					
						| 
						5. Après « Tuina », 
						Bi Feiyu a publié un nouveau roman en septembre 2013 : 
						« Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu » (《苏北少年“堂吉诃德”》). 
						Bi Feiyu y raconte des souvenirs de son enfance dans le 
						Subei (c’est-à-dire le nord du Jiangsu évoqué par le 
						titre) dans les années 1970. C’est à la fois un 
						témoignage personnel sur la vie dans cette région très 
						pauvre, à la fin de la période maoïste, et un texte 
						cathartique dans lequel Bi Feiyu fait resurgir des 
						fantômes du passé pour s’en libérer.  
						  
						Le livre a été 
						traduit en français et publié en mars 2016 chez Philippe 
						Picquier.  
						Voir : 
				 Sortie 
				chez Philippe Picquier du « Don Quichotte » de Bi Feiyu 
						  
						6. 
						Fin février 2017, il a publié un recueil d’articles 
						intitulé 
						« Fiction 
						Reading », soit « Lire la fiction » (《小说课》) : 
						des articles adaptés de ses cours de littérature donnés 
						 |  | 
						 
						Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu | 
				
				
				à l’université de Nankin 
				depuis 2013 et initialement publiés dans la revue Zhongshan (《钟山》杂志).
				
				Voir : 
				
				
				Un livre de Bi Feiyu pour éclairer nos 
				lectures 
				
				 
				
					
						| 
						 
						L'insigne de chevalier de l'Ordre des
						
						 
						Arts et des Lettres lui a été décerné |  | 
						Le 21 août 
						2017, l'insigne de chevalier de l'Ordre des Arts et des 
						Lettres lui a été décerné lors d'une cérémonie à la 
						résidence du consul général Axel Cruau à Shanghai, "pour 
						sa contribution extraordinaire à l'amitié et à l'art 
						sino-français". 
						  | 
				
				
				 
				
				
				 
				
					
						| 
						Traductions 
						en français 
						  
						Aux éditions 
						Actes Sud, traduction 
						
						 
						
						Isabelle Rabut : 
						- De la barbe à 
						papa un jour de pluie, 2004 
						  
						Aux éditions 
						Philippe Picquier :  
						traduction 
						Claude Payen  
						- L'Opéra de la 
						Lune, 2003 
						- Trois Sœurs, 
						2004 
						- Les Triades 
						de Shanghai, 2007 
						- La Plaine, 
						2009 
						traduction
						
						
						 
						
						Emmanuelle Péchenart 
						- 
						
						 
						Les aveugles, 
						2011  
						traduction
						
						Myriam Kryger 
						
						- 
						
						Don 
						Quichotte sur le Yangtsé, 
						mars 2016.   |  | 
						 
						De la barbe à papa un jour de pluie | 
				
				
				
				 
				
				 
				
				
				
				Traductions en anglais de nouvelles et articles critiques
				
				
				
				 
				
				Chinese Arts 
				and Letters, Vol. 1 n° 1 (2014.1) – featured author Bi 
				Feiyu
				- Traduction en anglais de trois nouvelles, pp. 15-48 :
				The Lactating Woman 《哺乳期是女人》, trad. Eric Abramhamsen
				My Sister Xiaoqing 《怀念妹妹小青》, trad. Kay McLeod 
				Love Days 《相爱的日子》, trad. Jesse Field
				 
				- Articles critiques :
				Bi Feiyu’s Voice, by Li Jingze (李敬泽), trad. Jesse Field, pp. 
				49-53
				Restrained but Passionate Narrative: a Study of Bi Feiyu, 
				  by Shi Zhanjun (施战军), trad.Denis Mair, pp. 69
				Observations on Rhetorical Art in Bi Feiyu’s Fiction, 
				by Wang Binbin (王彬彬), trad. Denis Mair, pp. 70-81.
				 
				Autres traductions de nouvelles :
				- Family Matters《家事》, trad. Popy Toland, Pathlight Spring 2016
				- The Deluge 《大雨如注》, trad. Eric Abrahamsen, Pathlight Summer 
				2013, pp. 74-97.
				- The Ancestor 《祖宗》, trad. John Balcom, in: “Chairman Mao 
				would not be amused : fiction from today’s China” Grove 
				Press, ed. by Howard Goldblatt, June 1996, pp. 215-228.
 
				
				
				 
				
					
						| 
						Bi Feiyu et 
						le cinéma 
						  
						Bi Feiyu est 
						par ailleurs un excellent scénariste et son style visuel 
						et vibrant, tout comme l’émotion qui s’en dégage, fait 
						de ses récits des candidats idéals à l’adaptation au 
						cinéma, au théâtre ou à la télévision.  
						  
						
						Adaptations au cinéma 
						  
						1995 Shanghai  
						Triad 
						《摇啊摇,摇到外婆桥》 
						réalisé par Zhang Yimou d’après la nouvelle éponyme 
						Voir 
						chinesemovies (à venir) 
						2014 Blind Massage《推拿》réalisé par Lou Ye 
						(娄烨) d’après le roman éponyme 
						
						Voir :
						
						http://www.chinesemovies.com.fr/films_Lou_Ye_ 
						
						
						Blind_Massage.htm |  | 
						
						 
						Blind Massage (affiche du film de Lou Ye) | 
				
				
				 
				
				Adaptations 
				télévisées
				
				 
				
				 Deux adaptations 
				réalisées par 
				Kang Honglei (康洪雷) :
				
				
				- L’opéra de la lune《青衣》
				feuilleton télévisé en 20 épisodes, diffusé en 
				novembre 2003 
				
				
				A voir sur :
				
				http://www.tudou.com/plcover/87kflebYACk/
				
				
				- See Without Looking, 
				série télévisée en 30 épisodes diffusée en 2012, adaptée de 
				Tuina《推拿》
				
				
				 
				
				Adaptation au 
				théâtre
				
				 
				
				Massage, d’après Tuina《推拿》pièce huaju mise 
				en scène par Wang Xiaoying (王晓鹰), représentée en septembre 2013 
				au Grand Théâtre national de Pékin (国家大剧院), puis en tournée 
				nationale.
				 
				
					
						|  | 
						
						 
						Massage, représentation au Grand Théâtre 
						de Nankin en mai 2014  |  | 
				
				
				                      
				    
				
				
				 
				
				A lire en 
				complément
				
				 
				
				L’ancêtre 《祖宗》
				
					
					
  
					
					
						
					
						
					
						
						
						
						
						La nouvelle marque le passage de Bi Feiyu à un style 
						réaliste : le sujet lui a été inspiré par un reportage 
						sur une actrice d’opéra, paru en décembre 1998 dans le 
						Journal du soir du Yangzi (《扬子晚报》).
						
 
					
						
					
				 
				
				
				
				
				Le caractère 苋子(xiànzi), 
				dit-il, 
				
				aurait dû être le caractère homophone 粯子, 
				ce dernier caractère étant entendu comme référence à un plat du 
				Jiangsu, « de chez nous », dit-il : le 
				
				粯子粥 
				
				– par conséquent, il n’est pas question de « jeunes pousses », 
				mais d’une série de plats que les paysans imaginent qu’ils vont 
				pouvoir faire avec leur prochaine récolte, et qui vont leur 
				donner leurs trois repas quotidiens (一日三餐).
				
				
				
				
				Illustrant son propos, Zhou Chenkai cite un 
				
				duilian 
				du peintre Zheng Banqiao (郑板桥), 
				lui aussi originaire du Jiangsu:
				
				
				
				« 瓦壶天水菊花茶,白盐青菜粯子饭 ».
				
				
				Dans une théière en grès, thé de fleurs de chrysanthèmes à l’eau 
				de pluie,
				
				
				Gruau d’orge et légumes verts au sel blanc 
				
				
				[Zhou Chenkai, courriel du 24.04.2021]