Si Bi Feiyu (毕飞宇)
est connu en France depuis maintenant près de quinze
ans, grâce à la traduction et publication dès 2003 de
l’une de ses œuvres majeures, « L’opéra de la lune »,
chez Philippe Picquier, suivie de son invitation au
Salon du Livre, en 2004. Les Anglo-Saxons, eux, auront
dû attendre novembre 2007 pour découvrir cet écrivain,
quand cette même nouvelle fut publiée, en langue
anglaise, aux Etats-Unis.
Le prestigieux
prix
Man Asia lui a été décerné en mars 2011,
pour la traduction en anglais d’un autre de ses
chefs d’œuvre, « Les trois sœurs » (《玉米》),
au moment où venait de paraître en Chine le dernier de
ses romans, « Massage » (《推拿》), traduit en français sous le titre « Les aveugles » (voir Traductions
ci-dessous).
Bi Feiyu est
l’un des écrivains chinois contemporains les plus
intéressants : aussi brillant qu’inclassable. |
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Bi Feiyu
(毕飞宇) |
Enfant pendant la
Révolution culturelle, enseignant et journaliste après
Carte du Jiangsu |
|
Bi Feiyu est né
en 1964 à
Xinghua, au
centre de la province côtière du Jiangsu (江苏兴化).
C’était deux ans avant le début de la Révolution
culturelle ; il avait douze ans quand elle s’est
terminée et en a donc sans doute moins souffert que les
écrivains contemporains un peu plus âgés.
Il en a dit peu
de choses : on sait seulement qu’il a dû déménager
souvent car son père avait été condamné comme
« droitier » en 1958, et donc envoyé en « rééducation »
travailler à la campagne. C’est une période qui lui a
cependant apporté l’amour de la nature, amour quasiment
viscéral dont on retrouve la trace dans son œuvre, en
particulier |
sous forme de métaphores,
celles sur l’eau, sous toutes ses formes, dans « L’opéra
de la lune », par exemple, ou de descriptions empreintes
de lyrisme, comme dans l’extrait de « La plaine » cité
plus loin.
Mais on n’en sait guère
plus. La plupart de ses biographies indiquent juste, quand elles
indiquent quelque chose :
1979年返城。C’est-à-dire :
en 1979, il est revenu vivre « en ville ». La période n’est
quand même pas sans avoir laissé ses marques ; il a déclaré dans
un entretien donné à l’occasion du Salon du livre de Paris :
« J’appartiens à une génération qui a été cassée… Nous avons
reçu une éducation idéaliste, mais, juste avant d’entrer à
l’université, tout cela s’est écroulé. Nous ne comprenions plus
le monde. Il a fallu s’adapter, répondre à la pression
économique, et se demander si on était dans le jeu ou pas. »
Et finalement, a-t-il
dit par ailleurs, « je n’ai écrit qu’une histoire : celle de la
souffrance » (我觉得我只写了一个故事:疼痛).
Celle de toute une génération.
Quand il rentre « en ville », c’est dans son Jiangsu
natal qu’il ne quittera plus. En 1983, il entre à
l’Ecole normale de Yangzhou, dans le département de
chinois (扬州师范学院中文系).
Quand il en sort, en 1987, il devient professeur, et
enseigne pendant cinq ans, avant de s’établir dans la
capitale de la province, Nankin, et devenir journaliste.
De 1992 à 1998,
il est reporter au Journal de Nankin (南京日报).
Pendant ce laps de temps, cependant, il est plusieurs
fois licencié, car ses reportages sont souvent colorés
de fiction. S’il est chaque fois absous, cela finit
malgré tout par influer sur son style littéraire, en le
faisant évoluer vers plus de réalisme : il s’intéresse
de plus en plus à la réalité sociale, et se tourne plus
spécialement vers la peinture de caractères.
En 1998, il
entre à l’Association des écrivains du Jiangsu |
|
Le magazine Yuhua《雨花》 |
et
devient rédacteur du
magazine littéraire que publie l’Association : Yuhua (《雨花》杂志)
.
Auteur de
nouvelles à partir de 1987
Il commence à
écrire en 1987, alors qu’il enseigne dans une école à
Nankin. Et, comme c’est le cas le plus souvent, il
commence par des poèmes, puis passe aux nouvelles. La
première est publiée en 1991 dans la revue littéraire
Huacheng (《花城》),
éditée par une maison d’édition de Guangzhou : elle est
intitulée « L’île solitaire » (《孤岛》).
Il a expliqué qu’il écrivait après ses cours, dans la
nuit, comme une espèce de défoulement instinctif :
« J’étais comme une voiture dont on a fait le plein, qui
part dès qu’on a mis le contact, sans direction, sans
frein, sans destination précise, et, pire, sans même de
route. »
Les nouvelles se succèdent alors à un rythme accéléré :
« Récit » (《叙事》),
« De la
barbe à papa un jour de pluie » (《雨天的棉花糖》),
« Qui parle au milieu |
|
L’île solitaire《孤岛
》 |
de la
nuit » (《是谁在深夜说话》),
« La femme en train d’allaiter » (《哺乳期的女人》)
...
Dans les premières
années, à la fin de années 1980 et au début des années 1990, il
écrit dans le style d’avant-garde qui a alors un grand succès,
caractérisé par la primeur donnée à l’innovation et
l’imagination, et influencé par la littérature occidentale. Mais
il adopte bientôt le style néo-réaliste
qui se développe après les événements de Tian’anmen, en réaction
en particulier contre l’hermétisme croissant de la littérature
d’avant-garde, et qui marque en même temps la fin du mouvement
de recherche des racines.
A partir de 2000, il
passe ensuite de la nouvelle courte à la nouvelle moyenne et au
roman.
De la nouvelle
au roman
1. En 2000, il
publie une
nouvelle moyenne (中篇小说)
intitulée
«
Qingyi » (《青衣》),
traduit « L’opéra de la lune ». Le titre chinois
se réfère à
un rôle féminin
spécifique de l’opéra de Pékin : les rôles de femmes
mûres vertueuses, généralement vêtues de noir, d’où le
terme. L’histoire est en effet celle d’une actrice
spécialisée dans ce genre de rôle, dont la nouvelle
retrace le parcours à travers l’histoire de la
représentation d’un opéra dont elle devait interpréter
le rôle principal.
Il s’agit de
« Chang’e s’envole sur la lune » (《奔月》),
d’après la célèbre légende de Chang’e (姮娥),
épouse
de l’archer Houyi (后羿),
qui, ayant avalé une forte dose d’élixir d’immortalité
volé à son époux, s’enfuit sur la lune où elle réside
depuis lors.
Le roman débute
en 1958 : l’opéra tiré de la légende a été
commissionné
pour être représenté l’année |
|
L’opéra de la lune《青衣》 |
suivante dans le cadre des
festivités commémorant le dixième anniversaire de la fondation
de la République populaire. Mais, lors des répétitions, un
général remarque en grommelant qu’il ne voit pas pourquoi une
jeune femme pourrait vouloir fuir un pays aussi plein de
promesses. Remarque qui fait aussitôt frémir toute la troupe :
la représentation est annulée.
Vingt ans plus tard, en
1979, le changement politique incite la troupe à reprendre le
projet, avec une jeune actrice prometteuse de dix neuf ans, Xiao
Yanqiu (筱燕秋) ;
cependant, en raison de son âge, elle n’est que la doublure de
l’actrice principale. Dans un moment de colère, lors d’une
répétition, elle lui envoie une tasse d’eau bouillante sur le
visage. La représentation est à nouveau annulée.
Une vingtaine d’années
plus tard, c’est un riche mécène, fabriquant de cigarettes, qui
propose de reprendre le projet initial, avec la même actrice
dont il garde un souvenir ému et qu’il voudrait entendre chanter
de nouveau. Xiao Yanqiu a maintenant une quarantaine d’années,
est mariée et a pris du poids, mais décide de se soumettre à un
régime draconien pour retrouver sa forme d’antan. L’histoire se
répète à l’envers, Xiao Yanqiu refusant de céder sa place à la
jeune élève qu’elle a choisie pour doublure. Celle-ci finira par
devoir interpréter le rôle, mais en nourrissant l’ambition
d’aller jouer à la télévision, bien plus lucrative…
C’est donc une œuvre
complexe qui est avant tout une formidable peinture de
caractères féminins, sur fond de décadence d’un art traditionnel
prestigieux gagné par la fièvre de la commercialisation de la
culture. A travers l’opéra, c’est toute la société dont
l’évolution récente est subtilement dépeinte, d’un ton très
critique, ainsi que le déclin de la culture traditionnelle, en
général.
2.
Après le succès de ce roman, Bi Feiyu est resté pendant
treize mois sans trouver de nouvelle inspiration. Puis,
un jour, il entendit une chanson à la télévision, et les
paroles, répétant le mot maïs (玉米 yùmǐ), lui
rappelèrent brusquement un souvenir d’enfance : des
scènes de soirées au coin du feu, à faire griller des
épis de maïs sur le feu, avec une cousine. Ainsi naquit
le personnage de Yumi (玉米) et la nouvelle du même nom.
Ce ne fut au début qu’une nouvelle « de taille
moyenne », mais Bi Feiyu lui en adjoignit deux autres,
venant compléter la première par l’histoire de deux des
sœurs de Yumi, le destin des deux dernières répondant à
celui de la première. Publiées ensemble, les trois
nouvelles devinrent un roman, avec le titre de la
première nouvelle : Yumi (《玉米》), traduit par « Trois
sœurs » avec un clin d’œil voulu, et justifié, à
Chekhov. |
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Trois sœurs《玉米》 |
Le roman commence en 1971, en pleine Révolution culturelle. Yumi
(玉米), Yuxiu (玉秀) et Yuyang (玉秧) sont trois des sept filles d’un
secrétaire du Parti qui passe plus de temps à coucher avec les
femmes de ses collègues qu’à travailler. Pour Yumi, le mariage
est un moyen d’échapper à l’atmosphère viciée de la famille.
Elle a un fort caractère, et l’ambition d’être associée à
quelqu’un qui ait du pouvoir. Bi Feiyu en fait l’image de ces
femmes que l’on voit sur les affiches de propagande, une femme
capable de conquérir un homme, mais bien plus encore de regarder
la mort en face sans broncher.
Yumi a une brève histoire d’amour avec un aviateur, mais elle
tourne court lorsque son père est pris en flagrant délit
d’adultère et que sa plus jeune sœur Yuxiu est violée. Elle
épouse alors un cadre bien plus âgée qu’elle, mais sa sœur, dont
la réputation est ruinée par son viol, vient s’installer chez
elle en se liant d’amitié avec sa belle-fille. Yuxiu est, elle,
l’image de la coquette qui flirte et use de son charme pour
tenter d’avancer ses pions sur l’échiquier social : elle est
décrite comme un être rusé, à la double personnalité de renard
et de serpent, comme ces démones (妖精 yāojing ) des contes et
légendes. Les tensions entre les deux sœurs sont encore
exacerbées lorsque Yuxiu se lie avec le beau fils de sa sœur.
Mais, quand Yumi tombe enceinte, son pouvoir de séduction est
brusquement anéanti, et, partant, son pouvoir tout court.
La troisième partie suit le destin de la troisième sœur, Yuyang,
une quinzaine d’années plus tard, en 1982. Yuyang est une
étudiante un peu timide, plutôt médiocre, mais ambitieuse. Elle
a obtenu une bourse et accepte en échange de travailler comme
taupe à l’école pour informer son supérieur des activités et des
rencontres des élèves comme des professeurs. Si sa sœur aînée
recherche la dignité, sa deuxième sœur la domination par la
séduction, Yuyang recherche une place à elle dans la société ;
mais elle est tout aussi incapable de maîtriser son destin.
On a ainsi une sorte de saga qui couvre dix ans de l’histoire de
la Chine, de 1971 à 1982, c’est-à-dire du milieu de la
Révolution culturelle au début de la période de réforme et
d’ouverture. C’est donc un peu le même schéma tripartite que
celui adopté pour le roman précédent, « L’opéra de la lune »,
mais avec, ici, trois personnages féminins différents,
symbolisant trois caractères emblématiques des trois périodes
qu’ils sont sensés représenter. Le roman, en ce sens, rappelle
la nouvelle de
Su Tong (苏童) « Vies de femmes »
(《妇女生活 》).
Bi Feiyu n’a pas fait grand effort pour lier les trois
nouvelles, et encore moins pour en reprendre les fils à la fin
et terminer par une conclusion commune. C’est une chose qui lui
est souvent reprochée. Mais il s’en défend. Lors d’un entretien
donné récemment pour la sortie de son dernier roman, qui est
également sans conclusion nette, il a affirmé : aucun de mes
écrits n’a de conclusion, tout simplement parce que cela
correspond à ce qui se passe dans la vie. L’inachevé est la
caractéristique de la vie, et c’est la caractéristique de l’art…
Le roman a beaucoup fait pour ancrer Bi Feiyu dans l’opinion
publique comme l’écrivain qui comprend le mieux le caractère de
la femme (是最了解女性的男作家) - il balaie ces louanges d’un revers de
manche : il n’y a que dieu qui puisse comprendre l’homme, donc
« je ne peux pas comprendre la femme parce que je ne suis pas
dieu » (其实我不了解女性,因为我不是上帝).
3. En septembre
2005, Bi Feiyu est revenu avec un nouveau roman : « La
plaine » (《平原》), moins connu que les deux précédents. Sa
traduction en français a même valu à Bi Feiyu de
recevoir le « Prix de l’inaperçu » en 2010. Il est le
pendant des deux premiers dont il poursuit la réflexion.
Le jeune
Duanfang (端方)
rentre chez lui, au village de Wangjiazhuang
(littéralement le village de la famille Wang) : un coin
perdu qui ne connaissait, dit l’auteur, ni la liberté,
ni la dignité, ni la compassion, ni l’amour (自由的死角,也是尊严、
同情、 悲悯和爱的死角).
Quand il arrive, plein d’espoir, pensant qu’il va être
choyé, il se rend vite compte qu’il n’est accueilli que
comme une paire de bras supplémentaires.
Pour en
terminer avec la vie de paysan, une seule solution : se
faire soldat (voir
Yan Lianke
阎连科).
Pour ce faire, il recherche l’appui de la secrétaire
locale du Parti, |
|
La plaine《平原》 |
Wu Manling (吴蔓玲).
Mais, amoureuse de lui, elle
fait partie quelqu’un d’autre à la
place. Comme Duanfang la rejette, elle finit par devenir folle.
Ici, la période de la
Révolution culturelle est entr’aperçue à travers les tracas d’un
jeune garçon. Mais l’accent est mis non sur l’Histoire, mais sur
le destin d’un individu, dont le rapport à cette Histoire est
assez ténu. Simplement, c’est l’Histoire qui, même de très loin,
le détermine : on a le sentiment très net que les dés sont
joués, un sentiment de fatalité historique. On a donc ici aussi
une réflexion sur l’Histoire, même si elle ne constitue que le
cadre très vague et lointain du récit.
Quant à la qualité du style, il
est difficile de l’appréhender dans la traduction, ce qui est
sans doute l’une des raisons du mince intérêt suscité à sa
publication. Pourtant, l’amour de la nature qui y transparaît a
une tonalité impressionniste, et prend même un aspect lyrique à
certains moments. On peut en juger par l’extrait suivant, ode à
la céréale nourricière du village, qui prend ici valeur
emblématique comme le maïs dans le roman précédent de l’auteur
ou le sorgho chez
Mo Yan :
麦子黄了,大地再也不像大地了,它得到了鼓舞,精气神一下子提升上来了。在田垄与田垄之间,在村落与村落之间,在风车与风车、槐树与槐树之间,绵延不断的
麦田与六月的阳光交相辉映,到处洋溢的都是刺眼的金光。太阳在天上,但六月的麦田更像太阳,密密匝匝的麦芒宛如千丝万缕的阳光。阳光普照,大地一片灿烂,
壮丽而又辉煌。这是苏北的大地,没有高的山,深的水,它平平整整,一望无际,同时也就一览无余。麦田里没有风,有的只是一阵又一阵的热浪。热浪有些香,这
厚实的、宽阔的芬芳是泥土的召唤,该开镰了。是的,麦子黄了,该开镰了。
庄稼人望着金色的大地,张开嘴,眯起眼睛,喜在心头。再怎么说,麦子黄了也是一个振奋人心的场景。经过漫长的、同时又是青黄不接的守候之后,庄稼人闻到了新麦的香味,心里头自然会长出麦芒来。别看麦子们长在地里,它们终究要变成苋子、馒头、疙瘩或面条,放在家家户户的饭桌上,变成庄稼人的一日三餐,变成庄
稼人的婚丧嫁娶,一句话,变成庄稼人的日子。
Le blé était jaune,
la terre ne ressemblait plus à la terre, elle avait été stimulée
et l'essence de la vie était montée d'un coup. Partout, entre
les champs, entre les villages, entre les tarares, entre les
sophoras, s'étalait sans discontinuer le saisissant contraste
des champs de blé sous le soleil de juin, baignant tout d'une
éblouissante lumière dorée. Le soleil était dans le ciel, mais
les champs de blé au mois de juin ressemblaient encore davantage
au soleil, comme si la barbe foisonnante de leurs épis dardait
des myriades de rayons de soleil. La lumière inondait tout, la
terre resplendissait, rutilante et magnifique. Telle est la
terre du Nord du Jiangsu, sans hautes montagnes ni eaux
profondes, si parfaitement plane qu'un regard suffit à embrasser
et contenir tout l'horizon. Pas un souffle de vent sur les
champs de blé, juste des vagues d'air chaud déferlant l'une
après l'autre. Des vagues d'un air chaud parfumé, de cette
fragrance lourde et généreuse qui porte l'appel de la terre
quand vient le temps de la moisson. Oui, le blé était jaune, le
temps de la moisson était venu.
Les paysans contemplaient les terres dorées, la bouche ouverte
et les yeux plissés, le cœur en joie. D'une façon ou d'une
autre, le blé jaune offrait toujours un spectacle stimulant.
Après une longue période d'attente, lorsque la récolte
précédente était épuisée et que la nouvelle était encore en
herbe, les paysans humaient l'odeur du blé nouveau et dans leur
cœur poussait déjà spontanément la barbe des jeunes épis. Ils ne
voyaient pas les blés en terre, mais bientôt changés en jeunes
pousses, en petits pains cuits à la vapeur, en pâtes ou en
nouilles, posés sur la table de chaque foyer, c'étaient leurs
trois repas journaliers, c'étaient toutes les occasions pour
lesquelles la famille se réunit, en un mot, c'était leur
quotidien.
4. Après une
série de nouvelles en 2006 et 2007, « L’arc-en-ciel »
(《彩虹》), « Une vie à s’aimer » (《相爱的日子》) et « Affaires de
famille » (《家事》), en 2010, Bi Feiyu a publié un
quatrième roman, « Tuina » (《推拿》) : les
personnages sont des aveugles, spécialistes d’une
technique de massage particulier de la médecine
traditionnelle chinoise à laquelle se réfère le titre,
qui vise à traiter la douleur par le massage. Ce n’est
plus ici une réflexion sur l’histoire, mais plutôt sur
la force des normes sociales, sur les relations humaines
et leurs difficultés, une méditation sur la vie et le
rêve.
L’histoire se
passe dans un centre de tuina de Nankin, le
centre Sha Zongqi, du nom des deux masseurs aveugles qui
l’ont fondé et le gèrent, Sha Fuming (沙复明)
et Zhang Zongqi (张宗琪).
|
|
Tuina《推拿》 |
Arrive dans le centre,
pour se faire embaucher, un vieil ami de Sha Fuming, le
« docteur » Wang (王大夫),
accompagné de l’aveugle, elle aussi masseuse de tuina,
qu’il veut épouser, Xiao Kong (小孔).
L’histoire est celle des autres aveugles qui travaillent dans le
centre, ou plutôt des relations complexes qu’ils entretiennent
entre eux, car le centre est aussi le cocon pseudo-familial qui
les héberge. C’est un monde où règne une tension latente, mais
un monde, aussi, qui vit d’espoir et de rêve. Chacun a le sien.
L’un des plus jeunes
résidents, Xiao Ma (小马),
a une histoire personnelle particulièrement tragique, car il
n’est pas aveugle de naissance, mais a perdu la vue à l’âge de
neuf ans dans un accident qui a aussi coûté la vie à sa mère.
Quand il a finalement perdu tout espoir de guérir, il a sombré
dans une dépression chronique, mais il a développé tout un monde
intérieur qu’il a substitué à celui qui lui était désormais
inaccessible. Pendant un an, après l’accident, il a vécu avec la
pendule de la maison dans les bras, en croyant que le temps
était un prisonnier enfermé derrière la paroi de verre, puis l’a
reposée car il avait tellement bien acquis le rythme du tictac
qu’il vivait désormais naturellement à l’intérieur du temps,
capable d’en forger mille histoires.
Affiche de promotion pour Tuina |
|
Il y a aussi
la jeune Du Hong (都红)
qui avait un don naturel de musicienne, voulait
apprendre le chant, mais avait commencé une carrière de
pianiste, puis l’avait abandonnée pour ne pas être
exhibée comme un animal savant en concert.
Il y a Jin Yan
(金嫣),
qui est venue du Grand Nord, et a fait deux mille
kilomètres pour rejoindre Xu Tailai (徐泰来)
à Shanghai, un Xu Tailai qu’elle ne connaissait pas mais
dont on lui avait raconté l’histoire : un jeune complexé
par son très fort accent du Shaanxi qui avait séduit une
autre jeune aveugle, complexée, elle, par son accent du
Subei ; ils étaient tombés amoureux mais la jeune fille
avait été rappelée par son père pour être mariée avec un
simple d’esprit… et Xu Tailai s’était évaporé quand Jin
Yan est arrivée ; alors elle l’a attendu, cultivant son
amour virtuel dans un espace virtuel, jusqu’à ce que
Tailai se manifeste… |
Et puis il y a Sha
Fuming, le poète du groupe, capable de réciter des poèmes Tang
par cœur et de faire des conférences sur l’inventeur du système
braille chinois. Un Sha Fuming studieux, mais à la manière des
aveugles, c’est-à-dire sans connaître ni le jour ni la nuit, et
se rongeant peu à peu la santé à travailler sans relâche… ce qui
entraînera la conclusion dramatique du roman.
Ce sont ces portraits
par petites touches sensibles qui sont la grande force du roman,
avec des développements comme spontanés sur la pensée de chacun,
et une ligne narrative que Bi Feiyu en a tirée comme
naturellement, comme on déroule un écheveau.
« Tuina »
a été
couronné du prix Mao Dun
en 2011. C’est l’une de ses plus belles réussites. Il a été
traduit en français par Emmanuelle Péchenart, et la traduction
est parue, en 2011 également, aux éditions Philippe Picquier
sous le titre « Les aveugles » - ce qui est dans la logique du
roman.
Ce qui frappe, chez
Bi Feiyu, c’est la capacité qu’il
a de partir d’une expérience concrète pour déboucher sur un
monde au carrefour du réel et de l’imaginaire. C’est là une de
ses caractéristiques essentielles : il réussit à rester
dans le ton réaliste, tout en déployant toute son imagination,
dans la peinture de personnages et de destins particuliers. Il
s’en expliqué dans un discours donné en 2006, lors d’un séjour
de trois mois à l’université de l’Iowa, dans le cadre de
l’International Writing Program de cette université (ma
traduction) :
« La gloire attachée
à la qualité d’artiste réside dans le fait qu’il est capable de
dépeindre le monde réel en transcendant la réalité. A cet égard,
la fiction n’est pas un « style », ou une approche artistique.
C’est avant tout une aptitude à comprendre. C’est une aptitude à
comprendre précise, vibrante, époustouflante, poussée par le
désir et l’imagination. Née avec des ailes, la fiction est plus
spécifique, plus vivante et plus près de la nature que la
réalité. Cependant, je dirai que, dans la plupart des cas, un
artiste a tendance à commettre une erreur : il fait trop
attention aux ailes de la fiction pour remarquer ses deux pieds.
Or la fiction est née avec des pieds. Née dans la vie réelle,
elle revient en dernier lieu à la réalité, et, ce faisant,
transforme nos rêves en vérité. »
5. Après « Tuina »,
Bi Feiyu a publié un nouveau roman en septembre 2013 :
« Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu » (《苏北少年“堂吉诃德”》).
Bi Feiyu y raconte des souvenirs de son enfance dans le
Subei (c’est-à-dire le nord du Jiangsu évoqué par le
titre) dans les années 1970. C’est à la fois un
témoignage personnel sur la vie dans cette région très
pauvre, à la fin de la période maoïste, et un texte
cathartique dans lequel Bi Feiyu fait resurgir des
fantômes du passé pour s’en libérer.
Le livre a été
traduit en français et publié en mars 2016 chez Philippe
Picquier.
Voir :
Sortie
chez Philippe Picquier du « Don Quichotte » de Bi Feiyu
6.
Fin février 2017, il a publié un recueil d’articles
intitulé
« Fiction
Reading », soit « Lire la fiction » (《小说课》) :
des articles adaptés de ses cours de littérature donnés
|
|
Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu |
à l’université de Nankin
depuis 2013 et initialement publiés dans la revue Zhongshan (《钟山》杂志).
Voir :
Un livre de Bi Feiyu pour éclairer nos
lectures
L'insigne de chevalier de l'Ordre des
Arts et des Lettres lui a été décerné |
|
Le 21 août
2017, l'insigne de chevalier de l'Ordre des Arts et des
Lettres lui a été décerné lors d'une cérémonie à la
résidence du consul général Axel Cruau à Shanghai, "pour
sa contribution extraordinaire à l'amitié et à l'art
sino-français".
|
Traductions
en français
Aux éditions
Actes Sud, traduction
Isabelle Rabut :
- De la barbe à
papa un jour de pluie, 2004
Aux éditions
Philippe Picquier :
traduction
Claude Payen
- L'Opéra de la
Lune, 2003
- Trois Sœurs,
2004
- Les Triades
de Shanghai, 2007
- La Plaine,
2009
traduction
Emmanuelle Péchenart
-
Les aveugles,
2011
traduction
Myriam Kryger
-
Don
Quichotte sur le Yangtsé,
mars 2016. |
|
De la barbe à papa un jour de pluie |
Traductions en anglais de nouvelles et articles critiques
Chinese Arts
and Letters, Vol. 1 n° 1 (2014.1) – featured author Bi
Feiyu
- Traduction en anglais de trois nouvelles, pp. 15-48 :
The Lactating Woman 《哺乳期是女人》, trad. Eric Abramhamsen
My Sister Xiaoqing 《怀念妹妹小青》, trad. Kay McLeod
Love Days 《相爱的日子》, trad. Jesse Field
- Articles critiques :
Bi Feiyu’s Voice, by Li Jingze (李敬泽), trad. Jesse Field, pp.
49-53
Restrained but Passionate Narrative: a Study of Bi Feiyu,
by Shi Zhanjun (施战军), trad.Denis Mair, pp. 69
Observations on Rhetorical Art in Bi Feiyu’s Fiction,
by Wang Binbin (王彬彬), trad. Denis Mair, pp. 70-81.
Autres traductions de nouvelles :
- Family Matters《家事》, trad. Popy Toland, Pathlight Spring 2016
- The Deluge 《大雨如注》, trad. Eric Abrahamsen, Pathlight Summer
2013, pp. 74-97.
- The Ancestor 《祖宗》, trad. John Balcom, in: “Chairman Mao
would not be amused : fiction from today’s China” Grove
Press, ed. by Howard Goldblatt, June 1996, pp. 215-228.
Bi Feiyu et
le cinéma
Bi Feiyu est
par ailleurs un excellent scénariste et son style visuel
et vibrant, tout comme l’émotion qui s’en dégage, fait
de ses récits des candidats idéals à l’adaptation au
cinéma, au théâtre ou à la télévision.
Adaptations au cinéma
1995 Shanghai
Triad
《摇啊摇,摇到外婆桥》
réalisé par Zhang Yimou d’après la nouvelle éponyme
Voir
chinesemovies (à venir)
2014 Blind Massage《推拿》réalisé par Lou Ye
(娄烨) d’après le roman éponyme
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Lou_Ye_
Blind_Massage.htm |
|
Blind Massage (affiche du film de Lou Ye) |
Adaptations
télévisées
Deux adaptations
réalisées par
Kang Honglei (康洪雷) :
- L’opéra de la lune《青衣》
feuilleton télévisé en 20 épisodes, diffusé en
novembre 2003
A voir sur :
http://www.tudou.com/plcover/87kflebYACk/
- See Without Looking,
série télévisée en 30 épisodes diffusée en 2012, adaptée de
Tuina《推拿》
Adaptation au
théâtre
Massage, d’après Tuina《推拿》pièce huaju mise
en scène par Wang Xiaoying (王晓鹰), représentée en septembre 2013
au Grand Théâtre national de Pékin (国家大剧院), puis en tournée
nationale.
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Massage, représentation au Grand Théâtre
de Nankin en mai 2014 |
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A lire en
complément
L’ancêtre 《祖宗》
La nouvelle marque le passage de Bi Feiyu à un style
réaliste : le sujet lui a été inspiré par un reportage
sur une actrice d’opéra, paru en décembre 1998 dans le
Journal du soir du Yangzi (《扬子晚报》).
Le caractère 苋子(xiànzi),
dit-il,
aurait dû être le caractère homophone 粯子,
ce dernier caractère étant entendu comme référence à un plat du
Jiangsu, « de chez nous », dit-il : le
粯子粥
– par conséquent, il n’est pas question de « jeunes pousses »,
mais d’une série de plats que les paysans imaginent qu’ils vont
pouvoir faire avec leur prochaine récolte, et qui vont leur
donner leurs trois repas quotidiens (一日三餐).
Illustrant son propos, Zhou Chenkai cite un
duilian
du peintre Zheng Banqiao (郑板桥),
lui aussi originaire du Jiangsu:
« 瓦壶天水菊花茶,白盐青菜粯子饭 ».
Dans une théière en grès, thé de fleurs de chrysanthèmes à l’eau
de pluie,
Gruau d’orge et légumes verts au sel blanc
[Zhou Chenkai, courriel du 24.04.2021]