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La trilogie des « Trois corps », de Liu Cixin :

un monument de la science-fiction chinoise moderne

par Brigitte Duzan, 3 décembre 2017, actualisé 17 novembre 2018

 

Publiée en Chine de 2006 à 2010, la trilogie des « Trois corps » (三体) est une monumentale saga de science-fiction en trois volumes qui a rendu célèbre son auteur : Liu Cixin (刘慈欣). Depuis que le troisième livre a été publié, en 2010, il s’est vendu quelque 500 000 copies de chaque volume de l’original en chinois.
 

Par ailleurs, la trilogie a été traduite en anglais, par Ken Liu pour les volumes un et trois, et par Joël Martinsen pour le volume deux ; la traduction du premier livre, publiée fin 2014, a décroché deux prix aux Etats-Unis en 2015 : non seulement le prix Nebula, mais aussi le Hugo Award, et c’était la première fois qu’une traduction obtenait ce prix prestigieux.

 

Depuis lors, une traduction en français des deux premiers

 

Les trois corps San Ti

volumes, signée Gwennaël Gaffric, est parue chez Actes Sud, et celle du troisième volume est en cours. 

 

Premier volume : Le problème à trois corps

三体I

 

Le premier volume fait figure d’introduction à l’ensemble : il pose la thématique générale et relateles prémices de l’histoire qui va se dérouler dans les deux volumes suivants.

 

Au début : la Révolution culturelle

 

Tout commence au début de la Révolution culturelle, en 1967, quand une jeune astrophysicienne – Ye Wenjie (叶文洁) -  est témoin de la persécution de son père, dénoncé par sa mère et tué par les Gardes rouges. Elle-même est envoyée en rééducation. Ce sont « les années de folie ».

 

Mais elle est alors recrutée pour participer à un projet ultra-secret – le projet de la Côte rouge (红岸工程) - qui consiste à écouter les bruits circulant dans l’espace et tenter de capter des signaux venant d’autres civilisations, afin qu’ils ne tombent pas dans le camp ennemi et que le premier contact avec une civilisation extra-terrestre ne soit pas établi par les impérialistes occidentaux.

 

Le problème à trois corps

 

Ces prémices sont intéressantes et déterminantes pour la suite car elles posent au départ les raisons pour lesquelles Ye Wenjie va se retrouver impliquée dans une histoire qui la dépasse : parce qu’elle en est venue à mépriser l’humanité et à désespérer des hommes.

 

Le mystère dumonde trisolarien

Quarante ans plus tard,un autre physicien, Wang Miao (汪淼), spécialisé dans les applications des nanomatériaux, est impliqué, lui, dans une enquête visant à comprendre les raisons d'une mystérieuse épidémie de suicides parmi les scientifiques. Lui-même sera bientôt victime d'un incroyable compte-à-rebours s'imprimant sur toutes les photos qu'il prend et bientôt sur sa propre rétine !

Parallèlement, Wang Miao découvre un étrange jeu de réalité virtuelle appelé « Les Trois Corps » qui le plonge dans un monde où alternent des ères climatiques « stables » et des ères « instables », dontles grands scientifiques de l'histoire, Newton et autres, sont incapables de prédire l'apparition.
La planète en cause est en effet en orbite autour d'un système de trois étoiles/soleils dont la dynamique est chaotique et imprévisible. Elle est le lieu d’une civilisation très avancée, mais en train d’être détruite par les épisodes de chaleur et de froid extrêmes. Le peuple qui vit là doit trouver une solution à ce problème, dont dépend sa survie.

 

Mais le jeu simule des faits réels : une civilisation extra-terrestre, Trisolaris, vivant à Alpha du Centaure, risquede s’éteindre à plus ou moins courte échéance, et voit dans la Terre sa seule possibilité de survie. Ils captent un message envoyé par Ye Wenjie, et un pacifiste trisolarien la met en garde : si elle répond, la Terre sera localisée et envahie. Or, Ye Wenjie est tellement marquée par la mort de son père et ses propres épreuves qu’elle voit dans ce peuple d’extra-terrestresdes bienfaiteurs capables de sauver la Terre d’une humanité déchue. Elle décide de préparer leur venue.

 

Séduisant…

 

Ces prémices sont très séduisantes, en particulier l’idée de prendre le contexte de la Révolution culturelle et son cortège de violences pour justifier la psychologie et l’attitude du personnage principal :Ye Wenjie est une traumatisée, qui a perdu toute confiance dans l’avenir de l’humanité. Il y a évidemment là une dimension symbolique qui donne de la profondeur à ce début du roman, et le rattache en même temps à l’histoire.

 

L’idée du monde des trois soleils est séduisante, avec des développements fantastiques de cycles d’ordre, propices à l’épanouissement de la civilisation, et de chaos, où les hommes se font « déshydrater » pour survivre en attendant le prochain cycle d’ordre ; il y a là aussi une valeur symbolique car ces cycles rappellent ceux des dynasties de l’histoire chinoise dont on retrouve d’ailleurs, au hasard des pages, des personnages mythiques ou historiques. Le roman est du domaine du fantastique, mais l’histoire chinoise l’est souvent aussi. On en a d’ailleurs romancé des épisodes célèbres qui ont donné des grands classiques de la littérature chinoise, le « Roman des trois royaumes », par exemple, auquel on pense inévitablement en lisant « Le problème à trois corps ».

 

On a aussi de très beaux développements inspirés du mouvement d’envoi à la campagne des « jeunes instruits » pendant la Révolution culturelle : Liu Cixin décrit par exemple la solitude de Ye Wenjie dans son laboratoire secret, sur les hauteurs glacées des monts Khingan, dans le nord-est chinois. Ces pages ont le réalisme poignant de la littérature des « jeunes instruits ».

 

Malheureusement, la trame narrative est tellement foisonnante qu’elle est parfois difficile à suivre, et le roman accumule des incohérences, surtout dans le dernier quart du récit.

 

… mais grevé d’incohérences

 

A la fin de la Révolution culturelle, Ye Wenjie revient enseigner à l’université Qinghua, à Pékin ; elle rencontre alors un dénommé Evans, qui est le fils du PDG d’une grosse compagnie pétrolière, et un écolo convaincu. Ye Wenjie lui confie le secret de Trisolaris, et Evans utilise sa fortune pour créer une organisation secrète paramilitaire (dite OTT, organisation terre-trisolaris) pour aider les Trisolariens à se rendre maîtres de la Terre ; il nomme Ye Wenjie à sa tête.

 

A partir de là, c’est-à-dire, donc, dans le dernier quart du livre, les incohérences se multiplient, même si les scissions « idéologiques » au sein de l’OTT restent réalistes, calquées sur les grands mouvements religieux et politiques de l’histoire humaine, et si les activités frénétiques de l’OTT rappellent la Guerre froide. Le récit repose sur quelques présupposés et inventions de science-fiction qui passionnent les fans de ce genre mais suscitent l’incrédulité, y compris un personnage, irradié lors d’une attaque avec une arme radioactive, qui se retrouve en quelques jours « lavé comme un sac de farine » et en parfaite santé [1]. Mais le plus incohérent reste la destruction,en plein jour, à l’aide de « nanofilaments », d’un bateau porteur de messages trisolariens alors qu’il traverse le canal de Panama ! Une véritable souricière où le bateau va se fourrer sans raison explicite.

 

Pourtant, la lecture achevée, on garde l’impression d’un récit très riche, d’une imagination foisonnante, dans le genre « opéra de l’espace », qui laisse curieux de connaître la suite que Liu Cixin a bien pu lui donner. Et on n’est pas déçu.

 

Deuxième volume : La Forêt sombre

三体II, 黑暗森林》

 

Au début de « La Forêt sombre », on retrouve un certain nombre de personnages du premier volume, dont le superflic Shi Qiang (史强), autour du personnage principal, Luo Ji (罗辑), astronome et sociologue.

 

Un récit bien mené

 

Nous sommes à 400 ans de l’invasion de la terre par les Trisolariens. Ils contrôlent à distance toutes les activités sur terre par l’intermédiaire d’"intellectrons" (智子) subatomiques. La seule chose qui leur échappe est ce qui se passe à l’intérieur du cerveau humain. C’est donc ce sur quoi va jouer l’ONU pour tenter d’élaborer une défense : un projet dit « Colmateur » (Wallfaceren anglais, ou 面壁者).

 

Quatre individus sont choisis pour concevoir des plans secrets visant à détruire la flotte qui approche, avec un budget quasiment illimité. Les trois premiers sont des personnalités : un neurologue britannique, un ancien Secrétaire de la Défense américain et un ancien président du

 

La forêt sombre

Venezuela, célèbre, justement, pour avoir repoussé une invasion américaine. Le quatrième est un inconnu, Luo Ji, qui se demande lui-même pourquoi il a été choisi.

 

Les trois premiers s’avèrent être de dangereux mégalomanes qui conçoivent de mirifiques et dispendieux projets heureusement irréalisables. Seul le projet du neurologue aura quelques répercussions, car il s’agit d’un projet de contrôle des esprits pour les rendre confiants dans la victoire, alors que l’époque est sombre, et l’humanité défaitiste, ne songeant qu’à fuir la planète. On est à deux doigts de la réalité, chinoise au moins. Mais tous trois sont démasqués à temps, par des espions à la solde des Trisolariens.

 

Quant à Luo Ji, sous couvert de plan personnel, il se fait payer une luxueuse villa où il va passer des jours tranquilles, avec la femme de ses rêves (au sens propre). Mais il est finalement obligé de se mettre à l’œuvre car l’ONU fait kidnapper sa femme et sa fille pour l’y inciter. Il imagine alors un projet impliquant une lointaine étoile qu’il localise grâce à la technique d’amplification solaire utilisée par Ye Wenjie dans le premier volume, et à laquelle il lance un anathème qui devrait la détruire… dans cent ans. Sur quoi il attrape un virus inconnu, et, avant d’y succomber, se fait mettre en hibernation, procédé utilisé par tous les terriens atteints de maladies incurables, dans l’espoir que, quand ils se réveilleront, on aura trouvé les thérapies pour les guérir.

 

Et quand il se réveille, 200 ans plus tard, la terre a été victime de la course aux armements qui a ruiné l’économie et des atteintes à l’environnement. La grande plaine chinoise est devenue un désert, et Pékin ensablée. La vie s’est repliée dans une immense cité souterraine éclairée par un soleil artificiel et couverte d’écrans sur tous supports, où les immeubles s’accrochent à des réseaux de branches d’arbres artificiels. En surface, quelques survivants revenus de périodes d’hibernation vivent dans des oasis au milieu du sable, en pratiquant une agriculture biologique pour survivre.

 

Le projet Colmateur a été abandonné, et la Terre semble avoir oublié la menace qui pèse sur elle. Mais elle va soudain se matérialiser à nouveau sous l’aspect d’une toute petite sonde envoyée par les Trisolariens qui s’avère être une arme redoutable.

 

On ne peut en dire plus pour ne pas déflorer l’intrigue menée de main de maître, avec une seconde ligne narrative venant apporter une ouverture qui s’avère vite illusoire.

 

Aux marges de l’histoire

 

« La Forêt sombre » a perdu les incohérences et sauts narratifs du premier volume dont elle poursuit la réflexion [2]. Elle en conserve l’imaginaire foisonnant, ainsi que la construction sur la base de la réalité historique. Les références historiques sont ici bien plus directes, si bien que l’on a à peine l’impression par moments d’être en train de lire une fiction.

 

Il y a quelques morceaux de bravoure à savourer, outre les éléments de science-fiction hard, allant de la physique quantique à l’intelligence artificielle. Et en particulier la vision de la double cité, sous terre et sur terre, qui semble à peine fictionnelle : dérivée en droite ligne des tendances actuelles à la désertification dans le nord de la Chine.

 

Le récit est en ce sens d’un réalisme qui fait froid dans le dos. On dirait une extrapolation de l’actualité, avec à chaque instant, comme dans le premier volume, l’affleurement de l’histoire dans un esprit critique : satire des instances de l’ONU, de l’emprise idéologique sur les esprits, de l’aspiration confuse à la liberté de pensée, et à la liberté créatrice contre l’autoritarisme, plus les parallèles symboliques avec le Grand Bond en avant et la Grande Famine, ou la lutte contre le défaitisme et le désir d’évasion (émigration) par manipulation des esprits.. En ce sens, le roman n’apparaît pas comme pure invention, mais fruit d’une imagination nourrie par l’histoire.

 

Liu Cixin se place ainsi dans un courant de science-fiction moderne, s’éloignant des purs schémas d’invasions d’extra-terrestres chers à Asimov et ses pairs. En Chine, ce courant s’est développé après 1989, suivant la faillite de l’idéalisme et de l’optimisme née d’une désillusion généralisée envers le communisme, avec des représentations ambivalentes d’espoir/désespoir, ou d’utopie/dystopie, sur fond de réflexion sur l’histoire.

 

Il reste quelques incohérences, et ici aussi surtout à la fin. C’est en particulier le cas de la destruction des vaisseaux spatiaux par la gouttelette-sonde, rendue facile comme un jeu d’enfant par la formation même de ces vaisseaux : formation dense dont le danger est perçu, mais que Liu Cixin peine à justifier. Toute la fin dépend de ce choix délibéré de formation qu’aucun stratège ne pourrait valider (d’ailleurs l’un d’eux s’en étonne a posteriori), et qui n’est justifiée que par des raisons de psychologie politique. C’est un peu mince, et fragilise la cohérence de la fin du livre.

 

Heureusement, la narration rebondit très vite, et la suite retrouve la logique narrative du livre, en montrant un petit groupe humain courant à sa perte, dans le vide interstellaire, sans espoir de retour, tandis que la vie sur terre tente de renaître, comme après chaque catastrophe… Mais le ton reste sombre, comme cette forêt emblématique du titre, où les civilisations apparaissent comme des chasseurs couteau entre les dents, prêtes à frapper au premier signe de vie adverse, poussées par le seul instinct de survie, instinct qui permet de s’évader des contraintes morales, jusqu’au cannibalisme.

 

Encore une fois, impossible d’en dire plus sans dévoiler le nœud de la narration. Mais on est encore plus curieux de la suite qu’à la fin du premier volume. Ce qui est quand même un remarquable fait d’armes, après plus de mille pages.

 

Troisième volume : La Mort immortelle

《三体3:死神永生》

(à venir)

 


 

Traductions en anglais

Tor Books

 

1. The Three-Body Problem, tr. Ken Liu, November 2014

2. The Dark Forest, tr.  Joël Martinsen, July 2016

3. Death’s End, tr. Ken Liu, May 2017

 


 

Traductions en français

Actes Sud, tr. Gwennaël Gaffric

 

1. Le problème à trois corps, octobre 2016, 425 p.

2. La forêt sombre, octobre 2017, 649 p.

3. La mort immortelle, octobre 2018, 816 p.

 


 


[1] Cette incohérence donnera lieu à une tentative d’explication dans le deuxième volume.

[2] Il est possible que certaines incohérences aient été corrigées, car le texte a été révisé en 2016, et c’est à partir de cette version révisée que la traduction française a été réalisée.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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