Histoire littéraire

 
 
 
        

 

 

Brève histoire du wuxia xiaoshuo

V. Renaissance du wuxia xiaoshuo sous les Qing

        V.2a Les contes extraordinaires de Pu Songling et l’image de la nüxia

par Brigitte Duzan, 24 juillet 2015, actualisé 30 janvier 2016    

 

Contes extraordinaires ou « Chroniques de l’étrange » selon les traducteurs, les Contes du Liaozhai (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄) ont connu une immense popularité en Chine au 18ème siècle, pour leur originalité qui tient en premier lieu – liée au raffinement de la langue - à leur atmosphère d’étrangeté, où l’étrange relève de l’insolite plus que du surnaturel.

 

Lu Xun, qui n’avait pourtant pas un enthousiasme délirant pour ces contes, leur reconnaît cependant d’être particulièrement vivants, les événements fantastiques se

 

Pu Songling

déroulant comme sous les yeux du lecteur (以志怪,变幻之状,如在目前).

 

Ce sont ces caractéristiques qui rendent particulièrement intéressants les récits de wuxia que comporte le recueil, et surtout les portraits de nüxia, la plus célèbre étant celle du récit 25 du deuxième rouleau : Xia Nü (侠女), traduit « La vengeresse » par André Levy.

 

Xia Nü : la nüxia selon Pu Songling

 

Le Liaozhai, édition en douze rouleaux (à droite :

de Pu Liuxian [son prénom social], de Zichuan)

 

« Xia Nü » (侠女) est un récit d’autant plus célèbre que c’est celui qui a inspiré au réalisateur King Hu (胡金铨) le film considéré l’un des grands sommets de sa carrière : « A Touch of Zen » (侠女) [1]. Mais il est célèbre du seul point de vue littéraire ; admiré du temps même de son auteur, il a inspiré de nombreuses  imitations.

 

Il puise pourtant lui-même à des sources anciennes, remontant à l’âge d’or des chuanqi des Tang, aux 8ème/9ème siècles, mais en réinterprétant cette tradition pour la personnaliser.

 

Les sources : trois chuanqi des Tang

 

Le récit le plus souvent cité comme source de « Xia Nü » est Guren qi ou « La femme du marchand » (《贾人妻》), qui figurait dans l’anthologie compilée sous les Song et populaire au début des Qing : le Taiping Guangji ou « Recueil de l’ère de la Grande Paix » (太平广记). Mais le thème final de ce récit en rappelle deux autres du même recueil auxquels il est intéressant de le comparer car ils apportent chacun une réponse différente au même acte final : « Cui Shensi » (《催慎思》), du recueil des « Notes de l’étrange » (《集异记》)  de Xue Yongruo (薛用弱) et Yi ji ou « Poussée par le devoir moral »  (义激), de Cui Li (崔蠡).

 

- Guren qi ou La femme du marchand  《贾人妻》

 

Le lettré Wang Li (王立) rencontre la veuve d’un riche marchand qui l’invite à aller habiter avec elle pour qu’elle puisse l’aider financièrement et lui permettre ainsi de passer les examens impériaux dans l’espoir d’obtenir une position mandarinale.

 

Mais elle a un comportement étrange : tous les matins, après lui avoir préparé le déjeuner, elle part pour la journée et ne rentre que le soir. Au bout d’un an, elle lui a donné un fils.

 

L’année suivante, elle rentre un soir avec un sac en cuir dans lequel est la tête de l’homme qui a fait injustement condamner son mari. Ayant accompli son devoir de vengeance, elle s’apprête à fuir et part en laissant au jeune homme ses biens et son fils.

 

Mais elle revient un moment plus tard… pour tuer l’enfant. Puis disparaît sans laisser de trace : on n’en a plus entendu parler. Cette fin bizarre est laissée sans explication dans ce texte.

 

Guren qi, La femme du marchand

 

Les deux autres récits de la même époque comportent un fil narratif et une conclusion semblables, mais apportent des explications, données en complément, à la fin, par le narrateur/auteur pour éclairer le lecteur.

 

         - Cui Shensi 《催慎思》

 

Le récit devrait aussi s’appeler « La femme de Cui Shensi » ; c’est elle, comme dans « La femme du marchand », qui est l’héroïne de l’histoire, un peu dans les mêmes circonstances.

 

Cui Shensi épouse une mystérieuse voisine qui ne veut pas révéler son identité, tout en lui déclarant qu’elle n’est pas de famille noble et qu’elle espère qu’il ne regrettera pas sa décision.

 

Elle coupe un jour la tête du fonctionnaire qui a fait abusivement tuer son père, puis s’en va, sa vengeance accomplie, mais revient en disant vouloir donner un peu de lait à l’enfant avant de partir. Quand Cui Shensi vient voir celui-ci, cependant, il s’aperçoit qu’il est mort. La femme a disparu.

 

Dans son bref commentaire final, le narrateur explique que la raison pour laquelle elle l’a tué est qu’elle ne voulait pas lui rester attachée, qu’elle voulait couper tout lien affectif, le devoir filial primant tout autre attachement.

 

- Yi ji ou « Poussée par le devoir moral » 义激

 

Ici, le personnage central est « une femme de Shu » (蜀妇), c’est-à-dire une femme du Sichuan. C’est une femme étrange qui a perdu ses parents et ne se souvient pas de son nom. A la recherche de l’homme qui a tué son père pour le venger, elle se cache à la capitale où, pour éviter les rumeurs sur son compte, épouse un voisin. Elle lui donne un fils et ils sont très heureux.

 

Mais, un soir, elle rentre toute souriante avec la tête de celui qui a fait tuer son père. Après quoi, sa vengeance accomplie, elle part en abandonnant son mari après avoir tué l’enfant (“杀其子,捐其夫”). Mais, avant de le tuer, elle le prend dans ses bras et lui explique : « Quand tu vas grandir, les gens vont te mépriser parce que tu es le fils d’une meurtrière. Je ne peux pas te laisser ainsi exposé à la vindicte publique. Il vaut mieux que je te tue. » Après quoi elle donne encore quelques conseils moraux à son mari, puis disparaît d’un bond en véritable nüxia, en s’envolant par-dessus les toits.

 

Dans une longue postface, l’auteur loue son sens de la piété filiale qui l’a conduite à sacrifier son enfant et abandonner son mari. En fait, mari et enfant ont été des pions dans son échiquier.

 

Dans ces deux histoires, très didactiques, l’auteur s’adresse directement au lecteur pour louer la femme en éclairant le lecteur sur la signification à donner au récit : le devoir moral yi est à entendre au sens de devoir filial xiaoyi “孝义”.

 

Mais la logique confucéenne met l’accent sur une triple hiérarchie de devoirs pour la femme, selon le principe des « trois cong » (“三从”) : la jeune fille obéit à son père, mariée elle obéit à son époux, veuve elle obéit à son fils (在家从父、出家从夫、夫死从子). Le comportement de la veuve du marchand est, en ce sens, plus conforme aux préceptes confucéens. Pourtant c’est la vengeance du père que Pu Songling a préféré retenir.

 

Cependant, il n’a pas conservé la conclusion des chuanqi, et l’a remplacée par une autre, totalement différente, plus en ligne avec la société de son temps, et sa propre expérience.

 

Xia Nü, la vengeresse

 

Ecrit dans une très belle langue classique, le récit de Pu Songling figure au rouleau 2 du recueil du Liaozhai [2]. Ilest tout aussi concis que ses modèles antérieurs des Tang, et la narration est remarquablement construite.

 

1. L’histoire se passe à Jinling (金陵), l’actuelle Nankin. Le lettré Gu Sheng (顾生) vit avec sa vieille mère dans le plus grand dénuement car il n’a pour vivre que ce qu’il gagne en vendant ses peintures et calligraphies. A vingt-cinq ans, il n’est donc toujours pas marié. Dans une vieille maison voisine viennent habiter une vieille femme et sa fille d’à peine vingt ans, d’une beauté distinguée, mais d’une froideur glaciale.

 

Les deux femmes étant seules et visiblement sans ressources, la mère du jeune homme voit là une occasion de marier son fils, va sonder le terrain, est accueillie favorablement par la mère, mais pas par la fille qui garde un silence désapprobateur. Conclusion de la mère à son retour : une personne bien étrange ! (奇人).

 

2. De son côté, le jeune Gu est courtisé par un beau garçon qui vient lui commander des peintures, mais il garde cette 

 

La veuve du marchand rencontrant

le lettré (lianhuanhua)

affaire secrète. A la demande de sa mère, il va apporter du riz à la voisine et, en échange, la jeune fille vient aider sa vieille mère aux tâches ménagères et la soigne même quand elle tombe malade. Mais, quand Gu veut lui témoigner sa gratitude, elle refuse ses remerciements en gardant toujours autant de distance et de froideur. 

 

3. Un jour, cependant, elle l’attire chez elle et ils couchent ensemble. A Gu ravi elle précise cependant que c’était bien une fois, mais pas deux… et effectivement, elle reprend son air sévère dès le lendemain quand il tente de nouvelles avances.

 

Ils continuent cependant à se voir, et elle lui demandeun jour qui est le jeune garçon qui vient souvent le voir, ajoutant qu’il est insolent à son égard et qu’il ferait bien de changer d’attitude s’il tient à la vie. Mais l’autre, à qui Gu rapporte ces propos, menace de faire courir des bruits sur elle.

 

La surprenant quelques temps plus tard avec Gu qu’elle a de nouveau attiré, il ironise sur sa prétendue chasteté, sur quoi la jeune fille se révèle plus dangereuse qu’il n’y paraissait, et, en véritable nüxia, sort un petit poignard de son sac, qui fait fuir le garçon, épouvanté. Comme il a disparu, elle jette le poignard en l’air, il y a un craquement, et ils voient tomber un renard mort… [3]

 

4. Leur seconde nuit ensemble a lieu le lendemain. Mais la jeune fille n’en accepte pas plus le mariage, observant qu’elle fait déjà les tâches qui incombent à l’épouse.

 

Sa mère meurt quelques mois plus tard. Gu aide à lui payer des funérailles, mais, quand il tente de revoir la jeune fille, il trouve la maison vide. Quand il la rencontre un peu plus tard, elle lui confie qu’elle est enceinte de huit mois, qu’elle veut lui confier l’enfant et qu’il faut demander à sa mère de lui trouver une nourrice, sans révéler son secret. La mère se réjouit, mais trouve la jeune fille plus étrange encore.

 

5. Plusieurs années plus tard, la jeune femme apparaît une nuit portant un grand sac et annonçant tout sourire que « la grande affaire » (大事) de sa vie est réglée et qu’elle revient prendre définitivement congé, mais qu’elle leur laisse l’enfant en remerciement de leur aide.

 

« Et qu’y a-t-il dans le sac ? » demanda Gu curieux. « La tête de mon ennemi » répond-elle, en expliquant que c’était celui qui avait fait condamner son père par ses calomnies. Elle avait dû retarder sa vengeance d’abord à cause de sa mère puis à cause de sa grossesse.

 

Avant de partir, elle recommande à Gu de prendre bien soin de son fils : c’est lui qui serait la gloire de leur famille car Gu lui-même ne vivrait pas longtemps. Puis, en nüxia, elle disparaît « à la vitesse de l’éclair ».

 

Epilogue : Trois ans plus tard, en effet, conclut Pu Songling, Gu décédait tandis que son fils obtenait à dix-huit ans le grade le plus élevé des examens mandarinaux tout en continuant à s’occuper de sa vieille grand-mère.

 

Un récit de wuxia construit autour de la double notion de « bao »

 

Xia Nü (la scène du « renard »)

 

Le récit n’est pas daté, mais le fait de le situer à Jinling, qui était le grand centre culturel de l’empire chinois à l’époque de Pu Songling, reflète implicitement son intention de replacer son histoire dans le contexte social de son temps. En même temps, il y inscrit en filigrane des traits autobiographiques qui en font l’un de ses récits les plus personnels.

 

C’est un récit qui a les caractéristiques d’un récit de wuxia sur le modèle des chuanqi, avec sa part de non-dit et de mystère. Celui-ci n’est expliqué qu’à la toute fin, maisle mystère de l’intrigue tient en fait à l’attitude et aux actions a priori incompréhensibles de la xianü, et se résout si l’on considère le récit construit autour de la double notion de bào(), ou rétribution : dans son sens négatif de vengeance, ou bàochóu (报仇), qui est la motivation première et souvent unique du xia et surtout de la nüxia, mais aussi – et c’est

novateur – dans le sens positif de payer de retour (un bienfait) ou bào'ēn (报恩) [4].

 

1/2. Dans la description introductive de ses quatre personnages, Pu Songling fait du jeune lettré un double appauvri de lui-même : vivant de son pinceau et non marié à vingt-cinq ans, il a – c’est implicite – raté les examens mandarinaux et ne peut espérer qu’une existence obscure. Son alter ego féminin est traité comme son image en miroir, avec, dès l’abord, une attitude qui la définit comme une personne « étrange ». Mais, si elle ne remercie pas, c’est que chacun fournit des services à l’autre, aucun des deux ne doit rien.

 

3/4. Si elle couche avec lui, cependant, c’est pour remercier la mère et le fils de leur aide, en leur donnant le fils dont ils ont besoin pour assurer la continuation de la lignée familiale (bào'ēn). Elle est juste obligée de le faire deux fois parce qu’elle n’a pas réussi à tomber enceinte la première fois. Ainsi s’explique ce qui semble être une attitude contradictoire.

 

5. Toute sa conduite est en fait motivée par son désir de vengeance (bàochóu), qui n’est cependant dévoilé qu’à la fin, quand elle a réussi à éliminer son ennemi et revient, comme dans les trois chuanqi antérieurs, avec sa tête dans son sac.

 

Il est évident, dans ces circonstances, que l’enfant est vital, contrairement aux chuanqi antérieurs [5]: il est le legs de la xianü en témoignage de sa reconnaissance. Elle a accompli les deux aspects de sa mission de rétribution : vengeance traditionnelle du père, mais aussi paiement en retour des services rendus. Elle ne doit plus rien à personne et peut disparaître dans un dernier envol, comme ses consœurs…

 

Des zones d’ombre comme dans tout récit de wuxia

 

Les motivations de l’attitude étrange de la xianü sont expliquées, mais il reste des zones d’ombre qui participent de l’aura de mystère de tout récit de wuxia, même traité, comme le fait Pu Songling, de façon très réaliste, en insistant sur le détail des tâches ménagères accomplies par la xianü pour la mère de Gu. On a ici comme un pastiche des romans de « lettrés talentueux et jeunes beautés » sous l’influence desquels la littérature de wuxia a évolué sous les Qing.

 

Pu Songling joue à plaisir, tout aussi bien, des conventions du wuxia en laissant planer une aura

 

Xia Nü (la mort du renard)

de mystère sur sa xianü, pourtant par ailleurs très réelle et même charnelle : on continue à ne rien savoir des conditions dans lesquelles est mort son père, ni comment et pourquoi il a été calomnié – c’est une autre histoire, qui n’a pas son importance ici, l’important est qu’il doit être vengé.

 

Surtout on ne sait rien de la xianü, même pas son nom. Elle reste un personnage générique, et emblématique, bien que sous une appellation qui renverse l’ordre habituel des caractères. Elle vient on ne sait trop d’où, et, contrairement à Nie Yinniang, on ne sait pas comment elle a acquis ses pouvoirs magiques, y compris ses dons de visionnaire.

 

Comme l’a dit Wang Shizhen (王士祯), contemporain et admirateur de Pu Songling, ou tout particulièrement de ce récit :

神龙见首不见尾,此侠女其犹龙呼

Le divin dragon montre sa tête, pas sa queue ; cette xianü a bien tout du dragon.

 

Image poétique symbolique : il voulait dire que, une fois le mystère de la narration résolu, l’indicible en toile de fond devait rester inconnu. C’est ce qui fait toute la beauté de ce texte, outre la langue elle-même.

 

Admirateur qu’on imagine un rien jaloux, Wang Shizhen est l’auteur lui-même d’un récit qui porte le même titre, à l’ordre des caractères près, et qu’il est intéressant de comparer à celui de Pu Songling.

 

Une autre Xia Nü de la même époque : celle de Wang Shizhen

 

Un contemporain et voisin de Pu Songling

 

Wang Shizhen (王士祯) a vécu exactement à la même époque que Pu Songling, et non seulement il était son contemporain mais il était en outre originaire d’un district du Shandong proche du Zichou natal de Pu Songling : Xincheng (新城), aujourd’hui Huantai (桓台). Wang Shizhen y est resté de 1685 à 1689, retraite prolongée en raison du décès de son père. …

 

Contrairement à Pu Songling, cependant, il a fait une brillante carrière dans l’administration, jusqu’à devenir président du Censorat, puis du Bureau des châtiments, mais sa carrière prit 

 

Wang Shizhen

brutalement fin en 1704, quand il fut impliqué dans un scandale judiciaire.

 

Bavardages au nord de l’étang

 

Poète et calligraphe réputé, il a pris des notes toute sa vie comme il écrivait des poèmes, et il en a publié divers recueils, dont le plus célèbre, achevé en novembre 1689, à la fin de sa retraite à Xincheng, a été publié, dans une première version, deux ans plus tard, à l’automne 1691. Intitulé Chibei outan ou « Bavardages au nord de l’étang » (《池北偶谈》), ce recueil est influencé par Pu Songling, ou du moins on y trouve des histoires tirées de sources orales communes, comme si c’était dans l’air du temps.

 

Il est en quatre parties, et la quatrième, intitulée « En parlant de choses étranges » (Tan yi 谈异), comporte deux récits successifs dans le genre wuxia : Nüxia (女侠) et Jianxia ().

 

Deux récits de nüxia

 

Ce sont en fait deux récits de nüxia, généralement édités ensemble, qui présentent des caractéristiques très particulières, justifiant leur classement en « recueil de notes » (笔记小说集). Wang Shizhenen explique la genèse dans sa préface, en le replaçant dans le cadre conventionnel d’un cabinet où se rencontraient des amis pour bavarder et se raconter des histoires, les « histoires étranges » étant sujet à rire. Il est allé jusqu’à indiquer les noms de ceux qui les lui auraient racontées, comme preuve de la véracité de ses dires et de l’authenticité des faits.

 

Ainsi, Nüxia relate très brièvement une aventure d’un magistrat de Xincheng, qui l’aurait racontée à Wang Shizhen. Il aurait rencontré une jeune femme qui avait tout l’air d’une nüxia,à en juger par son apparence et son allure.

 

Le second récit, Jianxia,  aurait été conté à Wang Shizhen par l’un de ses neveux auquel l’histoire aurait été rapportée par un homme, nommé Wang, du district de Laiyang (莱阳). Cette histoire est celle d’une attaque par un  bandit local d’un convoi transportant des lingots d’argent alors que les convoyeurs se sont arrêtés dans un monastère

 

Bavardages au nord de l’étang (une page-titre)

pour y passer la nuit. C’est une nonne experte en arts martiaux qui prend en chasse le bandit, le décapite et restitue l’argent volé.

 

Les faits relatés sont datés. La première histoire se serait passée très exactement en 1688, au moment même où Wang Shizhen terminait son recueil. La seconde est datée plus vaguement du début de l’ère Shunzhi (年号), c’est-à-dire au tout début de la dynastie, une quarantaine d’année plus tôt, années de trouble juste après les guerres de conquête, avec le banditisme habituel dans les périodes d’interrègne.

 

Les indications géographiques, aussi, sont très précises. La première histoire est localisée à Zhangqiu (章丘), à peu près à mi-chemin entre Xincheng et la capitale provinciale, Jinan, et la seconde à Laiyang, près de Yantai, dans la péninsule du Shandong, à quelque deux cents kilomètres de Xincheng.

  

Un pavillon de la maison de Wang Shizhen

 

Les deux récits se présentent donc comme deux fais divers authentiques, rapportés par des témoins, les éléments fictionnels du second étant justifiés par le fait qu’il y a eu plusieurs témoins successifs, avec les ajouts courants dans le bouche à oreille. Le second est un récit typique de nüxia, dans une période de banditisme comme dans toutes les périodes où a fleuri le wuxia, depuis les Royaumes combattants, mais actualisé du temps de l’auteur.

 

Le plus intéressant reste le premier récit, dans sa superbe concision.

 

Une image énigmatique et fascinante

 

L’histoire n’a qu’une dizaine de lignes, mais c’est le portrait d’une femme qui pourrait être une nüxia – le récit commence par définir précisément le cadre, temporel et géographique, continue par une superbe description étonnamment suggestive, en 38 caractères, de la femme rencontrée par hasard, et se termine sur les questions que se pose le magistrat :

 

新城令崔懋,以康熙戊辰往济南。至章邱西之新店,遇一妇人,可三十余

La 27ème année de l’ère Kangxi [康熙戊辰1688], comme Cui Mao (崔懋), magistrat de Xincheng (新城), se rendait à Jinan, arrivant à Xindian (新店), à l’ouest de Zhangqiu (章邱), il rencontra une femme qui devait avoir une trentaine d’années ;

 

高髻如宫妆,髻上加毡笠,锦衣弓鞋,结束为急装,腰剑,骑黑卫,极神骏。妇人神采四射,其行甚驶

les cheveux ramassés en un chignon sur le haut de la tête (gaoji 高髻) [6], dans le style des femmes de la cour, avec par-dessus un chapeau de feutre, chaussée de petits souliers en pointe [7] et vêtue de brocard, elle avait une ceinture bien serrée à la taille où était accrochée une épée et montait une superbe et vigoureuse mule noire. Son visage à l’expression décidée, son allure rapide, tout en elle exerçait une troublante fascination (shencai 神采).

 

试问:何人?停骑漫应曰:不知何许人。”“将往何处?又漫应曰:去处去。顷刻东逝,疾若飞隼。崔云:惜赴郡匆匆,未暇蹑其踪迹,疑剑侠也。

Comme Cui Mao lui demandait d’où elle venait, elle arrêta sa mule et lui répondit calmement qu’elle n’en savait rien. Et comme il lui demandait où elle allait, elle répondit de façon tout aussi évasive qu’elle allait où ses pas la menaient. Et, l’instant d’après, elle avait disparu vers l’est, aussi vite qu’un aigle en plein vol.

Cui ajouta : « Quel dommage, j’avais des affaires à régler au district, j’étais trop pressé, je n’ai pas eu le temps de suivre ses traces. Mais je me demande si ce n’était pas une nüxia. »

 

Ce n’est pas vraiment un récit de wuxia ; il n’y a pas d’intrigue, juste une rapide rencontre, sans suite. Mais la description détaillée de la femme a sa valeur narrative. Pour une vision rapide, les détails sont frappants ; l’intérêt est dans le contraste entre les traits de raffinement et les éléments classiques, et masculins, des personnages de wuxia,: le chapeau de feutre typique du peuple est associé au chignon type de la femme élégante ; à côté des vêtements de brocard et des petites chaussures en pointe (évoquant les pieds bandés), attributs spécifiquement féminins, elle a par ailleurs l’épée à la ceinture, attribut des xia, l’allure martiale étant renforcée par l’air décidé et l’allure rapide.

 

A noter : la mule noire (heiwei 黑衛/)  est un attribut des nüxia depuis Nie Yinniang. Wang Shizhen était connu pour apprécier beaucoup la pièce de théâtre zajude 1664 de You Tong (尤侗), Hei bai wèi ou « La mule noire et la mule blanche » (《黑白衛), basée sur l’histoire de Nie Yinniang.

 

Dans sa superbe concision, le récit a sa logique. En tant que représentant de l’administration impériale, il était normal que Cui Mao veuille savoir d’où venait cette femme à l’identité douteuse qui allait traverser son district. Sa réaction aux réponses évasives de la femme est ambigüe, partagée entre désir et anxiété. Son identification de la femme comme nüxia éventuelle traduit sa perplexité devant l’ambiguïté fondamentale de ce type de personnage : gardien de l’ordre, voire justicier, à titre personnel et/ou source potentielle de désordre.

 

En quelques lignes descriptives, l’auteur suggère ainsi le pouvoir que continuaient d’exercer les personnages de nüxia sur les esprits et l’imaginaire masculins. En ce sens, son récit est un complément intéressant à celui de Pu Songling, et à tous les autres qui ont fleuri à la même période et jusqu’à la fin du siècle sur le même sujet.

 

 

A lire en complément :

Principales adaptations cinématographiques des Contes du Liaozhai

(tous genres confondus)

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Adaptations_Contes_du_Liaozhai_Films.htm 

 

 


[2] Voir le texte:

Caractères traditionnels : http://www.sidneyluo.net/e/e6/067.htm

Caractères simplifiés : http://www.my285.com/gdwx/lzzy/069.htm

Pour la traduction en français, le mieux est de se reporter à celle d’André Lévy chez Philippe Picquier, pp. 435-446 (Chroniques de l’étrange, édition de poche 1999).

[3] L’épisode est traité de façon très concise chez Pu Songling, mais, parfaitement intégré dans le cadre des contes du Liaozhai, il a sa signification au-delà du thème homosexuel ou fantastique auquel on le relègue trop souvent. C’est l’un des épisodes le plus commenté et régulièrement illustré.

[4] Selon l’analyse de Karl Y.S. Kao, « Bao et Baoying : Narrative Causality and External Motivations in Chinese Fiction », in Chinese Literature : Essays, Articles, Reviews (CLEAR), Vol. 11 Dec.1989, pp. 115-138.
Voir aussi Lai Sufen, “From Cross-Dressing Daughter to Lady Knight-Errant: The Origin and Evolution of Chinese Women Warriors”, in: Presence and Presentation: Women in the Chinese Literati Tradition, ed. Sherry J. Mou, St Martin’s Press, New York 1999, pp 77-107.

Lai Sufen fait remonter le concept aux Mémoires historiques de Sima Qian. Dans la biographie de l’assassin Yu Rang (豫让), au chapitre 86, Sima Qian raconte l’annihilation du clan du comte Zhi (智伯), par le seigneur Xiangzi du royaume de Zhao (赵襄子) qu’il avait attaqué et qui s’était vengé. En s’enfuyant pour échapper aux représailles, Yu Rang, qui était au service du comte et en était apprécié, a cette réflexion devenue célèbre qui est une définition du concept sous ses deux aspects :

士为知己者死,女为悦己者容。吾其报知氏之仇矣。

« L’homme de bien meurt pour celui qui le comprend, comme la femme se fait belle pour celui qui l’aime [bào’ēn]. Le comte Zhi me comprenant, je dois mourir pour le venger  [bàochóu]. »

[5] En revanche, il y a un motif similaire de la mort de l’enfant dans un autre conte du Liaozhai (I.6) : « Xi Hou » (《细侯》) ; c’est dans le contexte différent d’un amour inconditionnel, mais il apparaît aussi dans ce conte comme un geste radical d’indépendance féminine.

[6] Le récit a été repris dans le recueil publié en 1879 par Zheng Guanying (郑观应) Xu Jianxiazhuan ou « Suite aux Récits de sabre » (《续侠传)* sous le titre Gaoji Nüni ou « La nonne aux cheveux relevés en chignon sur le haut de la tête » (《高髻女尼》).

* suite à un recueil des Ming, « Récits de sabre » (侠传》)

[7] Comme dans beaucoup de récits analogues, ces petites chaussures « en pointe » - suggérant des pieds bandés - sont marque d’élégance et de raffinement.

 

 

Les "souliers en pointe" ou plutôt "arqués" gōngxié

 

 

 

 

    

          

         

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.