Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

La littérature féminine en Chine continentale, d’hier à aujourd’hui (1919-2019)

I. La littérature féminine en Chine : bref parcours historique (1919-1976)

par Brigitte Duzan, 10 février 2019, actualisé 14 mai 2022

 

Lorsqu’on feuillette des ouvrages sur l’histoire de la littérature chinoise, on trouve très peu d’écrivaines citées. Et en général, elles le sont comme en marge, dans un petit chapitre à part. Les raisons en sont à la fois sociales et politiques.

 

Pour ne citer que quelques chiffres, à sa création au début de la République populaire, en 1949, l’Association nationale des écrivains (alors « travailleurs de la littérature ») ne comptait que treize femmes ; leur nombre avait plus que quadruplé en 1966, à la veille de la Révolution culturelle, mais cela n’en faisait toujours qu’une grosse quarantaine ; en 1982, l’Association comptait 140 femmes, sur un total de 2000 membres, soit 7 %. Aujourd’hui, le pourcentage a doublé, mais les femmes restent sous-représentées dans les instances officielles, bien que l’Association ait une présidente, Tie Ning (铁凝), depuis la mort de Ba Jin (巴金), en 2006.

 

La littérature féminine a en fait en Chine une histoire très récente. Pour reprendre le titre d’un ouvrage de deux critiques littéraires féminines chinoises, Meng Yue et Dai Jinhua (孟悦、戴锦华), elle a émergé « de la surface de l’histoire » [1], ou plus précisément du silence de l’histoire.

 

1.       Emergence de la littérature féminine aux lendemains de 1919

 

Avant 1919 

 

Pendant toute la période impériale (jusqu’à la chute de la dernière dynastie en 1911), les femmes n’avaient pas accès à la sphère publique ; leur domaine était la sphère familiale ; un vieux précepte disait : « Les hommes n’ont pas leur mot à dire à l’intérieur, les femmes ne disent rien à l’extérieur ». Si éducation il y avait, elle avait lieu dans la maison, « dans le boudoir ». Quelques poétesses sont cependant devenues célèbres et ont vu leurs œuvres publiées, c’étaient des épouses de lettrés ou de grandes courtisanes, qui étaient des artistes ; leur célébrité ne dépassait pas le cercle des lettrés autour d’elles, et leur poésie répondait aux critères de la poésie lettrée.

 

Un mouvement de réforme mené par Kang Youwei (康有为) a émergé à la fin de l’empire, en 1898, inspiré de la réforme Meiii au Japon. Ce petit groupe de réformateurs ont fait de la littérature un élément essentiel des réformes socio-politiques qu’ils préconisaient, avec en particulier l’abandon de la langue classique ou wenyan (文言), et son remplacement par une langue proche de la langue parlée, le baihua (白话), pour briser le phénomène de tour d’ivoire que constituait l’écriture en langue classique.

  

Parallèlement, ces mêmes réformateurs se sont exprimés en faveur de l’émancipation de la femme et de son éducation, la condition de la femme en Chine apparaissant comme un signe d’arriération et un facteur de retard du pays. Mais c’était un mouvement mené par des hommes, où les femmes n’avaient pas leur place, il fallait d’abord les « libérer », ce qui passait d’abord par leur éducation. De toute façon, la réforme a échoué, et l’empereur Guangxu (光绪帝) qui l’avait soutenue a été écarté du pouvoir. C’est ce qu’on a appelé la « Réforme des Cent Jours » (戊戌变法).    

 

Au début du 20e siècle sont apparues des femmes hors du commun qui ont œuvré pour l’éducation et l’émancipation des femmes, certaines en créant les premières revues pour femmes. L’une d’elles, la plus célèbre, calligraphe, poète et écrivaine, est une personnalité de la trempe des révolutionnaires de la Révolution française : c’est Qiu Jin (秋瑾), née en 1875. Mariée en 1896, elle abandonne mari

 

Le Journal des femmes chinoises

《中国女报》, n° 1 (janvier 1907)

et enfants en 1903 pour aller étudier au Japon, puis mène à son retour une action clandestine pour renverser la dynastie des Qing qui lui vaut d’être décapitée en juillet 1907. Avec plusieurs amies, elle avait fondé au début de cette même année un journal intitulé « Journal des femmes chinoises » (《中国女报》) dans lequel elle appelait les femmes à lever la tête et à prendre leur destin en main, et s’élevait en particulier contre la pratique des pieds bandés…

 

Chinese Girls’ Progress (Nüxuebao), n° 1

 

C’est l’une de ses amies, Chen Xiefen (陈撷芬), qui édita son œuvre après sa mort. Elle était la fille de l’éditeur d’un journal nationaliste dans lequel elle a commencé à insérer de brefs articles sur l’éducation et les droits des femmes, rubrique dont elle fit un mensuel à part entière en 1899, intitulé « Journal des femmes » (《女报》). C’est un précurseur des revues féminines qui vont se développer par la suite, le premier en date étant le Journal d’étude des femmes ou Nûxuebao (《女学报》) créé en 1898, avec le titre anglais Chinese Girls’ Progress. Ces revues s’adressaient à la frange des étudiantes et femmes éduquées des grandes villes formant un premier embryon de lectorat féminin.

 

C’est à partir de ce moment où les femmes s’expriment elles-mêmes sur les sujets qui les concernent que les mentalités évoluent et que peut émerger une littérature féminine. Mais, au début du 20e siècle, il n’y avait même pas encore de terme pour la désigner [2].

 

Pourquoi 1919 ?

 

Il faut attendre ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement du 4 mai (五四运动) pour que les choses changent. Ce mouvement est né d’une explosion de colère nationale suscitée par la clause 156 du traité de Versailles qui accordait au Japon le Shandong qui avait été sous contrôle allemand à la fin du 19e siècle, mais avait été occupé par le Japon pendant la guerre. Or la Chine était entrée en guerre en 1917 aux côtés de la Triple Entente

 

Manifestations du 4 mai : les femmes en première ligne

à la condition de pouvoir récupérer ce territoire, et avait fourni un important contingent de soldats et de travailleurs, dont on a fini aujourd’hui, en France et ailleurs, par reconnaître l’importante contribution à l’effort de guerre. Cette clause était ressentie comme une nouvelle humiliation nationale. 

 

Les manifestations se sont étendues à tout le pays et toutes les classes sociales, y compris les ouvriers, et a réussi ce que les réformateurs du siècle précédent avaient échoué à réaliser : à mobiliser les forces politiques et les intellectuels pour promouvoir un vaste mouvement de réformes visant à faire sortir la Chine de son retard et de son enfermement, et d’abord en contestant les fondements de la culture traditionnelle. C’est ce qu’on appelé le mouvement de la nouvelle culture.

 

C’est dans ce contexte que l’émancipation des femmes est devenue une priorité et qu’a pu se développer une littérature féminine, les femmes pouvant dès lors accéder aux grandes universités [3]. Le premier pas vers des universités mixtes eu lieu en 1920 quand deux étudiantes furent admises à l’université de Pékin. Mais, dans le secondaire, les filles avaient des cours de couture, de broderie, et même parfois de tissage, et la pratique des pieds bandés subsista encore longtemps. L’émergence de la littérature féminine s’est donc faite dans un pays encore fortement marqué par la tradition, et elle apparaît d’autant plus remarquable.

 

2.       Années 1920-1935 : efflorescence de la littérature féminine

  

La littérature féminine se développe ainsi au début des années 1920 dans un contexte de branle-bas culturel et d’effervescence littéraire, avec une floraison de sociétés littéraires dotées de leurs revues reflétant une multiplicité de courants d’idées et permettant la publication d’essais et de nouvelles. La littérature féminine est née de ce mouvement iconoclaste qui a ébranlé le socle de la tradition patriarcale qui régissait toute la société – mouvement mené par les grands intellectuels, Lu Xun (魯迅) en tête, couronné « père de la nouvelle littérature ». Mais les femmes y ont eu une part bien plus importante qu’on ne le dit couramment.

 

A côté du père, la mère de la nouvelle littérature

 

Lu Xun a été intronisé « père de la nouvelle littérature », c’est-à-dire celle écrite en langage vernaculaire,

 

Le journal La Jeunesse (Xin Qingnian),

 mai/juin 1918 (n° 5/6)

ou baihua, et non plus en langue classique, en raison de sa nouvelle devenue emblématique de tout le mouvement : « Le Journal d’un fou » (《狂人日记》), publié dans la revue « La Jeunesse » (《新青年》) en mai/juin 1918.  

 

La future écrivaine Chen Hengzhe en 1914

 

Ce qu’on omet de dire, c’est que, en juin 1917, une jeune étudiante chinoise du Vassar College aux Etats-Unis a publié dans la revue trimestrielle des étudiants chinois (Chinese Students Quarterly) une nouvelle intitulée « One Day » (《一日》) dans laquelle elle décrivait une journée d’un groupe d’étudiantes dans un college américain. Elle s’appelait Chen Hengzhe (陈衡哲) et c’est la première véritable nouvelle en baihua, près d’un an avant celle de Lu Xun. 

 

Amie de Hu Shi (胡适) qui était l’un des maîtres à penser du mouvement du 4 mai, auteur d’un essai publié en janvier 1917 préconisant une « révolution littéraire » libre des conventions du passé, et d’une langue classique considérée comme « morte » [4], Chen Hengzhe a accompli en juin 1917 ce que les intellectuels chinois se bornaient encore à théoriser. Briser la tradition était sans doute plus facile pour elle que pour ses confrères masculins qui, malgré la suppression des

examens impériaux en 1905, étaient encore marqués par l’esthétique et la culture des lettrés traditionnels pour lesquels la maîtrise de la langue classique était une condition de leur place dans la société. 

 

C’est cependant Lu Xun qui est devenu le symbole de la littérature moderne. Les écrivaines, quant à elles, ont émergé peu à peu du terreau universitaire au début des années 1920.

 

L’université comme espace social

 

Dans un pays à 95 % analphabète, l’éducation des filles ne concernait que l’élite aisée et se heurtait aux mentalités et aux traditions confucéennes. Une fille ne sortait de chez elle que pour se marier, et aller habiter dans la famille de son mari d’où elle ne sortirait, éventuellement, qu’en se suicidant. Les lettrés avaient des précepteurs pour leur fils, les filles étaient rarement admises à participer aux leçons. On leur apprenait surtout les règles de l’étiquette les concernant.

 

Les premières écoles pour filles ont été des écoles de missionnaires (la première en 1842), suivies par une première école chinoise fondée au sud de Shanghai en 1898. Pour l’université, les progrès seront encore plus lents. Après l’ouverture graduelle des grandes universités aux étudiantes, à commencer par celle de Pékin en 1920 [5], il n’y avait encore en 1923 que 2.5 % d’étudiantes au niveau universitaire dans tout le pays, proportion passée à 15 % en 1934 (mais bien plus dans les établissements de missionnaires). Il fallait que les filles se battent, et parfois menacent de se noyer, pour obtenir d’aller étudier hors de chez elle.

 

Mais, si la littérature féminine émerge et se développe, c’est en grande partie grâce aux Ecoles normales de filles, et en particulier les Ecoles normales supérieures des grandes villes comme Pékin, Shanghai ou Wuhan, qui forment des bouillons de culture et d’idées d’où émergent des talents inédits, tout en étant aussi des viviers de jeunes activistes en révolte contre le système. A l’Ecole normale supérieure pour filles de Pékin, lors du mouvement du 4 mai, les étudiantes ont brisé les grilles qui les retenaient enfermées pour aller participer aux manifestations dans les rues de la capitale, suivies par une foule de femmes et de filles des écoles autour de Pékin.

 

Dans les mois qui suivent le 4 mai, des groupes féministes se constituent et des dizaines de nouveaux journaux apparaissent, offrant des forums de discussions aux femmes pour débattre des problèmes les concernant, bientôt désignés sous le terme global de « Question féminine ».

 

Nora et la question féminine

  

Le journal « La Jeunesse » (Xin Qingnian 《新青年》) consacre une section spéciale à cette question, avec des introductions à la pensée de féministes occidentales comme Alexandra Kollontaï ou Emma Goldman [6], et des traductions d’écrivaines étrangères. C’est ce journal qui lance une polémique qui marquera les esprits pendant longtemps en publiant en 1918 une traduction en

 

Une maison de poupée

chinois de la pièce d’Ibsen « Une maison de poupée ». Le personnage de Nora bravant les conventions pour abandonner mari et enfants devient instantanément le sujet de toutes les discussions et l’emblème de l’émancipation de la femme.

 

Dans les années qui suivent, une profusion de nouvelles, d’essais, de poèmes et de pièces de théâtre mettent en scène des Nora sinisées se révoltant contre leurs familles.  Mais, dès lors, le discours n’est plus monopolisé par les hommes, les femmes écrivent. Et ce qu’elles écrivent, ce sont leurs propres sentiments, leurs émotions, leurs difficultés pour s’évader du carcan de la famille et des conventions qui les empêche de sortir et de s’exprimer. L’acte d’écrire devient un acte de rébellion et de revendication identitaire.

 

Le plus intéressant est que les écrivaines qui émergent sur la scène littéraire ces années 1920 sont elles-mêmes des Nora, et que leurs récits, souvent autobiographiques, sont des commentaires sur le thème de l’émancipation de la femme, ainsi que des réflexions sur le coût de cette émancipation pour celles qui ont décidé de s’affranchir des conventions. Une anecdote est significative : pour son premier article publié dans la presse, dans lequel elle explique que le premier pas qu’il lui faut faire est de s’affranchir de sa famille, l’une des nouvelles écrivaines en herbe a dû demander l’autorisation de son frère aîné.

  

Mais, en même temps, écrire, et publier dans la presse, peut permettre à ces jeunes écrivaines de gagner de l’argent et d’accéder à l’indépendance économique, l’autre alternative étant l’enseignement, y compris alors à l’université : en 1920, de retour des Etats-Unis où elle a fait des études d’histoire, Chen Hengzhe est la première femme à devenir professeur d’université en Chine. L’université devient un vivier.

 

Peinture des sentiments et écrits autobiographiques

 

Ces nouvelles écrivaines tendent à rester en dehors des grands débats de l’époque, et en particulier des débats théoriques entre différentes factions littéraires, sur l’art pour l’art ou les mérites du romantisme par rapport au réalisme ; si elles font partie des grandes sociétés littéraires, leurs voix sont personnelles et individuelles. Ce qui les intéresse, c’est la direction que la littérature

 

Su Xuelin en 1922

chinoise peut prendre à ce tournant de son histoire, et le rôle que les femmes peuvent y jouer. Elles constituent leurs propres associations littéraires, et forment des petits groupes très soudés dans les Ecoles normales pour femmes où elles étudient et où elles restent enseigner ensuite, la principale étant celle de Pékin qui a été le vivier du groupe d’écrivaines le plus important et le plus intéressant des années 1920-1930 : Lu Yin (庐隐), Su Xuelin (苏雪林), Feng Yuanjun (冯沅君), Shi PIingmei (石评梅)…. 

 

Un manuscrit de Shi Pingmei

 

Elles participent aux bouleversements socio-politiques de leur époque et à leurs répercussions sur la littérature. Ce qu’elles écrivent ne sont plus des histoires, souvent tragiques, de femmes contées à la troisième personne par des narrateurs masculins, c’est leur réalité intérieure et subjective, leurs émotions intimes et leurs difficultés personnelles, de femmes aspirant à autre chose

que la vie d’épouse et de mère qui était le destin tout tracé des femmes chinoises depuis l’aube des temps. Ce qui les intéresse, c’est leur identité de femme moderne, étroitement liée aux questions de famille et de mariage – elles ont toutes eu à lutter contre des mariages arrangés.

 

Leurs récits sont donc très souvent autobiographiques, ou semi- autobiographiques, traduisant leurs espoirs mais aussi leurs frustrations, de plus en plus vives à partir du milieu de la décennie, quand elles réalisent qu’un mariage choisi et une carrière réussie comportent difficultés et déceptions. C’est le cas de Lu Yin, par exemple, qui exprime ses espoirs sur l’émancipation des femmes dans sa longue nouvelle « Les amies du bord de mer » (Haibin guren《海滨故人》) -écrite sous forme épistolaire - publiée en 1923, suivie deux ans plus tard d’une nouvelle amère intitulée « Après la victoire » (《胜利以后》), où elle exprime ses doutes et ses appréhensions sur le rôle de la femme dans la société chinoise moderne.  Ces récits féminins sont généralement désignés du terme de « récits à problèmes » (wenti xiaoshuo 问题小说), caractéristiques de la période.

 

La malédiction de Nora

 

Les amies du bord de mer, de Lu Yin

 

Une grande partie de ces femmes, en fait, ont eu des destins tragiques : elles sont souvent mortes très jeunes, de maladies, voire en couche. Leurs récits sont donc d’autant plus le reflet de leur vie : elles incarnent les ambivalences de la femme moderne chinoise à travers leur personnalité d’écrivaines. Finalement, malgré tous les discours, leur sort ne s’est pas tellement amélioré.

 

Dans une conférence désormais célèbre prononcée en décembre 1923, « Qu’arrive-t-il à Nora, une fois partie de chez elle ? », Lu Xun montre bien à quel point, finalement, les esprits étaient restés très conservateurs quant aux possibilités d’émancipation féminine ; il dit textuellement que Nora, après avoir quitté sa maison, n’a au bout du compte que deux possibilités : revenir chez elle ou se prostituer [7]. Et, comble de provocation, il prononce ce discours à l’Ecole normale supérieure pour femmes de Pékin.

 

Il évoque bien une autre option : que la femme acquière une indépendance économique. Mais l’expérience de ces écrivaines a bien montré que c’était encore un miroir aux alouettes car cela ne prenait pas en compte les contradictions vécues par les femmes entre carrière et vie personnelle. Et ces contradictions seront, malgré les apparences, toujours aussi vives pendant la période maoïste et après.

 

3.       1937-1949 : Les années de guerre

 

Ces années 1920 en Chine voient donc l’émergence en littérature de plumes féminines inédites, mais ces voix nouvelles se trouvent dès le début des années 1930 en butte au développement d’un mouvement littéraire dit « de gauche », né de la montée des risques de guerre, entraînant un appel à une littérature de défense nationale. La guerre est déclarée en 1937, le Japon envahit la Chine, et, après la défaite du Japon, la Chine vit encore quatre années de guerre civile. Jusqu’en 1949, l’heure n’est plus à l’expression des sentiments intimes et des difficultés existentielles.

 

Les années 1930-1945

 

Xiao Hong et Ding Ling (à g.)

 

Les écrivaines ne sont pas nombreuses à publier pendant cette période de guerre. Pourtant, quelques-unes continuent d’écrire, dans un style autobiographique proche de leurs consœurs des années 1920, bien qu’avec des nuances, et ces récits sur fond de guerre sont d’autant plus étonnants. L’une des plus connues est Xiao Hong (萧红), dont la vie est aussi tragique que nombre de ses consœurs de la décennie précédente.

 

Mais il en est deux, moins connues mais pourtant particulièrement remarquables, chacune dans un style personnel, qui représeneant comme deux extrêmes de l’écriture féminine de la période.

 

- L’une, Xie Bingying (谢冰莹) a un parcours révélateur. Née en 1906 dans une famille traditionnelle où elle avait eu les pieds bandés et avait été promise dès trois ans à un ami de son père, elle s’est engagée dans l’armée en 1926 pour échapper à son mariage arrangé. Elle envoie des dépêches du front qui sont publiés dans la presse à partir de 1927, puis édités sous le titre « Journal de guerre » (《从军日记》), actualisé en 1938. Et ce sont les royalties touchées sur ces écrits, complétés par de l’argent

 

Journal de guerre, 1937

offert son frère, qui lui permettent de faire des études : elle est admise en 1930… à l’Ecole normale supérieure pour filles de Pékin.  

 

Elle est restée célèbre pour ses deux principaux livres, où elle témoigne de son expérience personnelle : « Dans une prison japonaise » (《在日本狱中》) publié en 1940, et surtout son « Autobiographie d’une femme soldate » (《一个女兵的自传》) publiée en 1936.

 

- L’autre, dans un style intime tranchant sur les impératifs de la période, est Bai Wei (白薇). Contrairement aux idées reçues, elle montre la persistance, pendant les années de guerre, d’une littérature féminine qui n’a pas abandonné les thèmes féministes des années 1920 : lutte pour l’indépendance, liberté sexuelle, égalité socio-économique, droit de choisir son partenaire dans la vie, contre la tradition des mariages arrangés.

 

S’enfuyant de chez ses parents pour faire des études, puis de l’Ecole normale de Changsha pour éviter d’être mariée contre sa volonté, elle fait de sa vie une triste épopée et de son corps malade le symbole de l’époque. Ayant contracté la syphilis par son mari, un poète de son choix, elle consigne dans un roman autobiographique écrit sur son lit d’hôpital les affres de sa situation où se mêlent souffrances physiques et douleur morale, emblématique des souffrances des femmes qu’elle a pu observer et qu’elle décrit dans ses nouvelles.

 

Ecrit entre 1934 et 1936, le roman est intitulé « Une vie tragique » (《悲剧生涯》), avec quelque chose de théâtral dans ce titre. D’une forme aussi intéressante que le fond, c’est un ovni sur la scène littéraire de l’époque. Sa publication est due à un grand passeur de la littérature chinoise, en particulier féminine, de l’époque, Lin Yutang (林语堂), qui en avait en fait commandité la première partie.

 

Les oubliées du Manchukuo

 

 - La littérature féminine du Manchukuo.

 - L’exemple de Mei Niang 梅娘

……………………

 

Les années 1940 à Shanghai

 

Zhang Ailing, Love in a Fallen City

 

Après l’occupation de Shanghai par les Japonais en 1937, les intellectuels se replient vers l’intérieur. L’occupation de Shanghai, en ce sens, crée un espace déserté propice à l’émergence de nouveaux auteurs, et ce sont surtout des femmes.

 

La plus connue est Zhang Ailing (张爱玲) dont la célébrité médiatisée a cependant eu pour conséquence de reléguer dans l’ombre nombre de ses consœurs qui jouissaient pourtant, à la fin des années 1940, d’une popularité au moins égale à la sienne. Il est vrai que, dans ses nouvelles des années 1943-47, Zhang Ailing s’affirme dans un style percutant. Mais son chef d’œuvre reste le roman « La Cangue d’or » (《金锁记》), où elle distille une satire de la famille et de la société avec une cruauté sans égale, dans un format de saga familiale très classique. La traduction française est malheureusement indisponible [8].

 

De son vivant, cependant, il y avait des écrivaines qui lui disputaient le devant de la scène, dont Su Qing (苏青) ; victime d’une purge politique dans les années 1950, puis de persécutions pendant la Révolution culturelle, elle est morte dans la misère en 1982 et n’a été redécouverte que dans les années 2000.

 

Son roman autobiographique « Dix ans de mariage » (《结婚十年》), initialement paru en 1943 dans la revue Vent et pluie (《风雨谈》), a eu un tel succès qu’il en était fin 1948 à sa 18e édition. Elle y décrit sa vie de femme mariée, puis divorcée, ses accouchements, ses relations extraconjugales et ses états d’âme : il a fait sensation. Elle en a publié une suite en 1947 (《续结婚十年》), et même encore une séquelle avec « Une beauté égarée » (《歧路佳人》) – on dit que ce livre « provoqua une pénurie de papier », ancienne expression pour signifier qu’il a été un bestseller. Il a été réédité en 2006.

 

Su Qing, Dix ans de mariage, éd. 2016

 

Mais, là encore, ce sont des existences tragiques, y compris celle de Zhang Ailing qui a souffert d’un mariage désastreux et, exilée aux Etats-Unis après 1950, y est morte dans la solitude et l’isolement en 1995. Pour la plupart de ces écrivaines, la malédiction de Nora se poursuit : il n’y a pas d’amour heureux comme il n’y a pas de bonheur durable.

 

Cependant, à côté d’elles, et de manière étonnante, il y a eu aussi, pendant les années 1940, une écrivaine dont les comédies ont eu énormément de succès à Shanghai : c’est Yang Jiang (杨绛), une écrivaine qui, après avoir étudié à Oxford et à la Sorbonne, était rentrée à Shanghai fin 1938 pour s’occuper de son vieux père, alors que toute la ville fuyait vers Wuhan, Chongqing ou Kunming.

 

Ajoutons, dans le registre humoristique, la nouvelle de Fengzi (凤子) « Le Portrait » (《画像》), publiée en 1947, où l’auteure ne questionne pas l’avenir de Nora une fois partie de chez elle, mais le sort des hommes autour d’elle, désorientés après son départ…

 

Le sort de la femme reste pourtant toujours aussi problématique que celui de Nora, malgré les promesses initiales faites par Mao. On retrouvera le thème dans la littérature féminine dès les lendemains de sa mort, montrant que, si le statut de la femme a certes évolué, son émancipation reste une illusion.

 

4.       1949-1976 : les années Mao

 

Ces années commencent par ce qu’on appelle en Chine, autant pour la littérature que pour le cinéma, « les dix-sept années », et elles sont suivies, de 1966 à 1976, de dix ans de Révolution culturelle qui sont un trou noir pour la littérature, surtout féminine.

 

La grande illusion

 

A partir de 1949, la littérature devient affaire d’Etat, comme tous les arts, Mao a annoncé le programme dès 1942 au fameux Forum sur la littérature et les arts de Yan’an : tous les arts doivent servir le peuple et œuvrer à l’avancement du socialisme, le peuple étant entendu comme le trio paysans-ouvriers-soldats. Les écrivains deviennent des travailleurs au service de la cause nationale ; en retour ils ont droit à un salaire : ils sont organisés en une association dont les membres sont rétribués, troquant sécurité matérielle contre liberté.

 

Les femmes sont censées être les grandes bénéficiaires du nouveau régime. Mao proclame qu’elles sont « l’autre moitié du ciel », cette nouvelle promotion égalitaire signifiant qu’elles ont le droit de travailler à l’égal des hommes. Les écrivaines acquièrent donc théoriquement un nouveau statut qui les met à l’abri des aléas économiques de leurs consœurs des années 1920, dépendantes de publications dans des revues fragiles.

 

Mais elles ne sont pas nombreuses à être adoubées par le régime : treize écrivaines sont membres de l’Association des écrivains à sa création ; elles ne seront encore qu’une grosse quarantaine en 1966, à la veille de la Révolution culturelle. Et en dehors des institutions officielles, il n’y a plus de presse ou d’édition libre où pouvoir publier.

 

Deux grands romans

 

C’est donc une poignée d’écrivaines qui peuvent continuer à publier ; beaucoup se replient sur des travaux de recherche ou d’enseignement. Parmi celles qui avaient commencé à acquérir une certaine notoriété avant 1949, la plus connue est sans doute Ding Ling (丁玲) qui s’était fait connaître dès la fin des années 1920 et avait fait de la propagande pour la guérilla à Yan’an dans les années 1940. C’est la grande auteure des années 1950, avec des nouvelles essentiellement. Elle subira bien des persécutions politiques mais son œuvre reste fondamentale pour comprendre la période.

 

D’autres femmes qui avaient travaillé dans l’édition de revues reprennent du service, en particulier Shen Zijiu (沈兹九), qui avait édité plusieurs revues de femmes dans les années 1930, dont La vie des Femmes (妇女生活) éditée par la Librairie des femmes basée à Shanghai. Elle est recrutée pour diriger la section Education et propagande de la Fédération nationale des femmes à sa création ; elle deviendra en même temps rédactrice en chef de la revue qui lui est liée : Femmes de la Chine nouvelle (《新妇女》). Mais son heure de gloire s’achèvera en 1956.

 

En fait, les écrivaines sont dans une impasse : le régime les a comblées, elles peuvent à la limite se lamenter sur la condition des femmes avant 1949, mais plus après. L’une des premières lois du nouveau régime, en 1950, est la loi sur le mariage qui interdit les mariages arrangés et les pratiques qui lui étaient liées. La femme est libérée, comme le pays. Plus question de critiquer les discriminations fondées sur le genre. Ding Ling qui avait écrit un article sur l’attitude sexiste des dirigeants du Parti dès 1942 à Yan’an en fera les frais lors de la campagne anti-droitière de 1957 : elle sera condamnée pour idées subversives et envoyée réformer sa pensée dans le Grand Nord d’où elle ne reviendra que douze ans plus tard.

 

Cette campagne massive contre les intellectuels dits « droitiers » a touché une grande partie des écrivaines de la période pré-1949 qui n’étaient pas parties à Taiwan : elles ont, pour beaucoup, à des degrés divers, subi le même sort que Ding Ling. Certaines ont même commencé à être attaquées dès le début des années 1950, comme Su Qing, arrêtée en 1955 pour activités contrerévolutionnaires, le grand chef d’accusation de la période maoïste.

 

Finalement, à côté des nouvelles de Ru Zhijuan (茹志鹃), il reste deux grandes œuvres devenues des classiques de la littérature féminines des années 1950 : deux romans publiés en 1957 et 1958.

 

- L’un est « Le Chant de la jeunesse » (《青春之歌》), de Yang Mo (杨沫), qui connut la gloire quand son roman fut publié, en 1958.  C’était le premier roman chinois – largement autobiographique - à décrire un mouvement d’étudiants patriotes et d’intellectuels révolutionnaires pendant la guerre, sous la direction du Parti communiste. Le personnage féminin est une intellectuelle vouée à une existence terne d’épouse à l’ancienne qui, s’étant enfuie de chez elle et prête à se suicider, est sauvée par un étudiant poète avec lequel elle finit par se marier ; mais, alors qu’elle s’ennuie chez elle en cherchant vainement du travail, elle est gagnée par la ferveur révolutionnaire d’un leader étudiant et renaît en rejoignant « l’armée des ombres » luttant contre le Japon et pour la défense nationale.

 

Le succès du roman sera accru encore quand il sera adapté au cinéma, dès 1959, et coréalisé par les deux

 

Le chant de la jeunesse

grands cinéastes Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑), le film entrant de son côté dans les grands classiques du cinéma chinois. C’était au début du Grand Bond en avant, et la mobilisation des esprits était plus nécessaire que jamais.  

 

Yang Mo n’aura plus le même succès avec ses publications ultérieures, mais elle est quand même l’un des rares écrivains qui aient publié pendant la Révolution culturelle, en 1972, bien que ce soit un récit des luttes internes dans le Parti.

 

- L’autre grand classique, publié en 1957, est la nouvelle « moyenne » « Les haricots rouges » (《红豆》) de Zong Pu (宗璞), qui rejoint la peinture des sentiments et du désir féminins des écrivaines des années 1920. Zong Pu décrit les tensions ressenties, à la fin des années 1940, par une jeune étudiante partagée entre son amour romantique pour un camarade de classe et ses convictions politiques ; à la fin elle finira par rompre avec l’objet de son désir – qui, lui, part à l’étranger - pour s’engager dans la lutte révolutionnaire.

 

C’était audacieux, même si le récit reste dans la ligne idéologique ; le roman sera vivement critiqué, en particulier pour l’accent mis sur le conflit intérieur de la jeune fille et le désordre de ses sentiments. Le récit étant construit en flash-back, comme souvenir remontant du passé en 1949, il est imbu d’une aura nostalgique pour un amour de jeunesse en contradiction avec l’atmosphère

 

Littérature du peuple 1957/7,

Les haricots rouges

de l’époque. Réédité par la suite, il reste l’une des plus belles œuvres « féminines » de la période moderne.

 

C’est une exception dans la production littéraire de la période. Zong Pu reviendra sur le devant de la scène après la Révolution culturelle qui, de 1966 à 1976, marque un trou noir dans la production littéraire, d’où émergent à peine quelques noms, mais pas de femmes à part Yang Mo.
 


 

[1] Fuchu lishi dibiao 《付出历史地表》Henan renmin chubanshe, 1989.

[2] Il n’y avait même pas de pronom personnel troisième personne au féminin. Le caractère a été inventé, en changeant la clé du pronom masculin, par Liu Bannong (刘半农), un linguiste proche de Hu Shi, qui l’utilisa dans un poème écrit en 1920 : « Apprenez-moi comment ne plus penser à elle » 《教我如何不想

[3] Bibliographie : Women’s Education in Traditional and Modern China, Wong Yin Lee, Hong Kong Baptist University, Women’s History Review, Volume 4, Number 3, 1995.
En ligne : https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/09612029500200092

[4] Discussion préliminaire sur la réforme littéraire, La Jeunesse, janvier 1917.

[5] C’est grâce à Cai Yuanpei que trois premières étudiantes sont admises à l’université de Pékin, en février 1920.

Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Cai_Yuanpei.htm

[6] Alexandra Kollontaï (1872-1952), femme politique et militante féministe soviétique qui a condamné le féminisme de son époque car détournant de la lutte des classes, mais a travaillé à l’émancipation des femmes et leur a en particulier permis, en tant que commissaire du peuple, d’obtenir un certain nombre de droits, dont le droit au de vote et d’être élues et le droit au divorce.
Emma Goldman (1869-1940), anarchiste russe célèbre, entre autres, pour ses écrits et ses discours féministes, et en particulier pour son action en faveur de la contraception, de l’égalité des sexes et de l’union libre. Sa lutte contre l’institution du mariage trouve des échos chez ses consœurs chinoises.

[7] Le personnage de Nora a été repris – « confisqué », a-t-on dit - comme symbole d’émancipation féminine par le MLF (le Mouvement de libération des femmes) dans les années 1970. De manière significative, Elfriede Jelinek a alors écrit une pièce qui est une prolongation, plus qu’une réécriture, de la pièce d’Ibsen. Elle y met en scène des stéréotypes de la représentation de la femme avec pour effet de détruire le « mythe » de Nora (au sens des « Mythologies » de Barthes). Elle semble répondre, à un demi-siècle de distance, à la question de Lu Xun.

Ce qui arriva après que Nora eut quitté son mari ou les soutiens des sociétés, par Elfriede Jelinek, trad. Louis-Jacques Sirjacq, L’Arche, 1993, 96 p. – traduction abrégée (sans le mentionner) de l’original allemand de 1977.

Présentation et analyse de la pièce : https://journals.openedition.org/germanica/2075

[8] La Cangue d’or, trad. Emmanuelle Péchenart, Bleu de Chine, 2000, 105 p.
 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.