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Lu Yin
庐隐
1898-1934
Présentation
Par Brigitte Duzan, 22 décembre
2018
Lu Yin est l’une des écrivaines représentatives de
la littérature féminine chinoise des années 1920,
dans la lignée du
mouvement du 4 mai.
Si elle n’est plus très connue aujourd’hui,
elle a pourtant, en dépit d’une vie très courte,
exercé une influence non négligeable en son temps.
Abandonnée
Née en 1898 à Fuzhou, dans le Fujian, elle a dès sa
naissance été marquée par le malheur et l’hostilité
familiale. Sa mère, illettrée et superstitieuse, vit
dans le bébé une influence néfaste car sa propre
mère était morte le jour même de sa naissance. Quant
à son père, c’était un bureaucrate impérial auquel
le sort du bébé était indifférent. Lu Yin fut donc
envoyée à la campagne, et laissée aux soins d’une
nourrice. |
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Lu Yin |
Plus tard, ses parents la confièrent à une école missionnaire
protestante près de Pékin. C’est ainsi, pour avoir été rejetée
par ses parents, que Lu Yin reçut l’éducation qui lui permit de
devenir enseignante et écrivaine professionnelle. C’est aussi ce
qui lui insuffla un esprit de farouche indépendance.
Ecrivaine
Débuts
En 1919, après avoir enseigné et économisé pendant deux ans,
elle entre à l’Ecole normale supérieure de femmes de Pékin (北京高等女子师范)
qui venait d’ouvrir, en même temps que les deux autres futures
écrivaines
Feng Yuanjun (冯沅君)
et
Su Xuelin (苏雪林),
petit groupe d’amies auquel se joindra plus tard
Shi Pingmei (石评梅).
Lu Yin s’épanouit : elle prend part aux débats politiques de la
période, publie ses premiers essais et nouvelles dans le journal
de l’école, et noue des liens d’amitié très forts avec plusieurs
de ses camarades, et en particulier avec
Shi Pingmei.
Comme de nombreuses écrivaines de cette période, elle se lance
encore étudiante dans une carrière littéraire. La première chose
qu’elle écrit est une pièce dont elle organise aussi la
représentation. La pièce était inspirée d’un incident tragique
intervenu dans le Fujian pendant la guerre : un groupe de
soldats japonais avait battu des paysans à mort. Dans la pièce,
un couple est divisé sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ce
crime : la femme est en faveur d’une action de protestation
tandis que le mari s’oppose à ce qu’il considère comme une idée
folle car elle est dangereuse. La tension créée dans la pièce et
son caractère non conventionnel attirèrent aussitôt l’attention
sur Lu Yin.
Ensuite, elle réussit à publier une première nouvelle grâce au
soutien d’un mentor : le célèbre critique littéraire Zheng
Zhenduo (郑振铎),
également originaire du Fujian. En 1921, il recommande l’une de
ses nouvelles au rédacteur du très influent mensuel littéraire
Xiaoshuo yuebao (《小说月报》).
Lu Yin n’a plus cessé d’écrire ensuite, publiant en continu une
série d’essais, de nouvelles et de poèmes, jusqu’à sa mort
prématurée, en couches, en 1934, à l’âge de 35 ans.
Trois périodes
Dans son autobiographie écrite peu de temps avant sa mort, elle
divise sa carrière littéraire en trois périodes :
1. Ses
premiers récits suivent le schéma typique des écrits féminins
des débuts de la période du 4 mai : ils décrivent des jeunes
dont les vies sont gâchées et les rêves détruits par les
impératifs et les règles de la tradition confucéenne, et en
particulier tout ce qui concerne les mariages arrangés.
2. Après
une série de postes d’enseignement et de liaisons malheureuses,
son style change du tout au tout. Elle n’écrit plus avec
optimisme et idéalisme, passant à des narrations à la première
personne où la narratrice se plaint de la futilité de la vie et
des misères de l’existence.
3. Juste
avant sa mort, elle change encore de style pour écrire des
biographies imaginaires, des récits de voyage et des romans
fortement influencés par la littérature engagée en vogue dans
les années 1930.
Amies du bord de mer
Les amies du bord de mer |
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L’un de ses récits les plus connus est la nouvelle
publiée en 1923 : « Les amies du bord de mer » (Haibin
guren
《海滨故人》),
écrite à la première personne et construite autour
d’une série de lettres et de conversations
.
Lu Yin y conte les histoires de plusieurs camarades
de classe : étudiantes brillantes, elles obtiennent
leurs diplômes puis épousent l’homme qu’elles ont
choisi, en contrevenant aux règles du mariage
arrangé – c’est une victoire, titre d’une autre
nouvelle, publiée en 1925 : « Après la victoire » (《胜利以后》).
Mais elles s’aperçoivent bien vite que leur vie
n’est pas ce qu’elles avaient rêvé. Elles ont réussi
à vaincre les traditions, sur le plan éducatif et
familial, mais elles se sentent seules, regrettant
l’intimité qu’elles avaient avec leurs amies et les
espoirs qui étaient les leurs du temps de leurs
études.
On a reproché à Lu Yin un style qui manque peut-être
un peu de subtilité. Mais ses récits ont eu beaucoup
de succès |
auprès des premières diplômées du milieu des années 1920 qui
ressentaient, de la même manière, de grandes frustrations
dans leurs aspirations.
On peut d’ailleurs se demander si la nouvelle de Lu Yin n’a pas
inspiré celle de
Wang
Anyi (王安忆)
écrite une soixantaine d’années plus tard : « Brothers » (《弟兄们》).
C’est une histoire très semblable de trois amies intimes,
également frustrées après s’être mariées ; le ton et la ligne
narrative sont les mêmes, même si la fin diffère, et bien sûr le
style.
Veuve et remariée
Lu Yin venait d’achever l’écriture de sa nouvelle quand son
premier mari, Guo Mengliang (郭夢良),
meurt de la fièvre typhoïde, la laissant avec une petite fille
de dix mois. Elle est d’abord allée vivre dans sa belle-famille
à Shanghai, puis est partie à Pékin en 1927 quand elle y trouva
un poste grâce à une amie. Elle tombe dans une profonde
dépression qui se reflète dans ses écrits : elle qui avait
travaillé pour nourrir son mari et le bébé se retrouve attaquée,
dénoncée moralement, par la famille de son mari. Elle écrit des
lettres désespérées à son amie Shi Pingmei.
Ce premier mariage avait été conclu, en 1923, en rupture des
conventions. Elle avait d’abord choqué toute sa famille en
annonçant ses fiançailles avec un cousin sans le sou. Lequel
partit étudier au Japon et revint avec un bon diplôme qui le
qualifiait comme digne prétendant. Mais il se révéla incapable
de vivre à la hauteur de ses prétentions à incarner un
intellectuel moderne et progressiste. Lu Yin rompit leur
relation en expliquant qu’ils avaient des vues divergentes sur
la vie et qu’elle n’acceptait pas ses conceptions de la place de
la femme dans la société.
Elle poursuivait la « folie » de la femme de sa
pièce qui la conduisit à faire un second mariage
désastreux, en 1930, avec un homme qui avait dix ans
de plus qu’elle et n’avait pas un sou non plus.
Dans ces conditions, elle n’a jamais été une « femme
mariée » au sens traditionnel du terme ; elle a
travaillé – et publié à tour de bras - pour nourrir
et ses maris et ses enfants. Ce furent des années de
dur labeur d’écriture, de surmenage physique et de
blessures affectives, sur fond de discrimination
sociale incessante.
C’est l’épuisement physique qui a conduit à sa mort,
en donnant naissance à son troisième enfant. C’était
en 1934, au moment d’un bombardement japonais de
Shanghai. Elle avait trente-cinq ans et laissait un
roman inachevé sur la guerre de résistance contre le
Japon. |
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Lu Yin et son second mari |
Un de ses professeurs à l’Ecole normale de femmes de Pékin,
l’éminent intellectuel Li Dazhao (李大钊),
l’un des pères fondateurs du Parti communiste, a dit d’elle en
1921 : « Lu Yin est une véritable révolutionnaire dans le
domaine des sentiments. » Et c’était bien là le scandale, cette
« révolution des sentiments », menée par les femmes contre
l’ordre existant. Scandale qui était incarné dans la vie et le
corps même de la femme écrivain, de la même manière qu’il
s’incarnait à la même époque, dans le domaine du cinéma, dans
des actrices-écrivaines qui sont restées tout aussi méconnues,
comme si l’on avait voulu occulter leur indépendance.
Œuvre à découvrir
Témoin de son temps
Sélection d’œuvres représentatives |
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Il y a tout un aspect de l’œuvre de Lu Yin qui reste
encore à découvrir : ses écrits de critique sociale
et d’histoire de son temps, particulièrement
sensibles car dépeints par une conscience féminine
aiguë de la pauvreté et de la mort, surtout en temps
de guerre, en écho aux textes de
Bing Xin (冰心)
qui relatent, eux, son expérience personnelle.
L’un des premiers récits de Lu Yin, « Catastrophe en
mer » (《海洋里底一出惨剧》),
décrit un naufrage en pleine nuit, et des passagers
confrontés à une mort inéluctable, avec bien sûr un
côté allégorique. Il a été publié au début de 1921,
alors que Lu Yin rivalisait d’influence avec Bing
Xin, justement, en tant que militante étudiante.
Elle a poursuivi dans cette veine avec, par exemple,
une description de réfugiés emportés par une
inondation dans la nouvelle « L’inondation » (《水灾》),
publiée en mars 1933. |
Mais ses écrits les plus connus, ceux, aussi, qui
ont exercé le plus d’influence, sont ceux où elle
donne un espace aux aspects les plus intimes de sa
vie, et une forme moderne et personnelle à
l’écriture féminine.
Littérature de l’intime
L’œuvre de Lu Yin est, pour une grande part, et
peut-être la part la plus importante, le reflet
d’elle-même et de ses conflits, de ses rêves et de
ses espoirs, tout un univers partagé avec ses amies
proches. Beaucoup de ses récits incorporent des
lettres tirées de la correspondance réelle échangée
avec ses amies, effaçant les frontières entre le
réel et la fiction. En l’absence d’espace propre à
la femme dans la société, à commencer par la
famille, c’est l’entente intime avec les amies
proches qui apporte le soutien d’une reconnaissance
mutuelle, et la chaleur affective qui permet de
vivre à des femmes se voulant indépendantes. |
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Œuvres choisies |
L’anneau d’ivoire
Autobiographie |
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On trouve dans les œuvres des écrivaines proches de
Lu Yin – ses anciennes camarade de classe
Feng Yuanjun (冯沅君)
et
Su Xuelin (苏雪林),
mais aussi Chen Hengzhe
(陈衡哲)
- l’accent mis sur la primauté donnée à la liberté
des sentiments et de l’amour ; mais c’est surtout
dans les écrits de son amie
Shi Pingmei
que l’on trouve une véritable résonnance, car
elle a également utilisé dans son œuvre sa propre
correspondance avec Lu Yin, comme en écho
Après la mort prématurée de Shi Pingmei, en
septembre 1928, Lu Yin a écrit un roman où son amie
tient le rôle principal, aux côtés de leur autre
amie, Lu Jingqing (陆晶清).
Lu Yin y raconte l’histoire tragique de son amie,
tellement dévastée par une première histoire d’amour
qu’elle jura de ne plus jamais se laisser entraîner
dans une relation avec un autre homme. Son second
amour resta donc platonique et elle n’accepta de lui
qu’un anneau en ivoire comme celui qu’il avait. Le
roman s’appelle « L’anneau d’ivoire » (《象牙戒指》),
il a été publié en 1930.
L’œuvre de fiction de Lu Yin est ainsi souvent
analysée d’un point de vue autobiographique. Mais,
peu avant sa mort, elle écrivit aussi son
autobiographie (《庐隐自传》),
qui fut publiée à Shanghai cinq mois après son
décès. C’est une étape fondamentale dans la
littérature chinoise, marquant le début des
autobiographies de femmes. Cependant, dans cette
œuvre, justement, elle ne parle pas de sa vie
privée ; elle se concentre sur sa carrière
littéraire. Elle explique en particulier ses
débuts : comment elle a commencé à écrire en 1919
sur une impulsion, pour répondre à l’appel de Hu Shi
(胡适)
à utiliser la langue vernaculaire (ou baihua),
mais, ne sachant pas quel sujet choisir, elle décida
d’écrire sa vie… |
Cette première autobiographie a disparu, brûlée,
dit-elle. C’était trop embarrassant de se révéler
ainsi. D’où, sans doute, les formes
autobiographiques utilisées dans son œuvre
ultérieure.
Eléments bibliographiques
- When "I" was Born: Women's Autobiography in Modern
China, by Jing M. Wang, University of Wisconsin
Press, 2008. Chap. 4: Writing her own identity:
Autobiography of Lu Yin.
- Chinese Women Writers and the Feminist
Imagination, 1905-1948, by Yan Haiping, Routledge
2006.
Chap. The Stars of Night, pp. 94 & sq. |
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Sa tombe à Fuzhou |
- Writing Women in Modern China: An
Anthology of Women's Literature from the Early Twentieth
Century,
Amy D. Dooling, Kristina M. Torgeson, Columbia University Press,
1998 - 6. Lu Yin, pp. 135-156.
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