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Ding Ling 丁玲
1904-1986
Présentation
par Brigitte Duzan, 29 juin 2011, actualisé 11
janvier 2021
Ding Ling (丁玲)
est un
écrivain dont l’œuvre est étroitement liée aux
conditions politiques et idéologiques de l’époque
pendant laquelle elle a vécue ; elle a été tout
particulièrement conditionnée par les conséquences de
l’emprise
croissante du Parti communiste sur la création
artistique, dès le Forum de Yan’an, en mai 1942, et,
après la fondation de la République populaire, par les
diverses campagnes pour contrôler les intellectuels et
assurer la suprématie du Parti sur la vie artistique et
littéraire.
Encensée par
Mao lui-même lors de son arrivée à Yan’an dans des
conditions héroïques, mais adoptant au départ une
attitude critique à l’égard du Parti et de ses
pratiques, elle fut obligée peu à peu à se ranger aux
principes édictés par Mao, ce qui ne l’empêcha pas
d’être l’une des premières victimes de la campagne
anti-droitière de 1957, puis de la Révolution culturelle
dès 1966. |
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Ding Ling jeune |
C’est un personnage
ambigu et complexe, dont la vie fut une longue suite de
déconvenues et de compromis, d’emprisonnements et de relégation
dans des confins inhospitaliers au Nord du pays.
La quasi-totalité de
son œuvre fut écrite en une trentaine d’années avant 1957, après
quoi elle fut interdite pendant plus de vingt ans.
Adolescente
iconoclaste
Ding Ling (丁玲) est née en 1904
à Linli, dans la province du Hunan (湖南临澧),
et s’appelait à l’origine Jiang Bingzhi (
蒋冰之).
Issue d’une famille
intellectuelle propriétaire terrienne, elle perdit son père,
opiomane et tuberculeux, à l’âge de quatre ans. Sa
mère dut élever seule ses deux enfants tout en étudiant à
l’école normale de Changde pour devenir institutrice; elle fut
un modèle pour Ding Ling qui écrivit plus tard un roman pour lui
rendre hommage. Ils n’avaient presque rien à manger, ni
vêtements chauds ni couvertures ; le petit frère de Ding Ling
mourut de pneumonie.
Rebaptisée Jiang Wei (蒋伟),
elle entra en 1918 à l’Ecole normale de filles n°2 de Taoyuan (桃源第二女子师范).
Comme les autres, elle se coupa les cheveux et descendit dans la
rue participer aux manifestations du 4 mai 1919. L’atmosphère de
l’école ne lui plaisant guère, elle changea l’année suivante
pour le lycée de filles Zhounan, à Changsha (长沙周南女子中学).
Le 10 octobre 1920, une
foule de près de 10 000 manifestants descendit sur l’Assemblée
provinciale du Hunan, et proclama l’autonomie de la province, en
demandant au peuple de « briser les vieilles puissances » et
construire un Hunan nouveau ; Ding Ling fut des manifestants
demandant pour les femmes l’égalité et le droit d’hériter. L’un
des radicaux dans la foule était Mao Zedong. Ding Ling avait 16
ans, et était déjà iconoclaste.
Qu Qiubai |
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Au début de
1922, elle partit à Shanghai avec sa camarade de classe
Wang Jianhong, et, refusant d’épouser le cousin que sa
famille de sa mère lui destinait, coupa toute relation
avec elle. A Shanghai, elle s’inscrivit dans une école
communiste qui avait été fondée par un groupe
d’éducateurs progressistes dont Chen Duxiu (陈独秀) :
l’école des Filles du Peuple (平民女子学校).
Elle laissa tomber le patronyme maternel et se fit
appeler simplement Bingzhi. Mais ne pas avoir de nom
patronymique se révéla difficile, alors elle opta pour
un qui avait le moins de traits de caractères possible,
Ding (丁).
Ling (玲)
suivit pour des raisons euphoniques.
Elle participa
à la publication de « La voix des femmes », l’un
des journaux les plus militants de l’époque pour la
cause féminine, allant jusqu’à soutenir le contrôle des
naissances pour permettre au sexe féminin de conquérir
sa part d’humanité. |
Quand l’école
de filles du peuple eut des problèmes, Ding Ling et Wang
Jianhong traînèrent un peu dans divers groupes, dont des
groupes anarchistes, puis, après un bref séjour à
Nankin, revinrent à Shanghai où Ding Ling suivit des
cours à l’université, en particulier ceux de Mao Dun sur l’Iliade et
l’Odyssée. Mais son meilleur professeur, selon elle, fut
Qu Qiubai (瞿秋白),
jeune marxiste juste revenu d’Union soviétique, qui
enseigna à son élève la poésie de Pushkin dans le texte.
Wang Jianhong l’épousa début 1924, mais mourut de
tuberculose peu après.
Ding Ling
écouta les conseils de son mentor : voler, le plus haut
possible. Elle partit pour Pékin. Elle espérait y
poursuivre son éducation mais les inscriptions à
l’université étaient closes. Elle traversa d’abord une
phase de solitude
dépressive dont elle
fut tirée par la |
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Hu Yepin et Ding Ling en 1924 |
rencontre avec le
jeune poète Hu Yepin (胡也频).
Débuts de
romancière
Elle alla vivre avec
lui dans la grande banlieue de Pékin, dans les Collines de
l’Ouest (西山),
et l’épousa en 1925. Ils menaient une vie de pauvreté décrite de
manière idyllique par leur ami,
« Le journal de miss Sophie » |
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l’écrivain
Shen Congwen,
dans son livre
« Souvenir de Ding Ling » (《记丁玲》)
qui
raconte cet épisode de leur vie commune à trois. Pendant
que les deux écrivains rêvaient de fonder leur propre
maison d’édition, Ding Ling courut les « petits
boulots », gouvernante puis secrétaire particulière.
Puis, en mars 1926, elle quitta Hu Yepin en lui disant
que, le temps qu’il trouve un
éditeur pour publier ses écrits, elle serait devenue une
star, et partit à Shanghai pour tenter sa chance dans le
monde du cinéma et devenir une grande actrice.
Mais elle
échoua, dans un monde qui lui parut délétère, mais c’est cet échec
même qui lui inspira sa première nouvelle, publiée en
1927 : « Mengke » (《梦珂》),
histoire d’une jeune fille sensible et innocente,
victime d’une société corrompue, qui devient une star du
cinéma. La nouvelle était teintée d’érotisme, comme la
nouvelle suivante qui la rendit instantanément
populaire, « Le journal de miss Sophie » (《莎菲女士的日记》),
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histoire
d’une jeune tuberculeuse basée sur
l’histoire de la relation de Qu Qiubo avec Wang Jianhong.
Mais le centre
de la vie littéraire en Chine était en train de se
transférer à Shanghai et ils y partirent au printemps
1928. Les trois tentèrent de fonder deux journaux,
« Rouge et Noir » (《红黑》)
et « Le Monde » (《人间》),
aventures de jeunesse avortées. Ils tentèrent aussi de publier leurs
propres œuvres « pour ne plus être humiliés par des
marchands sordides », en lançant une « collection Rouge
et Noir » (红黑丛书),
et en commençant par un recueil de 22 poèmes de Hu
Yepin. Au bout de l’année, il ne leur restait qu’à éponger
leurs dettes.
Pour Ding Ling,
ce fut une période d’écriture intensive. En octobre
1928, elle publia les deux recueils « Dans
l’obscurité » (《在黑暗中》)
et « Journal d’un suicide » (《自杀日记》),
suivis, pendant l’hiver 1929, de son premier roman
« Weihu » (《韦护》).
Ces récits furent accueillis comme quelque chose de
totalement nouveau : un ton et un style différents. |
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« Dans l’obscurité » |
Révolutionnaire
mais critique
Elle aurait pu passer à
côté de la révolution en marche, le hasard en décida autrement.
Hu Yepin était un marxiste, membre actif de la Ligue des
écrivains de gauche et du Parti communiste clandestin. Il fut
arrêté par le Guomingdang et, en février 1930, emprisonné à
Longhua (龙华).
Shen Congwen a raconté qu’ils étaient allés
lui rendre visite à la prison, l’avaient vu brièvement passer,
menoté. Ils apprirent ensuite, quelques jours plus tard, qu’il
avait été exécuté. D’après
Shen Congwen, Ding Ling apprit la nouvelle avec une
grande équanimité et ne versa pas une larme. Mais la seule
solution pour qu’elle pût continuer ses activités à Shanghai fut
de laisser leur fils, Hu Zulin, à sa mère.
Shen Congwen l’accompagna pendant
les trois jours du trajet jusqu’au Hunan, craignant qu’elle ne
s’effondrât sous la tension provoquée par la nécessité de cacher
à sa mère la mort du poète.
« Beidou » |
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Sa mort eut
pour effet de renforcer son propre engagement pour la
cause du socialisme. Elle devint de plus en plus active
dans la Ligue des écrivains de gauche, et prit en charge
le magazine littéraire de la Ligue, « Beidou », ou « La
Grande Ourse » (《北斗》).
Dans le 1er numéro, en septembre 1931, parut
le début de son roman « Eau » (《水》),
qui décrit les souffrances des paysans poussés à la
révolte, et même à la révolution, par les inondations
catastrophiques du Yangtse, en 1931.
Le roman fut
loué par les communistes comme œuvre représentative de
la nouvelle littérature prolétarienne. Il marquait en
tout cas une rupture avec les thèmes abordés
précédemment par Ding Ling. Elle avait cependant des
doutes sur son identité d’écrivain : |
« Je n’ai pas
envie d’écrire pour
les paysans et les soldats, écrivit-elle à
Shen Congwen, je ne suis ni l’un ni l’autre. »
En mars 1932, elle
entra au Parti. Le troisième numéro de « Beidou » sortit avec
une couverture rouge éclatante, mais fut interdit en juillet,
après sept numéros. Le roman resta inachevé…
Mais Ding Ling continua
à écrire, réfugiée dans la concession internationale. Elle était
en train d’écrire un roman inspiré par sa mère, « Mère » (《母亲》),
et en avait terminé à peu près les trois quarts lorsque, le 4
mai 1933, elle fut enlevée à son domicile par un commando du
Guomingdang. Elle a soupçonné Feng Da, l’homme avec lequel elle
vivait alors, de l’avoir trahie, mais les circonstances de son
enlèvement sont restées floues. La nouvelle de sa mort circula
alors, entraînant une foule de témoignages et réminiscences de
la part de ses amis et ceux qui l’avaient connue.
En fait elle fut
transférée à Nankin avec Feng Da, placée en résidence surveillée
pendant trois ans, et soumise à des interrogatoires répétés.
Elle donna naissance à une petite fille, et sa mère vint l’aider
lorsque Feng Da tomba gravement malade, atteint de tuberculose.
En septembre 1936, elle
réussit à s’enfuir à Shanghai, passa de là à Xi’an puis, en
octobre, à Bao’an, dans le Shaanxi, où se trouvait alors le
quartier général du Parti communiste. Elle voyagea pendant neuf
jours, déguisée en soldat, à pied et même à cheval. Elle fut
accueillie comme une héroïne par Mao qui lui offrit une
réception… et deux poèmes écrits tout spécialement en son
honneur. Dont un poème célébrant la « transformation de miss
Littérature (文女士) en général Wu (武将) ».
Ecrire à Yan’an
et sous Mao
Elle prit part tout de
suite aux activités politiques du Parti, visitant le front et
participant activement à la Ligue des Femmes et à l’Association
de la littérature et des arts. Après le début de la guerre
contre le Japon, en 1937, elle organisa et dirigea une troupe de
théâtre qui alla jouer dans les villages sur la route de Yan’an
à Taiyuan pour mobiliser les esprits contre l’envahisseur. L’un
des membres de la troupe était un jeune écrivain du nom de Chen
Ming
(陈明) qu’elle épousa en 1942.
Cette expérience au
contact de la population rurale lui fit découvrir un public
différent du public
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Ding Ling avec Chen Ming en 1952
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urbain
qu’elle avait connu
jusque là, et elle se trouva directement confrontée à la
controverse développée à Yan’an sur les nouvelles possibilités
d’utilisation de l’art et de la littérature. Les techniques
développées par le Parti à partir de 1937 dans cette base isolée
devaient lui permettre de conquérir le pouvoir douze ans plus
tard.
Les œuvres de Ding Ling
datant de la période soulignent l’héroïsme et la nécessité de
l’union dans la lutte, mais elle n’excluait pas pour autant
toute possibilité de critique.
Les louanges reçues, en
particulier de Mao, lui donnèrent sans doute l’impression
qu’elle pouvait se permettre des articles critiques, et elle
publia, dans le supplément littéraire du « Quotidien de la
Libération » (《解放日报》)
dont elle était
le rédacteur en chef, divers articles engagés, dont, en 1942,
« Réflexions sur le 8 mars » - c’est-à-dire le jour des femmes (《三八节有感》)
et des nouvelles comme « Quand j’étais au village Xia » (《我在霞村的时候》),
et « A l’hôpital de nuit » (《在医院中》où
elle exprime, à travers les sentiments de son personnage, les
déceptions ressenties face à la réalité de la situation dans les
zones sous contrôle communiste. Ces articles et nouvelles
étaient en particulier critiques du traitement réservé aux
femmes, et du manque de démocratie et de liberté d’expression.
Ses critiques
ayant été relayées par d’autres auteurs, lors du Forum
de Yan’an sur l’art et la littérature, en mai 1942, Mao
y apporta une réfutation sans citer personne, en
définissant la responsabilité politique des artistes et
les soumettant in fine au contrôle du Parti. La
« campagne de rectification » qui en résulta peut être
considérée comme annonciatrice des nombreuses campagnes
qui émaillèrent
l’histoire de
la Chine au cours des décennies suivantes. Ding Ling fut
violemment attaquée. Sous peine d’être jugée
« trotskyste » et exécutée, à défaut de protection de la
part de Mao, elle fit alors volte face et revint sur ses
critiques, en arguant qu’elles étaient la marque de ses
longues années de souffrance et l’expression de ses
espoirs les plus ardents. |
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Wang Shiwei |
« Les lis sauvages » |
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Le seul à subir
le feu de la campagne fut un écrivain peu connu, Wang
Shiwei (王实味).
Rédacteur au « Quotidien de la Libération », il avait
écrit un essai intitulé « Les lis sauvages »
(野百合花),
dans lequel il critiquait le goût de Mao pour les jolies
femmes et les privilèges dont jouissaient les
dignitaires du Parti On
peut être surpris par la violence de sa dénonciation par
Ding Ling qui refusa même de le reconnaître comme
écrivain. On a dit que son discours contre lui illustre
ce que Lu Xun a appelé « battre un chien qui s’est
noyé ».
Elle fut
soumise à deux ans de purgatoire - études à l’école du
Parti et travail à la campagne – après quoi elle se
remit à écrire, dans les normes édictées par Mao. Dans
un article ultérieur, « Mon opinion sur le problème de
position », elle se range aux exigences énoncées dans
son discours au Forum de Yan’an : la littérature |
doit servir la
politique et l’écrivain adopter le
point de vue du prolétariat. Mais, continue-t-elle, ce n’est pas
facile quand on a été nourri de classiques, l’écrivain ne peut
pas se transformer en un clin d’œil comme le Singe de la
légende. Encore plus troublant, elle déclare avoir vécu une
révélation : « J’ai le sentiment ressenti par le moine Tang
Sanzang [le moine du Voyage vers l’Ouest] lorsque, au bord du
fleuve séparant le ciel et la terre, il a la soudaine révélation
de la vérité. J’avance maintenant d’un pas sûr et déterminé. »
Ayant confessé
ses erreurs, Ding Ling fut propulsée à des postes de
responsabilité, et en particulier chargée de la campagne
de rectification contre Xiao Jun (萧军),
jeune écrivain qui avait été chassé de Mandchourie par
l’intrusion japonaise. Le 6ème anniversaire
de la mort de Lu Xun fut cependant une nouvelle occasion
de dissensions. Le résultat fut un exode massif de
Yan’an.
Ding Ling ne
différait de la position indiquée par Mao que sur un
point, mais qui se révéla crucial : elle continua
d’insister sur le fait qu’il ne peut y avoir de lumière
sans obscurité, et que même le soleil a des taches
sombres ; autrement dit, concrètement, que l’écrivain
doit se confronter aux maux de la société pour pouvoir
en apprécier les côtés positifs. La question était de
savoir comment passer du réalisme critique au réalisme
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Xiao Jun |
socialiste.
D’après Mao,
l’écrivain devait porter son attention sur la
réalité concrète des villages et de l’armée. Ding Ling prit part
à une campagne de mobilisation des intellectuels, suivit la 8ème
Armée pendant deux jours, lut les rapports du front, et revint
avec le sujet d’une nouvelle : sur un groupe de soldats piégés
derrière les lignes ennemies. Mais le réalisme socialiste
demandait de voir non la réalité telle qu’elle était, mais telle
qu’elle devait être. Sa méthode n’était donc pas la bonne.
Ding Ling participa
alors à une conférence sur les travailleurs modèles et écrivit
« Tian Baolin », sur un paysan fruste qui apprend aux
villageois à s’entraider. « Sans eux, rien ne peut réussir »
dit-il dans la nouvelle. La nouvelle parut dans le « Quotidien
de la Libération », Mao fut ravi, et l’invita à dîner.
Deux ans plus tard,
elle confia à Robert Payne que ses reportages publiés dans le
recueil « Scènes du Nord du Shaanxi » étaient ce qu’elle avait
écrit de mieux, et que beaucoup de ce qu’elle avait écrit
auparavant était assimilable aux souffrances du jeune Werther.
Elle affirma même que la propagande avait son utilité dans un
pays où les masses étaient illettrées.
« Le soleil brille sur la rivière Sanggan
» |
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Elle était
déterminée à tenter à nouveau d’écrire un roman ; la
réforme agraire initiée par le Parti après la fin de la
guerre contre le Japon dans deux districts au sud du
Chahar lui fournit un thème de choix, et une abondance
de sources. Elle y participa, en juillet 1946, et elle
en tira le roman « Le soleil brille sur la rivière
Sanggan » (《太阳照在桑干河上》),
publié en 1948, qui devait être sa dernière œuvre
publiée au cours des trois décennies suivantes.
Le roman fut
couvert d’éloges et obtint même le prix Staline en 1951.
Il souffre cependant d’un manque de profondeur dans
l’analyse des caractères et d’une conclusion tout aussi
superficielle : la réforme a réussi, et les problèmes
sont réglés. Or, une partie de la zone fut reconquise
par le Guomingdang alors que l’Armée Rouge s’en était
retirée, et ceux qui y avaient soutenu la réforme
agraire furent l’objet de représailles. |
Avant même de l’avoir
terminé, cependant, Ding Ling partit en Hongrie, au Congrès
international de la Fédération démocratique des Femmes, voyage
qui fut suivi d’un second en Europe de l’Est, pour assister au
Congrès mondial de la Paix en avril 1949 à Prague (1). Elle y
fit comme tout le monde : accusa l’impérialisme américain,
critiqua le plan Marshall, et cria « Vive Staline », « Vive Mao
Zedong ». Elle était euphorique : Mao l’avait placée au pinacle
des écrivains chinois, aux côtés de Lu Xun, Mao Dun et Guo
Moruo, et elle apprit que son roman «Le soleil brille sur la
rivière Sanggan » allait être traduit et publié en Union
soviétique.
Persécutions et
prison
Après 1949,
Ding Ling fut parmi les personnalités les plus en vue de
la hiérarchie artistique. On ne sait pas grand-chose de
sa vie, personnelle et politique, au début des années
1950, alors qu’elle était à l’apogée de sa carrière.
Elle joua cependant un rôle important, au cours des
premières années du nouveau régime, pour juguler les
premières campagnes littéraires. Zhou Yang (周扬)
a décrit son opposition, avec son vieil ami le poète
Feng Xuefeng (冯雪峰),
à la ligne générale du 2ème Congrès national
des écrivains et artistes, en 1953, dans une ultime
tentative pour restaurer les valeurs humanistes
défendues par Lu Xun et défendre son héritage. Mais son
influence diminua peu à peu, et ce déclin fut évident
lorsqu’elle fut évincée de plusieurs postes et
fonctions.
En 1955 et
1956, lors de réunions de l’Association des |
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Feng Xuefeng |
écrivains, des motions
furent passées la critiquant, mais elles ne furent pas
divulguées tout de suite. Sa chute fut prononcée en 1957, au
début de la campagne anti-droitiers. Ding Ling en fut une cible
de choix, avec ses amis Feng Xuefeng (冯雪峰),
Chen Qixia (陈绮霞)
et Ai Qing (艾青).
La période la plus intense de la campagne dura trois mois et
demi, de juin à septembre 1957.
La nouvelle de la
campagne contre la « clique anti-Parti Ding-Chen » fut publiée
dans la presse en août, et les attaques atteignirent alors leur
point culminant, se terminant par un meeting qui réunit près de
1350 personnes. Ding Ling fut condamnée pour fautes
professionnelles, complexe de supériorité, immoralité,
insuffisances idéologiques, trahison envers le peuple et le
Parti. Ses autocritiques ayant été jugées insuffisantes, sa
condamnation fut extrêmement lourde : expulsion du Parti et
retrait de toutes ses fonctions officielles, interdiction de
l’ensemble de son œuvre, privation de ses droits de citoyen, et
enfin condamnation à douze ans de travaux forcés dans les
« Grandes étendues sauvages du Nord » (北大荒).
Elle fut envoyée dans
une grande ferme d’Etat dans le district de Tangyuan (汤原县),
dans la province du Heilongjiang, où elle devint experte dans
l’art d’élever les poulets. Un an plus tard, cependant, elle fut
nommée à un poste d’institutrice, et responsable des
divertissements et des études culturelles et politiques de sa
brigade d’élevage. Elle organisa des séances de conte, et
écrivit des pièces chantées basées sur des chants et danses
populaires locales ou yāngge jù (秧歌剧) ;
elle produisit aussi du papier à tapisser en développant son art
de la calligraphie et du dessin. En 1960, on lui permit
d’adresser une communication écrite au 3ème Congrès
national des écrivains, à Pékin.
Avec les débuts de la
Révolution culturelle commença cependant pour elle une période
de terreur. En tant que droitière, elle était une cible
potentielle. Fin 1966, sa chaumière fut attaquée des dizaines de
fois par des groupes de Gardes rouges ; tous ses documents
furent saisis et détruits, en dépit de tous ses efforts pour les
cacher ou les sauver. Elle fut malmenée et battue pendant
diverses sessions de critiques,
et, en 1968, enfermée dans ce qui était désigné
du terme d’« étable » (牛棚
niúpéng), prison spéciale destinée aux
éléments nocifs devant être punis.
Ding Ling âgée |
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Elle ne fut relâchée
que dix mois plus tard et envoyée en 1970 à Pékin où elle fut
détenue pendant cinq ans dans une cellule individuelle de la
prison de Qincheng. Au bout d’un certain temps, on lui permit de
lire, les œuvres de Lénine, Marx et Staline. Ce n’est qu’à sa
libération, en 1975, qu’elle apprit que son mari avait pendant
tout ce temps été dans une autre cellule, tout près de la
sienne. Ils furent envoyés tous les deux dans une commune rurale
du Shaanxi, avec une relative liberté de mouvement au sein de la
commune. Elle fut autorisée à rentrer à Pékin en 1978, mais ne
fut officiellement réhabilitée qu’en juin 1979.
Elle est décédée le 4
mars 1986. En dépit de ses efforts, pendant les dernières années
de sa vie, pour réaffirmer une ligne gauchiste, ce qui lui
aliéna et déçut nombre de ses admirateurs et sympathisants, le
Parti lui refusa des funérailles officielles.
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Post scriptum en
guise de conclusion sur son oeuvre
On peut se demander à
partir de quel moment elle a commencé à réaliser qu’elle était
en train de « vivre un mensonge », comme se le demande son
biographe Charles J. Alber (2). Mais ce n’est peut-être pas la
bonne question.
La charge la plus
importante retenue contre elle lors de sa condamnation en 1957
fut celle de s’être servie d’un livre pour saper l’autorité du
Parti en matière littéraire, dont on a fait un cas général :
一本主义. Cette
accusation était fondée sur ses propres déclarations à propos de
son roman « Le soleil sur la rivière Sanggan », qui laissaient
entendre qu’elle considérait son succès comme une force pour
elle. Sa condamnation visait à « protéger le leadership du Parti
en matière littéraire ».
Mais elle avait
justement tenté de réconcilier la loyauté au Parti et
l’allégeance à la littérature, et de continuer à créer en dépit
des contraintes. Elle explora les limites de la littérature
révolutionnaire, avant d’être muselée et obligée d’abandonner
complètement.
Son œuvre peut ainsi
être analysée en termes de transformation des procédures
narratives en réponse à l’évolution idéologique, et des
tensions générées par les pressions idéologiques sur la
narration.
A l’exception de
quelques poèmes, essais et pièces de théâtre, Ding Ling est
essentiellement un auteur de fiction. Dans ce domaine, sa
création était réalisée en quasi-totalité avant la campagne
anti-droitiers ; elle avait écrit deux romans, dont un inachevé,
deux nouvelles longues et une soixantaine de nouvelles courtes.
Ces œuvres peuvent être classées en quatre périodes, avec
un engagement croissant du processus narratif dans l’idéologie
révolutionnaire :
- d’abord une première
phase « subjective », avec interaction de l’auteur et de
ses personnages et fort contenu autobiographique : treize ou
quatorze nouvelles écrites entre 1927 et 1929, sur des jeunes
femmes seules, vivant des vies non conventionnelles loin de chez
elles, dans des villes où elles sont isolées ;
- puis ouverture sur la
littérature révolutionnaire (« Eau ») ;
- après son arrivée
à Yan’an, implication dans la controverse sur les usages de
la littérature (essais, dont « Réflexions sur le 8 mars » et
nouvelle « Quand j’étais au village Xia ») ;
- enfin narration de
la réforme agraire, avec développement d’une intrigue (« Le
soleil brille sur la rivière Sanggan).
Notes :
(1) Le congrès devait
avoir lieu à Paris, mais nombre de délégués n’ayant pas obtenu
leur visa pour y assister, une conférence parallèle fut
organisée pour eux à Prague.
(2) Charles J. Alber, professeur
de langue et littérature chinoises, université de Caroline du
Sud, a écrit deux livres sur Ding Ling, qui se complètent
chronologiquement :
1. Enduring the
Revolution: Ding Ling and the Politics of Literature in
Guomindang China, Praeger, Dec. 2001
2. Embracing the
lie : Ding Ling and the politics of literature in the
People’s Republic of China, Greenwod publishing group, 2004
C’est dans ce second
ouvrage, qui part de juillet 1949, que Charles J. Alber pose
cette question. Il avoue avoir été très déçu lorsque, lors
d’interviews réalisés en 1980 et 1981, Ding Ling est revenue sur
beaucoup de ses engagements passés.
Il écrit : "my
disillusion with Ding Ling was so profound I was no longer
convinced that the writer deserved so much attention".
Il a pourtant continué en tentant d’être aussi objectif que possible.
L’un de ses deux
thèmes, dans le second livre, est celui de la peur, et
c’est objectivement le plus terrifiant : penser qu’un écrivain
en arrive à être dans un tel état de terreur qu’il n’ose même
plus penser…
Il ne faut pas
sous-estimer ce facteur-là en tentant de comprendre la vie et
l’œuvre de Ding Ling.
Traductions en
français :
Signalons les
précurseurs que furent Etiemble et Dai Wangshu qui publièrent
une première traduction d’un texte de Ding Ling en 1934.
Signalons aussi un Hommage à Ding Ling comportant
un article de son époux Chen Ming et un texte de juin 1933,
L’Exode, dans la revue ‘Littérature chinoise’, 3ème
trimestre 1986, pp. 103-130.
- Trois nouvelles dans
le recueil « Shanghai 1920-1940 », Editions Bleu de
Chine, 1995
Une journée : Un étudiant qui va s'installa, par idéal politique, parmi les
habitants d'un quartier déshérité découvre l’incompréhension
mutuelle qui les sépare ;
Vers la lumière du
jour : Les
rêves et aspirations d'une jeune intellectuelle qui, se
promenant en ville, évoque l’enfant qu'elle a été obligée de
laisser en nourrice à la campagne.
La commémoration :
Des habitants d'un quartier populaire organisent une fête en
commémoration de l'agression japonaise du 18 septembre 1931
contre Shenyang, en Mandchourie, qui marqua les prémices de
l’agression japonaise.
- L’eau,
éditions Les cent fleurs, 1993
- Le soleil brille
sur la rivière Sanggan 《太阳照在桑干河上》, éditions des Langues étrangères,
1984
- La Grande Sœur,
sept nouvelles (courtes et moyennes) et un essai, trad. Chantal
Gressier et Ah Su, Flammarion, Coll. « Aspects de l’Asie »,
1980, rééd. 1992, 283 p.
1/ Mengke (《梦珂》),
1927
2/ Une journée de
janvier, 1931
3/ Inondation (《水》),
1931
4/ Une nouvelle
espérance, 1939A
5/ Séjour au village
Xia (《我在霞村的时候》),
1940
6/ Une nuit (《某夜》),
1941
7/ Réflexions à propos
du 8 mars (《三八节有感》),
1941
8/ La Grande Sœur (《杜晚香》),
1979.
Textes originaux en
ligne (1/3/5/6/7/8) :
https://www.kanunu8.com/files/writer/8371.html
Traductions en
anglais
Dans la revue ‘Chinese Literature’ :
Summer 1984.
Rushing: a graphic portrait of the misery of the Shanghai poor
in the 1930’s, pp. 54-67.
Spring 1987, numéro
spécial en hommage à Ding Ling décédée un an auparavant, avec
deux traductions et deux essais :
-
A
Bullet Still in the Gun, a boy’s revolution, pp. 59-68
-
The
Steamer, a woman’s desperate love, pp. 69-77
-
In
Memory of Ding Ling, by Duanmu Hongliang, pp. 78-80
-
In
Silent Remembrance, by Huang Beijia, pp. 81-87.
À lire en complément
« Une petite pièce dans la ruelle
Qingyun » (《庆云里的一间小屋》)
Une « page de journal » tirée du livre de Claude Roy « Clefs
pour la Chine » (Gallimard, 1953, p. 71) dans laquelle l’auteur,
en voyage en Chine en 1951, rapporte sa rencontre inattendue
avec Ding Ling dont il a noté à la page précédente qu’elle vient
de revoir le prix Staline, ce qui permet de dater la rencontre.
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