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« Le chant de la jeunesse » (《青春之歌》) :
Le roman de Yang Mo (杨沫)
et le film de Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑)
par Brigitte Duzan, 1er janvier 2011
Début 1958 était publié le
premier roman de
Yang Mo (杨沫), « Le
chant de la jeunesse » (《青春之歌》): première œuvre
littéraire chinoise à traiter de l’éveil d’une jeune
femme à l’idéologie communiste et
à l’enthousiasme révolutionnaire sous l’influence de
jeunes intellectuels marxistes au début des années 1930,
le roman fut un incroyable succès d’édition, mais, dans le
climat politique tendu de l’époque, déclencha également
une vive polémique.
Représentatif de la nouvelle orientation stylistique
définie par Mao à l’époque, le roman apparaît comme un
précurseur de la ligne alliant « réalisme
révolutionnaire » et « romantisme révolutionnaire » et
un tournant dans la production littéraire des quinze
premières années de la République populaire. Il est
significatif qu’il ait connu un bref regain d’intérêt au
début des années 1980, alors que la littérature chinoise
en plein renouveau se cherchait des « racines » et des
références. |
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Le roman « Le chant de la
jeunesse »
(《青春之歌》) |
Le roman lui-même est cependant aujourd’hui éclipsé par
l’adaptation cinématographique qui en a été réalisée, très peu
de temps après sa publication, par deux des réalisateurs les
plus importants de
l’époque : Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑). Il
est intéressant de voir comment le film a transcendé les thèmes
du roman en utilisant avec subtilité les moyens propres au
cinéma : image et son.
I. Le roman
Pour bien comprendre l’importance
du roman de
Yang Mo et les réactions qu’il
suscita, il faut se replacer dans le contexte
politico-artistique de l’époque, le politique imposant
contraintes idéologiques et choix stylistiques dans tous les
domaines de la création artistique, et en particulier en
littérature (1).
Le contexte
idéologique
Krouchtchev dénonçant le culte
de la personnalité de Staline
au 20ème congrès, février 1956 |
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Dès le début des années
1930, les intellectuels chinois de gauche demandaient
une littérature compréhensible par les masses et adaptée
à leurs goûts, pour trancher avec la littérature
traditionnelle destinée à une élite lettrée, mais aussi
avec celle héritée du mouvement du 4 mai, trop
influencée à leurs yeux par les modèles occidentaux et
orientée vers un public intellectuel et urbain.
Ils étaient cependant
eux-mêmes sous l’influence directe des dogmes
marxistes-léninistes auxquels ils cherchaient à donner
une « forme nationale » (民族形式). Mao lui-même ne fit que
reprendre cette vieille idée dans sa propre conception
du « nationalisme révolutionnaire », résumée dans la
formule : « utiliser le passé pour lui faire servir le
présent, utiliser l’Occident pour lui faire servir la
Chine » (古为今用,洋为中用).
Cependant, lors de ses « Causeries
au forum de Yan’an », en 1942, ce que Mao édicta
comme critère de base pour toute création artistique
était un « réalisme |
révolutionnaire » (革命现实主义) hérité en droite ligne du
réalisme soviétique énoncé comme doctrine d’Etat par Staline en
1932.
L’arrivée de Krouchtchev au pouvoir en
1953 entraîna cependant un refroidissement des relations
sino-soviétiques, qui se détériorèrent encore après la
dénonciation du culte de la personnalité de Staline en
février 1956 et le renforcement du processus de
déstalinisation qui s’ensuivit. Dès lors, le pouvoir
chinois chercha à se positionner en rival, et rival
indépendant, ce qui passait, entre autres, par une
nouvelle conception des critères de création artistique.
En juin 1958, un article
sur les chants populaires et la nouvelle poésie signé
Zhou Yang (周扬), vice-ministre de la culture, préconisait
le passage à des formes « chinoises » de création
littéraire et artistique, et annonçait le nouveau slogan
qui allait remplacer le réalisme révolutionnaire,
condamné comme étranger : « allier réalisme
révolutionnaire et réalisme romantique »
(与革命现实主义浪 |
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Zhou Yang
(周扬) |
漫现实主义相结合). Tout le monde sait que romantisme
et révolution ont partie liée, et que Marx lui-même a navigué
entre les deux.
Dans ce contexte, le roman de Yang Mo fait figure de précurseur.
Le fil narratif
Fortement autobiographique (2), le roman décrit le parcours
chaotique et douloureux, dans la première moitié des années
1930, d’une « jeune intellectuelle d’origine bourgeoise »
(小资产阶级知识分子), Lin Daojing (林道静), et son évolution du statut
d’épouse à l’ancienne (« jouet » - 玩物 - et « potiche » - 花瓶) à
celui d’apprentie marxiste et militante révolutionnaire, d’une
existence balisée par les tâches domestiques à l’indépendance
d’une individualité en charge de son destin, mais dans le cadre
d’un vaste projet collectif qui le conditionne : le bonheur
passe désormais par le dépassement de soi dans la fraternité
révolutionnaire, et l’exaltation qui en naît.
S’étant enfuie de chez elle, elle n’a pour tout recours qu’un
cousin qui enseigne à Beidaihe (北戴河). Elle tente de l’y
rejoindre, mais, quand elle arrive, il est parti ailleurs et
elle est recueillie par le directeur de l’école, Yu Jingtang (余敬唐), qui lui promet un
poste. Elle découvre cependant qu’il a en réalité l’intention de
lui faire épouser un potentat local, sur quoi, désespérée, elle
tente d’en finir en se jetant dans la mer.
Elle est alors sauvée in extremis par un jeune étudiant de
l’université de Pékin qu’elle avait rencontré plusieurs fois en
se promenant, et qui s’avère être le fils du directeur, Yu
Yongze (余永泽). C’est un
« poète et chevalier » à l’ancienne
(“诗人兼骑士”) qui la charme en lui récitant des poèmes ; rentré à
Pékin où elle le rejoint, il lui procure le plaisir d’avoir un
soutien dans la vie et la chaleur d’un foyer, mais, plus que
tout cela, elle désire une vie indépendante, au moins
matériellement, de son époux.
Elle cherche donc du travail, mais en vain, et se rapproche
alors des étudiants de l’université dont le nationalisme est
exacerbé par « l’incident du 18 septembre » (3). Après avoir
rencontré fortuitement leur leader (communiste) Lu Jiachuan
(卢嘉川), elle est gagnée par leur ferveur révolutionnaire, et se
joint à leurs manifestations. Lorsque Lu Jiachuan est arrêté peu
de temps après, et disparaît, l’événement la remplit de
tristesse et la décide à abandonner sa vie d’épouse effacée de
petit intellectuel médiocre pour rejoindre les rangs de l’armée
des ombres, combattants obscurs et sans grades contre le Japon
et pour la défense nationale.
Le mouvement du 9 décembre 1935 |
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Le roman se conclut sur le
mouvement étudiant anti-japonais du 9 décembre 1935
(一二.九) qui constitue ainsi le pendant de l’incident du
18 septembre, les deux événements formant le cadre
historique de l’éveil d’une conscience révolutionnaire
dans la Chine de l’époque, présenté comme le passage
naturel et comme logique d’une pensée individualiste
(égoïste) à une pensée collective (altruiste), et d’un
destin individuel à un destin collectif, seule issue
possible au désarroi. |
Le roman d’une
époque
« Le chant de la jeunesse » est beaucoup plus que cette
narration en soi assez banale : à travers divers destins,
croisés ou convergents,
Yang Mo parvient à dresser le
tableau d’une époque dont on saisit les bouleversements
dramatiques bien mieux que dans un manuel d’histoire, parce
qu’ils sont dépeints dans leur résonance au quotidien, mais dans
leur aspect essentiel : ceux des modes de pensée.
Yang Mo adopte une
approche dialectique pour montrer le passage d’une
mentalité traditionnelle, influencée par le mouvement
moderniste du début du siècle, personnifiée par
l’intellectuel Yu Yongze,
à une mentalité ‘révolutionnaire’ fondée sur les écrits
de Marx, symbolisée par le personnage emblématique du
leader étudiant Lu Jiachuan : opposition frontale qui
correspond bien aux schémas édictés au forum de Yan’an.
Un poète obsolète
La description des premières rencontres entre Yu Yongze
et Lin Daojing après la tentative de noyade de celle-ci
sont
l’occasion pour Yang Mo de dresser comme
un catalogue |
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Heine en 1829 |
des œuvres de prédilection des intellectuels de
l’époque, dans la lignée du mouvement du 4 juin ; dans son
enthousiasme aveugle pour la littérature occidentale, il
apparaît ici comme artificiel, stérile et dépassé :
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于是找到了很好的谈话题目,余永泽不慌不忙地谈起了文学艺术,谈起托尔斯泰的《战争与和平》(Guerre et
Paix),谈起雨果的《悲惨世界》(Les
Misérables),谈起小仲马的《茶花女》和海涅(Heine)、拜伦(Byron) 的诗;中国的作家谈起曹雪芹、杜甫和鲁迅…
Alors, ayant trouvé un très bon sujet de discussion, Yu Yongze
se mit posément à discuter d’art et de littérature, à lui parler
du « Guerre et Paix » de Tolstoï, du roman de Hugo « Les
misérables », de celui de Dumas fils « La dame
aux camélias », de Heine et de Byron, mais aussi d’auteurs chinois comme Cao Xueqin, Du Fu et Lu
Xun … (4) |
Yang
Mo y rajoute encore « La maison de poupée » d’Ibsen,
emblème d’un mouvement de libération des femmes
anti-traditionaliste, également à la mode à partir des années
1920 en Chine. Lin Daojing en ressent une grande émotion, née du
romantisme des personnages et des œuvres évoqués :
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林道静睁大眼睛注意地听着从他嘴里慢慢流出的美丽动人的词句,和那些富有浪漫气息的人物和故事..
Lin Daojing écoutait les yeux écarquillés ces belles phrases
émouvantes qui coulaient lentement de ses lèvres, et lui
parlaient de personnages et d’histoires imbus d’une aura
romantique. |
Sa conquête est parachevée par un poème de Heine que Yu Yongze
trace dans le sable de la plage :
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暮色朦胧地走近,潮水变得更狂暴,我坐在岸旁观看波浪的雪白的舞蹈。
我的心像大海一样膨胀,一种深沉的乡愁使我想望你,你美好的肖像到处萦绕着我,到处呼唤着我,它无处不在,在风声里、在海的呼啸里,在我的胸怀的叹息里。
我用轻细的芦管写在沙滩上:“阿格纳思,我爱你!”
L’obscurité tombant à l’approche du soir,
les vagues se faisaient plus sauvages,
je contemplais la blanche danse des flots, assis sur le
rivage,
sentant mon cœur enfler au rythme de la mer,
empli d’une nostalgie profonde du pays natal,
et donc nostalgie de toi aussi,
toi, gracieuse image
qui partout me hante, et partout me hèle,
partout, partout,
dans le bruit du vent et le sifflement de la mer,
et jusque dans les soupirs de mon âme.
D’un fragile roseau j’écrivis dans le sable :
« Agnès, je t’aime ! » (5) |
Le choix de Heine n’est pas anodin : il s’était, dès le milieu
des années 1820, distancié du lyrisme romantique qui
caractérises ses débuts, pour teinter ses poèmes de satire et
d’humour, et devenir, dans l’Allemagne des années 1840, le type du poète
engagé (Tendenzdichter), un dissident avant l’heure qui dut pour
cela s’exiler à Paris, où, en décembre 1843, il rencontra Marx
qui l’admirait…
Il y a donc, dans les choix poétiques et littéraires de Yu
Yongze, un romantisme « décadent », qui séduit initialement Lin
Daojing, mais finit par s’opposer au flamboyant romantisme
révolutionnaire de Lu Jiachuan qui, lui, électrise les foules.
Une apprentie marxiste et un héros emblématique
Lin Daojing apparaît comme un modèle de la jeunesse chinoise des
années 1930, entraînée dans le sillage d’intellectuels marxisants, luttant contre le
Japon et pour l’indépendance nationale sous l’égide du
communisme, alors considéré comme la seule issue à la domination
étrangère et à celle du Guomingdang, veule et corrompu.
Yang
Mo lui prête une certaine naïveté, celle qui dut être
la sienne quand elle-même commença à
s’intéresser au communisme. Lin Daojing est en
quête de réponses aux questions difficiles que suscite en elle
la lecture d’Engels et Marx, en particulier « Misère de la
philosophie » : « Comme les trois principes de la dialectique
peuvent être appliqués en toute circonstance, alors comment
expliquer la négation de la négation ? – « Pourquoi l’Union
soviétique n’a-t-elle pas encore créé une société communiste ? »
- « Comment sera la Chine sous le communisme ? »….
L’intérêt n’est pas dans les réponses, mais dans le désir de
comprendre d’une jeune femme qui tente de trouver une
alternative à un monde qui semble avoir juré sa destruction, au
moins spirituelle. Sa conviction que ces questions ne sont pas
vaines et peuvent trouver réponse dans un engagement volontaire
et conscient est l’équivalent révolutionnaire de la foi
religieuse.
Parallèlement, l’éveil de Lin Daojing prend la forme d’une
révolution esthétique : elle est au début fascinée par la
simple beauté de la mer,
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“海,神秘的伟大的海洋呵!”道静站到潮湿的沙滩上,心头充满了喜悦的激情,目不转睛地凝望着大海。..
"Mer, vaste et mystérieux océan !" debout sur la plage
humide, l’esprit débordant d’une joyeuse excitation,
Daojing fixait l’étendue de la mer sans pouvoir en
détourner les yeux … |
Mais c’est une beauté vide de sens, une forme vide, réfutée par
le porteur qui lui oppose une vision pratique et réaliste : la
mer a pour seul intérêt de pourvoir le village en nourriture,
qu’elle soit belle ou non n’a pas de sens… C’est la première
leçon de Daojing, menant au rejet des conceptions kantiennes du
beau. L’éveil de Daojing passe par un éveil à la réalité.
L’esthétique joue donc un rôle dans la formation politique, sous
la forme d’une esthétique réaliste socialiste en rupture avec
l’esthétique traditionnelle, et seule capable de mener à un
ordre politique véritablement humain.
La beauté doit acquérir un contenu
et une histoire, et le vecteur de ce processus est Lu Jiachuan,
héros mythifié par une mort brutale, mais survivant dans les
cœurs et les esprits, son alter ego Jiang Hua (江华 ) perpétuant
le combat.
« Le chant de la jeunesse » est ainsi une œuvre emblématique,
opposant et tentant de concilier, à travers le destin de son
héroïne, le destin de la nation et celui du peuple, dès lors
conçu comme une vaste entreprise collective reposant sur une
transformation des relations esthétiques entre l’homme et le
monde. C’est par ailleurs une réflexion sur les rapports entre
le désir et la révolution, confluant dramatiquement dans la
personne de Lu Jiachuan, mais transcendés en un idéal très pur,
et collectif, par sa mort même. La révolution du désir rejoint
celle de l’esthétique.
Le rôle primordial
de l’image
1. Le texte est par ailleurs
organisé autour du concept d’image, dérivé de Hegel et en vogue
dans les milieux de gauche chinois à partir de la fin des années
1930, mais surtout après la parution de la « Nouvelle théorie de
l’art » (《新艺术论》) de Cai Yi (蔡仪), en 1942. L’image
recoupait la nécessité de représentation dans un système
idéologique.
Selon Cai Yi, l’image est
conçue comme transcendant les différents genres de
production esthétique, que ce soit sculpture, musique,
peinture, poésie, architecture, ou autres, transcendant
en fait les sens individuels, y compris la vue. Toute
création artistique est donc orientée vers la
réalisation d’images (形象) ; dans les diverses formes
artistiques, il est vrai, l’image comporte des
caractéristiques différentes, caractère visuel pour
l’image |
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Cai Yi (蔡仪) |
en peinture et sculpture, caractère imaginatif
pour les images musicales et littéraires,mais l’image
est en fait l’essence de tous les arts, au-delà du
purement visuel, et jusqu’à l’image hégélienne
intériorisée, « l’œil de l’imagination » ou « vision
spirituelle » qui permet à l’esprit de former
des images à partir du langage.
2. C’est ce qui se passe dans le roman de
Yang
Mo. C’est toute une suite d’images qui est construite
à partir des lignes narratives. Dans le premier flashback, par
exemple, une image intériorisée permet à Lin Daojing d’évoquer
le souvenir douloureux de sa mère, qui fut en fait violée par
son père, un riche propriétaire, puis séparée de sa fille et
renvoyée dans son village où elle se noya.
L’exemple suivant est l’image de la femme rencontrée par Daojing
sur la plage, tentant vainement de nourrir son bébé en pleurs,
mais tellement affamée qu’elle n’a pas de lait, et qui finit par
se noyer, elle aussi, avec son bébé. Et puis, brusquement, les
deux images se brouillent dans son esprit, se juxtaposent,
créant une image unique de la misère des femmes dans la société
‘féodale’ chinoise, captant l’essence des deux, la simultanéité
se substituant à la succession des lignes narratives pour créer
un tableau sinistre affectant Daojing, qui sent ses jambes
brusquement coupées.
3. Une autre image très forte émane d’une partie ultérieure du
roman, lorsque Daojing est arrêtée dans une rue de Pékin et
emmenée en prison où elle est torturée. Lorsqu’elle se réveille
du coma où elle est plongée lorsqu’on la ramène dans sa cellule,
elle distingue en ouvrant les yeux le visage d’une femme qui la
regarde, une femme d’une grande beauté qui la fait s’écrier : «
Ah, une déesse grecque ! ». Il s’agit d’une révolutionnaire aguerrie qui sera ensuite
emmenée pour être exécutée. Lorsqu’elle s’éloigne, revient
l’image de la statue grecque aux yeux de Daojing, mais vague,
comme dans un rêve.
4. Le roman se clôt sur deux superbes images qui se répondent.
La première est créée lors de la cérémonie par laquelle Daojing
est acceptée au sein du Parti auquel elle jure fidélité. Ses
yeux se portent sur les paysages accrochés sur le mur sombre ;
sa respiration se fait alors plus rapide, son visage
s’assombrit, et, en un clin d’œil, les peintures s’estompent,
remplacées à ses yeux par un grand drapeau rouge portant la
faucille et le marteau. Il s’agit d’une séquence de deux images
cinématiques,
l’image physique, extérieure, pâlissant peu à peu
pour finir par être remplacée par l’image intériorisée
symbolisant son dévouement au Parti, et la conclusion de sa
formation idéologique.
5. La dernière image est celle des démonstrations estudiantines
de fin 1935, dans lesquelles Lin Daojing joue un rôle de premier plan.
S’achevant sur cette image non aboutie, le roman laisse une
impression d’inachevé, d’une révolution encore en devenir. C’est sans
doute là sa plus grande qualité : il joue sur l’espoir, sur des
horizons toujours incertains, présentant in fine une image
dialectique d’un monde en marche.
Si son écriture elle-même n’est pas très recherchée, la
construction de ce roman autour d’images successives, elles très
travaillées, ainsi que ses références littéraires, en font
certainement une œuvre marquante de la fin des années 1950.
Outre le fait qu’il représentait une œuvre sans précédent dans
l’histoire littéraire chinoise (6), avec ce travail sur les
images, il se présentait comme un excellent candidat à
l’adaptation cinématographique.
II. Le film
L’adaptation
cinématographique du roman a été réalisée dès 1959, par
deux cinéastes dont c’était la première grande
réalisation en commun : Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai
(陈怀皑).
Reprenant le même titre chinois que le livre, il est
connu à
l’étranger sous son titre anglais : «
Song of Youth ». C’est une œuvre qui fait date dans
l’histoire du cinéma chinois, tout autant, sinon plus,
que le roman dans l’histoire littéraire du pays : il a
été réalisé pour le dixième anniversaire de la fondation
de la République populaire, c’est donc une œuvre qui
exalte l’épopée révolutionnaire qui y a conduit, mais
tout en présentant des innovations stylistiques qui ont
influencé nombre de réalisations ultérieures.
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Affiche du film |
Il reprend la même trame narrative que le livre,
à quelques détails près, tout en donnant aux images littéraires
qu’il contient la force visuelle qui est le propre du cinéma ;
mais, surtout, il y ajoute un élément supplémentaire qui domine
et structure l’ensemble de l’œuvre : la musique. Consciemment ou
inconsciemment, les deux réalisateurs ont repris la notion
d’image musicale développée par Hegel : art temporel et non
représentatif parce qu’elle ne donne rien à contempler, la
musique est cependant communication, mais communication du
sujet, c’est-à-dire intériorité. Elle participe du jeu de miroir
qu’est le cinéma en nous renvoyant une image
spiritualisée qui agit de façon subliminale, évocatrice parce
que non contemplative.
« Song of Youth » se présente ainsi comme une sorte de poème
lyrique, une ode à l’élan révolutionnaire de la jeunesse
chinoise dans les années 1930, ce que souligne implicitement le
titre. Il est resté une référence cinématographique, « une œuvre
d’exception apparue au firmament inoubliable de l’année 1959 »
(“难忘的1959星空中殊显难得”), comme on a pu dire avec l’enflure habituelle
en la circonstance, mais qui n’enlève rien à la qualité
intrinsèque du film.
Le film (157’, sous-titres anglais)
Simplification de
la ligne narrative et impact des images
1. Le film commence au chapitre 5 du roman : lorsque, Lin
Daojing s’étant retrouvée seule à Beidaihe après avoir fui sa
famille, elle tente de se jeter dans la mer pour échapper au
mariage projeté par le directeur de l’école. La mer est
démontée, le vent souffle en tempête, renvoyant une image
dramatique et menaçante. C’est par flashback que sont alors
esquissées les raisons pour lesquelles la jeune fille se trouve
dans cette situation apparemment sans issue ; mais, pour évoquer
les antécédents, le scénario se concentre sur une seule image,
celle de la mère sacrifiée, là où le roman y avait superposé
celle d’une autre mère victime de la société.
De la même manière, le livre avait présenté Lin Daojing comme
une jeune musicienne voyageant avec ses instruments ; ce détail
est supprimé dans le film. Il y a donc volonté manifeste de
resserrer la narration en la concentrant sur quelques images qui
en acquièrent d’autant plus de force. C’est un des principes de
la communication publicitaire, repris ici de façon beaucoup plus
subtile que dans les films de propagande usuels.
2. Ce choix se
retrouve tout au long du film, et a, il est vrai, pour
conséquence de dresser des portraits quelque peu
schématisés des personnages, présentés comme des icônes
emblématiques : l’opposition frontale entre Yu Yongze et
Lu Jiachuan est celle du rétrograde et de l’avant-garde,
même si ce n’est pas vraiment celle du bon et du
méchant. En tout cas, l’issue ne fait aucun doute : si
Lu Jiachuan est condamné, c’est pour mieux pouvoir en
faire une idole révolutionnaire qui continuera d’outre
tombe sa mission salvatrice.
Le choix des acteurs contribue visuellement à la force
des symboles, et tout particulièrement les deux acteurs
principaux : Yu Yang (于洋), dans le rôle de Yu Yongze,
correspond parfaitement à la description de
Yang Mo, de petits yeux
dans un visage allongé, alors que Kang Tai (康泰), dans le
rôle de Lu Jiachuan, est le type même du
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L’acteur Kang Tai |
leader charismatique, sympathique et fougueux, la mèche
en bataille sur le front, entraînant les foules par la force de
sa présence tout autant que de son verbe.
L’actrice Xie Fang |
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L’actrice Xie Fang (谢芳)
(7),
pour sa part, était une actrice de théâtre
d’opéra (歌剧), le théâtre
étant alors la voie royale de formation et des acteurs
et des réalisateurs : ce
n’est pas sa beauté qui
prime, mais le caractère dramatique de son
interprétation, qui renforce les choix esthétiques du
scénario et de
l’image. L’iconographie
l’a ensuite transformée en icône révolutionnaire sur les
affiches : |
image caractéristique, sur fond de
drapeau rouge, d’un visage tendu monté sur un piédestal comme de
marbre blanc, rappelant celui des statues grecques. Le mythe en
marche.
3. Il ne faut pas oublier que, en 1959,
au début du Grand Bond en avant, le cinéma en Chine
devait répondre plus que jamais à la mission de
mobilisation des esprits qui lui avait été assignée, et
que l’on doit juger les œuvres de l’époque en fonction
du génie déployé par chaque réalisateur pour faire œuvre
novatrice malgré ces contraintes.
Le film est la première co-réalisation en couleurs de
Cui Wei qui joua également la même année, en tant
qu’acteur, dans son premier film en couleurs : «
Nouvelle histoire d’un vieux soldat » (《老兵新传》) de Shen
Fu (沈浮), primé au festival de Moscou. La couleur était
encore quelque chose de nouveau : le premier film
chinois en couleurs était sorti dix ans auparavant, en
1948 : c’est « Regrets éternels » (《生死恨》) de Fei Mu
(费穆), opéra de Pékin interprété par le grand Mei
Lanfang. Mais la plupart des films chinois étaient
encore tournés en noir et blanc. |
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Icône révolutionnaire |
Cependant, si « Song of Youth » est une œuvre «
inoubliable », c’est que Cui Wei et Chen Huai’ai ont su
mobiliser non seulement la force expressive des images née de
leur expérience du théâtre, mais encore la force autant
évocatrice qu’émotive de la musique, deux éléments liés dans
l’opéra chinois, et ramenant donc, tout en la dépassant, à la
grande tradition théâtrale chinoise à laquelle Fei Mu lui-même
avait rendu hommage dans son premier film en couleurs.
Utilisation de la
charge évocatrice et émotive de la musique
La scène de la prison |
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« Song of Youth » est en fait construit,
comme un opéra (et l’on pense à Verdi autant qu’à
l’opéra kunqu), sur quelques thèmes musicaux qui sont
donnés dans la séquence introductive accompagnant le
générique : un thème dramatique/ une variation sur le
thème de l’Internationale/suivie d’un thème romantique
qui pourrait être un thème de
l’éveil chez Beethoven…
Le thème de l’Internationale se retrouve dans les
séquences les plus dramatiques, et en |
particulier la séquence de la
prison, tandis qu’une variation du thème romantique, par
exemple, accompagne la séquence qui montre Lin Daojing plongée
dans l’étude des classiques marxistes,
après sa rencontre avec Lu
Jiachuan : il est d’ailleurs lié à des images
symboliques de fleurs en bourgeons…
Mais la séquence la plus
réussie du film, celle, aussi, qui constitue un épisode
charnière dans la narration, est celle qui montre Lin
Daojing arrivant à une réunion de jeunes étudiants
chassés de chez eux, dans le Nord-Est de la Chine, par
l’invasion japonaise après l’incident de Mukden, réunion
déterminante pour son engagement politique à venir. La
réunion |
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Le serment de fidélité au Parti |
se tient dans une petite pièce à peine
éclairée, dans une atmosphère empreinte d’une infinie tristesse
La démonstration du 9 décembre 1935 dans
le film |
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exprimée en un chant nostalgique :
la caméra se promène en un long travelling de visage en
visage, tandis que Lin Daojing, impressionnée, reste
figée à l’entrée.
(film : 36’47).
Le chant est un chant
patriotique
anti-japonais (抗日歌曲)
intitulé « Sur la rivière Songhua » (《松花江上》), ou Sungari
river, affluent de l’Amour qui draine la plaine
mandchoue. Il a pour refrain
« 9.18 » (九.一八), rappel de
l’incident de Mukden, le 18 septembre 1931. |
Le chant
Il se trouve que le chant était à
la mode dans ces années 1930 pendant lesquelles se situe le
film. Il devint extrêmement populaire après avoir été inclus
dans une pièce de théâtre adaptée en 1932 d’une pièce de Goethe
par Chen Liting (陈鲤庭) ; intitulée d’abord « Pose ton fouet »
(《放下你的鞭子》), elle
fut revue avec une ligne
narrative différente, contant les malheurs du peuple
chinois aux prises avec calamités naturelles et pouvoirs
corrompus, et représentée avec inclusion du chant « Sur
la rivière Songhua ».
C’est cette même pièce que Cui Wei lui-même révisa, une
première fois en 1933 sous le titre « On the Hunger Line
», avec, dans le rôle principal, l’actrice Li Yunhe
(李云鹤)… la future Jiang Qing (江青), puis une nouvelle fois
en 1936 avec retour au titre original « Pose ton fouet
». Ce fut l’une |
|
« Pose ton fouet »
(《放下你的鞭子》) |
des pièces les plus populaires du
théâtre de rue des années de guerre.
Pendant ces années-là, le chant devint un « tube » que tout le
monde connaissait et chantait, et en particulier les réfugiés de
tous bords, dans tous les coins du pays (8). C’est donc à la
fois, dans « Song of Youth », une auto-citation et la reprise de
ce qui était devenu un symbole national. L’interprétation toute
en retenue et en douceur qui en est faite dans le film confère à
cette séquence de la réunion une grande profondeur et une
émotion que l’on ressent même si l’on ne comprend ni les paroles
ni le contexte. C’est du grand art, un art qui préfigure les
films d’opéra que les deux réalisateurs vont tourner dans les
années suivantes.
*
Le film fut un tel succès qu’il fit même taire les critiques qui
s’étaient élevées contre le roman à sa sortie (voir n. 6). A
l’issue de la projection inaugurale, le premier ministre Zhou
Enlai (周恩来总理) félicita l’actrice Xie Fang et déclara : « C’est bien
ainsi que nous nous sommes lancés dans la voie de la révolution
! On ne peut pas choisir son origine de classe, mais on peut
choisir sa voie. » (“我们都是这样走上革命的路的嘛!出身不能选择,道路可以选择。”).
On ne pourrait imaginer plus bel exemple du pouvoir quasi
mimétique que le film a alors exercé sur les esprits, et de la
fascination qu’il continue d’exercer encore aujourd’hui. Le
chant de la rivière Songhua et les bribes d’Internationale
continuent de résonner à nos oreilles bien après que la dernière
image se soit effacée…
Notes
(1) Voir Repères historiques, 1949-1979 (en préparation).
(2) Voir la présentation de
Yang Mo
(3) Ou incident de Mukden (alias Shenyang), en 1931,
vraisemblablement provoqué par les Japonais pour justifier leur
invasion du Nord-Est de la Chine.
(4) Représentants du roman classique chinois (Le rêve dans le
pavillon rouge), de la poésie classique (celle de l’époque Tang)
et de la littérature du 4 juin.
(5) Traduit d’après l’original allemand ; il s’agit du 6ème
poème du recueil ‘Die Nordsee’ (la mer du Nord《北海纪游》, 1825) :
Erklärung (Déclaration) :
Herangedämmert kam der Abend,
Wilder toste die Flut,
Und ich saß am Strand, und schaute zu
Dem weißen Tanz der Wellen,
Und meine Brust schwoll auf wie das Meer,
Und sehnend ergriff mich ein tiefes Heimweh
Nach dir, du holdes Bild,
Das überall mich umschwebt,
Und überall mich ruft,
Überall, überall,
Im Sausen des Windes, im Brausen des Meers,
Und im Seufzen der eigenen Brust,
Mit leichtem Rohr schrieb ich in den Sand:
« Agnes, ich liebe Dich! »
(6) Et malgré les critiques adressées à Yang Mo peu de temps
après sa publication, à cause du caractère petit bourgeois du
personnage principal. Un article paru dans le journal « La
jeunesse
chinoise » (《中国青年》) l’accusa, début 1959, de ne
pas avoir bien décrit les masses travailleuses, paysans et
ouvriers, ni bien représenté l’union des intellectuels et des
paysans et ouvriers (“没有很好地描写工农群众,没有描写知识分子和工农的结合”). Ces
critiques faillirent d’ailleurs faire renoncer au projet de
tournage du film.
(7) Voir la présentation de l'actrice :
www.chinesemovies.com.fr/acteurs_Xie_Fang.htm
(8) Il a été jugé assez représentatif pour figurer dans «
L’Orient est rouge » (《东方红》) : d’abord le grand spectacle créé
en 1964, sous les auspices du premier ministre Zhou Enlai, pour
célébrer le 15ème anniversaire de la fondation de la République
populaire de Chine, puis l’adaptation cinématographique réalisée
par Wang Ping (王萍) en 1965. C’est le 19ème des chants
révolutionnaires que comporte l’œuvre :
我的家在东北松花江上,
那里有森林煤矿,
还有那满山遍野的大豆高梁.
我的家在东北松花江上,
那里我有的同胞,
还有那衰老的爹娘.
"九一八","九一八",
从那个悲惨的时候,
"九一八","九一八",
从那个悲惨的时候,
脱离了我的家乡,
抛弃那无尽的宝藏,
流浪!流浪!
整日价在关内流浪!*
哪年,哪月,
才能够回到我那可爱的故乡?
哪年,哪月,
才能够收回那无尽的宝藏?
爹娘啊,爹娘啊,
什么时候,
才能欢聚一堂?! |
je suis né dans le
Nord-Est, près de la rivière Songhua,
là, il y a des forêts et des mines de charbon,
ainsi que du soja et du sorgho partout dans la montagne
et les champs.
je suis né dans le Nord-Est, près de la rivière Songhua,
c’est là que sont mes compatriotes,
ainsi que mes vieux parents.
18 septembre, 18 septembre,
depuis cette date tragique,
18 septembre, 18 septembre,
depuis cette date tragique,
je suis coupé de mon pays natal,
privé de ses trésors infinis,
réduit à l’errance ! à l’errance !
à une errance sans fin au sud de la Muraille !
En quelle année, quelle saison,
pourrai-je regagner ce pays tant aimé ?
En quelle année, quelle saison,
pourrai-je recouvrer ses infinis trésors ?
et mes parents, mes parents,
quand donc
aurai-je la joie de les retrouver ? |
* 关内 = 山海关内 « à l’intérieur » de la passe de Shanhaiguan,
extrémité orientale de la Grande Muraille, dans le Hebei ;
Shenyang est au nord, soit « à l’extérieur ».
Note sur les réalisateurs
Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑) ont tous les deux débuté leur
carrière par le théâtre, comme la plupart des réalisateurs nés
au début du siècle dernier, guerre oblige. Leur parcours
personnel les mettait en symbiose avec
Yang
Mo et son roman : il n’y a pas de rupture entre
l’œuvre littéraire et son adaptation, pas de rupture entre les
personnages, la fiction épousant parfaitement le vécu des
auteurs.
Chen Huai’ai (陈怀皑), né en
1920, a eu un début de carrière aussi chaotique que la
politique de l’époque. Originaire du Fujian, il fit ses
études à l’Institut national du théâtre de Shanghai
(国立戏剧学校), y resta comme professeur, mais en fut exclus
en 1948 pour avoir participé à des manifestations
anti-japonaises. Il est alors recruté comme assistant
par le dramaturge et réalisateur Zhang Junxiang (张骏祥)
qui tourne un film pour la Yonghua Film Company (永华影业公司)
à Hong Kong. Lors du tournage des extérieurs à Pékin,
cependant, Chen Huai’ai est accusé d’espionnage au
profit des communistes ; il s’enfuit, rejoint la zone
‘libérée’ du Huabei (华北解放区) et devient le directeur de
la troupe de théâtre n° 3 de l’université (华北大学). En
1949, il est nommé assistant réalisateur du Bureau
central du cinéma, et travaille alors, entre autres, |
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Chen Huai’ái (陈怀皑) |
avec Ling Zifeng (凌子风), Xie Tieli (谢铁骊) et Sang Hu (桑弧). C’est
alors, en 1959, qu’il commence sa collaboration avec Cui Wei.
Cui Wei (崔嵬), né en 1912,
originaire du Shandong, a eu une enfance misérable, la
pauvreté de ses parents
l’obligeant à travailler
enfant. Ayant réussi à entrer dans une école à Qingdao,
il en est expulsé pour avoir participé à des
manifestations pro-communistes. En 1930, il apprend le
métier de scénariste dans une troupe de théâtre
expérimental, puis, après son adhésion à la Ligue des
dramaturges de gauche en 1932, fonde une troupe de
théâtre et organise des activités théâtrales en milieu
scolaire et dans les usines. En 1935, il part à Shanghai
et travaille comme dramaturge et metteur en scène pour
diverses troupes. Ce n’est qu’en 1954, à l’âge de 42
ans,
qu’il devient acteur de
cinéma, dans le film de Zheng Junli (郑君里) et Sun Yu (孙瑜)
« Song Jingshi » (《宋景诗》). Il décide alors de consacrer
au cinéma le reste de son existence et cesse toute autre
activité. Il passe à la réalisation en 1959 avec « Song
of Youth »… |
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Cui Wei (崔嵬) |
Les deux réalisateurs poursuivront leur collaboration avec une
série de films d’opéra, continuant leur travail aux marges de la
littérature, du théâtre, du cinéma et de la musique.
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