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Bai Wei 白薇
I. Présentation
générale
par Brigitte Duzan, 27 janvier 2019
Dans les années 1930, les écrivaines se sont
trouvées dans un environnement totalement différent
de celui des années 1920 : vouloir traiter de sujets
privés chers aux femmes faisait courir le risque de
se voir discréditée. L’heure était à la cause de la
défense nationale.
Bai Wei est l’une des écrivaines qui, contrairement
aux idées reçues, montre la persistance, pendant les
années de guerre, d’une littérature féminine qui n’a
pas abandonné les thèmes féministes des années
1920 : lutte pour l’indépendance, la liberté
sexuelle, l’égalité socio-économique, le droit de
choisir son partenaire dans la vie, contre la
tradition des mariages arrangés.
Une vie mouvementée
De son vrai nom Huang Zhang (黄彰),
elle est née en février 1893 dans le district de
Zixing (资兴),
au sud-est du Hunan. |
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Bai Wei |
Enfant, elle fréquente l’école que dirige son père, un partisan
déclaré et éclairé du mouvement de réforme de la fin de la
dynastie des Qing. Mais elle n’a pas pour autant échappé au
mariage : elle a été mariée à l’âge de seize ans, en 1910.
Mais le mariage s’avère une épreuve autant physique
qu’émotionnelle. Après avoir subi la tyrannie de sa belle-mère
pendant six ans, elle s’enfuit et réussit à entrer à l’Ecole
normale pour filles n+ 3 de Hengyang (衡阳第三女子师范学校).
Elle en est bientôt expulsée pour activisme politique et entre
alors à l’Ecole normale pour filles n° 1 de Changsha (长沙省立第一女子师范学校).
En 1918, cependant, elle n’attend pas d’avoir obtenu son
diplôme. Pour éviter d’avoir à revenir vivre avec son mari, elle
s’enfuit du campus étroitement surveillé en passant par une
vieille canalisation d’égout et réussit à aller jusqu’à
Shanghai, puis de là à partir au Japon pour continuer ses
études. Mais elle est pratiquement sans un sou en arrivant et
n’a donc d’autre choix que de s’engager comme servante, chez des
missionnaires britanniques.
Finalement elle obtient une bourse pour étudier la biologie à
l’Ecole normale supérieure de femmes de Tokyo. Mais, en même
temps, elle fait la connaissance du futur grand dramaturge Tian
Han (田汉),
qui avait juste quatre ans de moins qu’elle, était lui aussi
originaire du Hunan et étudiant à l’université Tsukuba à Tokyo.
Il l’aide à apprendre l’anglais et lui fait connaître l’œuvre
d’Henrik Ibsen. Dans les années 1940, il écrira un article sur
elle : « Ma vision de Bai Wei » (《我看白薇》).
Elle commence ainsi sa carrière littéraire au Japon, au début
des années 1920. Les deux décennies suivantes ont été les plus
prolifiques de sa vie.
Du théâtre au roman
Elle a écrit dans les genres les plus différents,
mais ses pièces de théâtre et son roman « Une vie
tragique » sont parmi ses œuvres les plus souvent
citées et les plus appréciées.
Théâtre
Elle commence par deux pièces de théâtre en trois
actes. La première, « Sophie » (《苏斐》)
est achevée en 1922 et publiée quatre ans plus tard
dans la revue de
Lu Xun (鲁迅)
Yusi (《语丝》)
ainsi que dans le Mensuel de la nouvelle |
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La pièce « Sophie » publiée dans
le Mensuel de la nouvelle en 1926 |
(《小说月报》).
La seconde, « Lin Li » (《琳丽》),
une tragédie romantique, est publiée par
la Shanghai Commercial Press en 1925 et recueille de
très bonnes critiques en Chine. Un critique va
jusqu’à la classer parmi les chefs d’œuvres de la
littérature chinoise moderne. Bai Wei devient une
figure en vue de la scène littéraire chinoise.
Bai Wei et Yang Sao |
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En 1926, elle renonce donc à la bourse qui lui
aurait permis de continuer ses études pendant encore
deux ans, et rentre en Chine. Elle devient
traductrice pour le Gouvernement républicain de
Wuhan (武汉国民政府)
et, parallèlement, enseigne à l’université Zhongshan
à Wuchang. Mais cet arrangement ne dure pas ; c’est
la période de la
rupture de l’alliance entre nationalistes et communistes. En
1928, elle revient à Shanghai.
Elle épouse le poète Yang Sao (杨骚)
et va vivre avec lui. Elle devient membre de la
société « Création » (“创造社”)
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Cette même année 1928, elle publie une troisième
pièce de théâtre, en trois actes : « Evasion de la
tour hantée » (《打出幽灵塔》).
Elle est représentative, comme les précédentes, du
traitement féministe de la résistance à l’oppression
du système patriarcal – et rappelle sa propre fuite
de la maison paternelle. Les courtes pièces « Le
Filet d’amour » (《爱网》)
et « Le Vin de rose » (《蔷薇酒》),
en 1929, sont relativement moins appréciées.
Premier roman
Evasion de la tour hantée, éd. dans
Ben Liu, 1928 n° 1 |
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En 1929, elle publie aussi son premier roman : « Une
bombe et un oiseau voyageur » (《炸弹与征鸟》).
Comme la pièce « Evasion de la tour hantée », il est
initialement publié en
feuilleton dans la revue Torrent (Ben liu
《奔流》)
éditée à Shanghai par
Lu
Xun (鲁迅)
et
Yu Dafu (郁达夫).
Le roman reprend le thème du parallélisme entre
l’oppression de la femme et la crise nationale.
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Au début des années 1930, Bai Wei est une écrivaine
reconnue de la gauche littéraire ; elle entre à la
Ligue des écrivains de gauche et prend une part
active aux cercles de théâtre engagé. Après
l’incident de Mukden du 18 septembre 1931 qui marque
le
début des opérations militaires japonaises, avec l’invasion
et l’annexion de la Mandchourie, Bai Wei
publie des pièces patriotiques dans la revue Le
grand chariot (Beidou《北斗》),
créée par
Mao Dun (茅盾)
en 1931.
Mais c’est malgré tout une période très difficile
pour elle. Elle est financièrement sur la corde
raide. Sa pauvreté est telle que, bien que sa
relation avec Yang Sao ait alors atteint un point
critique, elle copublie avec lui un recueil de
lettres d’amour, intitulé « La nuit dernière » (《昨夜》).
Mais elle est surtout très malade, atteinte par une
maladie vénérienne contractée auprès de son mari.
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Evasion de la tour hantée, éd. 1934 |
Une vie tragique
La maladie est omniprésente dans son œuvre, et
constitue le sujet même de son roman le plus
célèbre :
« Une
vie tragique » (《悲剧生涯》),
écrit entre 1934 et 1936. Roman autobiographique, il
est considéré comme son œuvre majeure, surtout
depuis sa redécouverte dans les années
1980 : il représente une grande ouverture dans l’expression
des sentiments et de la sexualité féminine, surtout dans un
contexte de guerre où la littérature chinoise était plutôt
tournée vers des écrits patriotiques de défense nationale.
Dans ce roman, à travers un personnage féminin fictionnel, mais
transparent, Bai Wei décrit sa lutte dramatique contre la
syphilis, les souffrances endurées, la colère contre son mari à
qui elle doit la maladie, et, partant, contre l’institution même
du mariage. Le tout est écrit dans un style autobiographique
extrêmement subtil, la narration fluctuant entre 1ère
et 3ème personne, et faisant des sauts dans le temps
au gré des nombreux flashbacks et flashforwards.
Le caractère autobiographique est beaucoup plus poignant que
dans les écrits de
Xie Bingying (谢冰莹)
à la même époque. On peut se demander comment Bai Wei a pu
écrire un roman aussi personnel et intime dans cette période de
montée de la littérature de gauche. La réponse donnée est que,
justement, le personnel est politique
:
sous la plume de Bai Wei, le corps malade est l’emblème d’une
société où domine toujours une hégémonie masculine qui prive la
femme de tout contrôle sur son destin, à commencer par son
corps.
Le roman a été diversement accueilli par la critique et
fraîchement par les intellectuels de gauche, mais il a
profondément touché le lectorat féminin. Shen Zijiu (沈兹九),
l’éditrice de la revue Vie de femmes (《妇女生活》)
où le roman a été initialement publié en feuilleton, a été
inondée de lettres de lectrices proclamant leur soutien et leur
sympathie pour le sort de l’auteure. Shen Zijiu a alors publié
une lettre ouverte sollicitant des dons pour aider Bai Wei à
payer ses frais croissants d’hospitalisation. L’argent afflua de
tous côtés, y compris de l’étranger, et permit à Bai Wei de
continuer à se faire soigner.
Elle réussit même à aller à Wuhan rejoindre
l’Association des écrivains chinois contre
l’agression japonaise, en travaillant comme
correspondante spéciale du quotidien Chine
nouvelle (《新华日报》).
Après 1949
Après 1949, elle devient membre de l’Association des
écrivains chinois, à Pékin, mais cesse d’écrire.
Fidèle à ses aspirations de service national
dépeintes dans « Une vie tragique », elle se porte
volontaire à l’âge de 55 ans pour aller dans les
grandes étendues incultes du Grand Nord (北大荒).
Puis elle part dans le Xinjiang, ne revenant à Pékin
qu’au début des années 1960. Malgré cela, sa demande
d’adhésion au Parti est refusée.
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Bai Wei en 1962 dans le bassin du
Tarim au Xinjiang (à g.) |
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Elle est persécutée pendant la Révolution
culturelle, et même tellement battue par des Gardes
rouges qu’elle en reste partiellement paralysée.
Elle n’a écrit que quelques poèmes pendant toute la
période maoïste et est décédée en 1987. |
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Ses œuvres complètes, éd. 2014
Monument à la mémoire de Bai Wei |
Traduction en anglais
Third Class Hospital Ward (1936), tr. Amy Dooling, in:
Writing Women in Modern China, the Revolutionary Years
1936-1976,
Columbia University Press, 2005, pp. 58-69.
[Ecrit à la suite de l’une de ses hospitalisations, ce recueil
de textes témoigne de la misère humaine qu’elle a rencontrée là,
avec une conscience aiguë du lien entre pauvreté et détresse des
femmes.]
Bibliographie
Desire and Disease: Bai Wei and the Literary Left of the 1930’s,
by Amy D. Dooling, in: Contested Modernities in Chinese
Literature, ed. Charles A. Laughlin,
Palgrave Mcmillan, 2006, pp. 51-60.
II. Une vie tragique
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