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Mei Niang 梅娘

1920-2013

Présentation

par Brigitte Duzan, 6 mai 2019, actualisé 7 août 2023

 

Qui connaît Mei Niang aujourd’hui ? Pourtant, à l’apogée de sa carrière, dans les années 1940, elle était aussi célèbre que Zhang Ailing (张爱玲). En 1942, lors d’un sondage réalisé auprès de lecteurs à Pékin et à Shanghai, à la question « quelle est votre auteure préférée ? », les réponses les avaient données toutes les deux à égalité dans le cœur des lecteurs. Dès lors on a dit : « [Il y a] Ling au sud et Mei au Nord » (“南玲北梅”), car, si Zhang Ailing régnait sur Shanghai, Mei Niang dominait dans le Nord-Est.

 

Mais elle a ensuite été accusée de trahison car elle fait partie des écrivains qui ont fait carrière et sont devenus célèbres dans le nord-est de la Chine sous l’occupation japonaise, soit entre 1931 et 1945. Il aura fallu près de cinquante ans après la fin de la guerre pour que Mei Niang sorte de l’oubli auquel elle avait été condamnée. Ce n’est

 

Mei Niang jeune

qu’en 1997 que l’on trouve son nom dans un classement des cent meilleurs auteurs chinois modernes.

 

Entre Chine et Japon

 

Mei Niang est née en décembre 1920 à Vladivostock, mais a grandi à Changchun, dans une certaine aisance contrairement aux autres écrivaines chinoises de la même époque en Mandchourie, ce qui ne veut pas dire pour autant une vie heureuse et sans soucis. Son père, Sun Zhiyuan (孙志远), était un brillant homme d’affaires du nord-est de la Chine qui parlait le chinois, le russe et l’anglais ; elle-même s’appelait Sun Jiarui (孙嘉瑞). Mais sa mère n’était qu’une concubine, que son père a renvoyée en l’acculant au suicide quand Jiarui n’avait que deux ans. Elle est restée aux soins de la première épouse qui ne la portait pas dans son cœur. Plus tard, elle a adopté le pseudonyme de Mei Niang (梅娘), homophone de Mei Niang (没娘), c’est-à-dire « qui n’a pas de mère ».

 

Après l’incident de Mukden, que les Chinois appellent « Incident du 18 septembre » (九一八事变), en 1931, les Japonais envahissent la Mandchourie et, en mars 1932, établissent l’Etat fantoche du Manchukuo. Les Japonais invitent alors Sun Zhiyuan à devenir ministre du nouvel Etat et vice-président de la Banque centrale. Il refuse et déménage avec sa famille dans le nord de la Chine. Mais il se heurte là à l’interdiction de transfert et de conversion de la monnaie du Manchukuo, ce qui a un impact drastique sur ses finances et l’oblige à revenir à Changchun au bout d’un an. Ayant perdu tous ses biens, il gagne misérablement sa vie et meurt en 1936.

 

Un de ses amis persuade alors la famille d’envoyer Mei Niang étudier au Japon. C’est ainsi que l’adolescente va étudier le japonais dans une école fondée par un sinophile, opposé à l’invasion de la Chine. Mei Niang a raconté qu’il lui disait que l’invasion de la Mandchourie était comme voler des offrandes au Bouddha pendant son sommeil. Elle pensait pouvoir faire ensuite des études de médecine, mais elle ne put en fait que terminer le secondaire.

 

Au cours de ces deux ans au Japon, en 1940 et 1941, elle améliore ses connaissances de la langue japonaise qui lui permettent de traduire des ouvrages féministes japonais. Par ailleurs, émue par la pauvreté du peuple, elle refuse de condamner la nation japonaise dans son ensemble. Elle tire un autre profit de son séjour : le monde littéraire jouissant au Japon de plus de liberté qu’au Manchukuo, elle découvre la littérature occidentale, mais aussi des auteures chinoises, dont Xiao Hong (萧红). Finalement, cette intrusion dans le monde japonais lui permet de mieux articuler sa critique.

 

Au Japon, enfin, elle rencontre un étudiant chinois, Liu Longguang (柳龙光), qui travaille à mi-temps dans une librairie ; ils tombent amoureux, mais la famille de Mei s’oppose fermement à cette relation et menace de lui couper les vivres. Mei Niang choisit malgré tout de l’épouser.

 

Il se font des amis dans les cercles sino-japonais hostiles à l’invasion ; Mei, quant à elle, exprime sa tristesse pour sa patrie dans ses écrits, mais aussi sa virulente opposition au pouvoir colonial japonais qui ne fait que renforcer le système patriarcal chinois.

 

Après la célébrité la tourmente

 

Œuvre dans la mouvance du 4 mai

 

Elle commence à écrire très jeune : son premier recueil de nouvelles – « Les Demoiselles » (Xiaojie ji 《小姐集》) - est publié en 1936, alors qu’elle a juste seize ans. La plupart des personnages de ses nouvelles suivantes sont des femmes prises, comme elle, dans la tourmente de la guerre ; ce sont toutes des victimes, à un niveau ou un autre.

 

En 1942, les librairies Madezeng de Pékin (马德增书店) et Vent universel de Shanghai (宇宙风书店) réalisent ensemble une enquête auprès d’un panel de lecteurs : Mei Niang est déclarée être leur auteure favorite avec Zhang Ailing – Zhang Ailing née la même année, et partageant avec Mei Niang des antécédents familiaux proches ainsi qu’un environnement socio-politique similaire, dans Shanghai occupée.

 

Les trois nouvelles les plus célèbres de Mei Niang : Poisson, Palourde, Crabe

 

Les nouvelles "moyennes" de Mei Niang comme « Poisson » (Yu《鱼》), « Palourde » (Bang《蚌》) ou encore « L’arrivée du printemps parmi les hommes » (Ren dao renjian 《人到人间》) offrent des tableaux d’un monde où la conscience féminine commence à émerger comme phénomène socio-culturel malgré le climat social oppressant. Ce sont autant de nouvelles écrites dans un style réaliste reflétant l’influence du mouvement du 4 mai qui a marqué la jeunesse de leur auteure.

 

Dans « Poisson », nouvelle ouvertement anti-patriarcale publiée en 1943, le personnage féminin condamne une société centrée sur les hommes. Dans une lettre ouverte à l’écrivaine Wu Ying () en 1943, Mei Niang déclare que la souffrance causée par cette société misogyne rendait les femmes plus conscientes et plus progressistes que les hommes, en leur donnant le sentiment de responsabilités spéciales : « Seules les femmes peuvent faire de ce monde un paradis ».

  

« Poisson » est couronnée en 1943 du second prix littéraire du Grand Est asiatique (大东亚文学赏副赏) sponsorisé par les Japonais, mais la nouvelle est en même temps condamnée par un grand spécialiste japonais de littérature chinoise, Yoshikawa Kojiro, comme étant « l’une des œuvres les plus dégénérées » qu’il ait jamais lues. Cela ne l’’a pas empêchée d’avoir un immense succès : elle a eu six tirages en six mois.

 

Dans « Palourde », publiée la même année, c’est la promotion de la vertu et de la chasteté féminines comme emblèmes éminents de moralité qui est vivement contestée. La jeune protagoniste Meili déplore que la virginité d’une femme soit la base essentielle du jugement porté sur elle et revendique la sexualité comme élément naturel de la vie d’une femme : tant pis pour sa virginité. Elle répond en cela à Wu Ying et à sa « Rebelle » (女叛徒) de 1939 : mais il est vrai qu’elle paie sa liberté en mourant des suites d’une tentative d’avortement.

 

En 1944, « Crabe » (Xie《蟹》) est une nouvelle "moyenne" semi-autobiographique sur la désintégration d’une famille traditionnelle, autre thème cher aux écrivains du 4 mai que l’on retrouve chez Lao She ou Ba Jin.

 

Outre les nouvelles, Mei Niang a aussi commencé à écrire deux romans qui traitent de la recherche par des femmes de la sécurité et de l’amour dans leurs relations avec les hommes : « Fleurs de lotus épanouies dans la nuit » (Ye hehua kai 夜荷花开) et « Humbles épouses » (Xiao furen 小夫人). Mais ils sont restés inachevés.

 

Mei Niang dépeint avec une note de tristesse la vie des Chinoises dans les zones occupées par les Japonais pendant la guerre, dans une atmosphère de domination semi-coloniale des élites locales par l’occupant avec des conséquences pour les femmes, en termes de préjugés et d’asservissement à l’autorité patriarcale. Ecrits à la seconde personne, ses textes donnent une voix particulière à l’expression des sentiments féminins, entre

 

Mei Niang avec sa collègue Lei Yan 雷妍
lors de la réunion du prix littéraire du

 Grande Est asiatique à Nankin en 1944

émotion et douleur. Ce n’est pas de l’auto-narration, plutôt un dialogue avec ses personnages.

 

Vie tourmentée

 

Le Journal d’Osaka (octobre 1941)

 

En 1942, Mei Niang déménage à Pékin avec Liu Longguang et elle est embauchée comme rédactrice par la Revue des femmes (Funü zazhi 妇女杂志). Liu Longguang travaille de son côté au comité de rédaction d’un journal japonais, le Journal chinois d’Osaka (华文大阪每日). En 1945, ils reviennent dans le nord-est, puis en 1948 vont à Shanghai et de là à Taiwan. En 1949, cependant, Liu Longguang meurt au cours d’un voyage en mer : son bateau fait naufrage. Mei Niang se retrouve seule, enceinte, avec deux petites filles.

 

Elle revient en Chine continentale et travaille pendant deux ans comme professeure de chinois. En 1951, elle est embauchée par le ministère de l’Agriculture et affectée à leur studio de cinéma, le Studio de l’Agriculture (农业电影制片厂). Elle publie aussi des albums pour enfants.

 

Malheureusement, comme la plupart de ses consœurs ayant vécu dans les zones sous occupation japonaise, elle est bientôt condamnée comme traître à la patrie (hanjian 汉奸) et, en 1957, comme droitiste. En ce sens, là encore, son sort est à rapprocher de celui de Zhang Ailing qui a elle aussi été condamnée comme traître pour ses activités sous l’occupation japonaise de Shanghai et ses relatons avec le gouvernement de Nankin. Mais Zhang Ailing est alors aux Etats-Unis. Mei Niang, elle, est en Chine : il lui est interdit d’écrire et elle est envoyée en rééducation dans une

 

En 1962 Mei Niang (au centre) avec

son fils Sun Xiang 孙翔 et sa fille Liu Qing 柳青

ferme dans le district de Changping (昌平区) près de Pékin. Elle met sa fille cadette dans un foyer pour enfants en pensant qu’elle y sera plus en sécurité, mais l’enfant y meurt peu de temps plus tard, faute d’attention et de soins. Sa fille aînée et son fils restent chez eux, mais son fils meurt d’hépatite en 1972.  

 

Réhabilitation et redécouverte

 

Recueil de nouvelles et essais (1997)

 

En 1978, elle est réhabilitée et revient travailler dans le studio de l’Agriculture. Cependant, pendant longtemps, aucun de ses collègues ne saura qui elle est. Il faudra encore une dizaine d’années pour que quelques chercheurs redécouvrent son œuvre et qu’elle redevienne peu à peu connue dans les cercles littéraires.

 

Son œuvre, comme celle de ses consœurs du Manchukuo, est à réévaluer et repenser comme critique, et critique de l’intérieur, du système colonial mis en place par les Japonais. C’est comme à Shanghai : l’analogie est claire si l’on se réfère à l’ouvrage précurseur de Poshek Fu revisitant ce qu’il était courant d’appeler « la littérature sous l’occupation ennemie » (沦陷文学) : Passivity, Resistance and Collaboration : Intellectual Choices in Occupied Shanghai, 1937-1945 [1]. Un parallèle analogue pourrait être fait avec Taiwan où la littérature sous l’occupation japonaise a

longtemps été condamnée comme « littérature asservissante » (nulihua de wenxue 奴隶化的文学).

 

Mais, dans le cas des écrivaines du Manchukuo, cette critique est subjective : la critique du pouvoir colonial japonais rejoint et sous-tend celle du système patriarcal ainsi que l’idéal d’émancipation féminine, tous deux influencés par les idées du mouvement du 4 mai. Cette critique a des échos au Japon même où un débat a fait rage sur le statut de la femme après l’apparition dans la presse, dans les années 1910, du terme de « femmes nouvelles » (atarashii onna) [2]. Mais les critiques contre ces « femmes nouvelles » au Japon étaient aussi bien dirigées contre leurs homologues en Chine. La femme émancipée chinoise était un danger pour l’instauration des « belles mœurs » des femmes japonaises [3] qui allait de pair avec l’acceptation du système colonial.

 

Dès le début des années 1940, Mei Niang a tout spécialement critiqué le système éducatif japonais mis en place dans le Manchukuo. Outre des classes de japonais,

 

L’offrande du crépuscule (1997)

il comportait pour les filles des cours d’étiquette, d’hygiène, de nettoyage et de blanchissage afin de former d’excellentes domestiques et maîtresses de maison. Dans les écoles d’Etat, le cœur du programme était constitué des classiques confucéens, comme dans la Chine républicaine au même moment. A la fin de leur cursus, les filles étaient encouragées à « revenir à la cuisine » (走回厨房) ou à choisir des emplois dans l’enseignement ou la garde des enfants. Mei Niang a explicitement condamné la nature restrictive de l’éducation des filles ainsi conçue, enseignant, comme dans la société traditionnelle chinoise, l’obéissance, la docilité et la soumission.  

 

Mei Niang en 2010

 

C’est donc, en fait, le rejet de l’autocratie impérialiste japonaise, liée à la défense du patriarcat comme « voie royale » (王道), qui a nourri dans l’ancienne Mandchourie une littérature féminine chinoise extrêmement vivante, avant d’être longtemps étouffée. En fait, les œuvres de ces écrivaines témoignent de la persistance de la critique de la vie sous l’occupation japonaise, malgré l’instauration en février 1941 d’une censure – appelée « Les huit interdictions » (八不) – qui n’a, fort heureusement jamais été strictement appliquée. Il n’est pas anodin de remarquer que les grands écrivains de cette période 1937-1945 au Manchukuo sont uniquement … des écrivaines [4].

 

Mei Niang a été graduellement redécouverte. En août 2005, elle publie un dernier ouvrage, « Œuvres récentes et lettres de Mei Niang » (《梅娘近作及书简》), dans lequel sont compilés 60 essais et 88 lettres traitant d’écrivains et de sujets littéraires.

  

Elle est décédée en mai 2013, à l’âge de 93 ans.

 


 

Traduction en anglais

 

Mei Niang’s Long Lost First Writings, Young Lady’s Collection, by Norman Smith, Routledge, 2023.

Traduction d’un recueil intitulé Xiaojie ji  (《小姐集》) publié en 1936 alors que Mei Niang n’avait que 19 ans. Longtemps considéré comme perdu, il a été redécouvert en 2019.

https://u.osu.edu/mclc/2023/08/05/mei-niangs-long-lost-writings/

 


 

A lire en complément

 

Disrupting Narratives: Chinese Women Writers and the Japanese Cultural Agenda in Manchuria, 1936-1945, Norman Smith, Modern China, Vol. 30, No. 3 (July 2004), pp. 295-325 

A lire en ligne : https://www.jstor.org/stable/3181312?seq=1#metadata_info_tab_contents

 

En analysant les vies, les carrières et l’héritage littéraire de sept des principales écrivaines chinoises du nord-est chinois pendant la seconde période de l’occupation japonaise de la Mandchourie*, cet article souligne les frustrations des femmes vivant et travaillant au sein des institutions coloniales japonaises dans la région. En butte à des politiques misogynes fondées sur le principe « épouse vertueuses, bonnes mères » (xianqi liangmu 贤妻良母) renforçant les traditions patriarcales chinoises, elles ont dans leurs écrits exposé l’aspiration des femmes à l’émancipation sous l’influence des idéaux du 4 mai. Leur critique de la politique socio-culturelle japonaise dans ce contexte est aujourd’hui considérée comme un facteur ayant contribué à saper les efforts des Japonais visant à couper les liens de la Mandchourie avec le reste du pays.

 

* C’est-à-dire, outre Mei Niang, par ordre alphabétique :

Dan Di (1916-1995), Lan Ling (1918-2003), Wu Ying (1915-1961),

Yang Xu (1918- ), Zhu Ti (née en 1923) et Zhuo Di (1920-1976).

Toutes sept ont fait leurs études et ont fait carrière sous l’occupation japonaise. Leur poids littéraire est attesté par les neuf volumes de leurs œuvres publiées du temps du Manchukuo. Mais elles ont été persécutées d’abord par les Japonais quand, à partir de 1943, la nature subversive de leurs écrits a commencé à être perçue…


 

[1] Stanford University Press, 1997.

[2] Et comme en Chine, le débat a débuté en s’appuyant sur la pièce d’Ibsen « La Maison de poupée ».
Voir l’article de Christine Lévy :
https://journals.openedition.org/ebisu/569

[3] Mais aussi des femmes chinoises traditionnelles (de la campagne) n’ayant pas subi l’influence pernicieuse de la culture urbaine

[4] Il est vrai que c’est aussi parce que leurs homologues masculins ont été emprisonnés et/ou exécutés quand ils n’ont pas choisi l’exil.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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