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La littérature chinoise au
vingtième siècle
II. 1917-1927 : Formation
Cette période est, en littérature comme ailleurs,
une décennie effervescente. C’est une période
d’expérimentation dans tous les domaines, de
tâtonnements et de changements rapides, et l’on sent une
impatience qui se traduit jusque dans la forme privilégiée : la
nouvelle courte.
Le mouvement du 4 mai 1919
Le mouvement du 4 mai, ou
五四运动
wǔsìyùndòng, doit son nom à une vaste manifestation
d’étudiants qui eut lieu ce jour-là sur la place Tian’anmen, à
Pékin, pour protester contre le traitement réservé à la Chine
par les puissances signataires du traité de Versailles, le mois
précédent. C’est, typiquement, une manifestation initialement
politique, qui, menée par des étudiants, reprise par la mouvance
intellectuelle de gauche, déboucha in fine sur un mouvement
culturel qui devint pendant longtemps un idéal et une référence,
en particulier en littérature.
La Chine était entrée en guerre en 1917 aux côtés de la Triple
Entente à la condition de pouvoir récupérer les territoires
chinois du Shandong passés sous contrôle allemand à la fin du
dix-neuvième siècle, mais occupés par le Japon pendant la
guerre. L’effort de guerre chinois ne fut pas négligeable : 140
000 paysans regroupés dans le Chinese Labour Corps au sein de
l’armée britannique furent envoyés combattre en France. Mais les
représentants du gouvernement chinois à la conférence de paix ne
furent pas écoutés, et Woodrow Wilson lui-même dut abandonner
ses idéaux devant la résistance de David Lloyd George et Georges
Clemenceau.
La clause 156 du traité de Versailles accorda finalement le
Shandong au Japon (1). Lorsque la nouvelle parvint en Chine,
elle provoqua l’indignation générale. Il apparut brusquement que
les grandes valeurs occidentales d’égalité et de démocratie
n’étaient réservées qu’aux nations riches et puissantes, et la
Chine n’en faisait pas partie. La manifestation étudiante du 4
mai à Pékin fit vite tache d’huile ; le sentiment d’humiliation
nationale donna naissance à un mouvement patriotique qui gagna
tout le pays et toutes les classes sociales, les ouvriers
soutenant les étudiants par des grèves. Les représentants de la
Chine à Paris refusèrent de signer le traité, c’était une
victoire pour le mouvement, mais elle restait symbolique.
Ce qui est plus important est que le mouvement du 4 mai eut des
conséquences majeures en accélérant la recomposition des forces
politiques intérieures en deux grands partis opposés, et en
suscitant une vaste contestation des fondements mêmes de la
culture chinoise, renforçant le « mouvement de la nouvelle
culture » (新文化运动
xīnwénhuà yùndòng) qui avait commencé quelques années
auparavant.
Le 4 mai approfondit le clivage entre ceux qui considéraient les
valeurs spirituelles de la tradition chinoise, et le
confucianisme en particulier, comme le meilleur antidote contre
la dégénérescence morale de l’Occident, et ceux qui pensaient
que le pays ne pourrait être sauvé que par l’idéologie
communiste. L’attitude des Etats-Unis à la conférence de paix de
Versailles, puis son refus de participer à la Ligue des Nations,
furent en effet considérés comme signifiant un abandon des
valeurs démocratiques ; le marxisme attira dès lors de plus en
plus les intellectuels chinois de gauche.
Sous la pression de l’activisme agressif de l’Internationale
communiste, sous l’égide de l’Union soviétique, les
intellectuels de gauche s’approprièrent le terme de « révolution
», et le parti créé à Tokyo par Sun Yatsen après l’échec de sa «
seconde révolution » contre Yuan Shikai, initialement appelé «
Parti révolutionnaire chinois » (中华革命党),
fut rebaptisé « Parti nationaliste chinois » (中国国民党)
en octobre 1919.
Le Parti communiste chinois (中国共产党),
pour sa part, était créé peu après, en 1921, par Chen Duxiu (陈独秀)
et Li Dazhao (李大钊).
Or, dans la bonne vieille tradition chinoise, les fondateurs
étaient tous deux des hommes de lettres influents, et les
membres du Parti, dans leur ensemble, exercèrent un rôle
important dans le véritable bouleversement que connut la
littérature dans les années 1920.
La
littérature « du 4 mai » : entre le réalisme et l’art pour l’art
mensuel de la nouvelle |
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La première guerre mondiale avait eu un
impact indirect sur le paysage socio-économique chinois.
L’effort de guerre en Europe avait stoppé
l’interventionnisme occidental en Chine, induisant un
rapide développement de l’industrie nationale et du
commerce local. La population ouvrière augmenta en
proportion, passant de quelque 500 000 en 1913 à environ
deux millions en 1919. En même temps, la croissance de
l’industrie dopa celle des centres urbains, où la
population bénéficia d’un meilleur accès à l’éducation,
créant un nouveau lectorat très différent du lectorat
traditionnel de l’élite cultivée. Les journaux se
multiplièrent.
L’un d’eux, créé en 1910 par la
Commercial Press (商务印书馆),
à Shanghai, était le ‘mensuel de la nouvelle’ (ou de la
littérature de fiction)
(《小说月报》).
C’était une entreprise commerciale qui publiait des
textes sans grande valeur artistique pour ce nouveau
public urbain. Or, fin 1920, l’éditeur en chef du
journal devint un |
jeune journaliste de 24 ans dénommé Shen Dehong
(沈德鸿), nom de plume Yanbing
(雁冰),
qui devait par la suite prendre le surnom désormais
mondialement célèbre de..
Mao Dun
(茅盾).
Admirateur de la révolution russe et membre de l’équipe
fondatrice du Parti communiste, il était depuis trois
ans déjà éditeur adjoint d’un autre journal du groupe de
la Commercial Press, le ‘magazine des étudiants’
(《学生杂志》), dans lequel il avait
commencé à publier ses idées.
Dans le cadre de ses nouvelles fonctions,
il fut chargé
d’une rubrique inédite intitulée « la
nouvelle vague de la littérature de fiction » (小说新潮
xiǎoshuō xīncháo). Outre des
traductions d’auteurs étrangers et des essais critiques,
le mensuel commença donc à publier, sur le modèle du
journal de Chen Duxiu « La Jeunesse » (2), des textes en
baihua des meilleurs auteurs du moment, de gauche
évidemment. Légèrement polémique et didactique au début,
il devint vite une référence dans le monde littéraire
chinois, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les ruines
des bombardements japonais en 1932. |
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Mao Dun |
En outre, il devint l’organe officieux de la première société
littéraire chinoise moderne : l’Association
Zheng Zhenduo
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de recherche littéraire (文学研究会
wénxué yánjiū huì), créée parallèlement le 4 janvier
1921 à Pékin par les figures de proue de la nouvelle
littérature, dont Zheng Zhenduo
(郑振铎)
(3) et le frère de
Lu Xun, Zhou Zuoren
(周作人).
L’association publia de nombreux autres journaux,
certains éphémères, comme ce mensuel pour promouvoir la
nouvelle poésie intitulé simplement « poésie »
(《诗》),
lancé le 1er janvier 1922, qui cessa de
paraître au bout de sept numéros. Le style défendu par
l’association était une tendance proclamée au réalisme,
ce qu’on appelé « la littérature pour [représenter] la
vie » (“为人生”
wéi rénshēng), définie ainsi :
“文学应该反映社会的现象﹐表现并且讨论一些
有关人生一般的问题”﹐
« La littérature
doit être le reflet des phénomènes
sociaux, l’expression critique des problèmes
relatifs à tout ce qui concerne la vie »
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d’où le surnom de “人生派
rénshēng pài ” donné à l’association, l’art pour la vie
en quelque sorte.
En même temps, au Japon, un groupe
d’étudiants sans liens avec les gauchistes du continent,
dont Guo Moruo
(郭沫若),
Yu Dafu
(郁达夫)
et le futur dramaturge Tian Han
(田汉)
créaient en janvier 1921 une autre
société littéraire, la ‘société de création’ (创造社
chuàngzào shè). Transférée à Shanghai un peu plus tard la
même année, elle fonda une branche éditoriale,
《创造社丛书》,
qui publia le recueil de poèmes de Guo Moruo « Les
déesses » (《女神》),
et un premier journal, trimestriel,《创造季刊》.
Les deux groupes avaient beaucoup de points communs,
mais différaient par leur conception fondamentale de la
littérature. La société de création prônait non le
réalisme, mais un romantisme (浪漫主义
làngmànzhǔyì) et un esthétisme (唯美主义
wéiměi zhǔyì) favorables à
l’expression des sentiments personnels, une esthétique
de l’art pour l’art qui s’opposait à l’art pour la vie.
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Guo Moruo |
Une
floraison de sociétés et publications littéraires
Dans les années qui suivirent, on assista à une
floraison de nouvelles sociétés littéraires, souvent éphémères,
dont l’objectif essentiel était de publier livres et revues pour
leurs membres, dans une atmosphère riche en débats et
controverses. Il y avait d’un côté les sociétés « de gauche »,
aux titres poétiques : la société « des muses »
(米萨社), par
exemple, créée à Shanghai en 1922, pour dépasser le débat
opposant réalisme et romantisme et défendre la liberté de
création littéraire, et qui disparut en 1927, après six numéros
de sa revue, lorsque mourut prématurément son principal
fondateur et animateur ; les sociétés « de la lumière de l’aube
» (晨光社
chénguāng shè) et « du bord du lac » (湖畔社 húpàn shè), créées à
Hangzhou par des poètes proches de l’association de recherche
littéraire ; ou encore la société « du croissant de lune » (新月社
xīnyuèshè), créée en 1923 à Pékin…
hebdomadaire « le tigre »
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En face, d’autres groupes défendaient des
idées plus conservatrices, voire un retour à la
tradition, dans des journaux écrits en langue classique
: la «revue critique» (学横
xuéhéng) créée à Nanjing en 1922 par des
étudiants formés à Harvard, ou l’hebdomadaire «le tigre» (《甲寅》
jiǎyín ) qui avait été créé dès
1914 (4), à Tokyo, par Zhang Shizhao
(章士钊)
qui continuait à en être l’éditeur en
chef (5).
Au total, il y avait en 1925, dans toute la Chine, plus
de cent nouveaux journaux littéraires – comme les cent
écoles des Royaumes combattants - qui publiaient les
œuvres des jeunes auteurs, œuvres de création, mais
aussi de théorie et de polémique, ainsi qu’une foule de
traductions d’auteurs américains, russes, européens et
japonais dont l’influence fut déterminante sur
l’évolution |
de la littérature à cette époque, les auteurs européens et japonais
(inspirés des européens) fournissant des techniques et modèles
nouveaux pour l’écriture narrative.
Le développement de la nouvelle
Si la poésie gardait son rôle d’avant-garde, la nouvelle devint
le mode privilégié d’expression des idées politiques et sociales.
L’invention du terme même de "duǎnpiān xiǎoshuō"
(短篇小说) pour
traduire le concept est attribuée à Hu Shi
(胡适), en
1918. Les premières traductions de nouvelles occidentales, par
Lu Xun et son frère Zhou Zuoren, ne rencontrèrent guère de
succès, mais les nouvelles russes et françaises finirent par
être appréciées, et le genre devint rapidement populaire.
On peut expliquer la prolifération des nouvelles dans les années
1920 par deux facteurs essentiels :
- d’une part, dans les deux premières décennies du siècle, la
langue vernaculaire en était encore au stade expérimental, les
auteurs étaient en terrain peu familier, et préféraient donc les
formes courtes de narration ;
- d’autre part, les œuvres qui étaient diffusées dans les
nombreux journaux littéraires avaient une meilleure chance de
succès auprès d’un nouveau public à l’attention limitée si elles
étaient courtes.
Dans l’ensemble, « l’esprit du 4 mai » que l’on retrouve dans
les œuvres de l’époque, au-delà des thèmes récurrents de
dénonciation de la pauvreté et des inégalités sociales, traduit
un certain optimisme de fond : il reflète le sens d’une cause
commune à défendre pour libérer le pays des contraintes de la
tradition et de l’aliénation née de la domination étrangère.
C’est une époque d’un dynamisme fécond, né de la liberté de
création, véritable creuset de la littérature chinoise moderne.
Notes
(1) Le Shandong ne revint à la Chine qu’en 1922.
(2) Voir le chapitre précédent : I. 1900-1912
(3) Il succéda à Mao Dun comme éditeur du ‘Xiaoshuo yuebao’ en
1923, tout en éditant nombre
d’autres journaux. Il occupa par la
suite des postes universitaires importants, et devint, après
1949, chef de l’institut d’archéologie dépendant de l’académie
des sciences chinoise. Il mourut en 1958, dans un accident
d’avion lors d’un voyage en Union soviétique.
(4) D’où le nom de 甲寅
jiǎyín qui est la manière traditionnelle de traduire
l’année 1914, avec le
premier des troncs célestes et le
troisième des rameaux terrestres. Quant au titre anglais
(« The
Tiger » ou “老虎报”),
c’est parce que 1914 était l’année du tigre.
(5) Personnage influent, il fut un temps le ministre de
l’éducation du gouvernement Beiyang (北洋政府,
le gouvernement chinois reconnu comme légitime pendant la
période 1912-1928).
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