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Sylvie Gentil, pèlerin
émérite des lettres chinoises
par Brigitte Duzan, 08 juillet
2012,
actualisé 30 avril 2017
Sylvie
Gentil a été pèlerin des lettres chinoises en
constante quête d’auteurs, à traduire pour les faire
connaître et aimer comme elle les aimait. Trop tôt
disparue, elle nous laisse un corpus de textes qui
ne peut cependant combler le vide spectral que l’on
ressent en pensant tristement à tout ce qu’il reste
d’inaccompli dans son sillage.
Prélude
Je me
souviens, quand je l’ai rencontrée pour la première
fois, avoir pensé à Michael Lonsdale lisant un jour
une nouvelle inédite de Marguerite Duras dans une
bibliothèque ; c’était il y a bien longtemps, mais
j’entends encore nettement sa voix… Une femme est
accoudée à un balcon, au bord de la mer, et regarde
la plage devant elle. Tous les matins, elle voit
arriver un groupe d’enfants qui sont là en
vacances ; ils jouent, mais l’un des enfants reste
toujours à |
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Sylvie Gentil, Pékin, novembre 2016 |
l’écart,
solitaire, comme plongé dans d’autres pensées, dans un autre
monde. On lui demande s’il ne veut pas jouer, il dit que
non, l’enfant, non de la tête, il regarde la mer…
Et moi, regardant Sylvie, là devant moi, je
voyais une autre enfant, qui jouait sur une plage à Royan, une
enfant que j’aurais pu regarder de mon balcon, sur cette plage
de Royan ; nous avions les mêmes souvenirs…
la chaleur du soleil et l’infini de la mer, et là-haut, le long
de la côte sauvage, les blockhaus sombres
et menaçants, surplombant la grève, comme première expérience de
ce que peut bien être la mort, ou peut-être porte vers
l’au-delà…
Blockhaus près de Royan |
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Plus tard,
il y aurait une adolescente cherchant autre chose,
ailleurs, et se dessinant un autre chemin que celui
tout tracé menant à la fac de Poitiers. Il fallait
aller loin, plus loin, déjà. La solution passait par
le chinois : impossible de l’étudier à Poitiers,
l’Inalco, alors, devint îlot mystérieux promettant
l’inconnu.
L’Inalco
tint ses promesses… Sylvie est de la promotion d’Emmanuelle
Péchenart, de
Pascale Wei-Guinot,
elles ont d’ailleurs fait des traductions ensemble,
dans les |
années 1980. Elle
garde en particulier un souvenir ému de François Cheng, venu
un jour se pencher sur son épaule alors que, encore en
première année, elle était à la bibliothèque essayant
péniblement de déchiffrer une nouvelle de
Ba
Jin (巴金) : je vous conseille plutôt, lui dit-il,
de commencer par des poèmes Tang, vous verrez, c’est bien
plus facile…
Sylvie,
ensuite, est partie à Pékin, pour un premier séjour
d’études de deux ans à l’université Beida, de 1980 à
1982. C’était dans les premiers temps de la
réouverture de l’université après la Révolution
culturelle ; si la ville affichait encore des
allures austères, l’université reprenait vie au bord
de son lac. Revenue en France, Sylvie ne songea plus
qu’à repartir.
Elle
revint effectivement, en 1985, et n’en repartit
plus. Elle a longtemps été l’une des expatriées
ayant la plus longue expérience |
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L’université Beida |
de la vie
pékinoise, et, sans doute, l’une des plus intenses aussi.
Elle a vécu le frénétique bouillonnement de la seconde
moitié des années 1980, période d’immense espoir où tout
semblait soudain possible - les gens étaient heureux,
vibraient d’enthousiasme, dit-elle - puis ce furent les
événements de juin 1989, la brutale reprise en mains du
pouvoir et les années de plomb qui suivirent, années d’une
infinie tristesse à laquelle elle a participé aussi,
recevant chez elle les amis chinois contents de voir qu’elle
n’était pas partie et de pouvoir épancher un peu leurs
désillusions dans un espace relativement protégé.
Tout en gardant une
grande réserve, elle a gardé toujours, ancré au fond du cœur, le
désir de témoigner de ce qui est resté un traumatisme. Elle
disait : on ne le dit pas beaucoup, mais cette nuit-là, il a
plu, à Pékin, et la pluie a nettoyé les traces de sang, au matin
il ne restait plus rien.
La vie a repris peu à
peu un cours normal, lourd mais normal. Et elle, pendant ce
temps, découvrait la littérature chinoise en devenir, et une
foule d’écrivains dont elle est devenue très proche et dont elle
s’est fait le passeur, dans une autre langue. Mais sa première
expérience est assez inattendue…
Vocation :
traductrice
Elle
logeait à l’Hôtel de l’Amitié (北京友谊宾馆),
adresse classique aux relents soviétiques pour
étrangers de passage à Pékin, dans le district de
Haidian, un quartier un peu excentré, au nord-ouest
de la capitale : une adresse pleine de charme et
d’ancienne simplicité, dit la publicité. C’était
tout ce qu’il y a de plus simple, dans les années
1980. Mais on y rencontrait le gotha des expatriés.
Sous-titrage
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L’hôtel de l’amitié à Pékin |
Sylvie y fit la
connaissance d’un Français qui faisait du sous-titrage pour
le studio de Pékin et désirait passer le relais à quelqu’un
d’autre. Elle accepta et fut embauchée pour y travailler un
jour par semaine. Comme c’était à l’autre bout de la ville,
une voiture passait la chercher le matin et la ramenait le
soir, couverte de poussière et dévorée par l’envie
lancinante de prendre une bonne douche.
Le travail de repérage
et minutage était déjà préparé, quand elle arrivait, il ne lui
restait plus qu’à travailler, à la main. Il lui fallait écrire
de façon suffisamment lisible pour que les "travailleurs" à qui
elle passait ensuite ses textes puissent les inscrire sans faute
sur le film : ils ne parlaient pas un mot de français et
transcrivaient sur l’original ! Malgré tout, elle n’a jamais
décelé aucune erreur.
Le premier film dont
elle a ainsi réalisé le sous-titrage fut … « La terre jaune » (《黄土地》),
qui venait d’être terminé. Il avait été tourné l’année
précédente, en 1984, au studio du Guangxi, sur invitation
spéciale, car Chen Kaige avait été affecté en 1983 au studio de
Pékin. C’est là que furent ensuite effectués la post-production
et le sous-titrage du film qui fit ensuite le tour des grands
festivals internationaux.
Sylvie continua avec
les grands films de la période, souvent des premières
réalisations, comme « L’affaire du canon noir » (《黑炮事件》),
de Huang Jianxin (黄建新),
ou
« Le sorgho rouge » (《红高粱》),
de Zhang Yimou. Mais le travail n’était pas organisé en flux
continu, il y avait des jours où rien n’était prévu ; alors les
camarades travailleurs sortaient un vieux film de derrière les
fagots, un film étranger, ou, mieux encore, un film chinois des
années 1930 ou 1940. Elle en a gardé un amour profond de cette
cinématographie que bien peu de gens connaissaient alors, et
elle en a longtemps acheté des DVD chaque fois qu’il lui
arrivait d’en trouver.
Pendant l’été 1987,
cependant, les films produits devenant beaucoup moins
intéressants, elle préféra abandonner ce travail pour passer à
la revue La Chine (《中国》杂志),
où elle resta jusqu’à l’été 1989.
Dans la désolation qui suivit les événements de la place
Tian’anmen, elle se tourna alors vers la traduction.
Premières
traductions
La tabatière (édition chinoise) |
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Sa
première traduction, publiée dans la collection
Panda, date cependant de 1988 : « La tabatière » (《烟壶》),
l’une des plus célèbres nouvelles de Deng Youmei (邓友梅),
couronnée du prix de la meilleure nouvelle "moyenne"
en 1984. Mais ce n’était pas un texte qu’elle avait
choisi ; elle n’y avait pas trouvé le plaisir que
l’on prend à traduire un roman ou des nouvelles dont
on a découvert l’auteur, avec lequel on se sent des
affinités.
Ses deux
traductions suivantes furent réalisées en
collaboration avec d’autres traductrices. La
première, publiée en 1992 chez Actes Sud, concerna
une partie des textes de « L’homme de Pékin »
(《北京人》),
de
Zhang Xinxin
(张辛欣),
la traduction étant le fruit d’une collaboration
multiple, sous la direction de Bernadette Rouis et
de son amie
Emmanuelle Péchenart
qui avait découvert la romancière à
l’Institut d’art dramatique à Shanghai. |
L’autre
traduction, réalisée avec
Pascale Guinot
et publiée chez Actes Sud l’année suivante, en 1993,
est « Le clan du sorgho » (《红高粱家族》),
de
Mo Yan (莫言),
dont l’original avait été publié en Chine en 1986 et
aussitôt adapté au cinéma par Zhang Yimou, film dont
Sylvie avait justement réalisé le sous-titrage peu
de temps auparavant…
En même
temps, cependant, à partir de 1989, elle fit la
découverte des « ses » premiers auteurs et commença
des traductions en solo. A partir de là, chaque
traduction représenta une aventure personnelle.
Au fil
des découvertes
Sylvie ne
travaillait pas sur commande, ou exceptionnellement.
Les écrivains qu’elle a traduits sont ceux qu’elle
découvrait et qui lui plaisaient, ceux avec lesquels
elle se sentait suffisamment en symbiose pour
pouvoir traduire leurs textes en se les appropriant
et les réinventant sans les trahir.
Comme pour
beaucoup de bons traducteurs, une traduction |
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Le clan du sorgho |
n’était pas chez
elle affaire d’un moment, mais un engagement personnel
nécessitant une implication profonde ; elle ne laissait donc
pas un écrivain traduit pour passer à un autre comme on
jette une orange après l’avoir pressée, comme aurait dit
Voltaire : ses traductions dessinent les contours d’une
œuvre.
Ce travail multiforme,
avec les éditeurs les plus divers, s’étale sur près de trente
ans et finit par dresser un tableau personnel d’un pan de
littérature chinoise contemporaine d’où ressortent quelques
figures marquantes qu’elle aura contribué à faire connaître en
France.
1. Le
premier écrivain qu’elle a découvert est
Xu Xing (徐星),
dont elle fit la connaissance très tôt : dans ses
souvenirs, par un bel après-midi du printemps 1988,
avant que les événements de Tian’anmen l’amènent à
partir en Allemagne ; une amie l’avait amené dans la
chambre qu’elle occupait encore à l’hôtel de
l’Amitié pour regarder un film. Il était jeune et
inconnu ; ce fut le début d’une amitié autant qu’une
découverte littéraire. Il avait acquis une première
notoriété en 1985 lorsque
Wang Meng (王蒙)
avait
publié, dans la revue Littérature du peuple
(《人民文学》)
dont il était le rédacteur en chef, une longue
nouvelle intitulée « Variations sans thème » (《无主题变奏》),
écrite quatre ans plus tôt.
Conquise
par l’originalité du style et le ton d’un humour
caustique, Sylvie rajouta quatre autres nouvelles et
publia la traduction au début de l’année 1992, chez
Julliard, sous le titre « Le crabe à lunettes ».
Elle reviendra vers Xu Xing en 2003 pour revoir la
traduction de ces nouvelles, publiées cette fois
dans la petite Bibliothèque de L’Olivier en
reprenant le titre chinois de la première nouvelle
du |
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Le crabe à lunettes |
recueil : « Variations
sans thème ».
Chez
le même éditeur, elle publia en même temps la traduction
d’un roman désenchanté : « Et tout ce qui reste est pour
toi » (《剩下的都属于你》).
Après Xu Xing, elle
revint à
Mo Yan
pour traduire
« Les treize pas » (《十三步》)
qui, cette fois, parut au Seuil, en 1995.
2. C’est Xu Xing qui
lui présenta ensuite Mian Mian (棉棉),
la pétroleuse de Shanghai, celle que visait tout
particulièrement le professeur Kubin lorsqu’il a clamé urbi et
orbi que la littérature chinoise contemporaine était de la m…. (中国当代文学是垃圾)
.
Sylvie ne partageait pas cet avis ; elle aimait le naturel, la
sincérité de Mian Mian. La maison d’édition L’Olivier étant, au
tournant du millénaire, à la recherche de nouveaux auteurs pour
renouveler son fonds, Sylvie leur apporta la traduction du roman
interdit et si controversé « Les bonbons chinois » (《糖'》),
celui dont on dit qu’il a réussi à sauver son auteur de
l’accoutumance à l’héroïne ; la traduction parut en 2001.
Sylvie
continua ensuite à suivre ce que faisait Mian Mian ;
lorsque sortit « Panda Sex » (《熊猫》),
en 2005, avec l’accord tacite des autorités
chinoises, Sylvie traduisit ce roman apaisé qui
marque la maturation de son auteur, affranchie des
excès de la drogue et du sexe après avoir découvert
le bouddhisme ; sa traduction fut publiée en France
chez l’éditeur Au Diable Vauvert, en 2009.
3. Mais
elle s’est en même temps intéressée à
Liu Sola (刘索拉),
artiste protéiforme, aussi douée pour la littérature
que pour la musique, capable de composer un opéra de
chambre et d’en interpréter le rôle principal comme
d’écrire de la folk music et des best-sellers.
Sylvie a
traduit l’un de ses romans les plus imaginatifs et
foisonnants, initialement publié en Chine en 2000 :
« La grande île des tortues-cochons » (《大继家的小故事》),
entre roman des origines, saga familiale et récit
fantastique, |
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La grande île des tortues-cochons |
qui reprend, en
s’en jouant brillamment, les grands genres de la littérature
classique chinoise. La traduction est parue au Seuil en mars
2006.
4.
L’auteur que Sylvie découvre alors est un original
inclassable, gynécologue, auditeur chez McKinsey et
maintenant dans une société chinoise, un ami de Xu
Xing qui considère la littérature comme un luxe
autant qu’une mission :
Feng Tang (冯唐),
porte-parole de la génération née dans les années
1970 qu’elle appréciait pour sa vitalité et son
travail sur la langue.
Sylvie a
traduit deux de ses romans, publiés respectivement
en 2007 et 2009 aux éditions de l’Olivier : « Qiu
comme l’automne » (《万物生长》),
où l’auteur décrit ses années d’étudiants en fac de
médecine à Pékin, puis « Une fille pour mes
dix-huit ans » (《十八岁给我一个姑娘》),
publié initialement aux éditions de Chongqing en
2005, et qui valut à son auteur d’être distingué
comme « Ecrivain de l’année » par la revue
Littérature du peuple.
Ces deux
romans sont les deux premiers volets d’une |
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Qiu comme l’automne |
trilogie. Elle a
ensuite commencé la traduction du troisième volet, « Pékin
Pékin » (《北京,北京》).
Mais l’éditeur a finalement renoncé à le publier. Elle a
repris la traduction du chapitre 19, « Trois jours,
quatorze nuits » (《三日,十四夜》),
pour le numéro 6 de la revue Jentayu,
sur le thème Amours et sensualités
.
5. Pour
Gallimard/Bleu de Chine auquel elle l’avait proposé,
elle a traduit « Lèvres pêches » (《桃色嘴唇》),
roman d’un autre artiste aussi prolifique
qu’inclassable et contradictoire, à la fois
écrivain, scénariste et réalisateur, professeur à
l’Institut de recherche de l’Académie du cinéma de
Pékin et activiste gay : Cui Zi’en (崔子恩)
.
C’est un
ami de Mian Mian qui lui avait apporté un jour le
roman, sombre jeu de monologues d’un médecin
emprisonné pour avoir châtré son fils, violoniste
homosexuel ; exprimant le mal de vivre des
homosexuels en Chine, c’est le premier sur le sujet
à avoir été publié dans le pays, même s’il a été
très vite interdit.
6.
Ensuite, après avoir participé à la traduction du
livre de Yang Jisheng (杨继绳) traitant de la Grande
Famine causée par le Grand Bond en avant,
elle a traduit une autre de ses découvertes : un
roman d’un écrivain encore peu connu hors de Chine,
Li Er (李洱),
auteur, depuis une douzaine |
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Lèvres pêches |
d’années, d’une
cinquantaine de nouvelles et de deux romans.
En discussion avec Yan Lianke en
décembre 2015,
photo Renaud de Spens |
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Celui
qu’elle a traduit, sous le titre
« Le
jeu du plus fin » (《花腔》),
se passe dans les années 1930-40 et se présente
comme une sorte d’enquête sur un mort qui n’en est
pas un. La traduction a été publiée en mars 2014
chez Philippe Picquier, éditeur chez lequel
elle avait publié, en 2009, « Bons baisers de
Lénine » (《受活》)
de
Yan Lianke (阎连科),
traduction couronnée en 2010 du
prix Amédée Pichot de la
Ville d’Arles à l'occasion des 27èmes Assises de la
traduction littéraire. |
Le prix était bien mérité : la traduction se joue
des difficultés du texte, les passages en dialecte
du Henan n’étant pas le plus ardu. Elle a réussi à
rendre le ton du roman dans un esprit rabelaisien
qui colle tout à fait à l’original, témoin le nom
qu’elle a trouvé pour le village au centre de
l’histoire, ce "Benaise" traduisant bien l’espèce de
Disneyland communiste décrit par Yan Lianke :
shòuhuó
zhuāng
受活庄.
Yan
Lianke, dernier élu
C’était un
premier pas, et c’est à
Yan Lianke
qu’elle a ensuite consacré toute son énergie,
traduisant les deux romans qu’il a publiés en 2010
et 2013, puis son essai sur le roman de 2011,
assorti d’une nouvelle de 1998, le tout publié chez
Philippe Picquier.
Elle a
d’abord traduit
« Les
quatre livres » (《四书》)
dont la version chinoise est sortie en décembre 2010
à Hong Kong : |
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Yan Lianke, Les quatre livres |
Les chroniques de Zhalie |
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Yan Lianke
y dépeint et dénonce la véritable catastrophe
humanitaire des « trois années difficiles » comme on
dit en Chine, c’est-à-dire les années 1959-1961 du
Grand Bond en avant, mais du point de vue des
intellectuels détenus dans des camps de «
rééducation » après leur condamnation dans le cadre
de la campagne antidroitiers de 1957. C’est un récit
où la forme importe autant que le fond, et pour
lequel elle a commencé par faire des recherches sur
le style des différentes versions en français de la
Bible et des Evangiles pour donner plus de réalisme
à sa traduction.
Ensuite,
elle s’est attelée à la traduction du roman suivant,
totalement différent, et d’abord dans le style : les
« Chroniques de
Zhalie » (《炸裂志》),
littéralement
« chroniques d’une explosion » qui relatent la
prodigieuse et folle expansion économique à partir
des années 1980, mais surtout 1990 en Chine. La
version chinoise du livre est sortie en 2013 et la
traduction française est parue en septembre 2015
chez Philippe Picquier. |
Auparavant, en 2011, Yan Lianke avait publié un
essai sur le roman :
« A
la découverte du roman » (《发现小说》),
pour expliquer, à partir de leurs structures
causales, les caractéristiques essentielles des
différentes formes de réalisme en littérature et la
logique de leur apparition, pour en arriver à sa
propre vision et création, le mythoréalisme, forme
de réalisme, selon lui, la mieux adaptée à la
peinture de la réalité chinoise actuelle, dans son
absurdité quotidienne.
C’est un texte extrêmement difficile à traduire,
d’une part en raison de la création de toute une
terminologie sans précédents de traductions, et
d’autre part parce qu’il abonde d’exemples et de
citations pris dans d’innombrables œuvres étrangères
parfois peu connues.
Parallèlement, elle a traduit une nouvelle ‘moyenne’
de 1998 que
Yan Lianke cite
dans son essai comme point de départ de son écriture
mythoréaliste, un texte de la série des Balou (耙耧系列) qu’elle
a traduit sous le titre « Un chant céleste »,
qui est en fait « Le chant céleste des mont Balou »
(《耙耧天歌》)
et à lire en appendice de l’essai sur le roman.
Dans leur continuité, ces traductions montrent bien,
en filigrane, la profonde entente qu’elle avait
établie avec Yan Lianke. Il n’y a pas d’équivalent,
chez aucun traducteur étranger.
La mort du soleil
Sylvie a passé tout l’été 2016 à finir de traduire
ces deux textes, mais surtout le premier, à Royan,
face à la mer, dans une intense fébrilité ; puis
elle est rentrée à l’automne à Pékin parachever son
travail, dans une sorte d’urgence.
Ce sont les deux derniers textes qu’elle a traduits.
Elle n’a |
|
A la découverte du roman
Un chant céleste |
même
pas eu le temps de lire le roman de Yan Lianke publié entre
temps, « La mort du soleil » (《日熄》),
au départ application parfaite de ce qu’il appelle dans son
essai sur le roman « le réalisme à causalité zéro », avant
de virer au mythoréalisme.
Sylvie Gentil, Royan été 2016 |
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Un jour morose de la fin février 2017,
elle est en toute urgence et presque clandestinement
rentrée à Paris, a été hospitalisée pour un cancer des
poumons qui avait déjà fait des ravages, et le monde de
la traduction a appris avec sidération, à la veille du
premier mai, qu’elle avait cessé la lutte et s’en était
allée, laissant un vide insondable.
Elle n’était pas seulement traductrice, elle était un
lien avec une littérature décidément autre qu’elle nous
faisait sentir nôtre par la magie du verbe, le sien
valant bien celui des |
auteurs qu’elle traduisait. : c’étaient des
traductions en symbiose avec des écrivains qu’elle connaissait
et qu’elle aimait.
Au fil des ans, elle avait développé une formidable expertise
dans le domaine de la traduction du chinois ; ses idées et
conseils méritent d’être médités.
La
traduction-symbiose : leçons de trente ans de pratique
Tout le monde sait que
traduire le chinois comporte trois difficultés récurrentes : le
choix du temps du récit, non marqué en chinois, la réintégration
de subordonnées pour en pallier l’absence et la gestion des
répétitions dont cette langue est friande contrairement à la
nôtre.
Ces difficultés se
rajoutent à celles inhérentes à toute traduction ; il s’agit de
les résoudre intuitivement, mais tout en observant quelques
règles qu’elle a énoncées dans un article intitulé, justement,
« Le métier de traducteur », en partant d’une définition
du grand traducteur de la littérature américaine du vingtième
siècle Maurice Edgar Coindreau : « Le traducteur est le singe
du romancier ». Dans le cas de la traduction du chinois,
ajoute Sylvie, « singe acrobate jouant avec des idiomes
fondamentalement différents pour faire passer, dans la lettre et
dans l’esprit, le génie du texte originel ».
Dans la lettre et dans
l’esprit, tout le problème est là.
- La
lettre
implique le travail sur les mots. Certains traducteurs lisent et
relisent jusqu’à s’imprégner du texte au point de pouvoir
traduire d’un seul jet, sans pratiquement avoir à effectuer de
modification ultérieure. S’agissant du chinois, dit Sylvie,
cette approche directe n’est guère possible : il y a toujours un
caractère qui vous échappe, il faut travailler pas à pas,
dictionnaire à la main, et s’imprégner peu à peu du style ; ce
n’est qu’une fois celui-ci nettement perçu que les mots, les
expressions viennent aisément et naturellement à l’esprit.
- Mais
il y a aussi tout un travail sur la langue. Sylvie cite Simon
Leys : « s’il est préférable de comprendre la langue
de l’original, il est indispensable de maîtriser la langue
d’arrivée. » C’est là qu’il faut sentir, entre autres,
comment introduire des conjonctions et réviser la ponctuation.
Mais surtout, il faut savoir comprendre les références
culturelles : un texte est « un tissu de citations, issu des
mille foyers de la culture. » (Roland Barthes)
- Enfin
reste le style, problème essentiel. Il faut, dit-elle,
« louvoyer entre la fidélité au texte et la lisibilité pour le
lecteur », sans que cela « sente la traduction ». Or, « les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » a
dit Proust. Il ne faut pas supprimer cette « étrangeté ». Le but
du traducteur est d’aboutir à un texte qui produise le même
effet que l’original… et pour cela il faut inventer
la langue adéquate.
Qu’on lise ou qu’on
traduise, un livre est avant tout une question d’amour, mais
c’est surtout vrai quand on traduit. Traduire un livre que l’on
n’aime pas est comme partager sa vie avec une personne que l’on
n’aime plus : une torture, disait Sylvie. Il faut être habité,
possédé par l’original : « Soyez obsédés » disait
son maître François Cheng, paroles qu’elle a gardées en mémoire,
toutes ces années.
On ne la dira
cependant pas vraiment obsédée. Possédée, plutôt.
Et nous captivant en
retour.
Traductions
littéraires
Par ordre
chronologique :
La tabatière, Deng
Youmei, Panda 1988
L’homme de Pékin
(ouvrage collectif),
Zhang Xinxin, Actes Sud 1992
Le clan du sorgho (tr.
avec
Pascale Guinot), Mo Yan, Actes
Sud 1993
Le clan du sorgho
rouge,
Mo Yan, Seuil, février 2016
Le crabe à lunettes,
nouvelles de
Xu Xing, Julliard 1992
Les treize pas,
Mo Yan,
Seuil 1995
Les bonbons chinois,
Mian Mian, L’Olivier 2001
Tout ce qui reste est
pour toi,
Xu Xing, L’Olivier, août 2003
La grande île des
tortues-cochons,
Liu Sola, Seuil, mars 2006
Qiu comme l’automne,
Feng Tang, L’Olivier, mars 2007
Une fille pour mes
dix-huit ans, Feng Tang, L’Olivier, avril 2009
Panda Sex, Mian Mian,
Au Diable Vauvert, janvier 2009.
Lèvres pêches,
Cui Zi’en, Gallimard/Bleu de Chine,
mars 2010
Le jeu
du plus fin,
Li Er, Philippe Picquier mars
2014
Trois jours, quatorze
nuits (chapitre 19 de « Pékin, Pékin), Jentayu n° 6, été 2017.
Traductions de
Yan
Lianke, chez Philippe Picquier :
Bons baisers de
Lénine, octobre 2009
Les
quatre livres, août 2012
Les
Chroniques de Zhalie, septembre 2015
A la découverte du
roman, mars 2017
Un chant céleste,
nouvelle, mars 2017.
A lire en complément
Hommage personnel :
Sylvie Gentil, in memoriam
Hommage de
Yan Lianke :
http://xw.qq.com/iphone/m/shizhe/4b5151a24a91df8c2304e36fc117dfb6.html
Traduction par
Brigitte
Guilbaud :
http://www.atlas-citl.org/lhommage_de_yan_lianke_a_sylvie_gentil/
Elle a révisé et complété cette traduction en 2016, et
la traduction a été publiée au Seuil sous le titre « Le
clan du sorgho rouge ».
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