Depuis le
début des années 2000, Feng Tang s’est acquis une
renommée de nouveau trublion des lettres chinoises,
à la suite de
Wang Shuo (王朔) ;
mais, dans les années 2010, il a évolué dans un
créneau légèrement différent, et bien plus vendeur :
le roman érotique revendiquant l’héritage des grands
classiques, dont Li Yu
(李渔) et son Rouputuan (《肉蒲团》)
[1].
Quand on
lui demande comment il se définit, il répond qu’il
est d’abord audacieux : il a l’audace de s’élever
contre les tabous
[2].
Sans doute, mais cela ne suffirait pas à lui assurer
le succès. Ce qui le sauve, comme écrivain, c’est
son immense culture littéraire, dont son nom de
plume est une première manifestation.
Gynécologue devenu consultant financier
Feng Tang
Feng Tang (冯唐)
est né en mai 1971 à Pékin, dans le quartier chic de Sanlitun (三里屯地区).
Il s’appelait en fait Zhang Haipeng(张海鹏).
Son nom de plume est une référence auprince Teng évoqué dans un
poème du poète du 7ème siècle Wang Bo (王勃) :
la « Préface au Pavillon du prince Teng » (《滕王阁序》).
Malheureux prince qui n’a pas vu ses talents reconnus et n’a
obtenu un poste officiel qu’à l’âge de 90 ans, sous l’empereur
Wudi des Han. Mais Wang Bo lui-même est en fait la véritable
référence : son père disait qu’un homme ne pouvait être accompli
sans connaissances médicales, alors Wang Bo a commencé à étudier
la médecine dès l’âge de onze ou douze ans, tout en étant aussi
un poète précoce.
C’est en gros le chemin
suivi par Feng Tang, écrivain post-70 qui a fait des études de
gynécologie à Pékin de 1990 à 1998, à la Faculté de médecine de
l’Union (XiéhéYīkēdàxué协和医科大学);
il est spécialiste du cancer des ovaires. Mais, en 2000, il part
aux Etats-Unis faire un MBA à la Goizueta Business Schoolde
l’université Emory à Atlanta et setourne vers le monde des
affaires.
Après avoir été
consultant chez McKinsey à Hong Kong pendant sept ans, il entre
dans le groupe chinoisChina Resources
Holding pour s’occuper du
financement des
investissements de modernisation des hôpitaux publics. Mais, le
président du groupe ayant été mis en cause dans le cadre de la
campagne anti-corruption lancée par Xi Jinpiing, Feng Tang doit
démissionner en juillet 2014.
Il part alors en Californie, loue une maison près de Napa Valley
pendant trois mois et en profite pour traduire le recueil de
poèmes de Tagore « Stray Birds ». Puis il rentre en Chine et, en
septembre 2015, devient directeur général d’une filiale du fonds
d’investissement CITIC Capital Holdings, en charge des
investissements dans le secteur de la santé
Il publie un premier
roman à l’âge de dix-huit ans. Mais ce n’est à partir du début
des années 2000, après son séjour aux Etats-Unis, qu’il commence
véritablement à écrire, malgré le peu de temps que lui laissent
ses activités professionnelles.
Ecrivain en
dehors des heures de bureau
Les premiers romans
qu’il publie, à partir de 2005, sont des romans d’apprentissage
issus tout droit de ses années d’étudiant en médecine, avec un
humour vaguement graveleux qui est celui des carabins en Chine
comme ailleurs, mais c’est aussi un tableau de la jeunesse
urbaine et estudiantine en Chine dans les années 1990. C’est un
genre devenu à la mode, sous la houlette de
Guo Jingminigou
Han Han. Comme celui-ci,
d’ailleurs, Feng Tang a son blog, et même un site maintenant
[3].
Mais Feng Tang ne se
borne pas à décrire les émois et peines sentimentales de ses
alter-egos. Dans ses romans sans aucun référentiel
socio-économique ou politique, et encore moins d’intrigue, c’est
l’éveil sexuel qui est au premier plan, comme il l’a expliqué à
la sortie de son second roman :
…写作动机非常简单,在我完全忘记之前,记录我最初接触暴力和色情时的感觉。
Mon motif [pour
écrire mes romans]est très simple : décrire, avant que je ne les
oublie,les sensations du choc explosif de mes premiers émois
sexuels …
Ce qui lui fait dire
qu’il a l’audace de briser les tabous. C’est en partie ce qui
fait de ces romans des bestsellers très prisés des jeunes, qui
ont aussi quelque chose de la lumière dorée, légèrement
nostalgique, des souvenirs de ceux qui ont vécu leur adolescence
dans les années 1960, comme dans le film de Jiang Wen (姜文)
« In the Heat of the Sun » (《阳光灿烂的日子》)
[4].
Ils se distinguent cependant par un style très personnel.
Années 2000 :
Première trilogie
Les trois
premiers romans, essentiellement autobiographiques,
forment une trilogie, la « Trilogie de la croissance
universelle » (万物生长三部曲) selon
le titre du premier, traduit en anglais « Everything
Grows » (Wànwù
shēngzhǎng《万物生长》).
Ecrit en 2001, il a été initialement publié en
janvier 2005 (puis réédité en décembre 2007).
1. En
français, dans la traduction de
Sylvie Gentil,
il est paru sous le titre « Qiu comme l’automne » en
reprenant le nom du personnage principal – Qiu Shui
(秋水).
C’est lui qui nous raconte ses années d’études de
médecine, dans un internat à Pékin, et sa rencontre
avec une femme plus âgée que lui, mais séduisante
sous ses dehors émancipés. Les prétentions
littéraires du jeune Qiu vont de pair avec une
passion pour les plaisanteries de carabin et le
mauvais goût qui va avec. La narration, qui se perd
souvent en digressions, est truffée de jeux de mots
difficilement traduisibles, et d’une pléthore de
références à la littérature chinoise
ancienne nécessitant une multitude de notes en bas
de page dans la traduction
[5]:
poèmes et romans érotiques de la tradition classique
[6],
traités anciens d’alchimie, de calligraphie ou
d’histoire, citations de Mao et de poèmes Tang, mais
aussi bien de Kurt Vonnegut au passage, tout cela en
vrac comme des lectures mal digérées d’ados en crise
de croissance.
Le tout est
assez brillant pour faire un bestseller, il a même
été comparé à « Catcher in the Rye ». Quant au sujet
–une
génération de jeunes iconoclastes insolents et
viveurs –il
était suffisamment à la mode pour attirer les
candidats à l’adaptation cinématographique. Le roman
a effectivement été adapté au cinéma, en 2015, par
la réalisatrice Li Yu (李玉),
avec Fan Bingbing (范冰冰)
dans le rôle féminin principal
[7].
Everything grows, édition originale
2005
Ever Since We Love
Feng Tang (en bleu) entre Lu Jinbo (à
dr) et Fan Bingbing
lors de la présentation de Ever Since
We Love
Bien que
parolier de la chanson du film,
intituléstous deux « Ever
SinceWe
Love » (《万物生长》), Feng Tang s’en est d’abord
distancié, mais, quand le film a battu des records
au box-office à sa sortie en salles, en avril 2015,
il est apparu aux côtés de Li Yu et de l’équipe du
film lors des présentations à la presse. Il s’y est
retrouvé jouxtant la star de l’édition sur internet
Lu Jinbo (路金波),
qui a coproduit le film.
2. Le
second roman de la trilogie est en quelque sorte un
préambule au premier : « Une fille pour mes 18 ans »
(《十八岁给我一个姑娘》),
également traduit en français par
Sylvie Gentil.
On retrouve le personnage de Qiu Shui, mais il
s’agit ici de la Chine des années 1980, qui rappelle
celle de
Wang Shuo :
une histoire d’adolescents désœuvrés, désorientés,
insolents et débauchés, et sans conscience,
politique ou autre.
Ce sont
trois vies que conte ici Feng Tang, trois destins de
personnages différents : l’un, lecteur de revues
pornographiques, devient réalisateur de films de
série B ; le second finit proxénète, assassiné dans
son bain, tel un Marat dérisoire. Seul Qiu Shui s’en
sort, peut-être parce qu’il est porté par son amour
de la littérature, mais il rate la leçon de
Lu Xun, et ne
devient pas écrivain mais médecin. Mais il devient
surtout adulte, et réaliste. Donc prêt à entrer dans
la grande course à la croissance des années 1990.
Une fille pour mes 18 ans, 2005
Ce roman valut à Feng
Tang d’être couronné « Ecrivain de l’année » par la revue
Littérature du peuple, dont le rédacteur en chef, le critique
littéraire Li Jingze (李敬泽),justifia ainsi
le choix : « Les romans de Feng Tang ont apporté une touche de
magie aux vies de la génération de jeune Chinois nés dans les
années 1970. Et pour ceux qui n’ont pas vécu cette période, ses
romans offrent une lecture propre à ouvrir les yeux sur ce
qu’elle a été. »
3.
Pourtant, dans le dernier opus de la trilogie,
« Pékin Pékin » (《北京,北京》),
qui se passe au début des années 2000, Qiu Shui
apparaît toujours aussi velléitaire, aussi peu
désireux - ou capable - d’entrer dans la vie adulte
et active, comme si les jeunes de Feng Tang ne
pouvaient que tourner en rond dans leur rébellion
contre le système et leurs rêves dorés d’avenir.
Mais les espoirs de Qiu Shui tournent surtout autour
d’une camarade dont il est amoureux, et qui lui
préfère un étudiant qui a un passeport américain. Le
rêve s’effondre avec les illusions juvéniles. Une
histoire d’amour ordinaire, dit-il (庸俗爱情故事).
Fin d’une
époque, pour Feng Tang aussi. Il y a trop de
compétition dans le créneau du roman
d’apprentissage, il lui faut trouver autre chose.
Années
2010 : Deuxième trilogie
Pékin, Pékin
Au début des années
2010, Feng Tang délaisse les romansde ses débuts pour se tourner
vers le roman érotique, avec référence aux classiques du genre
de la tradition littéraire chinoise. C’était déjà en filigrane
dans son premier roman.
Tiānxiàluǎn
Il en a
fait à nouveau une trilogie, qu’il a appelée
« Trilogie de
Ce dont le maître ne parlait pas » (子不语三部曲),
par référence ironique à Confucius.
Le premier volet, sorti en juillet 2011, est
intitulé « Unicité » (《不二》)
– ou, si l’on préfère, comment atteindre le un.
C’est unroman érotique situé à l’époque des Tang, sur les manières très
particulières d’une nonne de parvenir à l’éveil par
des pratiques érotiques. Le texte est empreint de
pensée taoïste autant que bouddhiste (à commencer
par le titre) et, à nouveau, sous-tendu de
références littéraires. Le livre est bien sûr
interdit en Chine mais a eu un formidable succès à
Hong Kong.
Le second
volet
de la trilogie, Tiānxiàluǎn
《天下卵》,
est une référence à un ancien roman érotique
chinois.
Feng Tang peaufine là un style très personnel qui
traduit une
vaste culture et un riche imaginaire, mais déroutant car il
n’y a pas de fil narratif. Il s’explique dans son blog, dans
un article intitulé « vaincre le temps grâce à la
littérature » (「用文字打败时间」) :
Ni les
personnages ni l’histoire n’ont d’importance, la
pensée n’a pas de contraintes, l’intrigue est
inexistante. Le fil narratif suit l’humeur de
l’auteur, qui suit l’humeur changeante du moment.
Et le troisième volet de la trilogie, Sùnǚ
jīng
《素女经》,
en anglais « No Woman No Cry », est également une
référence à un roman érotique classique.
Un recueil de récits plus courts a par ailleurs été
publié à Hong Kong en avril 2012
sous le titre du second roman de la trilogie :
Tiānxiàluǎn
(《天下卵》),
avec sept titres, outre celui donnant son titre
à l’ensemble :
Anyang
安阳
[8]
/ Mahjong
麻将
[9]
/ A Langfang
il y a le Premier Empereur
廊坊有个秦始皇 /
No Woman No Cry
Pas de cris
不叫 /
Biographie d’un assassin 2004
刺客列传 2004 / Globe 球 /
Xiao Ming 小明
Essais, poèmes et
autres
36 chapitres sur de grandes choses
Outre ces
récits de fiction, Feng Tang a également publié des
essais et des poèmes, les siens, mais aussi ceux de
la poétesse des Song Li Qingzhao
(李清照).
Cependant,
lui-même a déclaré préférer ses romans, et à ceux
qui lui disent pencher plutôt pour ses essais, Feng
Tang répond avec assurance que c’est parce qu’ils
n’ont pas lu ses romans jusqu’au bout (说小说不好,是因为你没有从头到尾念完。)
[10]
– sans imaginer un instant ni vouloir admettre que,
si le lecteur les abandonne en cours de route, c’est
parce qu’il est fatigué de ses citations
perpétuelles qui restent à la surface du texte,
comme l’acné juvénile traduisant un excès d’hormones
androgènes. Feng Tang est doué, et se joue de son
talent, et la fiction s’y prête mieux.
Son désir
de choquer est souvent le plus fort. En décembre
2015, il a fait scandale en Chine avec sa traduction
très personnelle, publiée fin juillet, des poèmes de
Rabindranath
Tagore
« Stray
Birds » (《飞鸟集》),
traduction réalisée, alors qu’il était en Californie, à
partir de la traduction en anglais des poèmes faite par
Tagore lui-même.
Installé pour trois mois dans la Napa Valley alors
qu’il venait de démissionner du groupe financier
China Resources,
Feng Tang a traduit les quelques 326 poèmes du
recueil en éclusant une centaine de bouteilles de
vin local.
Le China Daily a ressenti la nécessité de répondre
par un article indigné, intitulé « Lust in
Translation », fustigeant un style « saturé de
testostérone »
[11].
Le recueil a depuis lors été retiré des rayons des
libraires en attendant une « expertise ».
Depuis son recueil d’essais de juillet 2016, Feng
Tang ne fait plus trop parler de lui…. Peut-être
qu’il vieillit, lui aussi, comme il le dit très bien
dans l’un de ses essais : on vit, on vit, et on
finit par se retrouver vieux (《活着活着就老了》).
Poèmes de Li Qingzhao dits par Feng
Tang
Principales
publications
Romans
1989 Happiness
《欢喜》(écrit
à 17 ans
17岁作品)
- Trilogie de la croissance universelle万物生长三部曲
Janvier 2005/Déc. 2007
Wànwùshēngzhǎng
(Qiu, comme l’automne)《万物生长》
Juin 2005
Une fille pour mes 18 ans
《十八岁给我一个姑娘》
Novembre 2007 Pékin,
Pékin 《北京,北京》
- Trilogie de Ce dont le maître ne parlait pas 子不语三部曲
Juillet 2011 Unicité
《不二》
2012 Tiānxiàluǎn 《天下卵》
2014 No Woman No Cry Sùnǚ
jīng 《素女经》
2015 La déesse n° 1
《女神一号》
Essais
随笔集
Mai 2005 Le cochon et le papillon
《猪和蝴蝶》
Mars 2008 A force de
vivre on finit par vieillir 《活着活着就老了》
Octobre 2011 Comment
devenir un monstre
《如何成为一个怪物》
Novembre 2012
Trente-six chapitres sur de "grandes" choses
《三十六大》
Juillet 2016 Dans
l’univers pas facile d’être emporté par le vent
《在宇宙间不易被风吹散》
Poésie
Septembre 2003 « Se
rincer la bouche avec du jade »
《李清照-漱玉词》
[5]
Même la traduction de
Sylvie Gentilen
est truffée, et pourtant elle faisait son possible pour
évitait les notes en bas de page.
[6] Mais
aussi « La Vie sexuelle dans la Chine ancienne » de Van
Gulik. Et pas n’importe quelle édition : une édition
illustrée ‘d’avant la Libération ». Le roman est un
véritable répertoire de textes de la littérature
érotique chinoise.
[11]
Voir sur Paper Republic la réaction également étonnée de
Bruce Humes, les précisions de Dave Haysom et celles de
l’écrivain et traducteur bengalais Mahmud Rahman :
Il y a une marge entre la
sensualité de la poésie bengalie de Tagore dont parle
Mahmud Rahman et la vulgarité de la traduction reprochée
à Feng Tang… mais il faut reconnaître qu’il s’agit de
trois vers sur les 326 poèmes traduits. Il avait
peut-être un peu trop bu ce soir-là.