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« Les Quatre livres » : les « trois années difficiles » contées par Yan Lianke comme des évangiles

par Brigitte Duzan, 14 octobre 2012, actualisé 25 février 2020

 

Initialement publié à Hong Kong fin 2010 puis à Taiwan en février 2011, « Les Quatre livres » (《四书》) est l’un des romans les plus complexes de Yan Lianke (阎连科) : sur les conséquences catastrophiques du Grand Bond en avant, mais conté du point de vue des intellectuels condamnés comme droitiers en 1957 et détenus dans des camps de « rééducation », en l’occurrence dans le Henan, de 1959 à 1961.

 

De manière caractéristique chez l’auteur, la forme est déterminante dans ce récit qui prend des allures d’évangile, mais évoque aussi les « quatre livres et cinq classiques » (四书五经) de la tradition chinoise.

 

Quatre récits pour évoquer une histoire taboue

 

L’histoire des « trois années de difficultés »

 

Les quatre livres, traduction en français

 

Ce que raconte Yan Lianke dans ce livre est l’histoire d’une des folies les plus aberrantes et les plus meurtrières conçues par un dirigeant : le Grand Bond en avant (大跃进). Cela a commencé comme une course à l’industrialisation pour rattraper l’Angleterre et l’Amérique (超英赶美), mais l’un des moteurs clés a cependant été le désir de ne pas être dépassé par l’Union soviétique : la nouvelle du lancement réussi des Sputnik I et II en 1957 fut l’un des facteurs décisifs.

 

Lancements de « satellites »

 

On voit alors, en 1958, les articles du Quotidien du peuple recourir aux métaphores des satellites pour décrire la modernisation de l’agriculture et la course à l’accroissement des rendements agricoles. Chaque rapport victorieux de production est assimilé au lancement d’un satellite (发射卫星). Car il faut mener la lutte de la production à la fois dans l’industrie et dans l’agriculture, la seconde devant financer la première. C’est ce que Mao appela « marcher sur deux pieds » (两条腿走路).

 

Mais, outre que les maigres matières premières furent vite épuisées, on ne peut être à la fois au four et au moulin, et les paysans réquisitionnés pour fabriquer de l’acier inutilisable dans des mini hauts fourneaux de fortune ne pouvaient plus cultiver leurs champs. Le résultat sera, de 1959 à 1961, ce qu’il est convenu en Chine d’appeler les « trois années de difficultés » (三年困难时期), bel euphémisme pour désigner une famine qui a fait

une quarantaine de millions de morts – les « morts anormales » (非正常死亡) selon la nomenclature officielle - et dont on sait maintenant qu’elle a été aggravée par l’aveuglement des dirigeants, confortés par des rapports illusoires, et le maintien des exportations de céréales jusqu’au dernier moment. 

 

Mais surtout l’histoire de la persécution des intellectuels

 

Le rideau commence à se lever sur cette catastrophe humanitaire. Un premier livre paru sur le sujet, dès 1996 -« Hungry Ghosts, Mao’s Secret Famine » de Jasper Becker – n’a guère suscité qu’incrédulité devant l’énormité des chiffres cités. Il faudra attendre douze ans pour que deux livres, au moins, lèvent un pan supplémentaire du voile : « Mao's Great Famine : The History of China's Most Devastating Catastrophe, 1958-1962 », de Frank Dikötter, et « Stèles » (《墓碑》) du journaliste chinois Yang Jisheng (杨继绳), écrit en hommage à son père, mort de faim en 1959.

 

Les faits sont donc plus ou moins connus. Mais ce que raconte Yan Lianke est bien plus précis : il s’agit, pendant cette période, de la persécution des intellectuels menée par Mao à la suite de la campagne des Cent Fleurs, et débutée en 1957 avec la campagne « anti-droitiers » (反右派运动).

 

Les personnages au centre du récit de Yan Lianke sont des intellectuels qui se trouvent dans un camp de rééducation, ou « novéducation » (育新区) comme l’a si joliment traduit Sylvie Gentil [1] : le camp 99. C’est aussi ce qu’a tenté de dépeindre Wang Bing (王兵) dans son film « Le fossé » (《加边沟》) [2], mais qu’il a entrepris de documenter de manière bien plus magistrale dans les innombrables heures d’entretiens avec des rescapés du camp de Jiabiangou : « Les Âmes mortes » (《死灵魂》).

 

Yan Lianke a choisi une voie autre, qui repose entièrement sur la magie du texte, mais aussi sur la subtilité d’une construction qui mêle quatre modes narratifs aux styles différents pour raconter la même histoire. On est emporté par la splendeur du verbe au lieu d’être frappé par la cruauté des faits relatés.

 

Les quatre livres

 

Edition originale de《四书》, Taipei 2011

 

Hungry Ghosts

  

Le livre est construit sur un ensemble de métaphores et de références, littéraires surtout, mais aussi philosophiques et religieuses. Il est en fait bâti comme un tissu complexe de quatre récits aux styles différents qui alternent et se répondent, pour raconter fondamentalement la même histoire, celle d’un camp de « novéducation » d’intellectuels non loin du fleuve Jaune ; l’histoire commence avec le lancement du grand élan productiviste de 1958, puis se poursuit, au fil des pages, avec la détérioration progressive tant du mouvement que des conditions de vie, aboutissant in fine à la famine et à la catastrophe.

 

Les quatre récits

 

Le Grand Bond en avant

(affiche collection Landsberger, 1958)

(sur la voile : plus, plus vite, mieux et moins cher –

et en bas, à droite, les Taiwanais qui ont fait naufrage)

 

Chaque récit a son style propre, c’est la force du livre, et c’est la force de la traduction qui arrive parfaitement à le rendre. C’est à travers le style, l’art du conteur, en quelque sorte, que Yan Lianke introduit et évoque toutes les références grâce auxquelles il fait de son roman un récit incantatoire qui tient autant de la Bible que des classiques chinois, en terminant par les mythes grecs, avec un zeste de Camus.

 

Les quatre récits portent chacun un titre, qui introduit chaque passage : « L'Enfant du Ciel » (天的孩子), récit anonyme, de style biblique, « Le Vieux Lit » (故道), souvenirs du camp par l’un des intellectuels détenus,

« Des criminels » (罪人录), mémorandum des faits et gestes des détenus, rapport écrit à la demande des autorités, en l’occurrence l’Enfant du Ciel, et, en conclusion, « Le nouveau mythe de Sisyphe » (新西绪弗斯神话), relecture subversive du mythe. 

 

Les « quatre livres » annoncés par le titre prennent ainsi une signification multiple qui évolue et s’approfondit au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture. Le titre (《四书》) évoque tout de suite les quatre classiques du canon confucéen, assimilables à des textes sacrés [3]. Mais c’est la Bible qu’évoque d’entrée le chapitre introductif.

 

Un premier récit biblique

 

Le livre s’ouvre sur une page du récit intitulé « L'Enfant du Ciel » :

 

大地和脚,回来了。

秋天之后,旷得很,地野铺平,混荡着,人在地上渺小。一个黑点星渐着大。育新区的房子开天劈地。人就住了。事就这样成了。地托着脚,回来了。金落日。事就这样成了。

Ses pieds ont foulé la terre, et il est revenu.

C’était la fin de l’automne et le ciel était vaste, la campagne une plate étendue. Il était minuscule. Une étincelle noire qui peu à peu grandissait. Les bâtiments de la zone de novéducation, eux, se dressaient là de toute éternité. Or voilà qu’il s’y arrêta. Et il en fut ainsi. La terre avait porté son pas, il était revenu. Le soleil doré se couchait. Et il en fut ainsi….                                   (Traduction Sylvie Gentil) 

 

Le ton est ainsi donné. Si les « quatre livres » renvoient aux quatre évangiles, le ton est celui de l’Ancien Testament, de la Genèse à l’Apocalypse, mais avec un style qui rappelle un autre grand classique chinois, l’un des plus anciens, le Livre des Odes (《诗经》) [4]. Sans rien connaître à la langue chinoise, on voit tout de suite que le texte est construit selon une alternance de fragments courts de quatre/trois caractères, avec comme une respiration finale ponctuant la description, six/huit caractères. C’est un texte à lire à haute voix.

 

Comme dans le rêve de l’Enfant : « On a eu des épis géants de blé et de maïs, on va à Pékin rencontrer Mao Zedong »

 

Le leitmotiv principal est proche de celui de la Genèse : et il en fut ainsi (事就这样成了). Yan Lianke pose ainsi d’entrée de jeu le Grand Bond en avant comme une œuvre de démiurge, l’œuvre d’un esprit tout-puissant, omniscient et clairvoyant. Mais avec les mêmes déficiences que la création divine, amenant diverses calamités tout aussi divines et se terminant en Apocalypse. Le schéma se lit dès le départ entre les lignes.

 

Car, si l’Enfant arrive, c’est pour prendre son poste de commandement, et inciter tout le monde à se mettre au travail pour dépasser les rendements habituels… et dépasser les communes voisines. La course est lancée. Ce premier récit raconte les peines, récompenses et châtiments octroyés par l’Enfant dans cette course effrénée à la production hors normes.

 

Deux récits de l’un des détenus

 

C’est celui, parmi les détenus, qui est désigné du nom générique d’Ecrivain qui écrit les deux autres récits décrivant la vie dans ce camp de misère. « Le vieux lit » raconte la vie au jour le jour de tous ces intellectuels, leurs espoirs illusoires de sortir de là, leurs compromissions pour tenter d’y parvenir, y compris en s’espionnant et se dénonçant mutuellement pour tenter de gagner les petites fleurs rouges que l’Enfant distribue aux plus méritants, et qui, en nombre suffisant, pourra théoriquement un jour leur valoir la liberté…

 

Et puis, il y a l’autre récit de l’Ecrivain, « Des Criminels » (罪人录), le rapport qu’il écrit pour l’Enfant sur la conduite de ses codétenus, contre petites fleurs rouges : c’est la compromission ultime, la délation couchée noir sur blanc, comme on n’imagine trop bien que cela a dû se passer.

 

Le nouveau mythe de Sysiphe

 

Yan Lianke a écrit, nous a-t-il dit, environ la moitié de son livre avant de trouver l’idée pour lier l’histoire de l’Enfant du Ciel aux deux autres récits. Ce lien arrive en fait à la fin du livre, et c’est ce qui donne un sens profond à l’ouvrage. Il s’agit du mythe grec de Sysiphe revisité. Les « criminels », ou pécheurs, pourrait-on dire aussi, du camp 99 sont des sysiphes chinois, mais au-delà, l’écrivain aussi est un sysiphe…

 

Toute la première partie du livre est une description de l’absurdité du moment, la folie productiviste totalement irrationnelle, comme si la nature pouvait brusquement, par la volonté d’un homme, obéir à des lois différentes : il n’y a rien que l’on ne puisse faire, disait un slogan, il y a seulement des choses que l’on n’arrive pas à penser (沒有做不到的,只有想不到的)… Le résultat est le rappel brutal à la réalité… et un monde en ruines, au bout d’un crescendo qui passe par des épisodes de cannibalisme à la Lu Xun (魯迅).

 

Le rêve insensé de ces intellectuels détenus pour des crimes aussi illusoires que les rendements qu’ils promettent d’atteindre est tout simple : rentrer chez eux. Pour cela, c’est-à-dire pour gagner les petites fleurs rouges qui devraient le leur permettre, ils sont prêts à tout. Mais le rêve est impossible à concrétiser : les petites fleurs brûlent dans un incendie, et le seul qui arrive à en obtenir suffisamment est battu par un groupe de ses codétenus alors qu’il part, et ses fleurs réduites en miettes…

 

Il s’agit donc bien d’un travail de Sysiphe, comme l’est aussi le labeur absurde pour tenter d’obtenir du maïs géant en l’arrosant de son sang ; les pieds sont détruits par des pluies diluviennes, tout est à recommencer… Il manquera toujours un 1 au nombre du camp pour faire cent…

 

Yan Lianke, cependant, revoit le mythe occidental pour en faire un mythe oriental, en l’inversant. Dans le mythe grec, puni par les dieux, Sysiphe doit rouler vers le haut d’une pente une pierre qui n’en finit pas de retomber. Mais, dans le mythe « oriental » imaginé par Yan Lianke, Sysiphe rencontre en chemin un enfant et finit par prendre goût à son jeu.

 

Alors le dieu impitoyable inverse les choses : la pierre est entraînée vers le haut de la pente, et Sysiphe doit la faire retomber vers le bas.  Mais, au bout du compte, alors qu’il doit courir à toutes jambes pour arrêter la pierre dans son ascension, il goûte avec plaisir le calme qui règne dans la campagne, au pied de la pente, et aspire à y revenir.

 

Yan Lianke nous donne là une conclusion philosophique apaisée à un livre dénué de discours politique, au moins apparent. Il évoque une possible résolution des éternels conflits entre l’homme et le divin, la littérature et l’histoire, la poésie et la politique, … résolution – ou rédemption - venant de l’écriture, au plus près de la terre.

 

A cheval entre mythe et réalisme

 

Yan Lianke nous a dit avoir pensé à ce livre depuis 1990 : un ami, alors dans l’armée, avait été envoyé avec son contingent en patrouille dans le Gansu. Ils ont par hasard découvert des ossements dans le sable du désert (c’est le site du film de Wang Bing cité plus haut). Yan Lianke a alors fait des recherches, interrogé pas mal de gens, et l’histoire a peu  à peu pris forme dans sa tête.

 

Il l’a cependant transposée chez lui, dans le Henan, non loin du fleuve Jaune, lieu considéré comme le berceau de la nation chinoise. Le récit est donc construit sur deux emblèmes significatifs : la terre (qui apparaît de façon emblématique dès la première ligne) symbole de l’amour, et le fleuve, symbole du destin.

 

Il restait à trouver le fil directeur. Ce fut l’Enfant [5]. Les récits se sont ensuite développés de façon quasi organique.

 

On a parlé de métafiction. En fait, le dernier récit, faisant large part au mythe, répond au premier, de tonalité biblique, les deux récits intercalés se voulant réalistes ; ceci donne un style entre mythe et réalisme que Yan Lianke lui-même appelle « mythoréalisme » (神实主义). C’est loin du pamphlet politique, en fait très proche du mythe grec : un livre qui, partant d’une aberration de l’histoire, atteint à l’universel.

 

On retrouve dans ce livre nombre de traits rencontrés dans les romans précédents de Yan Lianke : il en est une sorte d’achèvement.

 


 

A lire en complément

 

L’article de Sebastian Veg paru dans le numéro 2014/4 de China Perspectives, pp 7-15 :

The fictionalisation of the Great Leap Forward in Yan Lianke’s Four Books

http://chinaperspectives.revues.org/6563?file=1

 


 

Traduction en français

Les Quatre livres, trad. Sylvie Gentil, Philippe Picquier 2012, Picquier poche 2015.

 


 

Traduction en anglais

 

The Four Books, trad. Carlos Rojas, Chatto & Windus 2015.

 


 


[1] Le terme est une trouvaille de Yan Lianke : les camps de rééducation se nomment normalement « laogai » (劳改), soit réforme par le travail.

[3] C’est-à-dire Les Analectes, ou Entretiens de Confucius (《论语》), le Mengzi, ou Livre de Mencius (《孟子》), La Grande Etude (《大学》) et le Juste Milieu (《中庸》). Ces Quatre Livres ont figuré au programme des examens impériaux de 1313 jusqu'à leur suppression en 1905.

[4] Les « quatre livres » sont en effet complétés par les « cinq classiques » (五经), le premier étant le Livre des Odes (《诗经》), recueil de plus de trois cents poèmes anciens allant du onzième au cinquième siècle avant Jésus-Christ.

[5] Voir l’analyse du personnage de l’Enfant dans cet essai sur le livre de Yan Lianke par Chien-hsin Tsai, professeur à l’Université du Texas (paragraphe « Figuring History »): http://mclc.osu.edu/rc/pubs/tsai2.htm

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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