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« Les Chroniques de
Zhalie » : le mythe de la croissance chinoise déconstruit par
Yan Lianke
par Brigitte Duzan, 14 septembre 2015,
actualisé 25 février 2020
Dernier opus de
Yan Lianke (阎连科),
faisant suite aux
« Quatre
livres » (《四书》),
« Les Chroniques de Zhalie » (《炸裂志》)
a été publié en Chine en septembre 2013. Sa traduction
en français, par Sylvie Gentil, est sortie chez Philippe
Picquier au tout début de septembre 2015.
Le roman a suscité un vif intérêt et des commentaires
flatteurs à sa sortie en Chine. Il a même été élu au
second rang des dix meilleurs romans chinois de l’année
2013 par le China Daily, après cet autre surprenant
bestseller qu’est « Blossoms » (《繁花》)
de
Jin Yucheng (金宇澄)
.
C’est
un livre surprenant.
Il est présenté, par l’auteur lui-même dans
l’introduction écrite pour la traduction française,
comme relevant de ce mythoréalisme dont il a
lui-même inventé le terme (“神实主义”)
et qui colle si bien à la réalité chinoise, surtout
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Le livre chinois |
celle des trente dernières années : peut-on imaginer plus
mythoréaliste que cette croissance échevelée qui a fait tant
de millionnaires et enrichi des millions d’autres en un temps
record, comme s’il avait suffi que Deng Xiaoping le décrète :
enrichissez-vous !
Histoire mythique d’un petit village devenu grand
Chronique mythoréaliste de la croissance chinoise
La traduction en français |
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C’est une réalité dont l’actualité quotidienne offre une
infinité de drames et d’incidents tous plus incroyables
et absurdes les uns que les autres, mais que tout le
monde a fini par intégrer dans son existence, comme si,
finalement, cela faisait partie de la sidérante
croissance exponentielle qu’a connu la Chine depuis
seulement une trentaine d’années, et dont Zhalie est
l’image emblématique : passé de petit hameau à district,
puis municipalité, puis métropole et mégapole, les
termes eux-mêmes devant être créés pour suivre cette
inflation fantastique.
Il fallait, pour décrire le phénomène, une écriture
nouvelle, qui pût dépasser la rationalité du cause à
effet cartésien, totalement dépassé. La Chine est entrée
dans l’ère du phénomène sans cause logique, du « zéro
raison » dit Yan Lianke. Alors il est allé chercher les
relations causales dans l’irrationnel, dans une
« causalité interne » invisible à l’œil nu, recélant
d’infinies menaces implicites de désordre et de chaos.
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Les « Chroniques de Zhalie », nous dit Yan Lianke, sont une
tentative « de saisir au milieu des ténèbres la "plus chinoise"
des causes », en retraçant la croissance démentielle d’un petit
village au cours des trente dernières années.
Il fallait pour cela inventer la forme, une forme chinoise,
aussi irrationnelle que la croissance décrite. Il a choisi une
métafiction qui le pose comme auteur de ces chroniques, nous
ramenant, avec un effet de distanciation ironique, à la forme la
plus ancienne de littérature locale, tout en semant à plaisir
les références aux mythes et légendes, universels et chinois, à
commencer par la Bible – ce qui, en même temps, forme un lien
avec « Les quatre livres ».
Zhalie : né d’une explosion originelle
Yan Lianke commence sa première chronique en expliquant,
étymologiquement, l’origine du petit village de Zhalie : une
éruption volcanique (ou explosion : zha
炸)
qui a fendu la terre (lie
裂)
et disséminé la population locale, certains se regroupant un peu
plus loin, dans les monts Balou, pour former un nouveau hameau.
On est là, dès le départ, entre mythe et réalité. Mythe des
origines rappelant le big bang, mais réalité concrète, les monts
Balou étant la zone montagneuse de son Henan natal où Yan Lianke
a situé nombre de ses écrits, rattachant ainsi le roman à sa
« série de Balou » (耙耧系列).
Quatre fils et une femme
L’histoire de Zhalie se confond ensuite avec celle d’un clan
familial, comme dans beaucoup de sagas de la littérature
chinoise, entre autres « Famille » (《家》),
de
Ba Jin
(巴金).
Mais le roman de Ba Jin, en 1933, était une œuvre réaliste, Yan
Lianke plonge dans la légende et l’allégorie.
Comme dans tous les villages chinois, depuis la nuit des temps,
deux clans rivaux se disputent Zhalie : les Kong (孔)
et les Zhu (朱).
Au début du récit, c’est le patriarche des Zhu, Zhu Qingfang (朱庆方),
qui est chef de village. L’expansion du hameau va commencer à
partir du moment où un Kong va en prendre la tête, dans un
processus dépeint de façon allégorique.
Le vieux Kong Dongde (孔东德)
envoie ses quatre fils dans les quatre directions : l’aîné, Kong
Mingguang (孔明光),
vers l’est, le second, Kong Mingliang (孔明亮),
vers l’ouest, le troisième, Kong Mingyao (孔明耀),
vers le sud et le benjamin, Kong Minghui (孔明辉),
vers le nord. « Sortez, leur dit-il, allez droit devant vous, et
la première chose que vous trouverez sera la marque de votre
destin. »
L’aîné trouva un morceau de craie et devint instituteur,
l’intellectuel du village. Le troisième tomba sur un camion
militaire et entra dans l’armée. Le dernier ne vit qu’un chat,
qui s’enfuit sur son passage ; il en devint timide et fuyant ;
ce n’est que beaucoup plus tard qu’il réalisa que le chat
cachait autre chose.
Mais la croissance du village fut l’œuvre du second, car il
trouva un sceau, symbole du pouvoir, et surtout rencontra une
femme qui sortait de chez elle au moment où il passait. Dans
toute création, il faut un élément mâle et un élément féminin ;
or la femme était la fille du chef de village, Zhu Ying (朱颖),
l’héritière du clan ennemi. L’histoire de l’essor du village est
donc d’abord celle d’une lutte entre ces deux éléments
fondamentaux, leur union signant les plus vertigineux moments
d’essor de la ville.
Entre Kafka et Márquez
Si l’absurde est toujours de rigueur dans le récit de Yan
Lianke, la référence constante est le réalisme magique
latino-américain, et surtout « Les cents ans de la solitude » de
Gabriel García Márquez, Zhalie apparaissant comme un autre
Macondo, et Kong Minglian (doublé de son frère le militaire)
comme un autre Auréliano Buendia.
Le parallèle est saisissant au début : alors que Yan Lianke nous
décrit le « village naturel » (自然村)
qu’était Zhalie à l’origine, on pense au début du roman de son
confrère colombien :
« … Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons
en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont
les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies,
énormes comme des œufs préhistoriques. Le monde était si récent
que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom… »
Si la croissance de Macondo est placée sous le signe de
l’alchimie, celle de Zhalie, plus pratique – et moins noble - au
départ, va prendre des caractères magiques semblables, les
arbres allant jusqu’à fleurir et les fleurs s’épanouir en plein
hiver, rien ne semblant impossible sur la voie du développement
à outrance.
On retrouve la référence au roman de García Márquez dans les
pages finales : Kong Minghui lisant la destinée inéluctable de
ses frères et du village dans les pages moisies du vieux
parchemin négligé le premier soir, mais retrouvé dans le tronc
de l’arbre, tel Aureliano se murant chez lui pour déchiffrer les
parchemins de Melquiades et y lire sa mort annoncée :
« …avant d’arriver au vers final, il avait déjà compris qu’il
ne sortirait jamais de cette chambre, car il était dit que la
cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et
bannie de la mémoire des hommes à l’instant où Aureliano
Babilonia achèverait de déchiffrer les parchemins… »
Ces références apparaissent en fait comme un hommage à une œuvre
fondamentale qui a inspiré tout un courant de la littérature
chinoise, autant que mondiale : elles représentent une sorte de
cadre de pensée. Mais c’est déjà une référence au passé.
Yan Lianke s’en détache, et fait œuvre originale en fondant son
récit dans la réalité chinoise. Là où Márquez signait une œuvre
au souffle épique, Yan Lianke reste bien plus prosaïque ; son
univers n’a rien à faire du rêve, ou, du moins, il est très
simple : l’enrichissement et la gloire. Il a ancré son roman
dans un absurde au quotidien qui est devenu la marque de
l’univers chinois moderne, et semble hérité directement du
volontarisme de la période maoïste, culminant dans le Grand Bond
en avant.
La grande différence est que du temps de Mao, au moins en
théorie, tout était tourné vers l’action collective, au service
de la grandeur nationale ; après 1980, le développement selon
Deng Xiaoping passe d’abord par l’enrichissement et la gloire
personnels, retombant sur la famille, le clan, comme dans la
Chine ancienne, avec toutes les dérives qui y sont liées, toute
la démesure de projets en perpétuelle surenchère ; c’est le
thème principal des « Chroniques de Zhalie ».
La réalité du mythe : la course à l’abîme
Pas de croissance mythique : une réalité peu glorieuse
L’essor fulgurant de Zhalie semble aussi sidérant dans sa
soudaineté et sa rapidité que le boom chinois des années 1980 et
surtout 1990 ; mais Yan Lianke en conte les prémisses avec une
ironie mordante, en lui donnant des causes d’une simplicité qui
enlève toute nécessité à un quelconque recours au mythe ; mais
elles font par là-même de cette croissance un processus
frauduleux dont la poursuite ne peut être fondée que sur la
surenchère, donc processus fragile et menacé à tout moment
d’effondrement.
Il n’y a pas de miracle, nous dit Yan Lianke : la croissance si
rapide du hameau de Zhalie a été obtenue au départ en dévalisant
les trains qui n’arrivaient à monter la pente de la montagne
qu’au ralenti – idée formidable née dans le cerveau du numéro
deux des Kong. Fort de cet acquis, il se présente au poste de
chef de village, mais se voit défié par nulle autre que
l’héritière des Zhu qui revient de la ville blindée de yuans
gagnés en vendant ses charmes. Piratage des convois de
marchandises et grande prostitution : telle est l’origine de la
fortune rapide de Zhalie.
Il suffit alors que Zhu Ying monnaie ses bulletins de vote
contre un mariage en bonne et due forme, pour qu’elle enterre sa
querelle, et que le village gagne un duo de choc pour le mener
sur le chemin de la prospérité. Absurde exagération qui cultive
le sordide ? On est au contraire au plus près de la réalité du
terrain : le mythe est dans la forme, dans le style rapide, les
phrases qui se succèdent comme au lance-pierre
,
le rythme soutenu de la narration ; mais la réalité est dans le
fond du récit, qui sacrifie juste à un dernier respect des
convenances en évitant d’appeler un chat un chat, un communiste
un communiste et un cadre véreux un membre du Parti.
Yan Lianke a reconnu avoir fait quelques compromis pour que son
livre ne soit pas aussi radicalement censuré que les précédents.
Et le flou des appartenances politiques ajoute au caractère
mythique du récit, mais sans tromper personne. Les élections
truquées, la course à la grandeur, la surenchère dans les
constructions, l’appropriation des postes du pouvoir, politique
et économique, par ceux qui peuvent payer pour les décrocher,
tout cela est conté comme une fable absurde, mais c’est la
réalité de tous les jours. C’est ce qui fait l’une des forces du
roman, et fait frémir quand on y songe.
Un tableau de la société chinoise contemporaine
L’autre force du roman tient dans le subtil symbolisme des
personnages principaux, les quatre frères Kong et Zhu Ying, qui,
assemblés, représentent les grandes tendances de la société. On
a déjà noté le symbolisme des quatre points cardinaux qui les
posent en conquérants de l’univers, en l’occurrence celui de
Zhalie, mais comme microcosme représentatif de la Chine dans son
ensemble.
Ils ont en outre des caractères qui les prédisposent à des
fonctions essentielles de la société, qu’ils peuvent ainsi
quadriller : l’aîné est l’intellectuel, le professeur modèle ;
le second est le cadre ambitieux dont dépend l’avenir du
village ; le troisième est le militaire, l’élément martial
défenseur de la patrie ; le dernier est le devin, le mage qui
lit les destinées.
Quant à Zhu Ying, c’est l’élément yin dans toute sa
vigueur, une force naturelle avec laquelle le yang doit
composer, s’unir, pour parvenir à créer. Zhu Ying a cette
vitalité des femmes chinoises que l’on retrouve en littérature
et au cinéma, une énergie longtemps opprimée par la famille
patriarcale, mais désormais libérée, imprévisible et dangereuse.
Une société menacée, une nation fragile
Cette formidable course au pouvoir et à l’argent, au pouvoir par
l’argent et à l’argent par le pouvoir, donne finalement
l’impression de ne rien bâtir de solide et de vrai, comme ces
immenses villes fantômes nées du rêve de grandeur de quelques
cadres, Ordos ou autres. Impression d’une course vers l’abîme,
on ne sait trop lequel.
Yan Lianke fait venir la catastrophe finale du sentiment
nationaliste exacerbé qui est en train de se développer en
Chine, et dont Kong Mingyao est l’image emblématique : remonté
contre les Etats-Unis, et le monde entier. Les îles Diaoyu sont
nommément citées : Yan Lianke écrivait au moment où la dispute
prenait un tour aigu, avec une escalade dans la tension
provoquée par l’affaire des chalutiers taïwanais venus défendre
« leurs » îles face au Japon, en septembre 2012, puis des
incursions de navires chinois dans les eaux territoriales de
l’archipel en janvier et février 2013. Sa conclusion brutale
peut se comprendre dans le contexte.
Explosions, implosion
C’est pourtant la partie la moins convaincante du roman.
L’actualité a depuis lors fourni les éléments qui auraient pu
fournir une conclusion encore plus détonante : la formidable
explosion du port de Tianjin, en août dernier, suivie dans les
jours suivants de l’annonce de trois explosions de même nature,
peut apparaître comme un autre symbole quasi mythique de ce qui
pourrait être une implosion finale de la société entière. Là
encore, il n’est pas besoin d’affabuler, l’actualité se charge
de fournir les arguments.
Mais c’est l’actualité encore plus récente qui fournit une
formidable mise en abyme du roman : l’annonce du programme
anti-corruption qui va nettoyer le conglomérat Sinopec de tous
les actifs improductifs comme hôtels et voitures de fonction qui
sont la partie émergée de l’immense appareil de pots de vin qui
faisaient marcher la machine. Au point que l’on a accusé les
programmes similaires en cours dans les entreprises d’Etat
d’être l’une des raisons du ralentissement actuel de la
croissance.
C’est bien la réalité décrite par Yan Lianke dans son
roman, avec le risque implicite, à tout moment, que
cette croissance bâtie sur du vent sinon sur du sable ne
vienne à s’effondrer.
Reste, dans le récit de Yan Lianke, cette subtile ironie
qui pare ses personnages et leurs actions d’un voile
souriant qui n’existe pas dans la réalité, et cette
inventivité narrative constante qui sait utiliser la
réalité concrète pour en faire un récit mythique qu’on
lit le cœur battant en se demandant comment tout cela va
se terminer.
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Une subtile ironie |
Le plus étonnant….
Mais le plus étonnant, c’est que le roman ait été publié. Et non
seulement qu’il ait été publié, mais qu’il soit devenu un
bestseller, et élu deuxième meilleur roman de 2013 par l’une des
revues officielles du pouvoir.
Il est vrai que tout est fait pour en faire une fable presque
abstraite. Il n’empêche qu’on interdit des romans pour bien
moins que cela. C’est donc que « Les chroniques de Zhalie » sont
arrivées à un moment favorable, où elles se sont intégrées dans
le discours officiel. On peut y voir – sauf erreur – le même
phénomène que celui qui a présidé à la vague de
romans anti-corruption
à partir de 1995 et jusqu’en
2002, quand les excès du genre ont provoqué son interdiction…
Note a posteriori
C’est l’un des romans les plus visuels de l’œuvre de Yan Lianke,
avec une formidable galerie de portraits. C’est certainement un
livre qui pourrait être adapté au cinéma. On imagine des
adaptations le tirant vers le mythe ou la réalité en fonction de
la personnalité des réalisateurs et de leurs scénaristes.
A lire en complément
La table des matières et le texte chinois des premiers
paragraphes :
http://book.ifeng.com/shuzhai/detail_2013_11/08/31093002_0.shtml
Traduction en français
Les Chroniques de Zhalie, trad. Sylvie Gentil, Philippe Picquier
2015, Picquier poche 2020.
Traduction en anglais
The Explosion Chronicles, trad. Carlos Rojas, Grove Press 2016.
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