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« Le sorgho rouge »
(《红高粱》) de Zhang Yimou, d’après Mo Yan
par Brigitte Duzan, 07 juin 2010
Au printemps
1986, alors que Zhang Yimou tournait « Le vieux puits »
(《老井》)
(1)
sous la direction de Wu Tianming (吴天明)
qui lui
avait confié le rôle principal, il commença à songer à
concrétiser son rêve : réaliser son propre film, en tant
que réalisateur et non plus directeur de la
photographie, comme lors de ses deux premiers films
tournés avec Chen Kaige, et en particulier « La terre
jaune » (《黄土地》).
« Le clan du sorgho » comme base de scénario
L’étape
initiale consistait à chercher une idée de scénario. La
première épouse de Zhang Yimou, Xiaohua (肖华),
qui
était
alors bibliothécaire, se mit en quête d’une nouvelle
intéressante dans les revues littéraires qu’elle
recevait. Or, parut alors, dans le journal ‘La
littérature du peuple’ (人民文学),
la première partie du roman de
Mo Yan (莫言)
« Le clan du sorgho » (《红高粱家族》).
Sachant que Zhang |
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Zhang Yimou dans « Le
vieux puits » *
(《老井》) |
Yimou avait beaucoup aimé sa
nouvelle précédente, « Le radis de cristal » (《透明的红萝卜》),
elle lui apporta le roman qui le fascina. La base du scénario
était trouvée.
A la fin de l’été, dès
le tournage terminé, il décida d’aller voir Mo Yan à Pékin.
Celui-ci était encore militaire et vivait dans des bâtiments de
l’armée. Lorsque Zhang Yimou arriva, sans doute impressionné, il
avait oublié le numéro de l’appartement ; il n’eut d’autre
recours que d’appeler l’écrivain dans la cour de l’immeuble.
Celui-ci passa la tête à une fenêtre et, éclatant de rire, lui
dit : « Tu es vraiment comme les paysans de chez nous. » (你长得真象我们村子里的人).
Les présentations étaient faites et la glace rompue (2).
Ils se mirent d’accord
sur le prix des droits d’adaptation du roman : 800 yuan. Puis Mo
Yan accepta de participer également au travail de réalisation du
scénario, bien qu’il n’en ait pas eu l’intention au départ. Il a
dit par la suite qu’il ne se prenait ni pour Lu Xun ni pour Mao
Dun, et qu’il laissait les gens libres d’adapter ses textes
comme ils voulaient (我不是鲁迅也不是茅盾,改编他们的作品需要忠实原著,改编我的作品,你愿意怎么改就怎么改).
Si ses nouvelles étaient une source d’inspiration, cela lui
allait très bien.
Ceci dit, il fut quand
même surpris lorsque Zhang Yimou lui apporta la mouture finale.
Il avait en effet radicalement coupé et simplifié le projet
initial, sur lequel
Mo Yan avait travaillé avec
deux autres scénaristes. Il restait quelques dizaines de scènes
de quelques lignes.
Mo Yan ne réalisa qu’une fois
le film terminé que cela suffisait largement : ce n’était plus
la narration qui était au premier plan, mais l’impact visuel des
images, renforcé par la musique. Du fil narratif emprunté à
Mo Yan,
Zhang Yimou a fait un opéra coloré, baroque et primitif.
Repérages et choix des acteurs
Un récit linéaire
conté comme une fable
L’histoire revue par
Zhang Yimou est linéaire, contrairement au roman de
Mo Yan
qui commence par une scène de la guerre de résistance contre les
Japonais qui est en fait la fin de l’histoire : un narrateur
raconte comment sa grand-mère a été tuée alors qu’elle apportait
à manger aux paysans se préparant à les attaquer pour venger
l’un des leurs ; il revient alors par flashbacks sur l’histoire
familiale, une saga qui débute par le mariage, arrangé bien sûr,
de sa grand-mère avec le propriétaire d’une distillerie d’alcool
de sorgho, plus âgé et lépreux.
Zhang Yimou, lui, a
conçu son film différemment, en le faisant culminer dans cette
scène finale dont il a fait une apocalypse. Le film débute ainsi
par la procession de mariage, en gardant le narrateur comme
voice-over annonçant et décrivant les événements que l’on ne
voit pas à l’écran, avec les caractéristiques d’un récitatif
d’opéra.
La scène du viol dans le sorgho
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Le personnage
principal est cette jeune fille mariée au lépreux,
Jiu’er (九儿),
que le narrateur appelle ‘ma grand-mère’ (我奶奶).
Sur le chemin qui la mène chez son nouvel époux, elle
est attaquée par un bandit, et sauvée par l’un des
porteurs de son palanquin, Yu Zhan’ao (余占鳌),
qui la viole trois jours plus tard dans un champ de
sorgho alors
qu’elle revient
de rendre visite à son père. Ce Yu est ainsi ‘mon
grand-père’ (我爷爷)pour
le narrateur (bien qu’il n’en soit pas totalement sûr)
et, lorsque le lépreux est retrouvé |
mort, assassiné,
semble-t-il, par ce même Yu, Jiu’er reprend la distillerie, Yu
désormais à ses côtés. Toute cette première partie du film a des
allures de fable, rompue par l’arrivée des Japonais.
Mais, alors que le
récit de
Mo Yan tournait alors au
réalisme, Zhang Yimou reste dans le registre du mythique, avec
les images d’une espèce de conjuration dans la distillerie dont
la caméra fait une sorte
d’antre fabuleux d’où
l’on s’attendrait presque à voir sortir un monstre, et les
ombres des hommes dans la brume du petit matin attendant le
convoi ennemi qu’il veulent attaquer.
Le scénario et
l’esthétique de base ainsi fixés, il fallait commencer par
trouver les lieux et les acteurs.
Des lieux hautement
symboliques
1. Le champ de sorgho
est le premier élément éminemment symbolique du film, celui dont
découle tous les autres. Il est symbolique de par sa couleur, ce
rouge que l’on retrouve partout dans le film, y compris dans le
titre, du voile de la mariée et de son palanquin à l’alcool et
au sang dans les scènes de carnage finales. Il est ainsi à la
fois symbole de vie et de mort, la vie engendrée au début, puis
la vie détruite lorsque les Japonais ordonnent de détruire le
sorgho pour faire passer la voie ferrée. Le sorgho, enfin,
symbolise la culture populaire, vivante et brutale, nourrie
d’instincts primaires, à l’opposé de la culture chinoise
raffinée des élites lettrées ; le film est une ode à la vitalité
de cette culture dont les racines plongent dans la nuit des
temps, et un hymne à la force créatrice qu’elle représente.
Le champ de sorgho
Il fallait donc avant
tout avoir un champ de sorgho, et pour cela il fallait le semer.
Mo Yan
proposa à Zhang Yimou de le faire dans un champ de sa région
natale de Gaomi, sur le lieu même où il avait situé l’action de son livre,
pour que le sorgho soit en fleurs pour le tournage du film,
l’année suivante. Wu Tianming, alors directeur des studios de
Xi’an et producteur du film, avança les fonds nécessaires. En
juillet 1987, Zhang Yimou alla voir son champ et eut la surprise
de le trouver d’un rouge plus pâle qu’il ne l’avait imaginé : il
n’avait pas assez plu. Désespéré, il en parla à
Mo Yan
qui alla voir les autorités locales pour leur demander d’arroser
le champ. Quelques jours plus tard, il se mit à pleuvoir : le
film était sauvé. Mais le champ, dans le film, est surtout d’un
vert luxuriant, qui tranche, justement, avec les vêtements
rouges de Jiu’er. Le rouge du sorgho reste éminemment
symbolique : on le ressent plus qu’on ne le voit.
2. Cependant, Zhang
Yimou avait ressenti, en lisant le livre, un sentiment de
désolation, d’âpreté (一种苍凉感)
que la campagne
du Shandong ne pouvait rendre. Il revint donc vers les lieux du
tournage de « La terre jaune » (《黄土地》),
dans ces paysages austères du Nord-Ouest chinois, où l’ocre de
la terre et l’immensité désertique font comme un contrepoint à
la luxuriance du sorgho.
Zhenbeibao (镇北堡)
Le lieu qu’il choisit
est près de Yinchuan (银川),
dans la province du Ningxia, ancienne capitale de
l’empire tangut des Xia de l’Ouest dont la région conserve
nombre de ruines : c’est la vieille ville de
Zhenbeibao (镇北堡),
au nord de Yinchuan, où a été construite une « ville du
cinéma » (西部电影城)
qui englobe deux anciennes forteresses.
Comme dans le
film précédent, cette terre jaune et les ruines des Xia
apportaient une aura de légende, de récit des origines.
Un film
construit autour du duo Jiang Wen - Gong Li
3. Entre temps,
les deux principaux acteurs avaient été choisis. Jiang
Wen (姜文)
s’était
imposé
sans problème pour le rôle du |
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Jiang Wen dans
« La ville
des hibiscus » (《芙蓉镇》) |
‘grand-père’. C’était
un acteur qui avait déjà fait ses preuves : il venait de jouer
dans le film de Xie Jin (谢晋)
« La ville des
hibiscus » (《芙蓉镇》).
Le plus difficile fut
le choix de Gong Li (巩俐)
pour le rôle
central de Jiu’er. Agée de vingt deux ans, elle était encore
étudiante de deuxième année de l’institut d’art dramatique de
Pékin. Zhang Yimou se rangea à l’avis de son équipe, mais en
gardant longtemps un doute sur la validité du choix, le cœur
d’autant plus serré
qu’il entraînait Wu Tianming dans son aventure.
Gong Li (巩俐)
Le choc des
images et de la musique
Zhang Yimou se sert de
l’image et de la musique comme vecteurs indissociables du sens
symbolique qu’il veut suggérer. Son film prend par moments des
aspects de cérémonie mystique à laquelle le spectateur est amené
à communier.
La superbe séquence
initiale, celle de la procession de mariage avec chants, suonas,
gongs et tambours, dans le paysage désertique où le vent soulève
une poussière ocre, sert d’introduction au film en en campant
les deux principaux personnages, mais surtout en établissant
d’emblée l’atmosphère vibrante et sensuelle dans laquelle baigne
l’ensemble du film.
la procession de mariage
Le chant rude des
porteurs du palanquin, lancé par Yu et repris en chœur par les
autres, qui se moque crûment du mari qui attend la nouvelle
épouse (nez aplati et visage marqué par la vérole, un cou de
porc et des petits yeux de cochon…) accompagne le balancement du
palanquin qui s’accentue de plus en plus, comme le veut une
ancienne tradition locale reprise par Zhang Yimou :
颠轿
diānjiào.
C’est une image de liberté et de vitalité brutale, à cent lieues
de l’image traditionnelle des gentilles épouses soumises
convoyées dans leur palanquin de noce : le regard de Jiu’er
s’attarde sur le dos nu et puissant de Yu qui lui apparaît à
travers le rideau qui s’entr’ouvre…
Lorsque les porteurs
interrompent leur jeu, le silence tombe sur les champs de sorgho
alentour : la procession traverse alors un endroit sensé être
hanté, et la musique devient celle, typique, des films
d’épouvante avant
l’apparition d’un fantôme… qui ne tarde pas à se matérialiser
sous la forme du bandit.
L’intérieur de la distillerie
Le film procède ainsi
par contrastes répétés, contrastes des images et de la musique
qui les accompagne. Ainsi à l’imagerie rouge-ocre du début
succède celle lunaire et bleutée (par l’utilisation de filtres)
de la nuit au-dessus de la distillerie, puis l’obscurité
dantesque de l’intérieur, illuminé par un immense feu et noyé
dans la fumée. Au chant dionysiaque de la procession nuptiale
correspond alors le chant de célébration de l’alcool qui prend
un aspect incantatoire de culte primitif :
九月釃新酒好酒出在咱的手
… vin nouveau
produit en septembre, bon vin produit de nos mains, si tu bois
ce vin tu ne tousseras pas, etc.. si tu bois ce vin, tu n’auras
pas à t’incliner devant l’empereur.
Vidéo :
www.56.com/u72/v_NDE2ODU2NjE.html
Le chant de l’alcool
Gu Changwei
(顾长卫)
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Et ce vin,
effectivement, rouge comme le sorgho dont il est issu,
fait figure de breuvage mystique,
chargé même,
transformé en bombe artisanale, de venir à bout de
l’ennemi… On
rejoint là, de nouveau, une ancienne tradition qui fait
du vin un breuvage de poètes rebelles, et de l’ivresse la
marque de la libération d’énergies autrement bridées par
les conventions et normes sociales.
Les images et
la musique sont donc les éléments essentiels sur
lesquels repose la transmission d’une histoire qui fait
la part belle à la légende et au mythe, et qui, en tant
que telle, ne se comprend vraiment qu’ainsi. Deux grands
maîtres de la photo et de la musique ont contribué à la
réussite du film : Gu Changwei (顾长卫)
pour la photo (3) et Zhao Jiping (赵季平)
pour la
musique (4). |
Le premier est
sorti de l’académie du film de Pékin en même temps que
Zhang Yimou, c’est un remarquable directeur de la
photographie auquel on doit en particulier les images du
film de Chen Kaige « Farewell my concubine » (《霸王别姬》)
ou celles du film de Jiang Wen « Les démons à ma
porte » (《鬼子来了》)
; le
second, né en 1945, est une célébrité du monde de la
musique de films en Chine, il a signé par la suite celle
de la plupart des films de Zhang Yimou. Il s’agit là
d’un groupe
d’artistes qui
ont révolutionné leur domaine propre à la suite de la
Révolution culturelle et qui partagent la même
esthétique.
Un accueil enthousiaste
Le film a été
produit par Wu Tianming (吴天明)et
réalisé aux studios de Xi’an. Wu Tianming ne fait pas
formellement partie |
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Zhao Jiping
(赵季平) |
de la ‘cinquième
génération’, mais il en est considéré comme le ‘parrain’ et son
film « Le vieux puits »
Wu Tianming
(吴天明) |
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fait figure de
précurseur. Lorsque, en 1988, le film fut présenté au
festival de Berlin où il obtint l’Ours d’or, les studios
de Xi’an
apparurent comme ceux d’une ‘nouvelle vague’ de
cinéastes qui symbolisaient le renouveau du cinéma
chinois.
En Chine même,
le film connut un succès considérable. Le prix des
billets de cinéma passa de quelques centimes à cinq,
voire dix yuans tellement l’affluence était grande. Il
apportait aux jeunes, surtout, des images en rupture
totale avec ce qui s’était fait jusque là, une
glorification des instincts primaires de la vie. Après
la pudibonderie et la répression tous azimuts de l’ère
communiste, et surtout de la période de la Révolution
culturelle, Zhang Yimou semblait en revenir aux pulsions
humaines de la Chine profonde et aux « vieilleries » un
temps réprimées, c’est-à-dire aux joies du taoïsme
populaire, celui dont
A Cheng a dit qu’il
était responsable de la qualité de la vie au sein de
l’ordre confucéen. |
Le plus bel hommage au
film vient encore de
Mo Yan. Le film dépassait son
livre, et s’il avait été interloqué au départ par les
changements opérés par Zhang Yimou au scénario, il comprit vite
la portée de l’œuvre. Il raconte que, au printemps 1988, se
promenant dans la capitale la nuit, il avait été sidéré
d’entendre dans les rues les gens chanter le thème du film :
妹妹你大胆地往前走呀
avance, ma chérie, avance sans hésiter,
往前走莫回呀头
avance sans te
retourner,
通天的大路
les routes qui
vont au ciel
九千九百九千九百九呀
se comptent par
milliers
妹妹你大胆地往前走呀
avance, ma
chérie, avance sans hésiter…..
(1) Sur
« Le vieux
puits » (《老井》)
voir :
www.chinesemovies.com.fr/films_Wu_Tianming_Le_vieux_puits.htm
(2)
D’après la biographie de Zhang Yimou《印象中国:张艺谋传》 par
Huang Xiaoyang (黄晓阳) :
un ouvrage, sorti en août 2008 et depuis contesté par le
réalisateur lui-même car il s’appesantit outre mesure sur sa vie
privée ; il comporte cependant, au milieu de considérations
dignes d’un tabloïd pipol, quelques anecdotes intéressantes sur
la genèse de ses films, mais dont on sait rarement quelles en
sont les sources. La lecture laisse supposer que celle-ci vient
de Mo
Yan lui-même.
(3) Le film a été tourné en Technicolor. Par une
ironie de l’histoire, les Américains étaient passés à une
technologie plus rapide et moins chère et les usines Technicolor
avaient fermé leurs portes un peu partout ; lorsque l’usine
anglaise ferma en 1978, elle vendit son matériel au laboratoire
de film et de vidéo de Pékin. Un grand nombre de films de Chine
continentale et de Hong Kong furent alors réalisés en
Technicolor.
(4) Sur Zhao Jiping voir :
www.chinesemovies.com.fr/Musique_photo_montage_Zhao_Jiping.htm
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