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				« Stèles », de Yang 
				Jisheng : hommage aux victimes du Grand Bond en avant 
				par Brigitte Duzan, 15 octobre 2012  
				  
					
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						Alors que la 
						République populaire de Chine s’apprêtait à fêter son 60ème 
						anniversaire a été publié un témoignage impitoyable sur 
						les conséquences dramatiques du Grand Bond en avant (大跃进). 
						C’était en mai 2008, en commémoration du cinquantième 
						anniversaire du lancement officiel du mouvement par Mao 
						Zedong.  
						  
						Le livre, en 
						deux volumes, publié à Hong Kong mais évidemment 
						interdit en Chine, a été depuis lors traduit en français 
						sous le titre « Stèles, la grande famine en Chine, 
						1958-1961 » (《墓碑─中国六十年代大饥荒纪实》) 
						(1).  
						  
						L’auteur, 
						
						Yang 
						Jisheng (杨继绳), 
						l’explique ainsi dans la préface : 
						  
						« J’appelle 
						ce livre  « Stèle funéraire » : c’est une stèle dressée 
						à la mémoire de mon père mort de faim en 1959, à la 
						mémoire des  |  | 
						
						 
						Stèles, édition originale |  
						36 millions 
				de Chinois qui sont 
				morts de faim, à la mémoire du système responsable de leur 
				mort... » 
				  
				Yang Jisheng est un 
				journaliste chinois né en 1940 ; en 1967, il est entré à 
				l’agence Chine nouvelle et y a travaillé jusqu’à sa retraite, en 
				2001 (2). C’est grâce à son statut de journaliste dans cette 
				agence du gouvernement chinois qu’il a pu enquêter sur les 
				conséquences économiques et humaines du Grand Bond en avant, 
				soigneusement occultées jusque là par le régime chinois ; 
				quelques témoignages avaient commencé à circuler de manière 
				feutrée, et plusieurs ouvrages ont été publiés dès la fin des 
				années 1990, mais souvent accueillis avec incrédulité (3).
				 
				  
				Le Grand Bond en 
				avant : le volontarisme maoïste confronté à la réalité 
				  
					
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						Stèles, la traduction française |  | 
						C’est en mai 1958, en 
						effet, que Mao a lancé son programme de développement 
						accéléré et mobilisation militariste de tout le pays, 
						après la campagne anti-droitière de 1957 (反右派运动)
						qui 
						venait de renforcer son pouvoir au sein du Parti avec 
						l’élimination d’un grand nombre de ses adversaires 
						politiques, déclarés ou potentiels, voire imaginaires : 
						il s’agissait en fait d’intellectuels, toujours suspects 
						à ses yeux. Lors de la session exceptionnelle du VIIIème 
						Congrès du Parti est lancé le slogan martial : 
						« Rattraper la Grande-Bretagne », à l’époque, la seconde 
						puissance économique mondiale, « et talonner 
						l’Amérique » (超英赶美). 
						  
						Le Grand Bond 
						en avant, c’est la militarisation de tout le pays, 
						soumis à une collectivisation encore plus poussée, avec 
						même l’instauration de cuisines populaires dans 
						lesquelles tout le monde doit venir joyeusement se 
						restaurer. Les paysans abandonnent leurs champs pour 
						produire de l’acier dans des hauts fourneaux de fortune,
						 |  
				improvisés dans chaque 
				village, dans lesquels ils vont faire fondre leurs ustensiles de 
				cuisine désormais inutiles et leurs objets métalliques ; ils 
				sont aussi mobilisés pour la construction d’infrastructures 
				hydroélectriques, de routes et d’usines.  
				  
					
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						La famine est 
						née de cette monumentale absurdité qui s’est perpétuée 
						jusqu’en 1961 parce que les responsables locaux, 
						craignant pour leur peau, n’osaient pas afficher la 
						réalité de la situation : ils transmettaient des 
						statistiques fantaisistes en faisant, qui plus est, de 
						la surenchère par rapport aux voisins pour être bien 
						notés. Aujourd’hui encore, la famine est attribuée à 
						« trois années de catastrophes naturelles », et au 
						remboursement forcé de la dette envers l’Union 
						soviétique. Les chiffres des victimes de la famine n’ont 
						jamais été publiés. 
						  
						Certains 
						économistes et sociologues, en Occident surtout, se sont 
						penchés sur le problème ; en recoupant les statistiques 
						démographiques, avant et après la période, ils en 
						étaient arrivés à un « trou » démographique de quelque 
						20 à 40 millions de personnes. Yang Jisheng apporte, 
						lui, des documents et des témoignages précis qui 
						permettent de chiffrer la catastrophe et de mieux en 
						expliquer l’ampleur. |  | 
						
						 
						Les hauts fourneaux érigés dans les 
						villages |  
				  
				Le 
				travail de Yang Jisheng : recherches documentaires et enquêtes 
				sur le terrain
				  
				Yang Jisheng a 
				commencé son travail au début des années 1990. Son statut de 
				journaliste à l’agence Chine nouvelle lui a permis d’avoir accès 
				à une somme considérable de documents officiels, certains, même, 
				confidentiels que personne d’autre jusqu’ici n’avait pu 
				consulter ; il a parallèlement mené, dans douze provinces de la 
				Chine du centre, de l’est et du nord-ouest, des enquêtes qui lui 
				ont permis de rencontrer des survivants ainsi que des 
				responsables de l’époque et de les interviewer. Dans certains 
				endroits, il a organisé des réunions avec les villageois, et 
				s’est rendu sur les tombes des victimes avec eux. 
				  
				Le panorama qu’il 
				dresse est donc difficilement contestable. Il passe en revue les 
				régions où il a enquêté de façon très précise : le Gansu, où un 
				million d’habitants sur treize sont morts de faim ; le Sichuan, 
				la riche province surnommée « le pays de l’abondance », où la 
				politique du Grand Bond a été poursuivie le plus longtemps et de 
				la façon la plus poussée en raison du fanatisme du responsable 
				régional, et qui a perdu 10 à 12 millions de personnes ; 
				certains districts de l’Anhui, où les responsables ont déclaré 
				des chiffres de production plus de cinq fois supérieurs à la 
				récolte réelle de céréales, et où le district de Hao finit par 
				organiser un marché de chair humaine… 
				  
				Yang Jisheng arrive à 
				un total de 36 millions de morts, ce qui correspond à la 
				fourchette haute des estimations que l’on avait jusque là. Mais, 
				au-delà des chiffres, Yang Jisheng apporte des précisions encore 
				plus intéressantes sur les raisons qui ont entraîné une 
				catastrophe d’une telle ampleur. 
				  
				Les 
				causes de l’ampleur de la famine et les leçons à en tirer
				  
				On n’avait jusqu’ici 
				que des réponses fragmentaires à la question fondamentale : 
				comment une politique aussi absurde a-t-elle pu provoquer une 
				telle famine et autant de morts avant de commencer à être 
				corrigée ? Les raisons qu’il expose tiennent essentiellement à 
				la nature autoritaire du régime, où toute voix dissidente était 
				aussitôt liquidée. 
				  
				L’autoritarisme en 
				cause 
				  
				L’agriculture 
				fonctionnait alors selon un système de quotas de production et 
				de livraisons à l’Etat ; mais, en raison des besoins de 
				financement de l’industrialisation à outrance instaurée en 1958, 
				le pays tout entier a été soumis à des objectifs de production 
				agricole très élevés, avec une très forte proportion réservée à 
				l’Etat. La production de 1958 n’ayant pas été supérieure à celle 
				de l’année précédente, les paysans durent vendre à l’Etat une 
				part de leur propre ration de céréales, de fourrages et de 
				semences.  
				  
				Le système était sans 
				appel : si les paysans ne fournissaient pas les quotas requis, 
				on les accusait de dissimuler une partie des récoltes et les 
				cadres locaux étaient sanctionnés de diverses manières (renvoi, 
				rééducation par le travail, arrestation). Certains furent battus 
				à mort.  
				  
					
						| 
						
						 
						Les cantines populaires |  | 
						Le système des 
						cantines populaires accentua encore la crise, mais ce 
						fut surtout l’attitude des autorités locales qui fut 
						déterminante. Effrayés par les conséquences que pourrait 
						avoir pour eux la découverte de la situation par les 
						autorités centrales, les cadres locaux cherchèrent par 
						tous les moyens à la dissimuler et à afficher des 
						chiffres record de production.  
						  
						Quant aux 
						raisons invoquées par le pouvoir, Yang Jicheng a prouvé 
						qu’elles  |  
				étaient totalement 
				fausses : il n’y a pas eu, pendant ces trois années, plus de 
				catastrophes naturelles qu’en période normale, et, si la Chine a 
				effectivement remboursé sa dette auprès de l’Union soviétique, 
				ce n’est pas parce que ce pays l’avait exigé, mais parce que Mao 
				en avait fait une cause d’orgueil national (et personnel). 
				L’URSS a même offert un don de un million de tonnes de blé en 
				mars 1961, qui fut refusé – le gouvernement chinois n’accepta 
				que 500 000 tonnes de sucre de canne, on se demande bien 
				pourquoi (comme si le pays avait déjà le nécessaire, et 
				n’acceptait que le superflu). 
				  
				Qui plus est, pendant 
				les années de la Grande Famine, le gouvernement chinois a 
				continué à fournir de l’aide à certains pays, et les 
				exportations n’ont pas cessé ; les paysans mouraient de faim, 
				mais les exportations de céréales ont doublé entre 1957 et 
				1959 : cette année-là, elles auraient pu nourrir 24 millions de 
				personnes. 
				  
				Faits aussitôt 
				occultés 
				  
					
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						La seule 
						excuse que l’on a pu trouver est que Mao et son 
						entourage ne savaient pas. Ce n’est pas exact. On sait 
						que le maréchal Peng Dehuai (彭德怀) a alerté le président en 1959. En tant que ministre de la Défense, il 
						faisait régulièrement des tours d’inspection dans le 
						pays. Il avait donc constaté de visu, dès octobre 1958, 
						lors d’une tournée dans le Gansu, les conséquences 
						délétères de la politique menée par Mao, constatation 
						renforcée lors d’une visite ultérieure dans sa province 
						natale du Hunan déjà sérieusement affectée par la 
						famine. |  | 
						
						 
						Peng Dehuai avec Mao Zedong  
						au lendemain de la guerre de Corée |  
				  
				Lors du 8ème 
				Plénum du VIIIème Congrès, réuni en juillet 1959 à Lushan dans 
				le Jiangxi (庐山), 
				après avoir discuté en aparté de la situation avec plusieurs 
				membres du Plénum, il fut encouragé à demander un entretien 
				privé avec le président pour lui exposer son opinion. Ayant 
				trouvé le président endormi, il lui envoya une lettre 
				personnelle dans laquelle il critiquait non seulement la 
				politique menée, mais aussi tout l’esprit de la campagne et le 
				fanatisme suscité. Mao lut la lettre le 17 juillet et la fit 
				aussitôt circuler. Le 16 août, Peng Dehuai était condamné comme 
				anti-Parti : Mao s’était servi de l’affaire pour éliminer un 
				opposant et renforcer sa position. En septembre, Lin Biao 
				remplaça Peng Dehuai au ministère de la Défense, et le Grand 
				Bond en avant poursuivit son cours, la direction politique étant 
				encore renforcée… 
				  
				Ceci étant connu, Yang 
				Jicheng apporte un fait nouveau découvert lors de ses recherches 
				: en 1961, les  responsables du ministère des Céréales et 
				du Bureau national de la statistique réalisèrent une enquête 
				statistique sur l’évolution de la production agricole et de la 
				démographie. Ayant recoupé les chiffres recueillis, ils firent 
				ressortir l’évidence et les proportions catastrophiques de la 
				famine. Mais Mao et Zhou Enlai furent les seuls à en être 
				informés ; qui plus est, Zhou Enlai non seulement interdit la 
				diffusion du document, mais encore en ordonna la suppression.
				 
				  
				Yang Jicheng détruit 
				pas mal d’autres idées reçues, diffusées par le régime. Son 
				livre est essentiel pour comprendre, et se souvenir. Car tout 
				cela relève de la mémoire, essentielle pour corriger les erreurs 
				et améliorer les choses pour l’avenir. Comme le dit Yang 
				Jicheng : 
				  
				« Une nation 
				incapable de faire face à son passé ne peut avoir de futur. »   
				  
				
				Notes 
					
						| 
						(1) Stèles, la 
						grande famine en Chine, 1958-1961, traduit du chinois 
						par Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal 
						Chen-Andro, Seuil, septembre 2012, 660 p.  
						(2) Il est 
						aujourd’hui rédacteur en chef adjoint de la revue 
						politique pékinoise « Chroniques historiques » (《炎黄春秋》), 
						mensuel à tendance pro-démocratique. 
						(3) Citons 
						deux livres, en particulier, publiés sur le sujet en 
						1996 et 1998: 
						- « Calamity 
						and Reform in China: State, Rural Society, and 
						Institutional Change since the Great Leap Famine » de 
						Dali L. Yang, politologue américain professeur à 
						l’université de Chicago, Stanford University Press, 
						1996. 
						- « Hungry 
						Ghosts, 
						Mao’s Secret Famine » de Jasper Becker, journaliste 
						américain en poste à Pékin, correspondant du South China 
						Morning Post, Holt Mc Dougal, 1998. 
						Mais il y a 
						aussi des œuvres littéraires parues très tôt sur ce 
						thème, dont, de 
						
						Zhang Xianliang (张贤亮), la nouvelle « Mimosa » (《绿化树》), 
						publiée dès 1984, et le roman  |  | 
						
						 
						Une réédition de Mimosa,  
						de Zhang Xianliang |  
				« Grass Soup » (《烦恼就是智慧》), 
				publié en 1992, mais rédigé à partir de notes de son journal 
				personnel, tenu entre juillet et septembre 1960. 
				  
 
				  
				Téléchargement du 
				texte chinois : 
				
				
				https://sites.google.com/site/dajihuanglishi/book/2 
				  
 
				  
				A lire en 
				complément  
				
				Les Quatre 
				livres (《四书》), 
				de 
				Yan 
				Lianke (阎连科) : 
				une approche littéraire proche du mythe. 
				  
				  
				  
				    
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