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Li Er 李洱

Présentation

par Brigitte Duzan, 12 février 2014, actualisé 7 septembre 2019

       

Li Er (李洱)a soudain fait la une de l’actualité lors que la chancelière allemande Angela Merkel choisit d’offrir son second roman au premier ministre Wen Jiabao (温家宝) lorsqu’elle le rencontra à Pékin, le 27 juillet 2007,lors de sa seconde visite officielle en Chine.

        

Le roman – « Des cerises sur le grenadier » (《石榴树上结樱桃》) - venait d’être traduit en allemand (1) et avait rencontré un grand succès. Il avait été publié en Chine en 2004, après un premier roman paru deux ans auparavant, et cinq recueils de nouvelles.

        

Ce premier roman – Huaqiang (《花腔》) – a été l’un des finalistes sélectionnés pour le 6ème prix Mao Dun. Il a depuis lors été traduit en allemand et en anglais, et en français, par Sylvie Gentil. Li Er fait partie de la délégation des écrivains chinois invités du Salon du livre de Paris en

 

Li Er

mars 2014. Il a finalement obtenu le prix Mao Dun en 2019…

          

La Révolution culturelle et après

        

Années 1960-70 : Enfant du Henan

        

Li Er est né au tout début de la Révolution culturelle, en 1966, dans une petite bourgade du district de Jiyuan (济源), dans le Henan, célèbrepour avoir été chanté par les poètes des Tang Han Yu (韩愈) et Bai Juyi (白居易), témoin un recueil de poésie conservé dans sa famille. C’est là qu’il a passé son enfance et son adolescence, c’est aussi sa première source d’inspiration et le cadre d’une première légende familiale.

                                           

Son père était enseignant et, au début des années 1970, fut muté au collège de Jiyuan. Il commença alors à écrire des nouvelles. L’une d’elles racontait l’histoire d’un paysan qui achetait des engrais. L’ayant trouvée par hasard, après avoir fini de la lire, le jeune Li Er – qui avait une huitaine d’années – utilisa la menue monnaie qu’il avait en poche pour envoyer la nouvelle à un journal, en l’occurrence le Guangmingribao (《光明日报》), mais il oublia d’ajouter l’adresse familiale.

        

Il n’eut jamais de réponse. Plus tard, il y repensa en lisant le récit de García Márquez « Pas de lettre pour le colonel ».
       

Années 1980 : Etudiant à Shanghai…

        

En 1983, Li Er est admis à l’Université normale de Chine de l‘Est (华东师范大学) à Shanghai, dans le département de littérature chinoise, qui était alors l’un des meilleurs de Chine. Ce furent des années d’effervescence culturelle, en Chine, et Li Er en garde le souvenir d’une période exaltante :

对我来说,80年代是文化的童年;对文学来说,那是它的青春期;对时代来说,那仿佛是新婚之后最忙乱的时期。

Pour ce qui me concerne, les années 1980 correspondent à mon enfance culturelle ; pour la littérature,  ce fut un printemps, et, dans le contexte de l’époque, la période la plus turbulente, comme après un mariage.

        

L’université était une ruche, tout le monde écrivait, des poèmes, des nouvelles, sous l’influence des grands écrivains de la littérature mondiale que la Chine découvrait, et tout particulièrement, dans le cas de Li Er, Borges, García Márquez, Kafka, auxquels il ajouta plus tard Kundera, Vaclav Havel, Saul Bellow

        

A l’Université normale, Li Er eut pour mentor Ge Fei (格非), qui était sorti deux promotions avant lui et dirigea son mémoire de fin d’étude. Il lui avait mis un « excellent », mais il y en avait trop cette année-là, Ge Fei n’était que professeur assistant, il dut s’incliner et rabaisser sa note. Mais Li Er était l’un des meilleurs.

        

… et premiers pas d’écrivain

        

Ge Fei a, par la suite, continué desuivre Li Er, relisant ses nouvelles et les commentant avec tact, selon Li Er, sans en parler directement, mais en citant de grands auteurs : la richesse des détails chez Hawthorne, le style de Hemingway (他提意见的时候很委婉,不直接说我的小说,说的都是大师的作品:霍桑有个细节是这么写的,海明威有句话是那么写的。”)….. L’exemple venait de l’étranger pour le style, si l’inspiration était locale et personnelle.

        

C’était une époque de formidable bouillonnement culturel et littéraire, mais pleine de contradictions :

那是一个文学的年代,文学是一种思想资源。奇怪的是,当时的小说其实是没人看的,包括后来的先锋小说。要到很多年后,通过商业炒作才被接受。

C’était une époque littéraire, la littérature était en quelque sorte le ferment de la pensée. Mais le plus étrange, c’est que, à l’époque, personne ne lisait de fiction, même les romans d’avant-garde qui sont apparus par la suite. Ce n’est que bien des années plus tard, avec les bestsellers commerciaux, que la littérature a trouvé un lectorat.

         

Il Er se rappelle que, une fois, un nouveau livre de Wang Meng a été proposé en souscription : il s’en est vendu 37 !  La littérature était le fer de lance de la culture mais se vendait difficilement.

 

Le muet volubile

        

En 1987, Li Er obtient un poste de professeur de chinois à Zhengzhou ((郑州), la capitale du Henan. Il publie des nouvelles dans des magazines. Dix ans plus tard, il devient écrivain professionnel et rejoint l’association des écrivains du Henan en 2000. C’est alors qu’il commence à publier des recueils de nouvelles.

        

Nouvelles et romans

        

2000-2002 : Trois recueils de nouvelles

       

1. C’est en janvier 2000 que paraît son premier recueil, dix nouvelles courtes et "moyennes" écrites pendant la décennie 1990, et rassemblées sous le titre de l’une des plus courtes : « Un muet volubile » (《饶舌的哑巴》).

       

2. L’année suivante, il publie un autre recueil, de sept récits : « D’un miroir brisé » (《破镜而出》), qui donne son titre à l’ensemble, « Le guide est mort »(《导师死了》)

 

D’un miroir brisé

« La fissure » (《缝隙》), « La méprise » (《错误》), « Autres anges du boulevard » (《二马路上的天使》), « La voix enrouée » (《喑哑的声音》), et « Le supermarché des oscars » (《奥斯卡超级市场》). Dans l’introduction, les nouvelles sont présentées comme exprimant une « esthétique de l’amour de l’époque actuelle » (这一代的爱情美学), ou plutôt de ce qu’il en reste….

       

3. 2002 est ensuite une année très prolifique qui voit la publication de deux recueils de nouvelles et du premier roman de Li Er.

       

Les deux recueils sont « Oubli » (《遗忘》) et « Bibliothèque de nuit » (《夜游图书馆》). Les récits du premier sont une satire de la vie des intellectuels dans la Chine des années 2000 ; celui qui donne son titre au recueil est un roman, qui est accompagné de quatre nouvelles moyennes, dont une reprise du recueil précédent (« Le guide est mort »).

 

Bibliothèque de nuit

        

Les dix nouvelles de « Bibliothèque de nuit » reprennent le même thème, ainsi expliqué par l’auteur :

在这本书里,我写了当代中国某一部分人物。通常,我们把这些人叫做知识分子。我自己也是其中的一员,所以,写他们有如写自己。他们那些荒谬的境遇,那些难以化解的痛苦,那些小小的欢乐,那些在失败中不愿放弃的微薄的希望,我自己都不愿放弃的微薄的希望,我自己都感同身受。如果我对他们有嘲讽,有批判,那么这嘲讽、批判首先是针对我自己的。

Dans ce livre, j’ai décrit différents personnages de la Chine contemporaine que l’on définit habituellement comme des intellectuels. J’en fais partie, c’est pourquoi les décrire équivaut à me décrire moi-même ; l’absurdité de leurs situations, leurs peines sans fin, leurs petites joies, les minuscules espoirs qu’ils ne veulent pas abandonner même dans l’échec, tout cela me concerne aussi. Si je me moque d’eux, et les critique, ces moqueries et critiques sont d’abord dirigées à mon encontre.

        

C’est en quelque sorte un autoportrait satirique.

        

2002 : Premier roman

        

Huaqiang

 

L’année 2002 est surtout marquée par la publication du premier véritable roman de Li Er : Huaqiang (花腔), ou colorature, terme musical qui désigne les voix capables de faire des ornements complexes et virtuoses lors de l’interprétation d’un chant et qui est évidemment à prendre ici dans un sens dérivé : le vrai, ou la réalité, et ses variations (2).

        

C’est une œuvre de longue haleine que Li Er a mis dix ans à écrire, un collage complexe et érudit de faux documents d’archives et d’interviews imaginaires couvrant la période des débuts du régime communiste, la Révolution culturelle et la période post-maoïste, jusqu’à aujourd’hui. Le roman retrace de prétendusefforts de recherche sur la « vérité historique » concernant la vie et la mort d’un poète révolutionnaire du nom de Ge Ren (葛任) (3).

        

L’histoire - et son traitement - est un axe de réflexion majeur, chez Li Er, récurrent dans ses nouvelles, en particulier « Le magicien de 1919 » qui la présente, justement, comme l’œuvre d’une sorte de prestidigitateur.

        

La forme se rapproche de celle des romans chinois de la période Ming-Qing, avec son collage d’éléments hétérogènes, mais Li Er a précisé que c’était également en ligne avec la situation contemporaine de la Chine, où sont indissociablement mêlées, dans un monde globalisé, des formes socio-historiques contradictoires, pré-modernes,modernes et post-modernes, ainsi que des histoires alternatives venant concurrencer l’histoire officielle . Son écriture est donc un reflet formel du monde contemporain chinois, et tente d’établir une sorte de dialogue entre strates divergentes de la réalité.

        

Le roman a été l’un des finalistes du 6ème prix Mao Dun, et a contribué à faire connaître Li Er comme un écrivain à la voix et au style originaux, mais surtout en Chine.

        

En2003, il a déménagé à Pékin où il a obtenu un poste au Musée national de la littérature chinoise moderne (中国现代文学馆). La notoriété de l’écrivain a ensuite été amplifiée en 2004 par la publication d’un second roman, deux mois après un autre recueil de nouvelles, et, à l’étranger, par la traduction de ce roman en allemand en 2007.

        

2004 : Second Roman

       

En mai 2004, Li Er a d’abord publié une longue nouvelle intitulée « Séances de poésie l’après-midi » (《午后的诗学》), dans un recueil éponyme avec d’autres récits. L’histoire se passe dans le contexte du début des années 1990, et dépeint un groupe de jeunes intellectuels qui passent leurs après-midis chez l’un ou l’autre d’entre eux, à discuter de littérature, de poésie et de philosophie en fumant cigarette sur cigarette.

 

Séances de poésie l’après-midi

        

Le personnage central est un jeune poète charmeur et hâbleur, dont la popularité repose sur son talent de conteur et son art du verbe. Mais, quand il tente d’inciter ses collègues à griffonner à leur tour, le récit se perd dans l’absurde, et l’on retrouve la satire du milieu intellectuel qui avait été l’une des premières sources d’inspiration de Li Er.

        

Des cerises sur le grenadier

 

Puis, en juillet 2004, est paru son second roman « Des cerises sur le grenadier » (《石榴树上结樱桃》). Il raconte l’histoire d’une femme, chef d’un village, qui tente de faire appliquer la politique de planning familial alors que son poste est soumis à réélection. C’est une satire pleine d’humour de la vie villageoise et de la politique locale, avec un titre dérivé d’une chanson enfantine très répandue en milieu scolaire, rappelant une forme d’expression populaire très ancienne qui donne un cachet de culture paysanne locale au récit.

        

Li Er montre là ses profondes attaches avec la campagne chinoise, où il est né et a grandi, qui forme, pour lui, un contrepoids à la ville – avec un monde paysan emblématique de la globalisation du monde contemporain, encore aux marges du prémoderne mais déjà de plain-pied dans le post-moderne. Comme beaucoup d’autres aujourd’hui, cependant, ce qui intéresse Li Er n’est pas la ville et/ou la campagne,

mais les rapports entre les deux, et les mutations de l’une à l’autre.

           

Mais Li Er a une écriture très personnelle, qui rend ses récits à la fois profonds, fascinants et difficiles à traduire : ils sont truffés de citations, références littéraires et historiques, fragments de poésies classiques, mais aussi de poèmes et chants populaires dont il est friand. Il excelle ainsi à créer un contexte et des personnages d’une vérité profonde, porteurs d’une culture millénaire, mais, en même temps, revus à l’aune de sa propre personnalité et de son imagination, et reflets de son monde intérieur.

        

Ces deux premiers romans pourraient être les deux premiers volets d’une trilogie sur l’histoire chinoise, ou une réflexion sur la réalité historique contemporaine ; le troisième, en cours d’écriture, serait consacré à la place du confucianisme dans la société chinoise actuelle et ses rapports au changement.

        

2012 : Recueil de nouvelles courtes

       

En attendant, Li Er a publié en janvier 2012 son premier recueil de nouvelles courtes, dix récits dont beaucoup sont inédits : « Le corbeau blanc » (《白色的乌鸦》).

        

Li Er est à replacer dans la tradition du conteur, contre Benjamin qui avait prévu sa disparition dans un monde de plus en plus dominé par l’information brute, où l’individu, dominé par l’actualité, finit par se fondre dans la masse.

 

Le corbeau blanc

Chez Li Er, la culture et l’histoire – liés à l’histoire individuelle - sont un fond communomniprésent, finalement bien plus profond et déterminant.       

 

2019 : Prix Mao Dun

 

Après avoir été parmi les présélectionnés lors de la 6ème édition du prix Mao Dun, Li Er a finalement été parmi les cinq lauréats du prix en 2019, lors de sa 10ème édition. Le prix a récompensé son roman initialement publié en 2018 dans la revue Harvest (Shouhuo《收获》) : « Frère Ying Wu » (《应物兄》).

 

Roman foisonnant, il croise les parcours de plus de 70 personnages de toutes sortes qui ont un rapport proche ou lointain avec un certaine université Jizhou (济州大学) ; pour diriger le centre d’études confucéennes (儒学研究院) qu’elle a pour ambition de créer, celle-ci recrute un spécialiste américain du confucianisme, le professeur Ying Wu. Le roman suit en fait trois générations d’intellectuels chinois : les survivants de la Révolution culturelle, ceux qui ont fait leurs études universitaires à la fin des années 1970 et dans les années 1980, et enfin, la jeune génération du monde moderne. Non seulement leurs chemins se croisent, mais ils croisent aussi ceux de représentants du gouvernement, d’hommes d’affaires locaux et d’investisseurs étrangers liés au projet de centre de recherche.

 

Roman encyclopédique aussi, il fourmille de métaphores, de citations de grands classiques et de poésies anciennes. Il a été très bien accueilli par la critique, moins bien par le grand public qui l’a trouvé difficile à lire. La consécration du prix Mao Dun lui ouvre soudain un nouveau lectorat.

 

        

 

Notes

(1) « Der Granatapfelbaum, der Kirschenträgt », traduit par Thekla Chabbi, Deutscher Taschenbuch Verlag, München 2007. Il s’en est vendu dix mille exemplaires.

(2) Sylvie Gentil avait initialement pensé traduire le titre par « Des trémolos dans la voix ». Selon elle : « 花腔 ne veut pas forcément dire "colorature". Ce sont aussi ces "propos fleuris" dont on use et abuse pour emberlificoter les gens... D'où, de très loin, le rapport avec le titre. Je pense que cette deuxième signification a précédé en chinois la seconde, musicale, mieux connue de nos jours. J'ai demandé à Li Er si un sens dans son titre prédominait, réponse : non. Explication, par d'autres : sa femme est chanteuse d'opéra... De tout le livre, …le vrai casse-tête est le titre. »

(3) Ce nom est quasi homophone de 个人, c’est-à-dire un individu, qui peut être soi-même, impliquant une assimilation de l’auteur à son personnage.

        


       

Traduction en français

        

Le jeu du plus fin (《花腔》), traduit par Sylvie Gentil, Philippe Picquier, mars 2014

        


       

A lire en complément 

        

Deux articles fondamentaux, l’un de 2002, l’autre de 2013, sur deux points importants de la pensée de Li Er :

        

- L’écriture de la fiction aujourd’hui et son aspect introspectif de découverte de soi, pour lui le plus important :

The Ins and Outs of Modern Chinese Fictional Characters, by Li Er

www.ou.edu/clt/02-02/essay-li-er.html

        

- L’avenir du roman en Chine :       

Li Er: the future of the novel in China

www.theguardian.com/books/2013/mar/15/future-novel-china

        

        

       

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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