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				《上天和生活选定那个感受黑暗的人》 
				Le Ciel 
				et la vie choisissent celui qui perçoit l'obscurité. 
				 
				  
				
				Discours de réception du prix Kafka prononcé par 
				Yan Lianke le 
				23 octobre 2014. 
				
				Texte original :
				
				
				http://book.ifeng.com/yeneizixun/detail_2014_10/23/090433_0.shtml 
				
				Traduction Sebastian Veg, Communications, 2016/99 (Démocratie et 
				littérature), pp. 1-18 
				  
				
				Mesdames et messieurs, chers invités, honorables membres du 
				jury,  
				  
						
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							  D'une 
							certaine façon, l'écrivain vit pour la mémoire et 
							les perceptions du genre humain. C'est pourquoi la 
							mémoire et les perceptions nous font aimer 
							l'écriture.    
							
							  C'est 
							pourquoi aussi, me tenant ici, je me souviens des 
							années 1960 à 1962 : il y a plus d'un demi-siècle, 
							dans la Chine qui cherchait à réaliser le 
							communisme, ont eu lieu trois années dites de « 
							désastres naturels », faisant environ 30 millions de 
							morts. Un soir, après cette catastrophe d'origine 
							humaine qui a ébranlé le monde, le soleil couchant 
							brillait et le vent d'automne soufflait sur mon 
							village pauvre et isolé de la Chine centrale, 
							entouré de murs fortifiés de terre érigés pendant la 
							guerre. Âgé seulement de quelques années, 
							j'accompagnais ma mère près des murailles pour vider 
							les ordures. Me tenant par la main, elle me montra 
							de l'argile blanche en pétales et de l'argile jaune 
							en boulettes :  |  | 
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					« Souviens-toi, 
					l'argile blanche et l'écorce d'orme peuvent être mangés 
					quand un homme est tourmenté par la faim au point d'en 
					mourir. L'argile jaune et l'écorce d'autres arbres le feront 
					mourir plus vite. »    
				  
				Puis elle rentra préparer le repas. Sa silhouette qui 
				s'éloignait ressemblait à une feuille séchée ballottée par le 
				vent. Et moi, devant cette argile comestible, face au soleil 
				couchant qui baignait le village et les champs de sa lumière, je 
				vis une immense obscurité s'abaisser comme un rideau. 
				 
				  
				  
				Depuis ce moment, je suis devenu capable de percevoir 
				l'obscurité. À ce moment, j'ai appris, précocement, les mots « 
				endurer les tourments ». Ils signifient éprouver la souffrance 
				dans l'obscurité. À cette époque, chaque fois que, affamé, je 
				tirais la main de ma mère pour lui demander à manger, il 
				suffisait qu'elle dise les mots « endurer les tourments » pour 
				que je voie indistinctement un pan d'obscurité. 
				   
				  
				À cette époque, la fête du Printemps était un jour faste pour 
				tous les enfants. Mon père, comme tous les pères, voyant mes 
				frères et sœurs se réjouir à l'approche de la fête, prononçait 
				lui aussi à voix basse les mots « endurer les tourments ». 
				Alors, je me dérobais en silence et me cachais dans l'obscurité 
				désolée et indistincte, ne me réjouissant plus de l'approche de 
				la fête.    
				  
				À cette époque, vivre et survivre n'étaient pas les 
				préoccupations principales des Chinois, la révolution seule 
				était la grande affaire du pays. La révolution exigeait de mon 
				père et de ma mère d'aller dans la rue crier « Longue vie au 
				président Mao ! » en agitant un drapeau rouge. Alors, mes 
				parents et les villageois détournaient la tête de la révolution 
				et marmonnaient à voix basse les mots « endurer les tourments ». 
				Et moi, en entendant ces mots, j'étais envahi par l'obscurité, 
				comme si la nuit descendait au milieu du jour. 
				   
				  
				Alors, je compris précocement l'obscurité. Ce n'est pas 
				seulement une couleur, mais la nature de l'existence. C'est le 
				destin inévitable des Chinois et leur façon de l'accepter. Plus 
				tard, je devins soldat et partis, quittant ce village démuni, 
				quittant cette terre qui m'avait donné naissance et nourri. 
				Mais, quoi qu'il arrivât dans ma vie, le rideau noir de 
				l'obscurité continuait à tomber devant mes yeux. Et moi, 
				derrière ce rideau, j'acceptais l'obscurité pour résister à 
				l'obscurité, comme on accepte la souffrance pour la combattre.
				 
				  
				  
				Bien sûr, la Chine d'aujourd'hui n'est plus celle d'hier, elle 
				est devenue riche, affirmant sa puissance ; réussissant à 
				nourrir et loger 1,3 milliard de personnes, à assurer même leurs 
				menues dépenses, elle est devenue un puissant flambeau brillant 
				à l'est du monde. Mais, plus ce rayon de lumière est puissant, 
				plus l'ombre qu'il jette est épaisse, et plus l'obscurité qu'il 
				produit est profonde. Certains se sentent réchauffés et éclairés 
				par la belle lumière, d'autres, du fait de leur mélancolie, 
				angoisse ou inquiétude naturelle, perçoivent l'ombre, le froid 
				et les ténèbres tenaces sous la lumière.    
				  
				Moi, j'étais destiné à percevoir l'obscurité. Alors je regarde 
				la Chine d'aujourd'hui : débordante mais difforme, se 
				développant mais s'altérant, corrompue, absurde, chaotique, 
				désordonnée. Tout ce qui se passe chaque jour dépasse la raison 
				ordinaire. Sur cette vieille et vaste terre, les principes et 
				les règles construits par les hommes au cours de milliers 
				d'années, gouvernant les sentiments, la morale et la dignité 
				humaine, se décomposent, s'effondrent, se dissolvent ; l'aune de 
				la loi devient une corde à sauter ou un élastique dans un jeu 
				d'enfants. Aujourd'hui, l'écrivain qui fait face au système 
				politique, au pouvoir, à la démocratie, à la liberté, à la 
				sincérité, à la réalité de ce pays se trouve désarmé, ne sachant 
				où donner de la tête. Non seulement rien ne s'améliore, mais 
				tout empire et devient plus dramatique : les actes les plus 
				concrets – boire, manger, se loger et se déplacer –, les 
				nouveaux problèmes de survie – se soigner, élever, naître, 
				vieillir – tendent à un point inouï l'âme et les émotions des 
				multitudes pour l'écrivain qui les observe. Comme un malade dans 
				un état critique qui espère un remède miracle, elles attendent à 
				la fois qu'il arrive au plus vite et redoutent qu'il se révèle 
				illusoire, les renvoyant à une mort imminente. L'inquiétude et 
				la crainte qui accompagnent cette attente suscitent une angoisse 
				collective qu'aucun peuple n'avait jamais connue. Cette angoisse 
				nationale devient, pour l'écrivain, l'ombre jetée au point le 
				plus lumineux, l'autre face d'un immense rideau sous la lumière.
				   
				  
				Personne n'a dit à l'écrivain où le train du développement 
				économique à grande vitesse allait emmener le pays. 
				     Personne non plus n'a dit à l'écrivain si, après un siècle 
				de révolutions et de campagnes politiques sans interruption 
				jusqu'à aujourd'hui, des nuages noirs couvaient au-dessus de nos 
				têtes ou si, en un coup de tonnerre, un éclair déchirera les 
				nuages.    
				  
				Encore moins quelqu'un est-il capable de dire à l'écrivain, 
				maintenant que l'argent et le pouvoir se sont substitués au 
				communisme et au capitalisme, une fois passé les idéaux de 
				démocratie, de liberté, de loi et d'éthique, à quel prix 
				s'échangent la compassion, l'humanité ou le respect. 
				 
				  
				  
				Je me souviens du village du sida où je suis allé plusieurs fois 
				il y a une dizaine d'années 1. Parmi les huit cents habitants, 
				deux cents étaient infectés par le virus ; âgés de 30 à 45 ans, 
				ils appartenaient tous à la force de travail. Ils avaient été 
				infectés parce qu'ils voulaient s'enrichir grâce aux réformes, 
				améliorer leur vie, et s'étaient organisés pour vendre leur sang 
				collectivement. Dans ce village, la mort était comme le coucher 
				du soleil, inévitable et prédéterminée ; l'obscurité ressemblait 
				à un ciel d'où le soleil aurait disparu pour toujours, 
				éternelle. Quand je me souviens de mon expérience là-bas, la 
				lumière que je rencontre dans la réalité se transforme en une 
				immense ombre obscure, qui m'enferme et me cerne. 
				   
				  
				Je sais que, sur cette terre vaste, pleine de chaos et de 
				vitalité, je suis un homme superflu. Je comprends que, sur cette 
				terre vaste, pleine de chaos et de vitalité, je suis un écrivain 
				superflu. Mais je persiste à croire que, sur cette terre vaste, 
				mon écriture et moi aurons un sens un tant soit peu 
				irremplaçable. Car, là-bas – la vie, le sort et le Ciel ont 
				décidé que, depuis ma naissance, je serais celui qui ne peut et 
				ne sait que percevoir l'obscurité –, sous le soleil, je découvre 
				toujours l'ombre d'un grand arbre, comme l'enfant qui a vu 
				l'empereur nu ; sur la scène où se déroulent les hymnes de joie, 
				je me tiens derrière le rideau. Quand tout le monde se dit 
				réchauffé, je ressens le froid ; quand tout le monde évoque la 
				lumière, je vois l'obscurité. Quand tous dansent et chantent de 
				bonheur, je découvre que quelqu'un noue des cordes à leurs pieds 
				pour les faire trébucher et les ligoter. J'ai vu une laideur 
				inimaginable dans l'âme humaine ; j'ai vu les efforts des 
				intellectuels pour garder l'échine droite et penser par 
				eux-mêmes, ainsi que les humiliations qu'ils ont subies ; j'ai 
				vu la vie spirituelle des Chinois être vidée par le pouvoir et 
				se désintégrer. 
				  
				  
				Je pense à un aveugle de mon village qui a vécu jusqu'à l'âge de 
				70 ans ; tous les matins au lever du soleil il se tournait vers 
				l'est, fixait l'aurore, et murmurait la phrase suivante : « En 
				fait, la lumière du jour est noire ! C'est pas plus mal ! » En 
				hiver, quand il se réchauffait au soleil, il murmurait avec un 
				grand sourire : « Plus c'est sombre, plus c'est chaud ! » 
				   
				  
				Plus étonnant encore, cet aveugle de mon village a toujours 
				utilisé des lampes de poche électriques pour se promener la 
				nuit. Plus la nuit était noire, plus sa torche était grande et 
				éclairait fort. Quand il se promenait dans les ruelles obscures 
				du village, les gens le voyaient de loin et ne le heurtaient 
				pas. Mieux encore, quand on le croisait, il vous éclairait le 
				chemin avec sa torche jusque loin devant. Pour rendre hommage à 
				cet aveugle et à sa torche, au moment de l'enterrer, sa famille 
				et nous, les villageois, lui avons apporté des lampes de poche 
				de toutes les tailles, chargées de piles. Son cercueil était 
				entièrement rempli de lampes de poche.    
				  
				Cet aveugle m'a permis de prendre conscience de l'existence d'un 
				genre d'écriture : plus elle est sombre, plus elle éclaire ; 
				plus elle est froide, plus elle réchauffe. Elle n'est là que 
				pour être contournée. Mon écriture et moi sommes l'aveugle avec 
				sa torche, marchant dans le noir, utilisant une lumière limitée 
				pour éclairer l'obscurité, afin que les gens voient l'obscurité, 
				la contournent et l'évitent.  
				  
				  
				À l'intérieur de la littérature mondiale, la littérature 
				chinoise, qui compte aujourd'hui parmi les terreaux fertiles de 
				la littérature asiatique, n'a jamais été confrontée à une 
				réalité aussi pleine d'espoir et de désespoir ; à une réalité 
				aussi riche, aussi absurde, aussi troublante, offrant autant de 
				légendes et d'histoires – le surréalisme le plus quotidien, les 
				ténèbres les plus réalistes. À aucun moment de l'histoire la 
				Chine n'a connu, en même temps que des horizons brillants, 
				autant d'ombres, d'incertitudes ou de points aveugles. La Chine 
				d'aujourd'hui est comme le soleil et la lumière du monde entier, 
				mais en même temps ses ombres suscitent les craintes du monde 
				entier. Ses habitants sont en proie à une agitation, une 
				inquiétude de chaque instant, à des angoisses et des élans sans 
				raison. Ils craignent de se souvenir et refoulent le passé, 
				désirent le futur et redoutent de le voir arriver. Le réel est, 
				à tous les instants, ébouriffant et contraire à la raison et à 
				la logique, mais, en même temps, pourvu d'une réalité, d'une 
				logique internes, que les gens ne voient pas, plein d'absurdité, 
				d'un réalisme mythique 2 complexe, d'événements et de réalités 
				désordonnés. Il représente l'ombre sous le soleil le plus 
				radieux, l'obscurité dans la plus grande clarté.   
				  
				 Pour l'écrivain en Chine aujourd'hui, déceler la plus éclatante 
				clarté, c'est mettre au jour un type de réalité ; les chants 
				mélodieux en sont un autre ; le néant, l'esthétisme en 
				représentent encore un autre. La réalité de la Chine est une 
				immense forêt : soleil, verdure luxuriante, fleurs, oiseaux, 
				torrents, tout est réel. Dans cette forêt, des dizaines, voire 
				une centaine d'écrivains remarquables ressentent à la fois la 
				richesse et les difformités, les contradictions et la complexité 
				du pays, sa vitalité et ses failles, et ils les mettent en scène 
				dans leur écriture du réel. Moi, comme j'ai été choisi par le 
				Ciel et la vie pour percevoir l'obscurité, je ne vois pas la 
				même réalité que les autres. Je distingue les amas de brume au 
				profond de la forêt, je perçois le désordre, le poison et la 
				peur qui se cachent sous la brume. Beaucoup de gens voient la 
				beauté de la forêt diurne ; moi, je vois l'obscurité et la 
				terreur au profond de la forêt nocturne. Je sais que l'obscurité 
				n'est pas seulement un moment, un lieu ou un événement ; elle 
				est aussi dans l'eau, dans l'air, parmi les hommes, dans leurs 
				intentions et leur respiration, dans l'existence quotidienne. 
				Limiter l'obscurité aux premiers termes est trop restrictif ; 
				l'obscurité la plus profonde et illimitée se produit lorsque 
				tout le monde voit l'obscurité et prétend qu'elle est lumière et 
				chaleur.    
				  
				La plus grande obscurité est l'adaptation des hommes à 
				l'obscurité ; l'obscurité la plus terrifiante est l'indifférence 
				à la lumière et l'oubli de la lumière quand on se trouve dans 
				l'obscurité. C'est là que se situe la grandeur de la 
				littérature. Car seule la littérature peut déceler, au milieu de 
				l'obscurité, la lumière la plus faible, la beauté, la chaleur, 
				l'amour sincère. C'est pourquoi j'essaie de toutes mes forces de 
				percevoir, au milieu de l'obscurité, la respiration et la vie 
				humaines, de percevoir la lumière, la beauté, cette éclatante 
				chaleur et cette compassion, de percevoir les tribulations et la 
				satisfaction de l'âme affamée. C'est pourquoi, à travers 
				différents « temps, lieux et événements », j'ai vu l'obscurité 
				la plus quotidienne.  
				  
				  
				Dans cette Chine à la civilisation millénaire, les hommes 
				d'aujourd'hui peuvent, jour après jour, se détourner d'une 
				personne âgée tombée dans la rue par crainte d'être victimes de 
				chantage, alors que le sang qui coule sur son corps est rouge et 
				chaud. Dans cette Chine à la civilisation millénaire, quand une 
				femme enceinte meurt sur une table d'opération, les médecins et 
				infirmiers, craignant d'être tenus pour responsables, décampent 
				sans exception, laissant derrière eux le souffle et les cris 
				faibles d'un petit être dans le réel.    
				  
				C'est pourquoi, après avoir été victime d'une démolition forcée 
				3, j'ai ressenti une obscurité plus quotidienne, banale, mais 
				aussi plus aiguë. Dans ce pays riche et ouvert, des gens 
				ordinaires victimes de démolitions forcées, n'ayant nul endroit 
				vers où se tourner et jetés dans les rues de Pékin, ayant tenté 
				un suicide collectif en avalant du poison, puis secourus et 
				sauvés contre leur gré, sont arrêtés et accusés du crime d'avoir 
				« attisé des querelles et provoqué des troubles ». Mais, quand 
				on nous dit que leur tentative de suicide était « soigneusement 
				préméditée », nous oublions très vite les difficultés 
				quotidiennes d'un nouveau type et les souffrances des gens 
				ordinaires, et leur sentiment d'inquiétude quand ils avancent 
				dans la lumière.    
				  
				J'ai compris les personnes âgées qui, pour une raison ou une 
				autre, se suicident en même temps sans se concerter : elles ne 
				meurent pas de pauvreté, de maladie, de surmenage ou par vertu, 
				mais succombent à l'angoisse de la vie, à l'inquiétude pour leur 
				sort et au désespoir vis‑à-vis du monde. 
				  
				  
				 Face à ces événements, une obscurité indissoluble qui concerne 
				les hommes, la vie, le réel et le monde envahit mon esprit, ma 
				vie et mon écriture comme une épaisse brume – je perçois ce 
				monde à ma façon. Je ne peux qu'utiliser ma méthode personnelle 
				pour percevoir et écrire ce monde. Je n'ai pas la capacité 
				d'ouvrir la fenêtre et d'admirer la lumière du monde, je n'ai 
				pas la capacité de percevoir la force de l'humanité et de 
				l'ordre à travers le chaos et l'absurdité de l'histoire et de la 
				réalité. Je suis toujours enveloppé par l'obscurité et ne peux 
				percevoir la lumière et la faible existence de l'homme qu'à 
				travers l'obscurité. Je dirais même que je suis un homme de 
				l'obscurité. Un écrivain indépendant dans l'obscurité, un 
				spectre banni de la lumière.    
				  
				Alors je pense à Job dans l'Ancien Testament qui, après avoir 
				subi des souffrances innombrables, répond à sa femme qui le 
				maudit : « Si nous accueillons le bonheur comme venant de Dieu, 
				comment ne pas accueillir de même le malheur ? » Cet échange 
				simple montre que Job comprend profondément sa souffrance, qu'il 
				comprend que Dieu l'a choisi pour le mettre à l'épreuve. Il 
				montre la nécessaire coexistence des lumières et de l'obscurité. 
				Moi, je ne suis pas comme Job, le seul que Dieu ait choisi de 
				mettre à l'épreuve par la souffrance. Mais je sais que j'ai été 
				choisi par le Ciel et l'existence pour percevoir l'obscurité. Je 
				me cache dans les ombres aux marges de la lumière. Dans les 
				ombres ou dans l'obscurité, je perçois le monde, stylo à la 
				main. C'est dans les ombres ou dans l'obscurité que je cherche 
				la clarté, la lumière de la lune, la chaleur, l'amour, la bonté 
				et un cœur qui ne s'arrête pas de battre. C'est à travers 
				l'écriture que je cherche à sortir de l'obscurité et à trouver 
				la lumière. 
				  
				
				  Que ce soit en tant qu'homme ou en tant qu'écrivain, moi aussi 
				– écrivain pour qui la littérature est l'idéal et le credo le 
				plus élevé – je suis inquiet de mon élection. Pour cela aussi je 
				remercie la patrie de mon sang, je la remercie d'être devenue 
				peu à peu éclairée et tolérante, de permettre à un écrivain, 
				choisi pour ne percevoir que l'obscurité, d'exister et d'écrire, 
				de tolérer quelqu'un qui se tient toujours derrière le rideau 
				pour percevoir le réel, l'histoire et l'existence humaine.
				   
				  
				Pour cela, je remercie encore davantage les jurés du prix Kafka 
				de m'avoir cette année décerné ce prix pur et immaculé. Ce prix 
				n'est pas le trésor et la gloire donnés à Job après qu'il a 
				enduré jusqu'au bout l'obscurité et les souffrances, c'est 
				plutôt un faisceau de lumière donné à un serviteur qui a vu 
				l'obscurité et s'en est échappé pour faire un rapport – 
				l'aveugle qui se promène de nuit. Parce que ce faisceau de 
				lumière existe, l'homme qui est né pour percevoir l'obscurité 
				est confiant qu'il trouvera de la lumière devant lui. Grâce à 
				cette clarté, les humains peuvent voir l'obscurité et mieux 
				éviter les ténèbres et la souffrance. Ce serviteur, cet aveugle, 
				quand il vient au rapport par une route nocturne, peut éclairer 
				un segment de la route de ceux qu'il croise – même si ce n'est 
				qu'un bref trajet.      
				1. 
				Un des premiers romans de Yan Lianke est consacré à l'épidémie 
				de VIH-sida dans la Chine des années 1990 ; il est traduit sous 
				le titre Le Rêve du village des Ding, Paris, Éditions Philippe 
				Picquier, 2007. (Toutes les notes sont du traducteur.) 2. Dans un livre d'essais, Yan Lianke a développé le concept de 
				« réalisme mythique » comme fondement de son esthétique.
 3. Une des deux résidences pékinoises de Yan Lianke a été 
				démolie en 2011 par un promoteur immobilier sans que les 
				habitants en soient avertis ; Yan Lianke a publié une lettre 
				ouverte de protestation à ce sujet
 
 
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