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A la découverte du roman, histoire et défense du mythoréalisme par Yan Lianke

par Brigitte Duzan, 4 mai 2017, actualisé 25 février 2020

 

C’est en juillet 2011 que Yan Lianke (阎连科) a publié « A la découverte du roman » (《发现小说》) [1] – long et subtil essai sur sa vision personnelle de la forme romanesque et de son évolution dans la littérature mondiale. Il faut rendre grâce aux éditions Philippe Picquier de l’avoir publié, et à Sylvie Gentil de l’avoir traduit, car c’est une vision qui éclaire d’un jour particulier l’œuvre de cet écrivain majeur des lettres chinoises contemporaines : on suit ainsi mieux la pensée qui parcourt sa création. En même temps, c’est une analyse approfondie de la littérature contemporaine chinoise, appuyée sur des références à un vaste corpus de textes de la littérature mondiale.

 

Il faut souligner aussi les subtilités de la traduction qui s’ajoutent aux subtilités du texte lui-même et prennent une connotation particulière maintenant que, soudain, nous a quittés la traductrice. Elle a pris soin de traduire en même temps la nouvelle ‘moyenne’ « Un chant céleste » (《耙耧天歌》) que Yan Lianke cite dans son essai comme

 

A la découverte du roman

étant la première apparition dans son œuvre de traces mythoréalistes. Les deux textes sont à lire dans la continuité, l’un venant en illustration de l’autre. Ils ont été réédités en même temps en 2014.

 

A la découverte du roman

 

« A la découverte du roman » est en quelque sorte un plaidoyer pro-domo : Yan Lianke nous explique comment il est arrivé au mythoréalisme (神实主义) pour créer des récits dont le style soit le mieux adapté à la réalité concrète de la Chine actuelle, dans sa démesure, son lot de folie et d’absurde au quotidien [2].

 

Refus de conformité

 

Yan Lianke se livre pour ce faire à une analyse du réalisme en littérature, en partant d’une déclaration qui est une citation de la postface de la version originale de son roman « Les Quatre livres » (《四书》) : « Je suis un fils indigne du réalisme » (我是现实主义的不孝之子), « un traître à l’écriture » (“写作的叛徒”). C’est un faux acte de contrition, qui assume au contraire la volonté de ne pas rester aveuglément fidèle aux formes littéraires usuelles, ce qu’il appelle la « littérature habituelle » (习惯文学).

 

1.       Les différentes formes de réalisme et leurs limites

 

Mais encore fallait-il bien savoir de quoi il se démarquait. Yan Lianke commence donc, dans une première partie, par une nomenclature des formes d’expression du réel dans le roman mondial, en en distinguant quatre : le « réel fallacieux » [3] , image à la fois contrôlée et faussée d’une société elle-même sous contrôle (社会控构真实) ; le « réel mondain », image superficielle d’une société appréhendée dans ses aspects extérieurs (世相经验真实) ;  le « réel vital », qui donne une image de la vie telle qu’elle est vécue, la vie comme expérience (生命经验真实) ; et le « réel spirituel » qui est exploration des profondeurs de l’âme (灵魂深度真实).

 

A chacune de ces formes d’expression du réel correspond un réalisme spécifique [4], illustré par des œuvres célèbres, de la littérature soviétique à Balzac, Shen Congwen (沈从文) ou Qian Zhongshu (钱钟书) pour le réel mondain, Hugo, Stendhal, Tolstoï, Tourgueniev ou Lu Xun (魯迅) pour le réel vital, et enfin, pour le réalisme spirituel qui est l’épitome de ce qui précède, Dostoïevski.  

 

Toutes ces formes de réalisme ont leurs limitations, mais surtout ce ne sont pas des catégories nettes et exclusives : elles se recoupent et débordent les unes sur les autres. La fiction romanesque est essentiellement question d’expression : un art de la langue (小说是语言的艺术).

 

Pour mieux comprendre l’écriture romanesque, Yan Lianke étudie donc, dans sa deuxième partie, les ressorts narratifs, c’est-à-dire la narration sous l’angle causal : d’où part la narration, de quelle cause (ou non-cause) initiale procède-t-elle, et comment se déroule-t-elle ensuite ?

 

2.       Les schémas narratifs vus sous l’angle causal

 

Abordée sous cette angle, l’analyse est beaucoup plus claire. Elle distingue quatre schémas narratifs basés sur cette notion de causalité :

 

-   la causalité zéro (章零因果),celle de Kafka, de « La Métamorphose » et du « Château », c’est l’absurde au quotidien ;

-   la causalité absolue (全因果), celle qui présuppose l’équivalence parfaite entre cause et effet (s), et que l’on retrouve dans une grande partie des roman du 19ème siècle ;

-   la semi-causalité (半因果), celle du fameux « magico-réalisme » sud-américain qui rompt avec la rationalité de la causalité absolue, mais sans négliger l’histoire et la réalité du peuple comme le fait la causalité zéro ;

-   et enfin, épitome des trois autres, la causalité interne (内因果) qui correspond à l’expression de la réalité spirituelle en se plongeant dans les tréfonds de l’âme ; elle a donné le mouvement du flux de conscience, et les chefs d’œuvre que sont « Mrs Dalloway », « Ulysses » ou « La Recherche du temps perdu » ; il est ici question de donner à voir le monde, pas seulement une individualité.

 

Un chant céleste

 

Edition de Nankai, 2011

 

Réédition Littérature du peuple, 2014

 

Shen Congwen, Biancheng《边城》

(réalisme mondain)

 

Qian Zhongshu, La forteresse assiégée

《围城》(réalisme mondain)

 

Le mythoréalisme (神实主义) se conçoit dans cette perspective, et dans ce prolongement, en allant au-delà des causalités directes, et même des causalités internes, celles de l’esprit dans son rapport avec l’autre, avec le monde. C’est donc ce que Yan Lianke étudie dans sa troisième partie.

 

3.       Le mythoréalisme

 

C’est un mouvement qui, selon lui, est en germe depuis très longtemps dans la littérature chinoise et qu’il définit ainsi :

在创作中摒弃固有真实生活的表面逻辑关系,去探求一种不存在的真实,看不见的真实,被真实掩盖的真实。神实主义疏远于通行的现实主义。

Au cours du processus créatif, rejeter tout rapport logique superficiel inhérent à la vie réelle pour rechercher une réalité « qui n’existe pas », une réalité invisible occultée par la réalité tangible. Le mythoréalisme s’est dégagé du réalisme ordinaire.

 

Le mythoréalisme est en quête de réel interne, en faisant appel à toutes les formes de l’imagination populaire, nées du réel, mais transcendées en passant dans l’imaginaire collectif : mythes et légendes, allégories, rêves et fantasmes. Le mythoréalisme se définit ainsi dans une double dimension au-delà du réel :

 

神实主义绝不排斥现实主义,但它努力创造现实和超越现实

主义。

Le mythoréalisme n’est pas rejet du réalisme, mais effort opiniâtre de recréation et dépassement du réalisme.

 

Yan Lianke poursuit en développant son propos et en donnant des exemples, dans la littérature contemporaine chinoise, d’œuvres qui annoncent le mythoréalisme tout en restant dans le domaine du réalisme, en commençant

 

La Métamorphose 《变形记》(causalité zéro)

 

To the Lighthouse 《到灯塔去》/

Mrs. Dalloway《达洛维夫人》

(flux de conscience, causalité interne)

par « Brothers » (《兄弟》) de Yu Hua (余华) et en poursuivant avec Jia Pingwa (贾平娃) et Su Tong (苏童).

 

Brothers

 

Mo Yan, le Clan du sorgho

(tr. Sylvie Gentil, Pascale Guinot)

 

Cependant, il fait remonter la naissance du mythoréalisme aux années 1980, ce qui est une autre manière d’aborder le mouvement d’avant-garde de ces années-là, les formes expérimentales de l’avant-garde étant source d’inspiration « en ouvrant une lucarne sur le monde ». Mais les deux auteurs que cite Yan Lianke comme point de départ d’une écriture mythoréaliste encore vague sont peu connus : la romancière Shen Rong (谌容) pour sa nouvelle « Dix ans de moins » (《减去十岁》), et Wu Ruozeng (吴若增) pour « Le Fume-cigarette en émeraude » (《翡翠烟嘴》), deux nouvelles des tout débuts de la décennie.

 

Même les nouvelles du courant de « recherche des racines » (寻根文学) comportent leur part de mythe et de merveilleux, dit encore Yan Lianke, citant « PaPaPa » (《爸爸爸》) de Han Shaogong (韩少功), « Merveilleux cimetières » (《美穴地》) de Jia Pingwa (贾平凹) et bien d’autres.  Cependant, dit-il enfin, c’est Mo Yan (莫言) avec « Le Clan du sorgho » (《红高粱》) et ses œuvres suivantes qui a déclenché le mouvement : non point mythoréalisme, mais dépassement du réalisme comme prélude au mythoréalisme.

 

Ce qui donne une assise et une profondeur au mythoréalisme, ce sont ses antécédents, sinon ses sources, dans une tradition millénaire remontant à la Bible et aux épopées de l’Antiquité gréco-latine, mais aussi, côté chinois, à une tradition littéraire du fantastique ancrée dans l’imaginaire populaire, de « La Pérégrination vers l’ouest » (西游记) aux « Chroniques de l’étrange » (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄). Mais même chez Lu Xun on trouve une écriture mythoréelle plongeant dans la tradition du fantastique, dont la fameuse histoire de Mei Jianchi (眉间尺) « Forger les épées » (《铸剑》) des « Contes anciens à notre manière » (《故事新编》).

 

Cependant, termine Yan Lianke, la grande difficulté est de rester dans la peinture du réel, sans tomber dans la légende, l’absurde ou le surréalisme, c’est-à-dire des formes antérieures, classiques, de dépassement du réel. Il semble lui-même avoir encore évolué depuis l’écriture de cet essai, puisque son roman paru en 2015, « La mort du soleil » (《日熄》), semble en revenir à une narration dérivant de la causalité zéro.

 

Surtout, il est difficile de parler de mouvement ou courant littéraire pour une œuvre unique. Quoi qu’il en soit, il est fascinant de voir un auteur soucieux d’assurer la pérennité de son œuvre en inventant lui-même la théorie la mieux à même, selon lui, de décrire au plus près ses propres intentions, choix et critères de création.

 

Un chant céleste 

 

Dans le cours de son essai, Yan Lianke cite l’une de ses nouvelles comme point de départ de son écriture mythoréaliste. Il s’agit d’une nouvelle zhongpian (pourtant publiée comme roman par Philippe Picquier) dont la publication remonte à 1998 : « Le chant céleste des monts Balou » (《耙耧天歌》) [5].

 

C’est une sorte de conte fantastique où une femme lutte pour marier ses enfants tous atteints d’une maladie congénitale qui les rend idiots. Son mari s’est jeté dans le fleuve pour fuir ce destin funeste, mais son fantôme revient hanter sa femme dans les moments difficiles, comme torturé par sa mauvaise conscience. Pour guérir sa progéniture, un rebouteux finit par lui indiquer une recette qui ressemble beaucoup à celle de la nouvelle « Le remède » (《药》) de Lu Xun.

 

Une traduction remarquable

 

Le chant céleste des monts Balou,

réédition 2014

 

L’essai comme la nouvelle sont remarquablement traduits, dans un style fluide et clair pour l’essai, poétique et prenant pour la nouvelle.

 

L’essai a été particulièrement difficile à traduire car non seulement il fallait inventer des termes correspondants à ceux inventés par Yan Lianke, mais il fallait en outre trouver les sources des innombrables œuvres citées. Et là, Sylvie Gentil a poussé la conscience professionnelle jusqu’à chercher, et trouver, dans tous les cas possibles, les références des traductions déjà publiées en français. Sa traduction se lit donc comme un superbe traité littéraire invitant à réfléchir sur la littérature contemporaine chinoise, mais en outre comme une source de références sur les traductions à lire pour compléter la lecture de l’essai.

 

Seule ombre finale : il manque une table des matières*, et on aurait aussi apprécié un glossaire final des titres et auteurs cités. Mais cela pourra éventuellement être ajouté dans une édition de poche ultérieure.

 

Ces deux titres resteront les dernières traductions de Sylvie Gentil : elle est décédée un mois après leur publication.

 


 

Découvrir le roman

Un chant céleste

Editions Philippe Picquier, mars 2017.

 

 

*Table des matières [6]

 

第一章 现实主义之真实境层

Chap. I : Les différentes strates du réel dans le réalisme

               (Les limites du réalisme)
1.
我是现实主义的不孝之子 1. Je suis un fils indigne du réalisme   
2.
控构真实    2. Le réel, entreprise de falsification (Le réel fallacieux)
3.
世相真实    3. Le réel, reflet du monde (Le réel mondain)
4.
生命真实    4. Le réel, image de la vie (Le réel vital)
5.
灵魂深度真实 5. Le réel, expression des profondeurs de l’âme (Le réel profond spirituel)
6.
真实相互    6. Interpénétration des réels (Interconnexion des réels)
7.
深层的现实主义道路可以走吗?

            7. Jusqu’à quelle profondeur poursuivre le réalisme ?

                    (Quelle profondeur peut atteindre le réalisme ?)

                    .
第二章 零因果

Chap. II : La causalité zéro
1.
格里高尔问题之一——作家在叙述中的权力与地位

1. Le problème de Gregor (I) – la place et le pouvoir de l’auteur dans la narration  
2.
格里高尔问题之二——故事双向的因果源

2. Le problème de Gregor (II) – le double niveau causal des sources du récit

                                                   (la bidirectionnalité causale en tant que source de l’histoire)
3.
格里高尔问题之三——零因果

3. Le problème de Gregor (III) – la causalité zéro
4.
零因果的黑洞意义

4. La causalité zéro en tant que trou noir


第三章 全因果

Chap. III : La causalité absolue
1.
全因果      1. Causalité absolue
2.
全因果局限  2. Limites de la causalité absolue


第四章 半因果

Chap. IV : La semi-causalité
1.
半因果      1. Semi-causalité
2.
半因果态度之一  2. Approche semi-causale (I) (L’attitude semi-causale)
3.
半因果态度之二  3. Approche semi-causale (II)
4.
半因果态度之三  4. Approche semi-causale (III)
5.
半因果胎议之一  5. Aux sources de la semi-causalité (I)
6.
半因果胎议之二  6. Aux sources de la semi-causalité (II)


第五章 内因果

Chap. IV : La causalité interne
1.
外真实与内真实  1. Réel externe et réel interne
2.
内因果      2. Causalité interne
3.
内因果的可能性  3. Probabilité de la causalité interne
4.
内因果余话  4. Quelques mots supplémentaires sur la causalité interne


第六章 神实主义

Chap. IV : Le mythoréalisme
1.
神实主义的简单释说

1. Mythoréalisme : brève explication (Aperçu)
2.
神实主义的现实土壤与矛盾

2. Création mythoréaliste : terreau du réel et contradictions
3.
神实主义小说的当代创作

3. Roman mythoréaliste et création contemporaine
4.
神实主义之传统存在

4. Mythoréalisme et tradition
5.
神实主义在现代写作中的独特性

5. Singularité du mythoréalisme dans l’écriture moderne
6.
神实主义的规则和卜卦

6. Mythoréalisme : règles d’écriture et processus divinatoire (Règles et augures)

 

Texte chinois : http://lz.book.sohu.com/book-21973.html

 

Traduction en français

 

A la découverte du roman, trad. Sylvie Gentil, Philippe Picquier, 2017, 208 p.

 


 

[1] Le titre complet est « A la découverte du roman, essai sur la littérature » (发现小说:文学随笔)

Le texte a d’abord été publié en Chine continentale aux éditions de l’université Nankai (南开大学出版社), ainsi qu’à Taiwan, puis réédité en octobre 2014 aux éditions Littérature du peuple (人民文学出版社), mais dans une version qui semble avoir été révisée (elle a 23 pages de moins).

L’original chinois est à lire en ligne : http://lz.book.sohu.com/book-21973.html

[2] Mais il faut préciser dès l’abord qu’il ne s’agit pas seulement de roman stricto sensu, mais aussi de nouvelles. Eternel problème de la traduction de xiaoshuo 小说 qui couvre en fait toute la fiction, des nouvelles courtes au roman. Même s’ils sont en grande partie des romans, les exemples donnés par Yan Lianke balaient largement l’étendue du domaine, y compris en littérature étrangère.

[3] Je reprends les termes de la traduction de Sylvie Gentil.

[4] Synthétisé comme suit par Yan Lianke

(1)社会控构真实——控构现实主义;

(2)世相经验真实——世相现实主义;

(3)生命经验真实——生命现实主义;

(4)灵魂深度真实——灵魂现实主义。

[6] Avec, dans un souci d’aide à la compréhension d’un texte qui reste ardu, une traduction alternative de certaines têtes de chapitre, la traduction de Sylvie Gentil étant donnée entre parenthèses.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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