Lorsqu’on
évoque le nom de Wang Zengqi (汪曾祺),
c’est très souvent en liaison avec celui de
Shen Congwen (沈从文)
dont il fut l’élève et le disciple, et avec lequel il
partage, il est vrai, beaucoup de points communs, mais
deux en particulier : outre une prédilection pour la
forme courte de la nouvelle, un regard nostalgique sur
le passé rural, le leur et celui de la Chine, idyllique
pour l’un, plus réaliste pour l’autre.
Wang Zengqi est
cependant d’une autre génération, et cela même suffit
dès l’abord à le différencier de son illustre
prédécesseur en lui conférant une place à part dans
l’histoire de la littérature chinoise. On a fait de lui
le père de la littérature de « recherche
des racines » (寻根文学)
des années 1980. Lui-même s’en est défendu ; son
importance, de toute façon, va bien au-delà de tout
courant littéraire. Wang Zengqi a redonné vie à la
langue et replongé aux sources de la culture chinoises.
Il fait figure de descendant des lettrés d’antan.
1920-1946 : Années de formation
Enfant d’une famille
traditionnelle du Jiangsu
Wang Zengqi est
né le 5 mars 1920 : le 15 de la première lune selon le
calendrier lunaire, jour de la Fête des Lanternes, qui,
dit-on, porte bonheur. Et il est né à Gaoyou, au centre
de la province du Jiangsu (江苏高邮),
en bordure du lac du même nom et du Grand Canal : un
pays sillonné de canaux, où l’eau est omniprésente,
comme dans ses nouvelles.
Il est
originaire d’une famille de propriétaires fonciers. Chez
lui, a-t-il raconté dans son « Auto-présentation de
famille » (1), tout était vieux et sombre, sauf
les trois pièces principales
Le Grand Canal à Gaoyou
dont les fenêtres étaient vitrées,
les autres étant obturées par le papier blanc traditionnel. Son
grand-père avait obtenu le titre de bágòng
(拔贡)aux examens
impériaux, ce qui dénotait au moins une grand maîtrise des
« cinq études » et des « essais en huit parties » (2). Pourtant,
le grand-père se contentait de gérer, outre ses domaines, deux
pharmacies et un magasin de tissus. Mais il apprit à son
petit-fils préféré à lire les Entretiens de Confucius, lui
enseigna les premiers rudiments de l’art de l’ « essai en huit
parties », et lui donna des modèles de calligraphie à étudier.
Gaoyou, le temple Zhenguo, au bord du
Grand Canal
Sa mère était
aussi originaire d’une grande famille du district.
Atteinte de tuberculose, cependant, elle vivait isolée
dans une pièce latérale, et Wang Zengqi ne la vit
jamais ; il ne la connut que par son portrait posthume,
et par des feuilles de calligraphie qu’il trouva un jour
dans le cabinet de peinture de son père, écrites d’un
style gracieux qui dénotait un bon niveau
d’instruction.
Wang Zengqi
avait surtout une grande admiration pour son père qu’il
a décrit comme un
dilettante à l’ancienne, doté des talents
typiques du lettré –
gravure de sceau, calligraphie et peinture, plus la pratique de
plusieurs instruments de musique – mais aussi gymnaste et
spécialiste d’arts martiaux. Il avait son propre studio de
peinture et on venait lui commander des œuvres, qu’il exécutait
avec désinvolture quand il y pensait.
Etudes tout aussi
traditionnelles
Wang Zengqi a
fait ses études primaires et secondaires à Gaoyou même,
d’abord dans une petite école à côté du temple
bouddhiste local dont elle était au départ partie
intégrante.
L’école
secondaire du premier cycle, elle, était à
l’origine un
temple taoïste dont elle conservait divers bâtiments,
dont un pavillon avec la statue de l’immortel Lü Dongbin
(吕洞宾).
Elle
était située près de la porte Est, à l’extérieur de
laquelle se trouvait le lieu d’exécution des criminels,
mais le chemin que prenait Wang Zengqi
pour
rentrer chez lui était dans un
La vieille ville de Gaoyou
paysage champêtre
paisible de champs de blé, avec
des saules pleureurs au bord de l’eau.
Si l’enseignement
était encore très traditionnel, il n’en fut pas de même dans le
second cycle qui privilégiait les disciplines modernes,
mathématiques, physique et chimie, au détriment de la langue et
des classiques. Mais Wang Zengqi s’était acheté une collection
de poèmes ci qu’il étudiait en dehors des cours, en
recopiant les plus beaux de la dynastie des Song : des poèmes
qui expriment très souvent la tristesse ressentie au moment d’un
départ, ou à l’évocation d’une séparation, tristesse dont il
s’est ensuite souvenu en écrivant certaines de ses nouvelles et
qui transparaît donc en filigrane quand on les lit.
Transition :
approche des forces japonaises
A la fin de sa
deuxième année de lycée, après la chute de Shanghai, puis celle
de Nankin en décembre 1937, les Japonais menaçaient d’envahir la
zone immédiatement au nord du Yangzi où se trouvait Gaoyou.
Devant la menace, son grand-père et son père partirent avec lui
se réfugier dans un petit temple de bonzesses d’un village assez
éloigné où ils restèrent six mois. Ce fut une période studieuse
car il préparait l’entrée à l’université, mais ce fut en outre
l’expérience qui lui servit par la suite pour écrire sa nouvelle
« Initiation d’un jeune bonze ».
Par ailleurs, en
dehors de ses manuels scolaires, il n’avait que deux livres,
mais ils furent déterminants pour sa future carrière : l’un
était un recueil de nouvelles choisies de
Shen Congwen, l’autre les « Récits d’un chasseur » de
Tourguéniev, deux auteurs qui eurent une profonde influence sur
son style, le premier surtout.
Années de guerre à
Kunming et premières nouvelles
En 1939, il
partit finalement, via Hong Kong et le Vietnam, pour
Kunming, au Yunnan, qui était devenue le plus grand
centre universitaire de Chine : les trois universités
les plus prestigieuses, Beijing, Qinghua et Nankai,
avaient été transférées au début de la guerre à Changsha
où, le 25 octobre 1967, elles avaient créé une unité
commune provisoire ; avec la progression de la guerre,
elles furent finalement transférées à Kunming où, le 4
mai 1938, elles formalisèrent leur union, donnant
naissance à l’Université unie du Sud-Ouest (西南联合大学
ou
西南联大)qui
continua à fonctionner pendant toute la guerre.
C’était là que
Wang Zengqi voulait continuer ses études. Or, il fut
atteint d’une crise de paludisme en arrivant, et dut
être hospitalisé. C’est à peine remis qu’il alla passer
l’examen d’entrée, mais
il fut quand même admis dans le département de
littérature chinoise, où enseignait alors
Shen Congwen.
Kunming en 1940
l’Université unie
du Sud-Ouest (西南联合大学
ou
西南联大)
Si Wang Zengqi
ne se montra pas très assidu aux cours de théorie ou de
philologie qui ne l’intéressaient pas beaucoup, en
revanche, il ne manqua pas un seul des trois cours que
donnait
l’écrivain :
histoire du roman, composition et création littéraire.
Dans son « Auto-présentation
de famille », il dit tranquillement que
Shen Congwen
l’appréciait
beaucoup, car il était l’un de ses élèves les plus
brillants. Ce qui était certainement vrai.
En revanche, dit-il,
Shen Congwen n’était pas pédagogue : il parlait avec
un fort accent du Hunan, ce qui le rendait difficile à
comprendre pour certains, et parlait sans plan préétabli, et
sans manuels. Mais son cours de pratique de la création
littéraire donna beaucoup à méditer à son jeune élève. Shen
Congwen ne résidait pas à Kunming, mais à quelques kilomètres de
là, à Chenggong (呈贡),
et ne venait à Kunming que deux ou trois jours par semaine, pour
donner ses cours. Wang Zengqi en profitait pour lui emprunter
des livres, ou lui en rendre, et l’accompagnait un peu partout,
faire des courses ou prendre un bol de nouilles à côté de chez
lui. (3)
Wang Zengqi,
cependant, passait le plus gros de son temps à lire des
traductions d’auteurs étrangers, qui influencèrent ses premières
nouvelles, publiées dès 1940. C’était l’époque où Gide et Sartre
étaient en vogue parmi les étudiants ; mais Tchekhov et
l’écrivain espagnol Azorin l’influencèrent aussi, ainsi, bien
sûr que Virginia Woolf dont il utilisa la technique du « flux de
conscience » dans deux de ses premières nouvelles : « La
sonnerie d’une école primaire » (《小学校的钟声》),
qu’il termina en avril 1944, et « La vengeance » (《复仇》),
publiée à Shanghai en 1945.
Ces deux nouvelles
furent écrites alors que, sorti de l’université, il avait été
engagé dans un collège près de Kunming où il travailla deux
ans ; puis il partit pour Shanghai, au début de l’automne 1946,
où il y resta
encore deux ans, en enseignant dans une école privée. C’est
pendant cette période qu’il écrivit les nouvelles publiées dans
le recueil « Rencontres » (《邂逅集》).
1948-1978 : rédacteur et dramaturge
Activité éditoriale
et débuts de librettiste d’opéra
Début 1948, il quitte
Shanghai pour ce qui est encore Beiping, où il passe six mois à
chercher un travail avant d’obtenir un poste au Musée du Palais
impérial. Mais, à la libération de la capitale, toujours selon
son « auto-présentation », il s’enrôle dans la Quatrième Armée
de route, en pensant pouvoir prendre part à la campagne du sud
comme expérience vécue en vue de retombées littéraires ; il doit
cependant s’arrêter à Wuhan pour
participer à la reprise en main et à la réorganisation des
organismes culturels et éducatifs ; il est nommé directeur
adjoint d’un lycée de jeunes filles. Il est de retour à Pékin un
an plus tard, en 1950 ; il travaille d’abord à l’Association des
écrivains de la ville, avant d’être muté, en 1954, à l’Institut de
recherches sur la littérature et l’art populaires de Chine.
En même temps, et
jusqu’en 1958, il travaille à la rédaction de diverses revues
littéraires et artistiques, et surtout « Littérature de Pékin »
(北京文学),
créée le 10 septembre 1950 sous le nom de « Littérature et arts
de Pékin » (北京文艺),
avec Lao She comme rédacteur en chef ; il en est nommé directeur
de la rédaction. Moins d’un an plus tard, le titre disparaît et
toute l’équipe est affectée à la nouvelle revue « Histoires et
chants » (说说唱唱),
lancée en janvier 1950, dont la direction est confiée
à Zhao Shuli (赵树理)(4). Celui-ci restera un ami indéfectible de Wang Zengqi
qui le défendra plus tard contre ses détracteurs en le
louant comme véritable écrivain populaire.
En 1956, il se
lance dans une nouvelle aventure littéraire : il écrit
le livret d’un opéra de Pékin, « La réussite à l’examen
impérial de Fan Jin »
(《范进中举》).
Il s’agit de l’adaptation d’un passage célèbre d’un
grand classique du 18ème siècle considéré
comme le premier roman de réalisme satirique dans la
littérature chinoise :« Histoire de la forêt
des lettrés » ou « Chronique indiscrète des mandarins »
« La réussite à l’examen
impérial de Fan Jin »
(《范进中举》)
(《儒林外史》)
de Wu Jingzi (吴敬梓).
Fan Jin est un pauvre lettré qui a passé toute sa vie à préparer
les examens impériaux ; quand il réussit finalement au niveau
provincial et obtient le titre de Juren (举人),
il devient fou. Le sujet était, dans le contexte des premières
années de la République populaire, une satire du système
« féodal » qui menait le peuple à la déchéance morale et à la
folie.
1958 : condamné
comme droitier
Wang Zengqi était une
cible de choix pour les meneurs de la campagne anti-droitiers (反右派运动),
lancée dès l’été 1957, à la suite de la campagne des Cent
Fleurs, pour stopper net un mouvement qui avait dégénéré en une
critique incontrôlable du Parti. Il fit partie des quelque
400 000 droitiers envoyés en camp de travail. Mais son sort ne
fut pas trop sévère, comparé à celui de nombre d’intellectuels
dont la libération et la réhabilitation ne furent prononcées
qu’après la mort de Mao, et souvent après la leur (5).
Il fut envoyé dans un
centre de recherche agronomique « au-delà de la Grande
Muraille », à Zhangjiakou (张家口),
dans le Hebei. Il y est resté près de quatre ans, travaillant
avec les ouvriers agricoles du centre, partageant leur vie,
jusqu’à leur kang, et leurs poux. Il en tirera une
expérience de la campagne qu’il utilisera en particulier pour
écrire les nouvelles pour enfants du recueil paru en 1963 :
« Une soirée dans l’enclos à moutons » (《羊舍的夜晚》).
1962 : dramaturge à
Pékin
Shajiabang, le marais
Au début de
1962, il est renvoyé à Pékin, et affecté au poste de
dramaturge de la Compagnie d’opéra de Pékin (北京市京剧团).
Depuis les débuts de la République populaire, l’opéra, comme
forme d’expression populaire idéale comme vecteur
idéologique, faisait l’objet d’une
active campagne de promotion gouvernementale, en
particulier sous forme de films d’opéra. A partir de
1962, quand, à l’issue de
l’échec du Grand Bond en avant, Mao fut écarté du
pouvoir, Jiang Qing en profita pour accroître son
influence sur lui,
en particulier dans le
domaine artistique. Elle s’intéressa alors tout particulièrement
à la réforme de
l’opéra de Pékin.
En 1963, après avoir
vu l’opéra « Shajiabang » (《沙家浜》)
dans sa forme huju (沪剧),
c’est-à-dire opéra de Shanghai, elle décida de le faire adapter
en opéra de Pékin. Il deviendra ensuite l’un des huit opéras
modèles (ou
yàngbǎnxì 样板戏),
seules œuvres autorisées pendant la Révolution culturelle. Elle
créa une petite équipe de quatre personnes pour travailler sur
le livret, sous la direction de Wang Zengqi ; il donna au livret un
vernis littéraire, contrairement à la tradition qui veut que le
texte soit un simple faire valoir pour le jeu des acteurs.
L’histoire se
déroule pendant la guerre contre le Japon, à l’automne
1939, et l’action se situe dans le Jiangsu, dans la
petite ville de Shajiabang (沙家浜),
près du lac Yangcheng (阳澄湖),
dans une zone marécageuse parcourue de canaux bordés de
roseaux, devenue centre de résistance de la Nouvelle
Quatrième Armée. L’instructeur politique Guo Jianguang
(郭建光)et sept
autres soldats blessés et malades sont soignés dans la
ville, mais doivent se réfugier dans les marais pour
échapper aux forces japonaises. Après trois
Shajiabang, sœur Aqing dans l’opéra
jours de combat,
Shajiabang est pratiquement détruite, mais les soldats de Guo,
aidés par la milice de la sœur Aqing (阿庆嫂),
viennent à bout de l’ennemi.
L’opéra fut
interprété, sous le titre « Etincelles (ou braises) dans les
roseaux » (《芦荡火种》),
à la convention nationale qui eut lieu pendant l’été 1964 dans
la capitale et où devaient être présentés les ‘opéras de Pékin
sur des sujets modernes’, préfigurant les futurs yangbanxi.
Mao Zedong, qui y assistait, trouva que les actes de bravoure
des soldats et les rapports entre l’armée et les civils devaient
être plus explicites, et que le titre devait être changé : il y
a de l’eau partout dans les roseaux, dit-il, comment les
étincelles de la révolution pourraient-elles les enflammer ? Il
suggéra d’appeler l’opéra du nom de l’endroit où se situe
l’action, comme cela se faisait couramment. Les aspects
militaires de l’opéra furent développés au détriment du
personnage de sœur Aqing, en augmentant les passages
acrobatiques. (6)
« Azalea Mountain » (《杜鹃山》dùjuānshān)
Wang Zengqi
participa aussi, toujours en 1963, à la rédaction d’un
autre livret d’opéra, à partir d’une pièce de théâtre,
« Azalea Mountain » (《杜鹃山》 dùjuānshān),
puis à sa révision en 1968, l’opéra ayant été retiré du
répertoire pour des raisons politiques. Il fut à nouveau
nommé au poste de dramaturge lorsque fut créé le Théâtre
de l’Opéra de Pékin, par fusion de deux troupes, en
1979.
Chose que l’on
dit peu, il a quand même passé deux ans de travail
manuel pendant la Révolution culturelle. Il recommença à
écrire en 1978. C’est
alors qu’il écrivit
ses plus belles œuvres, et les plus représentatives, après un
court intermède en
1987-89, période pendant laquelle il publia
essentiellement des notes de voyage sur le Yunnan, et quelques
histoires jugées « sures » dans le climat de l’époque.
1978-1998 : création littéraire
Wang Zengqi est un
auteur exclusif de nouvelles et d’essais. Il n’a jamais écrit de
romans. Cette attention a la forme courte lui a permis de se
concentrer sur les problèmes pour lui les plus importants : les
problèmes de langage. A un moment où la littérature devint le
lieu privilégié des dénonciations des abus et atrocités commises
pendant la période précédente, Wang Zengqi fit entendre une voix
totalement différente, en choisissant une approche culturelle,
ancrée dans la tradition et ses souvenirs personnels.
Principales
nouvelles
Ses plus
importantes nouvelles ont été
traduites en français, dont « L’initation d’un jeune
bonze » (《受戒》),
la « Chronique de Danao » (《大淖记事》),
couronnée du prix de la meilleure nouvelle en 1981, et
« Les trois amis de l’hiver » (《岁寒三友》)
sont sans doute les plus connues.
La première est
touchante dans sa simplicité : un jeune garçon qui a été
destiné à devenir moine par nécessité alimentaire suit
sans se poser de questions le chemin qui lui a été
tracé, mais accepte tout aussi naturellement l’offre de
mariage que lui fait celle qui fut sa compagne de jeux
dans son enfance.
La seconde
retrace les aventures d’un jeune ferblantier,
Shiyizi
(十一子,
le 11ème fils),
battu par un soldat qui convoite sa fiancée, mais
soutenu par l’ensemble des ferblantiers du village qui
organisent une manifestation
« L’initation d’un jeune
bonze » (《受戒》)
pour en faire
chasser le soldat. Elle est
beaucoup mieux construite, autour d’un amour romantique qui
« Chronique de Danao » (《大淖记事》)
se résout grâce à
la solidarité
collective. Le récit est introduit par trois longues
séquences purement descriptives, qui dépeignent la ville
et les paysages alentour, la population et ses coutumes,
et forment tout un contexte culturel qui sous-tend le
récit
lui-même en lui donnant toute sa signification.
C’est la
troisième, cependant, qui révèle tout l’art de la
composition et de la narration de Wang Zengqi : « Les trois
amis de l’hiver ». Elle est construite en trois
séquences parallèles décrivant trois amis, l’un qui vend
des pétards, le second qui tient une mercerie et le
troisième qui se passionne pour les criquets ; quand
deux des trois se retrouveront ruinés, le troisième,
enrichi, viendra les sauver de la misère, la séquence
finale réunissant à la fois les trois personnages et les
trois fils du récit. C’est en même temps un témoignage
sur la vie populaire décrite de façon très réaliste, et
une profession de foi en l’humanisme foncier de la
culture chinoise.
Tout l’art de Wang
Zengqi se révèle dans ces trois récits.
La littérature
comme lieu de mémoire
Si certaines de ses
premières nouvelles ont été influencées par des techniques
narratives occidentales, Wang Zengqi les a par la suite
désavouées. De la même manière, il s’est dissocié de l’éphémère
littérature « des cicatrices » apparue aux lendemains de la
Révolution culturelle. Son propos a très tôt été d’associer
création littéraire moderne et culture traditionnelle chinoise.
On peut lire son œuvre
comme une recréation moderne, après
Shen Congwen, de la « littérature du terroir »
(乡土文学),
fondée sur une vision personnelle du « pays natal » (故乡)
remontant des souvenirs du passé, ce qui peut, en un certain
sens, en faire un précurseur de la
littérature « de recherche des racines » des années 1980,
ou simplement un inspirateur de ce mouvement et de ses
tentatives de recréation des fondements d’une mémoire
collective.
Les nouvelles de Wang
Zengqi offrent le cadre culturel de cette recréation à travers
l’évocation des fêtes et traditions, des activités artisanales,
des rites religieux, et des gestes quotidiens du petit peuple au
centre de ses récits : une esthétique de la beauté ordinaire,
a-t-on dit (“凡人小事”之美),
où l’on peut voir un courant précurseur du
néoréalisme de la fin des années
1980.
Tout ce qu’il décrit
est ce qu’il a vécu et dont il se souvient, et c’est ce qui
donne la qualité
d’authenticité de ses
récits. En même temps, ils sont empreints de la douceur des
paysages lacustres du Jiangsu, et de l’humanité de la pensée
chinoise la plus ancienne.
Construction
On retrouve chez Wang
Zengqi l’élève de
Shen Congwen, qui conseillait de ‘coller’ à
ses personnages.
C’est une phrase qui revenait souvent dans la
bouche de Shen Congwen quand il enseignait à Kunming, et qui
laissait son auditoire dans l’embarras. Wang Zenqi comprit qu’il
s’agissait de s’identifier aux personnages créés, d’adopter
leur point de vue en écrivant leur histoire et leurs propos, de
partager leurs joies et leurs peines, la description de la
nature et des paysages devant elle-même créer le cadre de leur
existence, et donc en faisant partie intégrante.
Dans les nouvelles de Wang Zengqi, les personnages sont ainsi au
centre des récits, même si leur description est parfois
indirecte, comme dans « Chronique de Danao », par exemple, où
ils sont dépeints à travers les réactions de leur entourage. La
description du paysage, quant à elle, n’est pas neutre, elle s’harmonise avec l’esprit des personnages.
Comme Shen Congwen, Wang Zengqi adopte la méthode du ‘narrateur
omniscient’, propre à la narration traditionnelle chinoise,
mais, des deux, Wang Zengqi est celui qui colle le plus à
l’élégance classique dans ses descriptions et dialogues. Ses
phrases sont courtes et précises, et ses récits soigneusement
planifiés ; il adopte un thème unique, et le structure le plus
souvent en trois parties, chose que Shen Congwen n’a réalisé
qu’à partir des années 1930.
La structure, cependant, n’était pas sa préoccupation essentielle.
Il a dit détester les nouvelles de Maupassant ou celles d’O.
Henry, parce qu’on sentait trop à son gré les efforts réalisés
pour les structurer. Il préférait le modèle de Su Shi (7) qui
disait que la plume doit courir sur le papier aussi légère qu’un
nuage et aussi fluide que l’eau, se déplaçant et s’arrêtant
naturellement, au gré de son bon plaisir.
Wang Zengqi était beaucoup plus préoccupé par le langage.
Langage
S’il a déclaré s’intéresser avant tout au langage,
c’est parce
qu’il implique un tempérament et une pensée, parce qu’il
est un élément de culture. Il a comparé la beauté de la
langue à l’art du célèbre calligraphe du 4ème
siècle Wang Xizhi (王羲之) :
ses caractères, a dit l’un de ses admirateurs,
n’étant
pas de même taille, ressemblent à des
grands-pères se
promenant avec leurs
petits-enfants, les uns et les
autres se regardant avec une mutuelle affection. Il
signifiait par là que la langue est un tout organique,
un arbre où la sève irrigue et le tronc et les branches.
En outre, il
pensait qu’il fallait donner une marge
Calligraphie de Wang Xizhi
de réflexion au lecteur,
lui permettre de réfléchir et de compléter le récit en fonction
de ses propres idées, selon le principe classique de la peinture
traditionnelle chinoise : donner autant d’importance
au
« blanc » qu’au noir, principe également valable en poésie (8).
En littérature, l’art du « blanc », ou du vide, était pour lui
tout aussi important, ce qui, en pratique, revenait à dire : il
faut éviter de dire ce
qu’on peut éviter de dire, ce qui permet
d’exprimer beaucoup en peu de mots.
Wang
Zengqi a contribué à redonner vie à la langue chinoise après les
années de langue de bois de la période maoïste. Sa préoccupation pour
une langue sobre, riche et suggestives’est doublée,
enfin,
d’une tentative de
brouiller les distinctions entre les genres littéraires
traditionnels que sont la nouvelle et le sanwen
(散文),
genre entre le récit et l’essai dont l’écriture est plus
souple. C’est un art très
subtil, qu’Annie Curien a ainsi
résumé :
« Wang Zengqi
passe pour un descendant des lettrés… Dès la fin des
années 1970, il réclame dans des articles et pratique
dans ses nouvelles une écriture pure, débarrassée des
clichés de la langue de bois, sobre et imagée,
suggestive et riche, qui renoue avec un mode de récits à
l’ancienne : art de la concision et de la composition où
les séquences sont juxtaposées au moyen de blancs
donnant sens aux séquences avoisinantes…
Il a su
insuffler souplesse et force d’évocation à la langue
romanesque dans ses nouvelles
qu’on a pu qualifier de
picturales tant elles sont colorées… Ses nouvelles se
lisent comme on découvre des tableaux chinois. » (9)
Quand il est décédé, en
1997, cela faisait plus de dix ans qu’on l’appelait en Chine
« le vieil écrivain », lui reconnaissant ainsi implicitement un
rang de patriarche des lettres chinoises.
Notes
(1) Premier texte du
recueil « Initiation d’un jeune bonze », Panda 1989. Il y
explique qu’une
« auto-présentation de famille » désigne, dans
l’opéra de Pékin, le monologue accompagnant l’entrée en scène
d’un personnage, dans lequel il raconte les faits marquants de
sa vie, ses dernières aventures et ses prochaines intentions. Ce
texte donne une foule de détails et d’anecdotes sur sa vie, sa
carrière et ses idées.
(2) Le titre de 拔贡
bágòng
(parfois
écrit 八贡)
était le troisième niveau après ceux de 秀才 xiùcáiet 举人
jùrén
; l’examen avait lieu tous les douze ans. Les disciplines au
programme étaient les « cinq études » (五学 :
stratégie militaire, droit, fiscalité, agriculture et
géographie) et l’épreuve principale était le fameux « essai en
huit parties » (八股文)
qui devait montrer une parfaite maîtrise de la langue et des
grands classiques, avec des règles strictes concernant le nombre
de phrases et de caractères à utiliser dans chaque partie.
(3) Voir ses souvenirs
à ce sujet, écrits en 1986 : « Shen
Congwen à l’Université unie du Sud-Ouest » (沈从文先生在西南联大)
(7) Su Shi (苏轼)
ou Su Dongpo (苏东坡),
célèbre écrivain, poète et homme d’Etat de la dynastie des Song
(1037-1101).
(8) Voir « Vide et du
plein » de François Cheng, éditions du Seuil, 1979.
(9) « Littérature
chinoise: le passé et l'écriture contemporaine : regards
croisés »,d’Annie Curien et Jin Siyan, éditions
de la Maison des sciences de l’homme, Paris 2001.
La couverture est ornée d’une calligraphie significative : « Il
n’est pas d’hier qui ne tire son origine du présent ».
Traductions en
français :
- « Initiation d’un
jeune bonze », recueil de onze nouvelles plus son
« autoprésentation de famille », Panda, 1989
- « Les trois amis de
l’hiver », trad. Annie Curien, Philippe Picqier, 1998.
Recueil de ses trois
nouvelles les plus connues : « Initiation d’un jeune bonze » (《受戒》),
traduit ici par « Ordination », « Chronique de Danao » (《大淖记事》)
et « Les trois amis de l’hiver » (《岁寒三友》).
Essai « Création
romanesque et appréciation du beau » :
Dans « Lettres en Chine »,
collectif, éd. Annie Curien, Bleu de Chine 1996
Communication réalisée lors de la
rencontre, organisée par Annie Curien, entre dix écrivains
chinois et deux écrivains français à Pékin en juin 1994.
Edition bilingue
chinois-anglais :
« Selected Stories by Wang
Zengqi », Foreign Languages Teaching and Research Press, janvier
1999.
Recueil de sept nouvelles :
- Special Gift
(《异秉》)
- The Love Story
of a Young Monk (soit : Initiation d’un jeune bonze《受戒》)
- Little Hands
Chen
(《陈小手》)
- A Tale of Big
Nur (soit : Chronique de Danao
《大淖记事》)
- Pi Fengsan the
House-Stretcher
(《皮凤三楦房子》)
- Eight Thousand
Cash
(《八千岁》)
- The Dew
(《露水》)
Notons par ailleurs
que Wang Zengqi a écrit de très courtes nouvelles, autour de
mille caractères, un genre en soi qu’on appelle xiǎo xiǎoshuō
(小小说)
et qui est aujourd’hui en train de se développer avec
l’essor de
la littérature sur internet. Il en est l’un des
maîtres, avec
Wang Meng,
A Cheng, et autres.