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				Souvenirs d’un dimanche 
				pluvieux à Paris… hommage à Yan Lianke 
				par Brigitte Duzan, 17 octobre 
				2012 
				  
					
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						Il pleuvait 
						sur Paris, ce dimanche, comme il pleuvait sur Nantes 
						dans la chanson, la ville avait le même teint blafard, 
						un ciel gris et bas qui n’en finissait pas de pleurer 
						l’été en allé. 
						  
						Ce n’était pas 
						la première fois que 
						
						Yan Lianke (阎连科)
						venait 
						à Paris, c’était même la cinquième, mais il n’avait 
						guère mis le nez hors des salles de réunion avec les 
						journalistes, son éditeur, ses traductrices… La pluie ne 
						semblait guère le gêner, il semblait jouir d’une liberté 
						octroyée parce  
						que c’était dimanche, que le dimanche est 
						encore le jour du seigneur, d’ailleurs il écrit ainsi : 
						deux heures le matin, pendant vingt jours, à la main, 
						puis il se repose, comme le seigneur, il regarde et il 
						voit que c’est bien…看着是好的…
						
						alors il continue.  
						
						  
						
						Mais, quand il 
						commence à écrire, c’est poussé par une 
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						Yan Lianke à Paris, le 14 octobre 2012 
						 (photo Zhang Xiaoqiu) |  
				
				impérieuse nécessité, parce qu’il a trouvé un sujet, ou plutôt 
				parce qu’un sujet l’a trouvé, comme il dit, et qu’il faut lui 
				donner forme (是现实选择了我必须写什么). 
				
				  
				Les quatre 
				livres, genèse 
				  
				S’il écrit vite, c’est 
				qu’il a déjà le texte tout prêt dans la tête, comme Mozart 
				écrivant les partitions de ses symphonies, pratiquement sans 
				ratures.  
				  
				Son dernier opus,
				« Les quatre 
				livres » (《四书》), 
				est certainement celui de ses livres qui a eu la plus longue 
				gestation. Il la fait remonter à 1990. Cette année-là, il était 
				encore à l’armée ; l’un de ses camarades qui avait été envoyé 
				patrouiller dans le Gansu en revint avec un récit macabre : ils 
				avaient découvert par hasard des os dans le sable, des os 
				humains. Après enquête, il s’était avéré qu’il s’agissait de 
				restes mal enterrés de détenus des camps de « rééducation » qui 
				avaient été installés là après la campagne anti-droitière de 
				1958 ; la plupart des intellectuels détenus là étaient morts de 
				faim pendant la Grande Famine entraînée par le Grand Bond en 
				avant 
				  
				Le sujet était 
				totalement tabou, que ce soit la persécution des intellectuels 
				ou la famine elle-même. Il l’est toujours. Il aura fallu vingt 
				ans pour que le sujet mûrisse, et que Yan Lianke se sente 
				capable d’en faire un livre. Il l’écrira alors très vite, en 
				cinq mois, fiévreusement. Mais il aura fallu pour cela une prise 
				de conscience. Et une rupture qui marque un tournant dans sa 
				création. 
				  
				Plus 
				d’autocensure 
				  
				Yan Lianke a fêté ses 
				cinquante ans en 2008. C’est l’âge où Confucius a dit avoir 
				compris les dispositions du Ciel. Pour le commun des mortels, 
				c’est surtout un âge où l’on se pose beaucoup de questions, sur 
				son existence et ce qu’on veut en faire. Pour Yan Lianke, comme 
				pour tout grand écrivain, l’existence est essentiellement dans 
				ce qu’il écrit, dans l’écriture. Or, en une quinzaine d’années, 
				il avait publié une dizaine de livres parmi les plus marquants 
				de la littérature chinoise contemporaine, largement traduits à 
				l’étranger : « Les jours, les mois, les années » (《年月日》), 
				« Bons baisers de Lénine » (《受活》), 
				« Servir le peuple » (《为人民服务》), 
				« Le rêve au village des Ding » (《丁庄梦》), 
				sans compter ceux qui restent encore à traduire…  
				  
				Il pouvait s’estimer 
				satisfait. Or, il ne l’était pas. Et il ne l’était pas parce 
				qu’il s’était autocensuré, en particulier pour « Le rêve au 
				village des Ding », écrivant avec un œil sur la ligne de 
				démarcation entre ce qu’il est possible de dire et ce qui ne 
				l’est pas, afin de pouvoir être publié. Ce qui n’empêcha 
				d’ailleurs pas le livre d’être interdit. Mais là n’est pas le 
				problème : il avait volontairement bridé sa plume, avait enrobé 
				son discours dans un langage plus poétique qu’il n’aurait voulu 
				en espérant ne pas heurter les censeurs.  
				  
				Rendant visite à des 
				écrivains âgés, il fut frappé de les entendre regretter de ne 
				jamais avoir écrit le livre qu’ils voulaient écrire. Mourir avec 
				ce lancinant regret au cœur, c’est certainement le plus triste 
				pour un écrivain. Alors Yan Lianke décida de ne plus 
				s’autocensurer. « Les quatre livres » est né de cette rupture 
				avec les habitudes courantes, et il le conçut très vite, comme 
				libéré d’un poids… 
				  
				Mais il lui fallut, 
				d’abord, trouver le fil conducteur de sa narration, et choisir 
				le style pour l’écrire. 
				  
				Elément central : 
				le personnage de l’Enfant  
				  
				C’est quand il eut 
				l’idée de l’Enfant qu’il sut qu’il avait trouvé son fil 
				narratif. L’Enfant, dans le livre, c’est à la fois l’innocence 
				et le mal, mais, comme dans la pensée chinoise, indissociables. 
				Comme dans la pensée chinoise, mais également dans la pensée 
				chrétienne : l’Enfant est à la fois impérial et biblique, Fils 
				du Ciel (天的孩子).  
				C’est de lui que dépend l’existence de chacun, les récompenses 
				(les petites fleurs rouges, quelques graines à manger) comme les 
				châtiments (la privation de petites fleurs), et surtout celui 
				dont dépend l’espoir ultime de revenir chez soi, comme 
				l’espérance du paradis promis. Avec son aura messianique, 
				l’Enfant permet à la narration de transcender l’horreur du 
				récit, de dépasser la réalité dépeinte ; grâce à lui le récit 
				atteint à l’universel car il se place sur le terrain du mythe 
				(1). Yan Lianke lui-même a trouvé un terme pour ce nouveau genre 
				qu’il a ainsi créé, il l’appelle le « mythoréalisme » (神实主义). 
				  
				De l’Enfant est ensuite 
				découlé tout le reste, et surtout le style. Surtout le style car 
				c’est le plus important, pour Yan Lianke comme pour tout grand 
				écrivain : la manière dont ces choses-là sont dites, 
				l’expression qui frappe et dont on se souvient. Car, s’il 
				ressent l’impérieuse nécessité d’écrire sur un sujet qui 
				s’impose à lui, comme par un sentiment de mission à accomplir, 
				la manière de le faire, la façon de le conter, dépend ensuite de 
				lui, de son choix d’écrivain. Comme dans une partition d’opéra, 
				explique-t-il, il y a les paroles et il y a la musique (2). 
				  
				Or l’idée de l’Enfant a 
				déterminé le style biblique de la partie du récit qui le 
				concerne, les deux autres parties, écrites par l’Ecrivain, 
				venant en contrepoint, en quelque sorte : « le vieux lit » (故道) 
				est le récit des jours ordinaires, « les criminels » (罪人录) 
				celui de la même réalité comme vue au travers d’un verre 
				déformant.  
				  
				La force du texte 
				apparaît dès les premières lignes, comme scandées à la manière 
				d’un poème, à la manière, surtout, du texte de la Genèse. Et 
				l’on se souviendra de la première phrase de son livre comme on 
				se souvient de celles de « La recherche du temps perdu » ou de 
				« L’étranger » :  
				"大地和脚,回来了。" 
				Première phrase 
				merveilleusement sibylline que la traductrice française
				
				
				Sylvie Gentil a rendue 
				par : Ses pieds ont foulé la terre, et il est revenu. (2) 
				  
				Elément 
				conclusif : le nouveau mythe de Sisyphe 
				  
				C’est donc avec son 
				récit ainsi conçu et structuré que Yan Lianke s’est mis à 
				écrire. Mais, jusqu’à la moitié de son livre, dit-il, il se 
				demandait encore comment il allait le conclure.  
				  
				Or, si l’on regarde 
				bien, la moitié du livre est à peu près la page 192 de l’édition 
				française. L’Enfant est allé à la ville, apporter le produit 
				exceptionnel de la production de fer de la zone 99, pour tenter 
				de gagner le premier prix. Non seulement il échoue, mais, quand 
				il revient, sa tente a brûlé. Avec toutes les fleurs rouges qui 
				y étaient, et les espoirs qu’elles représentaient.  A partir de 
				ce moment-là, la machine s’emballe, les détenus commencent à 
				réaliser que leur rêve de rentrer chez eux est illusoire ; la 
				machine se détraque et la réalité s’emballe : l’absurde s’empare 
				du quotidien. 
				  
				Cet absurde est celui 
				du mythe de Sisyphe. Dès lors, la conclusion s’imposait 
				d’elle-même : Yan Lianke conclut son récit par un nouveau mythe 
				de Sisyphe, revu par lui-même à la lumière de Camus. Dans le 
				mythe grec, Sisyphe est un héros capable de faire face à 
				l’absurde de sa punition ; pas du tout, nous dit Yan Lianke par 
				le biais de son Erudit, auteur fictif du pamphlet final : il 
				s’est habitué à son châtiment, et en a fait son quotidien, et 
				même le sens de son existence. 
				  
				Yan Lianke place alors 
				un autre enfant sur sa route, et la routine est rompue… il prend 
				plaisir à refaire son chemin de croix tous les jours… jusqu’à ce 
				que les dieux furieux s’en aperçoivent et inversent le 
				châtiment. Au lieu d’avoir le plaisir de grimper vers le ciel, 
				dans l’illusion de se rapprocher des dieux, voilà Sisyphe obligé 
				de peiner pour faire redescendre sa pierre, avec la torture 
				supplémentaire de ne pas comprendre, et de ne pas pouvoir se 
				rebeller. Petit à petit, cependant, il découvre le bonheur 
				paisible du bas de la montagne, « le temple et les fumées du 
				monde humain », il s’accoutume à nouveau et les dieux ont perdu.
				 
				  
				Yan Lianke complète la 
				fameuse pensée de Camus : il faut imaginer Sisyphe heureux. Mais 
				Camus voyait dans l’accomplissement même de sa tâche le secret 
				du bonheur de Sisyphe. Yan Lianke le voit plutôt, en penseur 
				chinois, ayant réussi à se mettre parfaitement en harmonie avec 
				ce qui l’entoure : paisible et satisfait.   
				  
				Aucun éditeur chinois 
				(du continent) n’a osé publier son livre, craignant l’ire des 
				censeurs. C’est bien dommage : 
				« Les quatre 
				livres » apporte un message lumineux, de paix 
				et de bonheur tranquille au-delà des souffrances passées. 
				 
				  
				Il y avait longtemps 
				qu’on n’avait pas écrit un aussi beau livre en Chine, un livre 
				aussi profond aussi. (4) 
				  
				  
				
				Notes 
				(1) C’est justement ce 
				que Wang Bing (王兵)
				n’a pas 
				pu, ou su, faire, dans  « Le fossé » (《加边沟》), 
				qui évoque le même sujet : 
				en tournant son film quasiment comme un documentaire, il est 
				resté collé à une réalité trop crue, sans dépasser le stade 
				primaire de l’horreur ; il estomaque mais ne séduit pas. Il 
				reste à la surface des choses. 
				Voir :
				
				www.chinesemovies.com.fr/films_Wang_Bing_Le_fosse.htm 
				(2) Comme il l’a 
				déclaré dans un discours prononcé à l’université de Rome en 
				2011 :  
				这[写作]像一首歌曲或一台歌剧的产生过程,现实完成了一首歌的歌词或一台戏的脚本,而作曲家,完成的是那首歌或那台戏的谱曲的过程。 
				(3) La traduction n’a 
				pas été simple, en particulier celle des passages de « l’Enfant 
				du Ciel ». En fait, elle a résulté d’un choix, comme le style de 
				Yan Lianke. S’agissant d’un style calqué sur celui de l’Ancien 
				Testament, Sylvie Gentil a lu plusieurs traductions de la Bible, 
				et a choisi celle de la Bible de Jérusalem, pour être celle 
				offrant la langue la plus fluide et la plus accessible au 
				lecteur moderne. Elle a ensuite calqué sa traduction sur ce 
				style. La traduction de la seule première phrase a été achevée 
				après une discussion d’une demi-journée avec l’auteur. 
				(4) Il nous a dit avoir 
				quasiment achevé un nouveau roman intitulé en chinois zhàliè 
				zhì《炸裂志》, 
				titre difficile à traduire où 
				炸裂 
				zhàliè  signifie ‘éclater brusquement’ en raison de la 
				pression ou de la température, un peu comme une cocotte minute, 
				ou comme des pétards qu’on a allumés ; le troisième caractère,
				志  zhì, 
				signifie ‘chronique historique’, comme dans L’histoire des Trois 
				Royaumes (《三国志》). 
				C’est l’histoire moderne de son Henan natal, menacé d’explosion 
				économique. Il annonce un style encore totalement différent.
				 
				  
				  
				    
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