Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

La littérature féminine en Chine continentale, d’hier à aujourd’hui (1919-2019)
IV. La littérature de celles « qui n’existent pas » : une vague souterraine

par Brigitte Duzan, 10 février 2019

 

Dans la littérature chinoise, si les histoires d’homosexualité masculine sont notoires, elles sont inexistantes pour ce qui concerne les femmes. Il faut chercher sous les apparences, entre les lignes et les non-dits, comme pour déchiffrer un poème classique. Qualifier certains récits d’« histoires d’amours entre femmes » relève donc très souvent de l’interprétation, une même nouvelle pouvant donner lieu à des lectures très différentes.

 

Dans la littérature féminine moderne de Chine continentale, les récits les plus courants sont des histoires d’amitiés très fortes et de relations exclusives, excluant les hommes, qui renvoient à une longue tradition de « sororité », en particulier entre veuves. Dans la littérature contemporaine, cependant, on trouve quelques nouvelles dont le style et le ton très personnels concourent à faire de ces récits des histoires très subtiles de relations féminines d’où se dégage un sentiment d’infinie tristesse.

 

1.      Période classique 

 

Dans la littérature classique, à côté de nombreux poèmes classiques célébrant des amitiés masculines fondées sur une connivence dans l’appréciation de l’art et de la poésie, il existe des récits fictionnels dont l’intrigue repose sur une liaison entre deux hommes, le plus souvent dans une relation maître-disciple.

 

-          Amours masculines dans la littérature classique

 

Dramaturge du 17e siècle et auteur d’un célèbre roman érotique dans la grande tradition classique [1], Li Yu (李漁) a également écrit plusieurs recueils de nouvelles, dont le premier, comportant douze nouvelles, est intitulé « Théâtre du silence » (《无声戏》). Ce sont des nouvelles inspirées d’anecdotes et écrites en langue vulgaire avec l’humour caractéristique de l’auteur. La sixième « pièce » de son « Théâtre du silence » est justement l’histoire d’un riche lettré qui adopte un jeune garçon d’une grande beauté dont il est tombé éperdument amoureux et qu’il « épouse » ; le titre donne aussitôt à l’histoire une connotation classique : « Un homme du genre "mère de Mencius" déménage trois fois pour éduquer son protégé » (《男孟母教合三迁》).

 

Li Yu a ajouté une introduction pleine d’humour dans laquelle il offre une sorte de leçon d’histoire sur les

 

Théâtre du silence, rééd. 2018

coutumes homosexuelles (masculines) de l’époque, dont il fait une tradition « du Sud » - le « mode méridional ». L’histoire est donc dans la région du Fujian, et elle est datée : elle se passe sous l’empereur Jiajing des Ming, c’est-à-dire pendant la période 1522-1566.  

 

Pinhua baojian, éd. 1993

 

La tradition semble s’être généralisée par la suite, en particulier dans les milieux de l’opéra de Pékin. Un roman du milieu du 19e siècle exalte l’amour romantique liant des lettrés passionnés d’opéra et des jeunes garçons spécialisés dans les rôles féminins : c’est le Pinhua baojian ou « Miroir précieux pour classer les fleurs » (《品花宝鉴》) de Chen Sen (陈森), où le genre devient une notion floue et instable, les limites entre masculin et féminin apparaissant comme des constructions essentiellement sociales.

 

A l’opposé, cependant, on avait également, dans l’opéra traditionnel, des rôles masculins interprétés par des femmes : rôles martiaux ou rôles de lettrés - souvent des femmes déguisées en hommes pour aller passer les examens impériaux qui étaient interdits aux femmes, avec des histoires d’amour inévitables nées de la confusion des genres. L’exemple le plus célèbre est l’histoire de

Liang Shanbo et Zhu Yingtai (《梁山伯与祝英台》), adaptée maintes fois en opéra et portée à l’écran [2].

 

En revanche, les histoires d’amours féminines sont rares, sauf quelques exceptions, d’autant plus intéressantes.

 

-          Une comédie de Li Yu

 

A côté de ces textes connus et de cette tradition reconnue [3], il est difficile de trouver des histoires du même genre entre femmes, avec deux exceptions, l’une dans les « Contes du Liaozhai » ou « Chroniques de l’étrange » (《聊斋志异》) de Pu Songling (蒲松龄) [4], l’autre dans une comédie de Li Yu, justement.

 

De manière caractéristique, ces histoires ont pour cadre la famille

 

Les contes du Liaozhai

traditionnelle, avec une épouse et un certain nombre de concubines. La comédie de Li Yu, « La compagne doucement parfumée » ou Lianxiangban (《怜香伴》), en est un parfait exemple. Li Yu y décrit les relations amoureuses entre deux femmes qui nourrissent leurs sentiments réciproques en s’écrivant des poèmes, dans la meilleure tradition lettrée : Cui Jianyun (崔笺云), digne épouse d’un lettré, rencontre, dans le temple où elle est allée brûler de l’encens, la jeune Cao Yuhua (曹语花), de deux ans sa cadette, qui la séduit aussitôt, par son parfum. De retour chez elle, elle en fait l’éloge auprès de son époux et le persuade de prendre la jeune femme comme concubine. Mais le père de Cao Yuhua, furieux, refuse que sa fille devienne concubine de second rang, et fait licencier le mari qui se retrouve privé d’emploi. Mais les deux femmes finiront par l’emporter et se retrouveront unies au sein d’un triangle amoureux qui subvertit les codes habituels des romances du type « jeune lettré-beauté talentueuse ».

 

La pièce a été adaptée en opéra de Pékin, représenté en 1954, puis en opéra kunqu, genre qui se prête parfaitement à cette intrigue s’agissant d’un opéra dont les troupes étaient à l’origine entièrement féminines.

 

La compagne doucement parfumée, adaptation en opéra kunqu :

https://www.youtube.com/watch?v=sJHiVdzRA6g

 

L’opéra a été mis en scène en 2010 par le grand réalisateur hongkongais Stanley Kwan (关锦鹏) [5], et représenté au Poly Theatre (保利剧院) à Pékin. A la sortie, certains des spectateurs interrogés ont critiqué le caractère avant-gardiste de l’opéra qui ne correspondait pas à leurs yeux au caractère du kunqu, l’un des plus vieux opéras chinois ; l’histoire elle-même, en revanche, a été jugée conforme à l’esprit de l’époque à laquelle elle a été écrite, au milieu du 17e siècle [6]. La pièce a été reprise en 2016 et 2017.

 

-          Des contes de Pu Songling

 

Ce triangle familial qui oppose le mari à sa femme et une concubine, liées entre elles, se retrouve dans d’autres histoires jusqu’à la fin de la dynastie des Qing. Il s’oppose à la vision habituelle de concubines rivalisant entre elles pour s’attirer les faveurs du maître de maison [7]. On le retrouve, mais sous une forme originale, dans une nouvelle de Pu Songling, « Madame Shao », où l’épouse est une mégère dont la jalousie maladive a déjà provoqué la mort de deux concubines quand arrive une troisième, toute douce, qui va transformer sa compagne en sœur affectionnée et attentionnée [8].

 

D’autres textes de Pu Songling dépeignent des relations privilégiées entre femmes, au sein de la famille ou du proche voisinage. Ce n’est qu’une mince partie de ses quelque cinq cents contes, mais ils sont révélateurs car la caractéristique de l’ensemble est d’être des « contes du fantastique », ou de l’étrange dans la traduction d’André Lévy. Les femmes entretenant des relations intimes avec d’autres femmes, à l’exclusion des hommes, sont donc implicitement présentées comme des êtres « de l’étrange » comme les autres femmes fantastiques de ses contes : renardes, spectres ou immortelles. Chez Pu Songling, ce n’est pas un monde effrayant, mais certainement pas ordinaire.

 

1/ L’un des contes les plus intéressants, du point de vue de la peinture des relations entre femmes, est « Feng Sanniang » (《封三娘》), l’histoire de la troisième fille de la famille Feng [9]. La narration commence par la rencontre de Feng Sanniang avec Fan Shiyiniang (范十一娘) lors d’une visite dans un monastère de femmes. Elles se jurent amitié éternelle, Shiyiniang invite Feng chez elle, mais elle l’attend ensuite en vain. Puis Sanniang apparaît un jour, en sautant le mur de la résidence des Fan, et reste avec elle, en secret, pendant six mois. Insultée par le frère de Shiyiniang qui l’a découverte, elle s’enfuit.

 

Feng Sanniang, adaptation en lianhuanhua

(bande dessinée), dernier épisode (72)

 

Quelques mois plus tard, Sanniang revient en annonçant à son amie qu’elle lui a trouvé un mari idéal, un jeune lettré plein d’avenir, Meng Anren (孟安仁) ; mais la mère de Shiyiniang le renvoie car il n’a pas un sou tandis que son père décide de la marier au fils d’une famille fortunée. Désespérée, Shiyiniang se pend, mais elle est ramenée à la vie par Sanniang qui lui fait boire un élixir de sa fabrication. Shiyiniang tente alors de persuader Sanniang d’épouser elle aussi Meng Anren, et, comme son amie refuse, la fait boire et violer par Meng en espérant la mettre ainsi devant le fait accompli. Mais Sanniang indignée la quitte, lui révélant qu’elle est en fait une renarde et qu’elle a été subjuguée par sa beauté, sur quoi elle disparaît…

 

Les relations entre les deux jeunes filles sont dès l’abord menacées par leur différence de classe, qui justifie les précautions que prend Sanniang pour se cacher dans la chambre de son amie. Mais, quand elle est découverte par la mère de Shiyiniang, celle-ci ne la rejette pas, au contraire, elle l’accueille les bras ouverts comme étant une bonne compagnie pour sa fille, à l’inverse du jeune Meng Anren qui menacerait leur image de famille huppée s’il épousait Shiyiniang. Restant hors de l’institution du mariage, Sanniang est tout à fait acceptable. La nature de ses relations avec Shiyiniang ne dérange personne tant qu’elle n’affleure pas au grand jour.

 

Pu Songling achève de rendre Sanniang inoffensive en en faisant une renarde, un être d’un autre monde, attiré un moment par un amour terrestre, mais voué à regagner le monde d’où elle est venue. Il y a, en arrière-plan, un contexte taoïste remontant aux récits des Tang empreints de surnaturel, Sanniang déclarant qu’elle se retire pour poursuivre ses pratiques visant à atteindre l’immortalité. Elle est du côté des sentiments (qing ) et non du désir physique (yu ), distinction qui sera importante dans les nouvelles au 20e siècle.

 

En se démarquant de la réalité, Pu Songling adopte un ton distancié et évacue tout érotisme autre que liminal. La comédie de Li Yu est beaucoup plus sensuelle, en évoquant tout de suite le profond émoi causé par le parfum envoûtant qui se dégage du corps de Cao Yuhua. C’est cet aspect d’intime proximité d’une grande sensualité qui est si bien rendu dans l’adaptation de la pièce en opéra kunqu. C’est l’opéra, justement, qui est le mieux à même de traduire les subtiles allusions de la comédie de Li Yu, par la sophistication de sa codification gestuelle et la seule force du regard.

 

D’autres contes de Pu Songling représentent des femmes « autres », immortelles ou esprits en mal de réincarnation, dont la particularité est d’être retenues sur terre, comme Feng Sanniang, par leur amour pour une femme ; et c’est souvent la menace des hommes – parfois un viol - qui leur fait quitter le monde terrestre.

 

2/ C’est le cas de « Aying » (《阿英》) qui reprend le schéma des liaisons de femmes dans le cercle familial, mais avec une intrigue originale [10]. Aying est un perroquet femelle que son propriétaire a promis en mariage, en plaisantant, au jeune fils d’un ami ; l’oiseau se transforme en une splendide jeune femme qui finit, effectivement, par épouser le garçon, mais tombe aussi amoureuse de sa belle-sœur (l’épouse de son frère aîné). La famille découvre cependant que Aying n’est pas un être ordinaire et a des pouvoirs magiques : elle reprend sa forme de perroquet et s’envole. Son mari et sa belle-sœur la pleurent chacun de son côté. Deux ans plus tard, elle revient et les sauve d’une attaque de bandits, puis elle revient voir sa belle-sœur chaque fois que son mari est absent, jusqu’à ce qu’il la trouve et la viole… Ayant repris sa forme d’oiseau, elle est attaquée par un chat, et sauvée par sa belle-sœur qu’elle quitte après un dernier adieu.

 

3/ Une autre variation est celle de « La fileuse » (Jinü 《绩女》) [11] : une belle immortelle offre à une veuve dont la solitude lui a fait pitié de rester vivre avec elle ; la veuve est subjuguée par son parfum céleste et, le soir, au lit, lui dit regretter de ne pas être un homme… Les deux femmes vivent tranquilles en faisant de superbes travaux de tissage. Mais la veuve a la langue trop longue et attire la curiosité d’un homme qui écrit un poème plein d’allusions sensuelles sur la jeune femme et ses « pieds de lotus ». Se sentant offensée et souillée par le désir de cet homme, elle décide de partir, en s’attribuant la faute de toute l’histoire, pour avoir été la proie de ses émotions.

 

On a ici un schéma récurrent dans les histoires d’amours entre femmes dans la littérature chinoise jusqu’à aujourd’hui : il s’agit d’histoires éphémères, d’histoires sans suite, inachevées, qui, comme chez Pu Songling, se terminent par la séparation des deux partenaires.

 

-          Un tanci

 

Fleurs nées du pinceau, éd. 1984

 

Il est cependant quelques récits écrits par des femmes au 19e siècle, dans une forme hybride entre prose et poésie, la partie poésie étant destinée à être lue accompagnée en musique, d’où le nom de ce genre spécifiquement féminin : le tanci (弹词). Il en est trois très célèbres, considérés comme l’expression la plus achevée de littérature féminine sous l’empire, hors poésie. L’un d’eux joint dans une intrigue complexe une renarde aux pouvoirs surnaturels et une relation entre femmes soutenant la résistance au mariage, trait qui va devenir un élément fondamental dans la littérature féminine des années 1920. C’est le Bi sheng hua (笔生花) ou « Fleurs nées du pinceau » de Qiu Xinru (邱心如).

 

L’histoire est celle de Jiang Dehua (姜德华), troisième fille d’un fonctionnaire à la retraite. Ayant reçu une bonne éducation et fait preuve d’un véritable talent de poète dès l’enfance, elle est promise à son cousin

Wen Shaoxia (文少霞), mais des ennemis de son père la désignent pour entrer dans le gynécée de l’empereur. Elle ne peut refuser, mais, en chemin, une nuit, essaie de se pendre. Elle est sauvée par une renarde, qui prend sa place pour aller au palais de l’empereur et lui donne des habits masculins pour échapper aux poursuites. Dehua change de nom et épouse une femme, Xie Xuexian (谢雪仙). Sous son identité d’emprunt, elle passe les examens impériaux et apprend en même temps l’art de la guerre. Quelque temps plus tard, à la mort de l’empereur, une rébellion éclate, elle soumet les rebelles et devient premier ministre. Mais, à la cour, elle est reconnue par son cousin qui révèle son identité. L’empereur ordonne aux deux femmes – Dehua et Xuexian – d’épouser Wen Shaoxia. Dehua obéit à contre-cœur, mais Xuexian refuse. Aidée par la renarde, elle s’engage avec elle dans  r la voie de la recherche de l’immortalité.  

 

Ce tanci est généralement présenté comme un pamphlet contre le mariage traditionnel [12]. Qiu Xinru condamne l’une de ses trois femmes au mariage, mais en sauve sa pseudo-épouse Xuexian, qui poursuit sa vie avec son double la renarde. On a donc un jeu de miroir complexe entre les trois personnages, avec la liaison entre deux des femmes se substituant au mariage. Comme chez Pu Songling, ce sont les pouvoirs de la renarde qui permettent de faire prévaloir la liberté des femmes de vivre entre elles, en s’opposant au mariage auquel elles sont normalement vouées, en corrélation avec une sorte d’ascèse taoïste et la recherche de l’immortalité.

 

Sous les Qing, le mariage était comme, dans le passé, une prescription sans échappatoire pour les femmes, qui n’avaient en outre aucun mot à dire sur le choix de leur époux. Chez Pu Songling, comme dans le tanci de Qiu Xinru, elles ont cependant la possibilité de s’en libérer en choisissant une union avec une autre femme, mais grâce à l’entremise d’une femme aux pouvoirs surnaturels, d’essence taoïste. Elles s‘évadent alors dans un monde parallèle, loin du désir masculin [13].

 

C’est ce schéma romanesque, imaginé par des plumes masculines, qui forme un arrière-plan aux récits d’amours féminines, écrits par des femmes, quand elles vont émerger sur la scène littéraire dans la foulée du mouvement du 4 mai. Mais cela reste des textes rares, et qui plus est décriés par les réformistes du début du 20e siècle ; le Pinhua baojian de Chen Sen, en particulier, a été vertement critiqué par Hu Shi (胡适), l’un des grands maîtres à penser de la renaissance culturelle du début du siècle ; une pratique aussi institutionnalisée et entrée dans les mœurs que l’homosexualité masculine est ainsi contestée dans les années 1900-1910 comme appartenant à des déviances d’une certaine élite de la société chinoise sous l’empire, et en tant que telle contraire à l’esprit de modernisation. Il faut y voir un reflet de l’influence des théories occidentales qui se sont alors répandues en Chine [14].

 

2.      Années 1920-1930

 

-          Le contexte

 

L’intérêt suscité par le thème de l’homosexualité au début du 20e siècle dans une Chine en plein bouleversement socio-culturel est apparent dans l’émergence de termes spécifiques pour désigner l’amour entre personnes du même sexe : tongxing lian’ai (同性恋爱), tongxing ai (同性爱) et autres variations ; ces néologismes sont créés sous l’influence des ouvrages et romans occidentaux traitant d’homosexualité, et pour les traduire en chinois [15] ; sont créés en même temps les termes pour traduire perversion (perversion du désir : qingyu zhi biantai 情欲之变态), inversion (diandao) ou autres. Les traductions et articles se multiplient, en particulier dans les journaux féminins comme Le journal des femmes (《妇女杂志》) [16].

 

Avec ces livres se diffuse une conception (médicale) de l’homosexualité comme perversion, ou inversion, qui n’avait jamais existé en Chine auparavant [17]. A cause de la ségrégation entre les sexes résultant de la structure

 

Le Journal des femmes, juillet 1931,
numéro spécial consacré

à la littérature féminine

confucéenne de la famille et de la société, la maison étant le domaine spécifique des femmes, et l’espace public à l’extérieur celui des hommes, les liens affectifs entre personne du même sexe étaient courants, y compris entre personnes de statuts sociaux différents : entre épouses et concubines comme dans la comédie de Li Yu, mais aussi entre les épouses et leurs servantes, traits que l’on retrouvera dans la littérature féminine jusque dans les années récentes.  

 

Cependant, c’est l’homosexualité masculine qui est visée par la diffusion des conceptions occidentales, non l’homosexualité féminine. Celle-ci, protégée par l’intimité des appartements féminins, n’a jamais fait l’objet de répression, ni même de réprobation. Comme le montrent les contes de Pu Songling, ce qui était vilipendé, c’était le refus du mariage car c’était le pilier de l’institution familiale, donc de la structure sociale. Dans les années 1920, l’homosexualité féminine est même objet de fascination chez les intellectuels chinois. La ségrégation entre sexes existant aussi dans les établissements scolaires, elle y induit des phénomènes analogues à ceux existant au sein de l’espace protégé de la famille ; en 1923, le directeur d’une Ecole normale de filles est critiqué, dans un article paru dans Le journal des femmes, pour fermer les yeux sur les pratiques homosexuelles répandues dans son établissement.

 

Mais l’atmosphère est dans l’ensemble celle d’un tranquille laisser-faire. Un article traduit du japonais, paru en 1925 dans Le journal des femmes (n° 6) sous le titre « Signification nouvelle de l’amour homosexuel dans l’éducation des femmes » (《同性爱在女子教育上的新意义》), avance même une notion d’amour d’ordre spirituel et moral, voire métaphysique, excluant les rapports sexuels jugés avilissants ; l’article est de la Japonaise Toyoko Furuya, et a été cité et analysé dans de nombreux ouvrages [18].

 

Les récits très ouverts des nouvelles écrivaines des années 1920 sont à considérer dans ce contexte de tranquille laissez-faire, mais en même temps de revendication pour l’émancipation des femmes, et émancipation surtout de la sacro-sainte institution du mariage arrangé. Mais là, l’opposition est nette ; la presse s’élève contre le célibat des femmes, le refus de se marier étant considéré comme rébellion, sinon perversion. Selon certains articles des années 1920, cette rébellion contre le mariage imposé ne peut aboutir qu’à un célibat qui débilite la femme. Contre le mariage, les femmes s’élèvent alors un rempart de « sororité ».

 

-          Les écrivaines et leurs écrits : Lu Yin, Ling Shuhua, Ding Ling.

 

En 1927, dans une conférence sur la littérature nouvelle en langue vernaculaire, l’écrivain et traducteur Zhao Jingshen (赵景深) tente de faire une analyse de nouvelles comportant des histoires homosexuelles féminines à la lueur des traductions récentes de Freud : à côté d’œuvres d’auteurs masculins, il cite « Le Journal de Lishi » (《丽石的日记》) de Lu Yin (庐隐) ; en 1930, il redonne sa conférence remaniée en ajoutant la nouvelle de 1926 de Ling Shuhua (凌叔华) « On dit que ce genre de chose existe » (《说有这么一回事》). Elles restent les deux nouvelles parmi les plus représentatives des années 1920, mais on peut y ajouter un autre récit de Lu Yin et une nouvelle de Ding Ling (丁玲) pour compléter le tableau.

 

1/ Lu Yin

 

Lu Yin, Le journal de Lishi

 

Publié dans le Mensuel de la nouvelle (《小说月报》) en juin 1923, « Le Journal de Lishi » (《丽石的日记》) est le journal tenu par une étudiante qui est morte, publié par la narratrice, qui la connaissait bien. Lishi était amoureuse de l’une de ses camarades d’université, mais celle-ci est mariée par ses parents. Au moment de leur adieux désespérés, elle s’exclame : « Notre vie à deux est impossible… quel dommage que tu n’aies pas revêtu des habits masculins pour venir demander ma main à mes parents. » Mais, quelques temps plus tard, elle écrit à Lishi sur un ton réaliste : « Nous avions une vision puérile de la vie, un amour comme le nôtre ne sera jamais permis par

la société. Réveille-toi ! ». Se sentant trahie, Lishi meurt de chagrin.

 

L’autre nouvelle de Lu Yin sur le même sujet, publiée la même année, est beaucoup plus connue : « Les Amies du bord de mer » (《海滨故人》) est une sorte d’utopie derrière laquelle se profilent les ombres des amies de Lu Yin à l’Ecole normale supérieure de filles de Pékin : Su Xuelin (苏雪林), Feng Yuanjun (冯沅君), Shi Pingmei (石评梅). L’histoire est celle d’un groupe d’amies comme elles qui se retrouvent au bord de la mer pour passer un moment ensemble. Lorsque l’une d’elles tombe amoureuse d’un homme, les amies commentent : « Le mariage serait pour elle la ruine de ses talents ». Toutes sont des « femmes nouvelles » typiques de ces années 1920, qui veulent avant tout éviter de se retrouver cloîtrées, vouées à s’occuper d’un mari et à élever des enfants. Elles rêvent de se bâtir une maison au bord de la mer et de vivre là ensemble, pour écrire et poursuivre leur vie d’étudiantes, dont elles ont déjà la nostalgie comme un paradis perdu.

 

Elles font partie de celles que l’on appelées alors « le parti des femmes qui refusent de se marier » (不嫁当), ou encore « les femmes qui font du célibat un idéal » (独身主义女子). Elles reprennent une vieille tradition de veuves et d’ouvrières dans la Chine impériale : ouvrières de filatures de Canton, et veuves constituant des communautés unies, libérées du carcan familial. L’aspect sexuel est absent, chez Lu Yin, et c’est un trait récurrent dans ces récits, que l’on retrouvera dans les récits des années 1980. La maison au bord de la mer est un idéal impossible à réaliser où l’amour est essentiellement pur, plus de l’ordre du sentiment que du désir physique car il se distingue de l’amour conjugal ; la sensualité même est à peine esquissée,

 

2/ Ling Shuhua

 

La nouvelle de 1926 de Ling Shuhua - « On dit que ce genre de chose existe » (《说有这么一回事》) - est beaucoup plus explicite à cet égard, mais en restant un souvenir nostalgique d’amours d’étudiantes. La nouvelle est en fait la réécriture, à la demande de l’auteur, d’un récit écrit la même année par l’un de ses collègues à l’Institut de recherche littéraire (文学研究会) : « Pourquoi est-elle soudain devenue folle ? » (《她为什么忽然发疯了》).

 

Le récit reprend l’idée du « Journal de Lishi » de Lu Yin. Il conte aussi l’histoire de deux étudiantes dans un même établissement – le thème des relations homosexuelles en milieu scolaire et universitaire n’est pas rare dans les récits de l’époque. Outre Lu Yin et Ling Shuhua, Chen Xuezhao (陈学昭), par exemple, – une autre proche amie de Lu Yin - l’a abordé elle aussi. Mais la nouvelle de Ling Shuhua est beaucoup plus imaginative et tranche sur les récits de ses consœurs par le ton sensuel du sien.

 

Elle raconte comment, devant jouer dans le

 

Ling Shuhua, On dit que

ce genre de chose existe

« Roméo et Juliette » de Shakespeare, les deux camarades Yingman (影曼) et Yunluo (云罗) tombent amoureuses l’une de l’autre au cours des répétitions. Elles marchent en se tenant par la main, s’enlacent et s’embrassent, et partagent le même lit dans leur dortoir, sans que personne n’y trouve à redire. Mais, un jour, Yunluo – celle qui jouait Juliette – est rappelée chez elle par sa mère qui veut lui présenter l’homme qu’elle a l’intention de lui faire épouser, un veuf qui a perdu sa femme deux mois auparavant. Yingman lui demande de rester avec elle : « Après tout, dit-elle, les deux institutrices du primaire Chen et Chu vivent bien ensemble depuis cinq ou six ans, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ? » Mais, pendant les vacances d’été, elles repartent chacune dans leur famille. Yingman attend le courrier, mais, après une première lettre, ne reçoit plus de nouvelles. A la fin de l’été, elle revient à l’université, Yunluo n’y est pas. Et un jour elle apprend son mariage, par une camarade dont elle a épousé un beau-frère. En entendant la nouvelle, Yingman perd connaissance. Quand elle revient à elle, elle pousse un soupir… et ainsi s’achève le récit. 

 

A côté de ces récits pleins de nostalgie pour une vie que la société ne permet pas, et qui reprennent le thème de la révolte sans lendemain contre le mariage imposé, les nouvelles de Ding Ling sont d’un ton beaucoup plus sombre.

 

3/ Ding Ling

 

La nouvelle « Pendant les vacances d’été » (《暑假中》), publiée en 1928, est une autre variation sur le thème des amours en milieu universitaire, mais dès l’abord l’atmosphère est lourde. Elle a été écrite pendant une période difficile de la vie de Ding Ling, après son déménagement à Shanghai, au printemps 1928, alors que, avec son compagnon, elle a fondé deux revues et une petite maison d’édition, et qu’il leur faut surtout éponger leurs dettes. Ding Ling écrit à tour de bras, et les deux recueils de nouvelles alors publiés font sensation par leur style et leur ton.

 

« Pendant les vacances d’été » se passe dans une école élémentaire pour fille d’une petite ville de province, par un temps chaud et humide. Les institutrices qui enseignent là ont juré de ne pas se marier pour se consacrer pleinement à leur mission éducatrice. Mais, si elles ont pris cette initiative, c’est poussées par les idées d’émancipation des femmes propagées par les intellectuels branchés de la petite ville. Le problème, c’est qu’elles n’ont en fait aucun intérêt pour l’enseignement, et que, maintenant qu’elles vont vers la trentaine, elles regrettent, au fond d’elles-mêmes, de ne pas avoir cherché un bon parti qui leur aurait assuré le vivre et le couvert sans qu’elles aient besoin de continuer à enseigner.

 

Elles sont deux couples, mais elles ne cessent de se disputer, et leur humeur est aggravée par l’ennui qui plombe ces vacances, sans les cours pour alléger l’atmosphère. Mais quand ils reprennent, à la fin de l’été, la vie retrouve son cycle déprimant.

 

Ding Ling souligne là un problème social : ces femmes sont devenues enseignantes simplement parce qu’elles n’avaient pas d’autre choix. Mais elle montre surtout une profonde défiance à l’égard de l’homosexualité féminine, voire un certain mépris. Elle dépeint ses femmes comme des adolescentes attardées qui en sont restées à des amours de jeunesse dont le feu s’est éteint. Elle ne cache pas la nature sexuelle de certaines de ces relations, mais en en faisant un exutoire faute de mieux, et elle dénonce la domination malsaine exercée par l’une d’elle sur sa consœur plus jeune et plus influençable. La nouvelle, ainsi, est saturée d’un sentiment d’ennui et de frustration.

 

Ding Ling, Le journal de Miss Sophie

 

De manière significative, elle a été écrite trois mois après l’œuvre la plus célèbre de l’auteure : « Le Journal de Miss Sophie » (《莎菲女士的日记》). Là, l’atmosphère est différente, mais guère plus optimiste, traduisant les difficultés que traverse Ding Ling. Son roman dépeint les conflits intérieurs de la jeune Sophie, ses brusques changements d’humeur, l’ambivalence de ses sentiments et son dégoût des hommes. En fait, Sophie pleure une amie qui s’est mariée et en est morte. Sa seule consolation est d’écrire son journal, adressée à cette amie disparue à laquelle elle continue d’exprimer son amour. Ici aussi, comme dans beaucoup des écrits des écrivaines de la période, on ne peut exclure un certain aspect autobiographique, sachant que Ding Ling s’est inspirée de l’histoire de Qu Qiubai et de son amie Wang Jianhong, morte de tuberculose peu après son mariage…

 

On a l’impression qu’après cette expérience tragique, les amours homosexuelles féminines n’ont plus lieu d’être dans un monde dominé par les hommes, qui est celui de Ding Ling, et dont elle souffre. En fait, chez elle, c’est tout amour qui est condamné comme également décevant. Deux ans plus tard, son compagnon le poète Hu Yepin est arrêté par le Guomingdang et exécuté. Il lui laisse en legs la révolution en marche. Ding Ling s’engage activement dans la Ligue des écrivains de gauche. En 1932 elle entre au Parti. Elle est arrêtée en 1933, réussit à s’enfuir trois ans plus tard, parvient à rejoindre Mao qui écrit deux poèmes en son honneur. Dans l’un d’eux il célèbre la transformation de miss Littérature (文女士) en général Wu (武将) : opposition éternelle dans la culture chinoise entre le wen et le wu, les lettres et les armes. Ding Ling représente la nouvelle littérature qui se fait sur le front, en oubliant les sentiments.

 

Il faut attendre les lendemains de la Révolution culturelle pour que l’on retrouve des récits qui reprennent certains thèmes ébauchés par les écrivaines des années 1920, dans un climat d’ouverture semblable, soixante ans plus tard.

 

3.      Années 1980 et suivantes 

 

On peut citer cinq récits, datant des années 1980 à la fin des années 1990, dont la trame repose sur des histoires de femmes sans que l’homosexualité soit textuellement mentionnée dans les deux premiers cas, ce qui a donné des interprétations divergentes, mais sont à replacer dans la ligne directe des nouvelles des années 1920 ; le dernier récit, de Yan Geling (严歌苓), est un petit chef-d’œuvre d’une rare subtilité qui construit une histoire d’amour entre deux femmes à partir d’une légende adaptée à l’opéra et sur fond de Révolution culturelle [19].

 

1/ « L’Arche » (《方舟》) de Zhang Jie (张洁)

Dans cette nouvelle datant de 1981, Zhang Jie dépeint les vies de trois femmes qui revendiquent leur indépendance. Ce ne sont plus des Nora promises à la prostitution après avoir quitté leur mari comme l’avait prédit Lu Xun en 1923. Les femmes modernes de Zhang Jie sont éduquées et peuvent gagner leur vie. Mais elles souffrent toujours autant d’abus et de discrimination, que l’auteure a déclaré avoir voulu dénoncer.

 

La première a été envoyée dans les forêts du Grand Nord pendant la Révolution culturelle et en est revenue avec une arthrose qui menace de la laisser paralysée ; son mari a demandé le divorce quand elle a préféré avorter. La seconde est une interprète divorcée qui tente de conserver la garde de son fils, mais qui est l’objet de harcèlement de la part de son supérieur hiérarchique et sombre dans la dépression. La troisième a quitté son mari sans être divorcée ; après avoir été assistante réalisatrice pendant dix ans, elle a enfin réussi à obtenir de tourner un film, grâce à l’appui de son père, mais il est interdit…

 

Femmes seules vivant sous le même toit, elles sont en butte à des commérages sans fin, mais sur leurs rapports (supposés) avec les hommes, non entre elles : l’homosexualité féminine n’existe pas en Chine dans les esprits de l’époque ; le scandale, c’est de ne pas respecter le sacro-saint mariage, fondement du tissu social. D’ailleurs, leurs liens sont affectifs, comme dans les nouvelles de Lu Yin, elles semblent avoir réalisé le rêve de maison commune de ses amies du bord de mer. Mais cette « arche » n’a rien d’idyllique, elle permet à ces trois amies de se soutenir dans leurs luttes quotidiennes, dans une sorte de sororité de divorcées qui rappelle celle des communautés de veuves d’autrefois.

 

2/ « Frères » (《弟兄们》) de Wang Anyi (王安忆)

Il s’agit d’une nouvelle de Wang Anyi, publiée en avril 1989 dans la revue Shouhuo. Si elle est peu connue, dans l’œuvre de l’auteure, elle a fait l’objet de nombreux commentaires et analyses, et intrigue toujours autant.

 

Les trois personnages qui s’appellent frères sont en fait des jeunes femmes qui ont été étudiantes ensemble et ont formé un groupe très uni, et remarqué pour leur non-conformisme. Après s’être perdues de vue, deux d’entre elles se retrouvent alors qu’elles sont mariées et vivent une vie terne et sans éclat. Quand la plus jeune accouche, son frère vient l’aider (rôle traditionnellement réservé à la mère), et s’installe chez elle. Le souvenir de leur amitié passionnée suffit à faire renaître la flamme qui couvait, et à illuminer à nouveau leur quotidien. Mais un incident lié au bébé provoque une rupture ; au moment de se séparer, l’aînée déclare à son amie tout l’amour qu’elle ressent pour elle, mais « trop tard » lui est-il répondu. Et cette réponse sonne comme une condamnation sans appel.

 

C’est l’un des plus beaux textes de Wang Anyi, qui, lu a posteriori, porte en outre en lui toute la nostalgie d’une époque qui s’achève, avec ses rêves [20] : d’où, aussi, ce « trop tard » …

 

3/ « Vie privée » (《私人生活》) de Chen Ran (陈染)

Il s’agit cette fois d’un roman publié en 1996, le premier de Chen Ran, marquant les prémices de ce qu’on a appelé « écriture du corps ». L’auteure y décrit la vie de la jeune Niuniu [21], de son enfance dans les années 1960 à sa jeunesse dans les années 1990, et ses démêlés avec les représentants de l’autorité patriarcale - père, instituteur et docteur - qui tous trois jouent un rôle négatif dans son existence à un moment ou un autre.

 

Sensible et solitaire, Niuniu a du mal à s’intégrer et à faire face à la réalité. Ses parents étant divorcés, elle vit avec sa mère et entretient un lien homosexuel avec sa voisine, He, qui est veuve. A l’université, elle noue une relation amoureuse avec l’un de ses camarades, Yinnan, un étudiant qui participe aux mouvements estudiantins de 1989. Mais Niuniu perd bientôt tous ceux qu’elle aime : la voisine

 

Chen Ran, Vie privée

meurt dans un incendie, sa mère décède, tandis que son camarade disparaît après les événements tragiques de la place Tian’anmen. Elle sombre alors dans la dépression, se coupe du monde, et vit entre ses souvenirs et les fruits de son imagination.

 

Vers la fin du roman, elle s’enferme dans sa salle de bains et, se regardant dans la glace, se caresse en imaginant les mains entremêlées de He et de Yinnan sur son corps. Cette scène de masturbation qui a fait couler beaucoup d’encre est pourtant teintée de beaucoup de poésie. Elle est révélatrice de la confusion des sentiments de Niuniu, dans l’esprit de laquelle le souvenir de sa voisine perdure comme une belle histoire à l’issue dramatique, sur fond, ici encore, des événements de Tian’anmen.

 

4/ « La Chaise dans le corridor » (《回廊之椅》) de Lin Bai (林白)

Il s’agit d’une nouvelle, publiée dans la revue Zhongshan en avril 1993, par une écrivaine souvent associée à Chen Ran, qui a écrit au début des années 1990 une série de récits construits autour de couples de personnages féminins aux relations floues et ambiguës. Le thème est annoncé dans deux nouvelles de 1993, dont cette « Chaise dans le corridor » (en fait plutôt une galerie ouverte, autour d’une cour intérieure dans une maison chinoise traditionnelle) ; Lin Bai y esquisse une peinture floue de relations féminines qui gardent leur part de mystère, ce qui donne au récit son charme sensuel et sa tonalité émotionnelle.

 

La nouvelle évoque avec subtilité les relations d’une étrange ambiguïté qui ont lié l’épouse d’un riche membre de l’intelligentsia d’une petite ville et sa fidèle servante – ou plutôt suivante, au sens classique du terme : restée seule

 

Lin Bai, La chaise dans le corridor

après la disparition de sa maîtresse dans des circonstances non éclaircies que l’on devine être pendant la Révolution culturelle, celle-ci, maintenant âgée, confie le récit fragmentaire de ses souvenirs du passé à une narratrice intriguée, mais effrayée, de passage sur les lieux cinquante ans après la disparition de la maîtresse, dans une maison fantomatique où la vieille femme  préserve et cultive le souvenir de la disparue comme si elle était toujours vivante.  

 

Il y a comme une magie sensuelle qui se dégage des non-dits subtils du récit, comme de cette tasse abandonnée auprès d’une chaise dans la galerie intérieure de la maison, comme si sa propriétaire venait de la laisser là pour s’absenter brièvement. C’est l’une des plus belles nouvelles de Lin Bai, écrites au début des années 1990 parallèlement à son roman « Une guerre personnelle », et qui restent à découvrir.

 

5/ « Le Serpent blanc » (《白蛇》) de Yan Geling (严歌苓)

/ « Le Serpent blanc » est une nouvelle relativement longue (dans la catégorie des « nouvelles moyennes », que les anglophones appellent novellas), initialement publiée en 1999, et primée en 2001 par la revue Octobre [22].

 

Calquée sur la légende du Serpent blanc et de sa servante, le Serpent vert, l’histoire est contée avec en arrière-plan la fascination exercée de tous temps par les acteurs travestis d’opéra, mais ici à l’envers des schémas traditionnels, la fascination étant exercée par une actrice sur une jeune fille. La narration est construite selon un schéma complexe où alternent diverses voix représentant des points de vue différents, montrant en particulier la perception des faits par l’entourage des deux femmes.

 

L’histoire se passe dans le contexte de la période de chaos

 

Le Serpent blanc (recueil), éd. 2005

de la Révolution culturelle. Le personnage principal, Sun Likun (孙丽坤), était une actrice et chanteuse d’opéra célèbre, spécialiste du rôle du Serpent blanc. Au début de la Révolution culturelle, elle est attaquée comme « élément bourgeois décadent » et ennemie de classe, et envoyée réfléchir en prison. Les années passant, elle grossit et perd son éclat d’antan.  

 

Alors qu’elle traverse ainsi une période de dépression teintée du souvenir de sa gloire passée, elle reçoit la visite d’un jeune officier d’une vingtaine d’années chargé d’enquêter sur elle. Au bout de quelques visites, Sun Likun découvre à sa grande stupeur que ce personnage aux mains fines et délicates est en fait une jeune femme, nommée Shanshan. La première surprise passée, l’attirance qu’elle ressent pour lui/elle n’en est que plus fort, attisée par l’admiration passionnée que lui porte la jeune fille, qui l’a vue jouer quand elle était petite. Les deux femmes passent des jours tranquilles sous le couvert de l’identité officielle de la visiteuse.

 

A la fin de la Révolution culturelle, cependant, elles se séparent, chacune reprenant son identité véritable. Sun Likun reverra une dernière fois Shanshan quand celle-ci lui annoncera son mariage, mais elle repartira, raccompagnée par sa jeune compagne jusqu’à l’arrêt de bus, avec un dernier geste pour se prouver qu’elles s’aiment toujours autant.

 

C’est le schéma général de ces histoires de femmes de la littérature féminine chinoise, aujourd’hui comme hier : pas de conclusion positive, pas d’union durable, tous les récits se terminent sur des séparations, ou la mort.

 

 

 


[1] Le Rouputuan (肉蒲团), ou La Chair comme tapis de prière, trad. P. Klossowski, préface d’Etiemble, Jean-Jacques Pauvert 1962, rééd. Christian Bourgois 1995.

[3] En arrière-plan du célèbre film de Chen Kaige « Adieu ma concubine » :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Chen_kaige_Adieu_ma_concubine.htm

[4] Chroniques de l’étrange, trad. et présentation André Lévy, Philippe Picquier 1996, Picquier poche 1999.

  (traduction d’une sélection de 82 contes)

[6] Voir l’article (en chinois) de China news :

http://www.chinanews.com/cul/news/2010/05-12/2277504.shtml

[7] Et parfois de manière dramatique, comme dans « Epouses et concubines » (《大红灯笼高高挂》), le film de Zhang Yimou comme la nouvelle de Su Tong (苏童) dont il est adapté :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Zhang_Yimou_Epouses_et_concubines.htm

C’est aussi le sujet d’innombrables films télévisés.

[8] Il est à noter que les Contes du Liaozhai précèdent « Le rêve dans le pavillon rouge »  (红楼梦), et que cette liaison triangulaire préfigure le triangle célèbre des personnages principaux du roman de Cao Xueqin : Baoyu (宝玉) / Daiyu (黛玉) / Baochai (宝钗)…

[9] Comme souligné par Tze-lan D. Sang, dans The Emerging Lesbian, chap. 1, p. 66. (voir Bibliographie)

Feng Sanniang est le conte n° 10 du rouleau V.  Il ne figure dans aucune des traductions du Liaozhai existantes, ni en français ni en anglais.

Texte original et traduction en chinois moderne :

https://baike.baidu.com/item/%E5%B0%81%E4%B8%89%E5%A8%98

[10] C’est le conte 10 du rouleau VII.

[11] Conte 26 du rouleau IX.

[12] Voir l’étude du tanci (en chinois) : Jiang Dehua et ses ombres, la résistance au mariage par les femmes dans le Bi sheng hua (姜德华和她的影子 : 《笔生花》中女性对婚姻的抗拒) :

http://www.cqvip.com/qk/86921x/201704/672716028.html

[13] On notera que, dans le conte de Pu Songling, Feng Sanniang rencontre Fan Shiyiniang dans un monastère bouddhiste, et que leur liaison se fait sous l’égide de la nonne qui le dirige. Elle dit pourtant cultiver le Dao, la Voie : c’est un taoïsme fortement influencé par le bouddhisme, qui demande la négation des émotions et des désirs.

On peut ici faire un rapprochement avec les nüxia de la littérature de wuxia des Tang : elles sont en général formées par une nonne, entretiennent avec elle une relation de maître à disciple, excluent tout contact avec les hommes et disparaissent une fois leur mission achevée.

[14] C’est entre autres la thèse de Tze-lan Deborah Sang développée dans The Emerging Lesbian, chap. 2.1, p. 99 (voir Bibliographie)

[15] Les traductions ont joué un rôle majeur à l’époque pour créer des néologismes aptes à exprimer des notions occidentales inexistantes dans la pensée et le vocabulaire chinois.

[16] Mensuel créé à Shanghai en 1915 dans le contexte du mouvement de la Nouvelle Culture, par le groupe de la Commercial Press. C’est la plus importante publication pour femmes de la période républicaine. En janvier 1932, les bâtiments de la maison d’édition ayant été détruits par les bombardements japonais, la publication est suspendue.

[17] Dans les années 1930, il était devenu commun dans les publications médicales chinoises, et en particulier sur l’éducation sexuelle, de décrire l’homosexualité comme une perversion. Voir Tokens of Exchange: The Problem of Translations in Global Circulations, Lydia H. Liu ed. Duke University Press, 1999, p. 303.

[18] Dont : Politics, Ideology, and Literary Discourse in Modern China: Theoretical Interventions and Cultural Critique, Kang Liu, Xiaobing Tang eds, Duke University Press, 1993, p. 136.

[19] Aucun de ces textes n’a été traduit en français, sauf celui de Zhang Jie, mais sous le titre de « Galère » qui fausse le sens du récit : il s’agit bien d’arche (traduction littérale), au sens de refuge contre les tempêtes du monde extérieur.
Galère, trad. Michel Cartier avec la coll. de Zhitang Drocourt, Marien Sell, 1989.

[20] En juin, les manifestations de la place Tian’anmen vont être noyées dans le sang et instaurer une période de répression, balayant les rêves de liberté et de démocratie. La menace pèse implicitement sur la nouvelle.

[21] Son prénom – Niùniù 拗拗 - signifie obstinée, désobéissante.


 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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