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Yan
Geling
严歌苓
Présentation 介绍
par Brigitte Duzan, 11 février
2010, actualisé 8 février 2019
Yan Geling (严歌苓),
écrivain et scénariste, est une personnalité fascinante,
représentative de tout un pan de la littérature
chinoise, qui mérite une analyse approfondie, au-delà de
la médiatisation dont elle est aujourd’hui l’objet.
Un
parcours atypique
Comme titrait
récemment un journaliste (1), sa vie n’a rien à envier à
ses romans (个人经历不比小说逊色).
Jeunesse
Yan Geling est
née à Shanghai en 1958, dans une famille
d’intellectuels, et d’écrivains en particulier. Quand on
lui demande pourquoi elle a choisi d’écrire, elle répond
qu’elle n’a pas choisi, que se sont ses gênes qui ont
décidé de ce qu’elle serait. (基因决定了自己的身份).
Son grand-père paternel était parti |
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Yan Geling |
étudier aux
Etats-Unis ; il y obtint un doctorat et, à son retour en Chine,
devint traducteur et professeur de littérature à l’université de
Xiamen. Son père, Xiao Ma (萧马),
était lui-même écrivain et scénariste (2) .
Comme la plupart des
intellectuels à l’époque, Xiao Ma fut dénoncé comme droitiste
("右派")
pendant
la campagne de 1957, avant la naissance de Yan Geling. Il fut
alors envoyé dans l’Anhui, et divorça, se remariant ensuite avec
une actrice, Yu Ping (俞平),
qui
débuta au cinéma dans un film célèbre de 1960, « Le chant du
drapeau rouge » (《红旗谱》).
Yan Geling,
fille de droitiste, n’eut certainement pas la vie facile.
A douze ans, elle entre
dans l’Armée populaire de Libération, où elle est également
victime de ses « antécédents réactionnaires ». Elle n’arrange
pas les choses en tombant amoureuse, à quinze ans, d’un officier
qui avait deux fois son âge. Elle a déclaré dans une interview
qu’elle aurait fait n’importe quoi, les travaux les plus
pénibles et les plus sales, pour gagner l’approbation et la
reconnaissance de ses pairs : « mon désir de rentrer dans le
rang, dit-elle, était tel que c’en était douloureux. »
Débuts littéraires
en Chine
C’est cependant ainsi
que débute sa carrière. Elle commence comme journaliste, envoyée
au Tibet, puis comme correspondante sur le front pendant la
guerre contre le Vietnam, bref mais sanglant conflit frontalier
initié par la Chine en février 1979. A 21 ans, elle écrit ses
premières nouvelles, inspirées de son expérience dans l’armée,
et, en 1980, un premier scénario, 《心弦》(xīnxián
ou les cordes du cœur, une histoire qui se passe pendant la
guerre de Corée) ; le film, traité comme une sorte de drame
musical, est tourné aux studios de Shanghai l’année qui suit,
avec pour actrice principale… Yu Ping. En même temps, elle se
marie, avec un autre écrivain et scénariste, Li Kewei (李克威),
dont elle se séparera ensuite.

la jeune Xiao Yu |
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Des années
1981-1986 date toute une série de nouvelles, puis, en
1986 et 1987, elle publie les deux romans《绿血》(le
sang vert)
et《女兵的悄悄话》(la
soldate qui parle tout bas), tous les deux aux éditions…
de l’Armée populaire de Libération. Ces œuvres, souvent
primées, font d’elle un écrivain en vue. En 1986, elle
devient membre de l’Association des écrivains de Chine.
Elle continue à publier ; de 1988, en particulier, date
une nouvelle publiée à Taiwan,《少女小渔》(la
jeune Xiao Yu) , qui sera ensuite adaptée avec succès au
cinéma.
Sa carrière
semble bien partie. Les événements de 1989 en décident
autrement : elle fait partie du flot d’intellectuels
alors partis à l’étranger, et aux Etats-Unis en
particulier. Elle a trente ans, l’âge où Confucius
disait avoir acquis les bases du savoir, mais six ans
plus tard, il fuyait les troubles politiques de son Etat
de Lu pour aller s’installer dans celui de Qi… |
Nouveau départ aux
Etats-Unis
Elle part à Chicago et
s’inscrit là au Columbia College, pour préparer un master en
« fiction writing ». Elle obtient un doctorat et devient
scénariste pour Hollywood. C’était un pied à l’étrier, elle a
dit elle-même que cela avait été le second grand tournant dans
sa carrière, mais ajoutant qu’un écrivain ne doit pas passer
trop de temps à écrire des scénarios, c’est sclérosant, car les
deux disciplines ne demandent pas les mêmes talents : le
scénario doit décrire les personnages à partir de leurs faits et
gestes, le roman doit bâtir sur l’imagination.
Elle continue
donc à publier, et la plupart de ses œuvres sont
couronnées de prix littéraires. Signalons que l’un de
ses meilleurs romans publiés pendant cette période,
《扶桑》Fúsāng,
a été traduit en anglais et publié chez Hyperion en
2002, sous le titre « The lost daughter of happiness »,
le livre paraissant en traduction française la même
année chez Plon (avec réédition en 10/18 en 2004), sous
le titre identique « La fille perdue du bonheur ». Il
est assez caractéristique et du style alors adopté par
Yan Geling et de ses sujets de prédilection. Le roman
retrace l’histoire d’une prostituée chinoise, la Fusang
du titre chinois, qui, kidnappée dans son village, en
Chine, fit partie de la première vague des immigrants
chinois en Californie au moment de la ‘ruée vers l’or’
et devint une célébrité à San Francisco dans les années
1870. Elle y souleva des passions, faillit mourir de la
tuberculose, fut sauvée par des missionnaires
chrétiennes, et s’enfuit avec un gangster. |
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The lost daughter of
happiness |
Yan Geling décrit les
péripéties de sa vie dans les bas-fonds de la Chinatown
californienne avec la même réserve que celle de son personnage
dans l’existence, un personnage fascinant qui garde ainsi, sous
sa plume, une dose bienvenue de mystère. On sent que Fusang, à
quatre générations de distance, a quelque chose d’emblématique
pour Yan Geling, un certain déracinement commun, le sort des
émigrés à cheval sur deux cultures, jamais totalement à l’aise
ni dans l’une ni dans l’autre. Malgré tout, son œuvre reste
chinoise dans l’âme.
Yan Geling est
aujourd’hui mariée avec un diplomate américain qui parle
remarquablement bien le chinois,
Lawrence A.Walker. S’il lui a apporté une certaine
stabilité affective, elle a mené avec lui, ces dernières années,
une vie errante qui lui plaît, de Berlin à Taipeh, avec une
prédilection pour Taiwan, île chinoise où elle retrouve quelques
racines, mais avec une atmosphère d’ouverture, intellectuelle et
littéraire en particulier, qu’elle ne peut qu’apprécier car son
œuvre a besoin d’une liberté qu’elle ne trouve pas en Chine.
Une œuvre profondément chinoise, souvent adaptée au cinéma
A cheval entre deux
cultures, mais chinoise dans l’âme
Même quand elle écrit,
comme maintenant, en anglais, même si elle est, depuis mai 2002,
membre de la très exclusive Hollywood Writer's Guild of America,
ses nouvelles restent chinoises. En fait, on ne la sent pas
totalement intégrée dans la société américaine ; quand elle est
arrivée, elle a même souffert des préjudices raciaux qui en sont
une des plaies : elle s’est trouvée en butte aux plaisanteries
habituelles sur son accent, et cela a renforcé la hantise de
l’exclusion qu’elle connaît depuis son enfance, au point de la
rendre taciturne, de peur de dire quelque chose de déplacé.
L’écriture, comme
souvent, a été une bouée de sauvetage, une manière de se libérer
d’émotions rentrées. Elle s’y donne à plein, y consacrant tout
son temps, à l’exclusion de tout autre sujet d’intérêt. Du coup,
c’est un auteur prolifique : elle a publié une vingtaine de
livres depuis 1989, dont plusieurs recueils de nouvelles. En
même temps, son style a évolué : elle a fait des recherches
stylistiques au début, mais a vite abandonné en voyant que le
public la trouvait difficile à lire. En fait, l’intérêt de ses
récits tient surtout dans les sujets qu’elle choisit, dans ses
personnages toujours un peu marginaux, comme elle, sans doute,
d’une certaine manière : « Je serai toujours une étrangère aux
Etats-Unis, quel que soit le nombre de mes livres qui y
deviennent des succès de librairie, a-t-elle dit lors d’une
interview réalisée par la Fédération des femmes chinoises en
avril 2009, et comme il est tellement pénible de s’intégrer,
j’aime autant rester en marge. »
A cheval entre
littérature et cinéma, mais romancière avant tout
On peut dire que le
travail de scénariste est, pour Yan Geling, une tradition
familiale, puisque son père, déjà, était aussi scénariste, mais
son premier mari aussi. Parmi les scénarios qui ont fait parler
d’elle ces derniers temps, citons celui du film de Chen Kaige
pour son film sur Mei Lanfang (《梅兰芳》),
scénario réalisé en collaboration avec le réalisateur et
scénariste taiwanais Chen Kuo-fu (陈国富).
En fait, la double
casquette de scénariste et écrivain est chose assez courant en
Chine. Ce qui est plus intéressant, dans son cas, c’est que ses
nouvelles ont attiré de très bons réalisateurs et ont donc donné
de très bons films qui ont contribué, en retour, à sa notoriété
et ont enrichi son univers personnel et son écriture.

Xinxian |
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La première
adaptation d’une de ses nouvelles au cinéma, outre la
curiosité qu’est aujourd’hui « Xinxian » (《心弦》),
a été réalisée en 1994 par l’actrice taiwanaise passée à
la réalisation Sylvia Chang (张艾嘉
Zhāng Àijiā).
Le scénario, adapté de la nouvelle de 1988
《少女小渔》,
est rien moins que le résultat de la collaboration Yan
Geling – Ang Lee (le réalisateur, entre autres, de
« Tigres et Dragons » et « Lust.Caution », lui aussi
d’origine taiwanaise, et émigré aux Etats-Unis). Le rôle
principal de Siao Yu (selon la graphie taiwanaise) est
tenu dans le film par la grande actrice et chanteuse
Rene Liu (刘若英Liú
Ruòyīng) qui obtint pour son interprétation le Golden
Horse de la meilleure actrice au festival de Taipei en
1994. |
La seconde
adaptation d’une nouvelle de Yan Geling a été réalisée
par une autre actrice passée derrière la caméra, la
grande actrice chinoise Joan Chen (陈冲),
revenue pour l’occasion de ses errances hollywoodiennes.
Le film, sorti en 1998 sous le titre anglais « Xiu Xiu,
the sent down girl », est une splendide adaptation de la
très courte nouvelle « Le bain céleste » (Tiānyù《天浴》).
Xiu Xiu
(秀秀)
est une jeune fille de quinze ans vivant, heureuse, à
Chengdu, quand commencent et le film et le récit.
Révolution culturelle oblige, elle est envoyée dans les
steppes tibétaines apprendre l’art de l’élevage des
chevaux auprès d’un Tibétain, théoriquement pour prendre
ensuite en charge une unité de cavalerie féminine ; mais
nous sommes en 1975, à un an de la mort de Mao, l’unité
en question a disparu de la carte et les "Jeunes
instruites" ont commencé à rentrer chez elle. Xiu Xiu
est abandonnée à son sort. Le sacrifice est d’autant
plus absurde. Lorsqu’elle se |
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Xiu Xiu |
rend compte de sa
situation, sans grand espoir de rentrer chez elle, Xiu Xiu
commence à s’offrir à tous les officiels du coin qui pourraient
l’aider à regagner Chengdu, sous les yeux attristés du Tibétain
qui ne peut cependant que l’observer sans rien dire, étant
lui-même devenu impuissant à la suite d’une blessure.
La nouvelle est courte mais
prenante, le film superbe,
dans un Tibet filmé par le chef opérateur de
Zhang Yimou pour « Vivre ! » et « Shanghai Triad », Lü Yue
… Le rôle principal est tenu par une jeune actrice de seize ans,
Lulu, (李小璐
Lǐ Xiǎolù) qui obtint pour son interprétation le Golden Horse de
la meilleure actrice tandis que Joan Chen elle-même recevait
ceux de la meilleure réalisatrice et de la meilleure adaptation.
Ce film est l’un des plus beaux succès d’une adaptation d’une
œuvre littéraire au cinéma. Il se trouve que Yan Geling et Joan
Chen sont des amies de longue date, elles se connaissent depuis
1979, date du film qui propulsa Joan Chen au firmament des
vedettes, « Little Flower » (《小花》) ;
elles sont toutes les deux parties vivre aux Etats-Unis, et se
sont retrouvées en Californie.
Il se trouve par ailleurs que la jeune actrice Lulu a une
ressemblance étonnante avec la jeune Joan Chen dans « Little
Flower ». Il se trouve surtout que Yan Geling et Joan Chen ont
toutes les deux la même expérience : celle d’avoir échappé au
pire de la Révolution culturelle, l’une parce qu’elle était dans
l’armée, et l’autre parce qu’elle avait été distinguée à
quatorze ans par la femme de Mao comme élément doué pour la
scène. Finalement, Xiu Xiu est un peu leur cauchemar personnel,
le sort qui aurait facilement pu être le leur si les
circonstances ne les avaient pas favorisées. Le roman et le film
tirent certainement toute leur acuité de ces facteurs réunis, et
la nouvelle acquiert ainsi
une profondeur accrue.

Le serpent blanc |
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Zhang Yimou a
par ailleurs adapté deux des romans de Yan Geling. Le premier, qui
a pour cadre la Nankin de 1937, au moment du bain de
sang perpétré par les Japonais :
‘Les treize
prostituées de Jinling’ (《金陵十三钗》)
(où 金陵
Jīnlíng
est un ancien nom de Nankin, et 钗
chāi
désigne une épingle à cheveux, et par extension la femme
qui la porte). Le film est sorti fin 2011 sous le titre
« Flowers of War » (3).
Le second roman
adapté par Zhang Yimou est celui que lui a inspiré la
vie de son grand-père : « Le criminel Lü Yanshi » (《陆犯焉识》),
publié en 2011. Le film, « Coming
Home » (《归来》),
a été présenté hors compétition au festival de Cannes en
mai 2014, tout en sortant le 16 mai sur les écrans
chinois. Mais il ne reprend en fait que la toute
dernière partie du roman, c’est-à-dire le retour ultime
du condamné chez lui, une fois réhabilité, en éludant
toute l’histoire qui précède et qui rend ce retour
d’autant plus dramatique (4).
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Mais cela montre bien l’extrême diversité des sujets traités par
Yan Geling, et la qualité de ses nouvelles (5). Elle a
certainement acquis une grande maturité et jongle à merveille
entre l’anglais et le chinois, celui-ci, dit-elle, lui offrant
des possibilités plus délicates et subtiles, mais le premier
correspondant à la partie d’elle-même plus affranchie, plus
audacieuse, et qui dit ce qu’elle a à dire, de manière très
drôle, en outre, bien souvent.
A lire en complément
La traduction en
anglais par Dave Haysom d’une nouvelle qui sert en fait
d’introduction au roman de Yan Geling publié en janvier 2014 :
« La ville (de Macau), c’est Mazu » (《妈阁是座城》).
Mazu (妈阁)
est en effet la déesse de la mer dont la ville de Macau tire son
nom (selon une transcription par les portugais de ‘baie de Ama’,
nom local de Mazu), et c’est à Macau que se passe l’histoire du
roman. Il est en sept parties, dont la première, justement,
explique les origines de la ville, sans murailles, mais protégée
par la déesse (妈阁,一座没有围墙的城).
Traduction :
Disappointing Returns* 《妈阁是座城:赔钱货》
https://paper-republic.org/pubs/read/disappointing-returns/
Texte original
chinois :
http://www.99csw.com/book/5659/198228.htm
Le roman en entier :
http://www.99csw.com/book/5659/index.htm
* traduction de
péiqián huò 赔钱货 :
la marchandise sur laquelle on perd de l’argent,
expression imagée utilisée dans
la famille Mei, dans le roman, pour désigner les filles.
Traduction en
français
- La fille perdue du
bonheur (Fusang 《扶桑》),
trad. Nathalie Zimmermann, 10/18 (domaine étranger), 2004
Nota : le titre est la
traduction du titre choisi pour la traduction en anglais du
roman. La traduction a été réalisée à partir de la traduction
anglaise.
- Fleurs de guerre
《金陵十三钗》,
tr. Chantal Chen-Andro, Flammarion (hors collection, littérature
étrangère), 2013, 304 p.
Nota : il s’agit du
roman dont est adapté le film de Zhang Yimou « Flowers of War »,
d’où le titre français.
Extraits :
https://flipbook.cantook.net/?d=%2F%2Fwww.edenlivres.fr%2Fflipbook%2Fpublications%2F27625.js&oid=6&c=&m=&l=&r=&f=pdf
Notes
(1) Interview à Xi’an,
à l’occasion du troisième colloque international des écrivains
de la diaspora chinoise, article publié sur le site de
l’association des écrivains de Chine le 14 septembre 2009 :
www.chinawriter.com.cn/news/2009/2009-09-14/76852.html
(2) Par exemple, le
troisième long métrage de Tai Gang (太纲),
sorti en 1986 -《钢锉将军》ou
« The steel file general » - est adapté d’une nouvelle de lui du
même nom.
(3) Sur « Flowers
of War », voir :
www.chinesemovies.com.fr/films_Zhang_Yimou_Flowers_of_War.htm
(4) Sur « Coming
Home », le film et le roman dont il est adapté, voir :
www.chinesemovies.com.fr/films_Zhang_Yimou_Coming_Home.htm
(5) Cinq
d’entre elles ont été traduites en anglais et publiées
en 1999 sous le titre « White Snake and Other Stories ».
La nouvelle, « de taille moyenne » (中篇小说),
qui donne son titre au livre, « White Snake » (《白蛇》), est l’une de ses meilleures et l’une des plus célèbres : elle décrit
l’histoire d’une danseuse d’une trentaine d’années qui
tombe amoureuse d’un jeune homme ostensiblement envoyé
par le gouvernement pour prendre des renseignements sur
elle, jusqu’au moment où elle s’aperçoit que ce
personnage aux mains fines et délicates est en fait une
jeune femme… Il s’agit d’un habile jeu d’écriture sur le
thème de la fameuse légende du serpent blanc. |
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