Histoire littéraire

 
 
 
        

 

 

Brève histoire du wuxia xiaoshuo

I. Origines : des Royaumes combattants à la dynastie des Tang

        I.3a Apparition de la nüxia sous les Tang : Nie Yinniang et Hongxian

par Brigitte Duzan, 03 janvier 2014, actualisé 24 mars 2016

    

A côté de l’imagerie très spécifique du xia, développée au long d’une évolution romanesque à partir de la réalité des Royaumes combattants, la littérature de wuxia est marquée par une autre figure qui lui est complémentaire comme le yin l’est au yang, son image au féminin : la nüxia (), terme tout aussi intraduisible que son homologue masculin.

     


        

La nüxia, image fantasmée

     

La nüxia a mis du temps à se matérialiser sous une forme littéraire concrète : elle apparaît au neuvième siècle, dans les chuanqi des Tang, période clef pour le développement de la littérature de wuxia et de l’imaginaire qui lui est lié.

     

Reflet de temps troublés

     

La nüxia est sans doute le reflet de temps troublés, où la violence était omniprésente, tout autant qu’à l’époque des Royaumes combattants, violence récurrente à chaque interlude dynastique, mais pas seulement : l’Empire était en lutte permanente, contre les « barbares » aux portes, et contre les rébellions à l’intérieur. Sous les Tang, pourtant célébrée comme période de faste et de stabilité, les révoltes et les troubles se multiplient ; comme le dit un commentateur :

唐朝是一个任侠使气的好年代,天下侠客,如雨后小蘑菇到处都是...

La dynastie des Tang a été une époque propice où la colère a généré les xia, qui se sont multipliés comme des champignons après la pluie.

     

Le point culminant en est la révolte d’An Lushan (安史之乱), de 755 à 763, qui ébranle le pouvoir central et amorce le déclin de la dynastie qui ne se remettra pas de ces huit ans de chaos.

     

Les chuanqi du neuvième siècle sont écrits au lendemain de cet épisode dramatique qui se traduit aussi en un désastre humain (1), et ils y font référence ; c’est même le cadre narratif implicite de beaucoup de ces récits qui font apparaître, comme par enchantement, des personnages de femmes dotées de pouvoirs exceptionnels, capables d’accomplir des missions salvatrices. Comme le xia,  la nüxia est à l’origine née d’événements réels, mais transformée par la fiction.

        

Il ne faut cependant pas la confondre avec les combattantes émérites, filles ou épouses de généraux comme celles de la famille Yang (杨家将), ou les héroïnes filiales à la Hua Mulan (花木兰), dont la littérature ultérieure rend compte en termes laudatifs car elles sont les dignes piliers de la société patriarcale traditionnelle. Elles combattent un temps, mais restent mères, épouses et filles. Elles peuvent même aller jusqu’à défier de valeureux combattants pour les forcer à les épouser une fois vaincus.

     

Pouvoirs surnaturels, esprit indépendant

     

Rien de tout cela chez la nüxia des chuanqi. D’abord, elle n’est pas une combattante sur le champ de bataille ; ses combats sont personnels, et ses missions généralement remplies pour la défense d’une cause, qui reste idéaliste même si elle est souvent intime.

     

Ce qui caractérise ensuite la nüxia, ce sont ses pouvoirs magiques, son arsenal de potions et pilules qui lui confèrent des capacités martiales hors du commun, comme s’il fallait pouvoir expliquer comment un faible corps de femme pouvait acquérir une résistance et une force capables de l’affranchir de la pesanteur ordinaire pour lui faire franchir des murs d’un bond et des centaines de lis d’une seule traite. La nüxia est une création de l’imaginaire taoïste, et qui le restera même quand ses pilules seront délaissées pour la maîtrise du souffle - du qi.

     

Mais la caractéristique essentielle de la nüxia telle qu’elle apparaît initialement dans les chuanqi, c’est sa liberté, sa capacité fondamentale à s’abstraire des normes et des conventions, sociales et familiales. Si elle reflète sans doute la liberté – relative – dont jouissait la femme dans la société des Tang, elle traduit surtout le rêve, le fantasme de l’imaginaire en période de troubles, mais c’est un fantasme à l’identité ambiguë qui lui donne toute sa subtile profondeur.

      

La nüxia est salvatrice, elle lutte contre le désordre et l’injustice ; en même temps, cependant, elle est, de par son indépendance même, et parce qu’elle est femme, se voulant indépendante, un défi à l’ordre de la société traditionnelle. La nüxia est un électron libre et, à l’origine, sous les Tang, dénuée de toute émotion ; l’émotion viendra plus tard, sous les Song, sous l’influence d’autres genres littéraires.

     

Dans les chuanqi, c’est la tension née de cette identité ambiguë qui fait la force de ces personnages : formée pour agir (et tuer), la nüxia disparaît quand elle a achevé sa mission, on ne sait où, mais le plus souvent dans quelque caverne d’immortel taoïste. Les récits eux-mêmes sont écrits dans un style qui traduit la tension entre le réalisme des descriptions factuelles et le surnaturel des éléments de l’histoire qui sont justement là pour la rendre crédible.... les nüxia sont des personnages de légende, mais ancrés dans la réalité (2).

     

Deux grandes figures de nüxia émergent de ce neuvième siècle fécond, véritables prototypes d’un modèle qui a ensuite évolué au cours des siècles avant d’être repris au cinéma : Nie Yinniang (聶隱娘) et Hongxian (红线).

     


          

Nie Yinniang

    

Nie Yinniang (聶隱娘) apparaît dans un recueil de chuanqi en trois tomes de la fin des Tang, attribué à Pei Xing (裴铏), dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il a vécu de 825 à 880 et a occupé un certain nombre de postes officiels, dont celui de gouverneur adjoint de Chengdu à la fin de sa vie, en 878. Ses chuanqi, en revanche, sont célèbres et documentés.

     

Parmi les plus connus, « L’esclave de Kunlun » (昆仑奴) dresse le portrait d’un xia haut en couleur : serviteur (plutôt qu’esclave), originaire des contrées limitrophes de l’empire, son principal fait d’arme étant de ramener à son maître la jeune femme qu’il veut épouser, devenue concubine d’un riche et puissant fonctionnaire de la cour, et de les conduire tous deux en sécurité en franchissant murs et obstacles en les portant sur son dos, avant de disparaître (3).

     

Xia teinté de taoïsme et mâtiné de barbare, le serviteur de Kunlun est déjà original ; Nie Yinniang l’est bien plus encore.

 

Nie Yinniang

     

L’histoire de Nie Yinniang par Pei Xing

     

Comme beaucoup de chuanqi de la fin des Tang, l’histoire se passe pendant l’ère zhenyuan (唐朝贞元年间) [785-804], c’est-à-dire à la fin du long règne de l’empereur Dezong (唐德宗) : un empereur qui tenta de renforcer les finances impériales et de réduire le pouvoir des gouverneurs militaires, ce qui conduisit à des révoltes qui affaiblirent encore le pays. Le récit est divisé en deux parties (4).

      

1. Nie Yinniang était la fille de Nie Feng (大将聂锋), général du circuit de Weibo (魏博) [correspondant à la province actuelle du Hebei]. Elle avait dix ans quand une nonne vint frapper chez elle pour demander l’aumône. Voyant Yinniang, elle demanda au général de la lui confier pour qu’elle l’éduque. Le général ayant refusé sèchement, elle s’entêta en le prévenant que, de toute façon, elle emmènerait l’enfant, même si elle était enfermée à double tour derrière une porte blindée. Et effectivement, Yinniang disparut pendant la nuit.

    

Sidéré et désemparé, le général ordonna des fouilles dans toute la région, mais en vain. Ce n’est que cinq ans plus tard que la nonne revint avec Yinniang, annonçant que sa période de formation était terminée et qu’il était temps qu’elle rentre chez elle. Puis elle disparut sans laisser de traces.  

     

Pleurant de joie, ses parents célébrèrent son retour. Curieux, ils lui demandèrent ce qu’elle avait fait pendant ses années de formation, à quoi elle répliqua qu’elle avait juste récité des sûtras. Comme son père insistait, cependant, elle hésita : « Je ne sais trop que vous dire, si je vous raconte ce qui s’est passé, vous ne me croirez pas. » Sous la pression de son père, elle finit cependant par le faire…

    

Un livre de 90 illustrations de Nie Yinniang par Zou Li

 

Comme il faisait nuit quand la nonne (5) m’a emmenée, je n’ai aucune idée de la distance que nous avons parcourue. A l’aube, je me suis retrouvée dans une grande caverne, dans un endroit sauvage, au milieu d’une épaisse forêt peuplée de singes. Dans la caverne, il y avait deux petites de mon âge, vives et jolies ; je ne les ai jamais vues manger, et elles escaladaient les versants abrupts de la montagne avec l’agilité des singes dans les arbres. La nonne me fit avaler une pilule, me donna une petite dague à double tranchant d’environ soixante centimètres (一把长约二尺的宝剑), puis m’ordonna d’aller m’entraîner avec les deux petites filles à gravir les pentes les plus escarpées.

    

Peu à peu, je sentis mon corps se faire de plus en plus léger. Au bout d’un an de pratique, j’étais capable de chasser les singes. Puis ce fut au tour des tigres et des léopards dont je parvins à couper la tête sans difficulté. Au bout de trois ans, je pouvais pourfendre un aigle dans le ciel. Ma dague s’était réduite du quart de sa longueur, pour ne plus mesurer que cinq pouces, mais j’étais si rapide que même les oiseaux ne pouvaient rivaliser avec moi.

     

Au bout de quatre ans, laissant les deux filles garder la caverne, la nonne m’emmena en ville ; me montrant un homme dans la foule, elle m’expliqua ses péchés et crimes avec force détails, et, me donnant une dague de trois pouces, m’ordonna de lui trancher la tête au moment opportun. Bien que ce fût en plein jour, au milieu d’une rue grouillante de monde, je m’acquittai de ma tâche sans me faire remarquer, mit sa tête dans un sac et la rapportai dans la caverne. La nonne la fit disparaître en la liquéfiant à l’aide d’une de ses potions.

     

L’année suivante, la nonne me confia une autre mission. « Cet homme, me dit-elle, est responsable de la mort d’innombrables personnes, ses péchés sont tels qu’il est au-delà de tout pardon. Tu vas te glisser dans sa chambre au milieu de la nuit et lui trancher la tête. C’est un service à rendre à tout le monde (6). »  Armée d’une courte dague à la lame incurvée (羊角匕首), je me suis introduite sans difficulté chez lui et me suis cachée sur une poutre en attendant le moment favorable. Je ne suis rentrée qu’à l’aube. La nonne furieuse me demanda pourquoi je revenais si tard ; je lui expliquai que l’homme jouait avec son enfant, je n’arrivais pas à me décider à le tuer. La nonne me rétorqua : « La prochaine fois que tu te trouves dans une situation de ce genre, tu dois agir vite, sans hésiter, autrement tu compromets ta sécurité. »

….

Et puis, un jour, elle m’a annoncé que ma formation était achevée et que le temps était venu de rentrer chez moi. Au moment de me dire adieu, elle ajouta qu’elle me reverrait dans vingt ans. »

     

2. A entendre cette étrange histoire, son père fut frappé de frayeur. Par la suite, il découvrit que Yinniang disparaissait la nuit, et ne revenait qu’au petit matin, mais il était bien trop terrorisé pour essayer de savoir ce qu’elle faisait. Son amour pour elle diminua ainsi peu à peu. Un jour, un polisseur de miroirs passant par là, Yinniang déclara qu’elle voulait l’épouser, et le général n’osa pas refuser. Comme le jeune homme n’avait pas d’autre atout dans la vie, le général Feng dota le couple d’un capital substantiel, mais les tint à distance.

          

Quelques années plus tard, le général mourut. Le gouverneur militaire de Weibo, ayant entendu parler des capacités martiales de Yinniang, l’invita, elle et son époux, à venir l’assister. Le gouverneur avait pour ennemi le gouverneur de Chenxu (陈许) Liu Changyi (刘昌裔) et il envoya Yinniang l’assassiner. Liu Changyi en eut vent et rassembla ses officiers : « Allez vous poster à l’entrée nord de la ville demain matin, leur dit-il, vous verrez un homme et une femme arriver sur deux ânes, un noir et un blanc. L’homme essaiera de tirer une pierre sur une pie, mais manquera son coup ; la femme prendra le lance-pierres et touchera la pie du premier coup. Dites-leur que je veux les voir et ramenez-les moi. »

     

Tout se passa comme il l’avait prévu. Le couple fut surpris de ses dons de divination. Ils se prosternèrent devant lui en reconnaissant leurs torts. Mais Liu Changyi les rassura : « Vous ne faisiez qu’exécuter des ordres. J’aimerais vous engager à mon service. Faites-moi confiance et restez ici. » Yinniang vit que son maître n’avait rien à voir avec celui-ci et accepta la proposition [….]

      

Un mois plus tard, Yinniang lui dit : « Notre précédent maître ne sait pas que nous sommes maintenant à votre service. Il va envoyer d’autres assassins. Coupez-vous une mèche de cheveux, et enveloppez-la dans un morceau de soie rouge. J’irai la mettre sur son oreiller pour lui montrer que nous avons changé de camp. »A son retour, tôt le lendemain matin, elle annonça : « Le gouverneur de Weibo va envoyer un assassin nommé Jingjing’er (精精儿) me tuer et vous couper la tête ; mais ne vous inquiétez pas, je saurai le vaincre. » Liu la crut sur parole, mais il alluma des bougies et resta vigilant. A minuit, il vit mystérieusement apparaître deux drapeaux, un rouge et un blanc, qui semblaient lutter autour de son lit ; puis un corps et une tête tombèrent à ses pieds et Yinniang se précipita, triomphante, en annonçant que Jingjing’er était mort. Elle traîna le corps dehors et le liquéfia avec la potion de la nonne.

     

Elle avertit ensuite Liu Changyi : « Un autre assassin, nommé Kongkong’er (空空儿), va être envoyé demain matin. Il a des pouvoirs magiques supérieurs. Je ne peux rien contre lui. Cette fois, il faut s’en remettre au destin. Mettez une pièce de jade autour du cou et glissez-vous sous les couvertures. Moi je vais me transformer en insecte et me cacher dans vos intestins, c’est le seul endroit où il ne me trouvera pas. » Liu Changyi fit ce qu’elle avait dit et, les yeux fermés, s’étendit sur son lit. Soudain, il entendit un grand bruit au niveau de son cou, et vit Yinniang jaillir de sa bouche pour le féliciter : « Vous êtes sauvé ! L’assassin, comme l’aigle, ne frappe qu’une fois et s’enfuit. Il a honte de son échec, et sera à des centaines de lieues dans peu de temps. »  Liu toucha la pièce de jade et sentit la marque profonde de la lame. En remerciement, il couvrit Yinniang et son mari de présents.

     

Quelques années plus tard, Liu Changyi fut transféré à la capitale. Yinniang ne souhaita pas le suivre, préférant parcourir le pays pour visiter des saints hommes. Elle demanda seulement un poste pour son mari, qu’elle confia à Liu Changyi. Après quoi il ne la revit plus.

     

Quand il mourut, Yinniang vint à la capitale sur son âne blanc apporter des offrandes sur sa tombe ; c’est la seule occasion où elle accepta de se montrer à nouveau.

     

Une vingtaine d’années plus tard, alors que le fils de Liu Changyi, Liu Zong (刘纵), venait d’être nommé gouverneur provincial de Lingzhou (陵州刺史), au Sichuan, et se rendait à son poste, il rencontra en chemin Yinniang qui n’avait pas du tout changé et voyageait toujours sur le même âne blanc. Ils furent heureux de se rencontrer, mais Yinniang avertit Liu Zong qu’il ferait mieux de renoncer à son poste à Lingzhou et de revenir à Luoyang, sinon, elle voyait un désastre le menacer. Elle lui donna une pilule qui pourrait le protéger pendant un an et disparut. Malheureusement, Liu Zong ne suivit pas son conseil ; il garda son poste et mourut un an plus tard à Lingzhou.

     

Plus personne ne revit Nie Yinniang.

     

Analyse

     

C’est une narration étonnante, rondement menée, sans détails superflus, où les éléments de surnaturel n’empêchent pas le récit d’être conté d’un ton réaliste. Lu Xun, pourtant, ne l’a visiblement pas apprécié ; il n’aimait pas le style de Pei Xing qu’il trouvait grandiloquent, trop orné, bref tape à l’œil. Ce n’est pourtant pas l’impression qui se dégage de ce chuanqi, au contraire très retenu dans ses effets, mais Lu Xun n’en retient que le passage où la jeune femme tue Kongkong’er… c’était sans doute le plus populaire (6).

     

En fait, ce chuanqi offre une image très vivante de la société de la fin de l’époque Tang. Pei Xing fut assistant d’un vice gouverneur militaire de Huainan, qui, bridé dans sa carrière, selon Lu Xun, versa dans l’occultisme et fut tué dans une révolte. Les pouvoirs surnaturels de Yinniang, tels que les décrit Pei Xing, sont donc à replacer dans le contexte de l’époque, où l’alchimie et la magie avaient leurs adeptes, jusque dans les cercles proches de l’empereur.

     

Les réactions du père de Yinniang, terrorisé par ce que lui raconte sa fille, sont empreintes d’une superstition qui tient de la même mentalité. Dans ce contexte, la nüxia apparaît comme une émanation de ces croyances populaires. En même temps, elle est rationnelle et réaliste. Si elle fixe son dévolu sur le premier artisan venu, c’est d’une part parce qu’elle sait qu’elle a besoin de se marier pour pouvoir voyager comme elle prévoit de le faire, une femme à l’époque aurait eu du mal à le faire seule ; et d’autre part, elle s’appuie sur la force que lui donnent les pouvoirs magiques acquis auprès de la nonne pour se libérer des contraintes sociales du mariage traditionnel, et préserver ainsi son autonomie et sa liberté.

     

La seconde partie est dérangeante pour la morale traditionnelle, et l’image de la nüxia. Au lieu de continuer à éliminer les éléments mauvais dans un esprit altruiste, comme le lui a appris la nonne, elle se met au service d’un gouverneur qui recherche le pouvoir personnel en essayant d’éliminer un rival, ou d’éviter que celui-ci ne l’élimine. Le chuanqi verse ici dans une version sans illusion de la nüxia qui ne retrouve son intégrité morale qu’en partant dans les montagnes à la recherche des ermites et ascètes, et en se retirant du monde, comme s’il n’y avait d’autre recours.

     

Evolution ultérieure

     

Cette seconde partie a tellement dérangé, qu’elle a été écourtée, voire supprimée, dans les versions ultérieures du récit, à partir des huaben des Song du Nord ; l’histoire est alors remodelée pour faire disparaître les éléments subversifs, et préserver une image pure de la nüxia, comme gardienne de la justice sociale : formée pour tuer, mais tuant pour la bonne cause, pour lutter contre de puissants personnages dont le pouvoir ne peut être attaqué autrement (8). C’est en ce sens qu’elle est devenue l’archétype de la nüxia.

    

Mais la réécriture est poussée beaucoup plus loin lors de l’adaptation du chuanqi au théâtre, par You Tong (尤侗), au début de la dynastie des Qing. De type zaju, en quatre actes, sa pièce « Mule noire et mule blanche » (《黑白卫》) est publiée en 1664. Elle reflète l’emprise de la morale confucéenne sur les esprits, à travers une transformation du caractère et des réactions du général Nie Feng et du polisseur de miroirs.

 

Gravure de You Tong

     

Dans la pièce, d’abord, le père de Yinniang n’est pas terrifié en entendant le récit de sa fille, mais préoccupé par l’atteinte potentielle à son image : si cette histoire se répand, se dit-il, les gens vont penser que je ne gère pas la famille comme il convient (治家不正). Ensuite, c’est lui qui prend l’initiative du mariage de sa fille, ce n’est pas Yinniang ; elle refuse au départ, mais finit par se soumettre à condition de pouvoir choisir.

      

 

Le principal recueil de pièces de You Tong

 

    

Le personnage du polisseur de miroir est alors modifié pour lui donner plus noble stature afin de le rendre acceptable : You Tong imagine qu’il est venu attiré par la notoriété de Yinniang, se présentant comme son complément logique puisqu’il y a deux armes, dit-il, pour lutter contre les démons, les épées (les démons humains) et les miroirs (les esprits). Il est donc son égal, d’autant plus qu’il déclare ensuite être en fait d’une riche famille.

     

Cette égalité est annoncée dès le titre de la pièce qui pose deux personnages principaux et non la seule Nie Yinniang. Cela réduit d’autant l’autonomie de Yinniang, dont la faiblesse naturelle de femme est soulignée à diverses reprises. La pièce efface donc le caractère subversif pour l’ordre traditionnel du personnage de la nüxia dépeint dans le chuanqi, où jamais il n’est fait allusion à une quelconque faiblesse physique, celle-ci étant largement compensée par les pouvoirs magiques acquis auprès de la nonne. Dans la pièce, quand celle-ci se réjouit du résultat de la formation de sa disciple, elle s’exclame : on ne pourrait imaginer qu’elle est une femme et non un homme - 若女非南  ruònǚ fēinán – dans le chuanqi, c’est, implicitement, le contraire.

     

La banalisation du personnage se retrouve dans les romans ultérieurs, en particulier chez Liang Yusheng (梁羽生) : dans le deuxième volet de sa trilogie des Tang, Longfeng Baochai Yuan (《龙凤宝钗缘》), en particulier, Nie Yinniang n’est qu’un personnage secondaire qui n’est même pas remarquable par ses compétences en arts martiaux…  

      

Adaptations ultérieures

     

C’est sans doute cette édulcoration de l’histoire originale – pour en atténuer les aspects subversifs - qui explique que le chuanqi de Pei Xing n’ait guère connu d’adaptations au théâtre, et encore moins au cinéma (9). C’est un rôle rare même à l’opéra ; on note surtout l’interprétation du grand acteur de l’opéra de Pékin Cheng Yanqiu  (程砚秋) dont ce fut l’un des grands rôles.

     

Le personnage de Nie Yinniang a cependant continué d’exercer un fort attrait sous son aspect de nüxia légendaire – et de fait la première du genre :

[唐朝]诞生了最诡异的侠客聂隐娘,来无影,去无踪,摘花杀人,...深藏功名。

[la période des Tang] a donné naissance à la nüxia Nie Yinniang ; mystérieuse, elle apparaît sans même une ombre et disparaît sans laisser de trace, tuant comme on cueille les fleurs, dans la discrétion la plus totale….

     

Si le chuanqi est remarquablement peu prolixe sur ses faits d’armes, il est en revanche très précis dans la description de ses armes, jusqu’à donner leur taille : de courtes dagues ou petits poignards, entre 60 et 15 centimètres de long. Et l’on

 

Nie Yinniang à l’opéra, interprétée par Cheng Yanqiu dans les années 1930

ne peut s’empêcher de penser que Nie Yinniang a été l’un des modèles de Qiu Jin (秋瑾) : révolutionnaire mythifiée des premières années du 20ème siècle, férue d’arts martiaux, elle est représentée, dans sa photo la plus célèbre, avec une courte épée du même genre que la première décrite dans le chuanqi (10).

    

Qiu Jin est sans doute morte de s’être trop assimilée à un personnage de légende, en confondant le mythe et la réalité. C’est ce danger potentiel qui sera l’un des arguments invoqués pour interdire les films de wuxia au début des années 1930….

 

Adaptation cinématographique

 

La seule adaptation du chuanqi au cinéma est le film de Hou Hsiao-hsien intitulé « The Assassin » (《最好的時光》), sorti en mai 2015 au festival de Cannes où il a obtenu le prix de la mise en scène. C’est en fait une recréation des personnages imaginés par Pei Xing, en les replaçant dans un contexte historique précis et documenté. On peut parler de chef-d’œuvre.

 

Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Hsiao_hsien_The_Assassin.htm

      


         

Hongxian

           

« L’histoire de Hongxian » (《红线传》) apparaît dans les chuanqi des Tang à la même époque que celle de  Nie Yinniang (聶隱娘). On trouve le récit dans le même recueil compilé par Yuan Jiao (袁郊) où figure aussi le chuanqi de Pei Xing : le Ganzeyao (《甘泽谣》) (7).

      

Selon la plupart des commentateurs et en dépit des incertitudes qui subsistent (11), le chuanqi est généralement attribué à Yang Juyuan (楊巨源). Le personnage de nüxia qu’il dépeint forme un pendant intéressant à celui de Nie Yinniang : on retrouve le même fond de croyance magique, et le même contexte historique favorisant l’émergence d’un imaginaire peuplé d’êtres aux pouvoirs surnaturels, et d’autant plus fascinants que ce sont des femmes (12).

      

L’époque où se déroule l’histoire est indiquée très précisément : il s’agit du début du règne de l’empereur Suzong des Tang (唐肃宗), les années 756-758 de l’ère Zhide (至德) ; or l’empereur Suzong est monté sur le trône après la

 

Hongxian jouant du ruanxian

fuite au Sichuan de son père, l’empereur Xuanzong (唐玄宗), à la suite de la révolte d’An Lushan. Suzong passera une bonne partie de son règne à mater la rébellion, mais mourra avant d’y être totalement parvenu. La nouvelle fait directement référence aux troubles qui ont marqué la période : la région concernée dans le chuanqi est particulièrement étendue car la province du Hebei couvrait à l’époque non seulement la province actuelle du même nom mais aussi le Shandong. Il est intéressant de voir la campagne militaire doublée d’une politique d’alliances matrimoniales pour contrôler un gouverneur militaire peu fiable et un général qui était passé du côté des rebelles.

      

Le nom de Hongxian signifie fils rouges : une variante du récit explique qu’on lui a donné ce nom parce qu’elle avait de fines lignes rouges sur les mains….

      

L’histoire de Hongxian 

     

un tambour jié (musée de Tokyo)

 

Hongxian était au service de Xue Song (薛嵩), gouverneur militaire de Luzhou (潞州). Elle

jouait très bien du ruanxian (阮咸) mais avait aussi de bonnes connaissances littéraires,

tant des classiques que des récits historiques. Aussi Xue Song lui confia-t-il la charge de sa correspondance officielle et de ses rapports, avec le titre de secrétaire privée (内记室).

Un jour, lors d’une grande fête organisée

par l’armée, Hongxian dit à Xue Song : « Le son de ce tambour jié  (羯鼓) est d’une telle tristesse, il a dû arriver quelque chose au musicien. » Xue Song, qui était aussi très 

sensible à la musique, fut d’accord ; il interrogea l’homme qui lui répondit que sa femme était morte la veille, mais qu’il n’avait pas osé demander un congé. Alors Xue Song le renvoya aussitôt chez lui.

      

C’était du temps de l’empereur Suzong (唐肃宗), pendant l’ère Zhide (至德: 756-758). La région couvrant les deux provinces du Henan et du Hebei n’avait pas encore été complètement pacifiée. L’empereur envoya Xue Song et son armée défendre Fuyang (淦阳) et contrôler le Shandong. En raison du conflit, le bureau des affaires militaires venait juste d’être instauré. La cour ordonna aussi à Xue Song de marier sa fille avec le fils de Tian Chengsi (田承嗣), le gouverneur militaire de Weibo (魏博节度使), et son fils avec la fille de Linghu Zhang (令狐章), le gouverneur militaire de Huatai (滑台节度使). Etant ainsi liées par mariage, les trois garnisons échangèrent souvent des messagers.

      

Tian Chengsi, pour sa part, souffrait d’une affection pulmonaire qui s’aggravait avec la chaleur, et il disait souvent que, s’il pouvait s’établir au Shandong, le climat y étant bien plus sain, il rallongerait sa vie de plusieurs années. Alors, il sélectionna dans son armée un groupe de trois mille soldats d’élite, et en fit un régiment qu’il appela « Les braves de la résidence extérieure » (外宅男), qu’il dota de subsides généreusement payés. Il désigna trois cents hommes pour garder sa résidence, puis choisit une date propice pour attaquer Luzhou dans l’intention de se l’approprier.

     

Quand Xue Song eut vent de l’affaire, il en fut extrêmement préoccupé ; mais il avait beau y réfléchir nuit et jour, il ne voyait pas de solution. Un soir, alors que les huit heures venaient d’être criées et que les portes de son quartier général avaient été fermées, il sortit dans la cour, appuyé sur sa canne et suivi de la seule Hongxuan. « Maître, lui dit-elle, cela fait un mois que vous ne dormez plus. Vous êtes

 

le chignon à la mode sous la dynastie

des Tang (dit wuman, du nom des

"barbares" auxquels il a été emprunté)

soucieux, ne serait-ce pas à cause de ce que trame Tian Chengsi ? » - « De cette affaire dépend notre sécurité ou notre péril. Ce n’est pas un problème de ton ressort. » - « Je ne suis certes qu’une servante, répliqua Hongxian, mais je pense quand même pouvoir alléger vos tracas. »

      

Xue Song lui expliqua alors l’affaire en détail, et ajouta : « J’ai hérité ma charge de mon grand-père et reçu de grandes faveurs de tous côtés. Si je devais perdre mon territoire, je ruinerais d’un coup ce qui a été gagné en plusieurs siècles. » - « Ce n’est pas difficile, répliqua Hongxian, ne vous inquiétez pas. Laissez-moi aller à Wei tout de suite évaluer la situation et voir ce que l’on peut faire. Si je pars tout de suite, je peux être de retour sur le coup de minuit pour vous faire mon rapport. Faites-moi préparer un bon cheval, et donnez-moi un messager avec une lettre de présentation. Pour le reste, attendez mon retour. »

     

une attache à cheveux du type

 "au paon d’or" 金雀钗

 

Xue Song en resta sidéré : « Je ne me doutais pas que tu étais une personne hors du commun [Yiren 異人]. Si tu ne réussis pas, néanmoins, cela ne fera que précipiter la catastrophe. Que faire, alors ? ». Mais Hongxian lui rétorqua : « J’ai bien réfléchi, je n’échouerai pas. » Puis

elle alla dans sa chambre se préparer. Elle s’attacha les cheveux sur le haut de la tête, en un chignon retenu par

une attache en or, puis elle passa une courte robe brodée

de motifs pourpres, attachée autour de la taille par une ceinture de soie verte, mit aux pieds des sandales légères

et, en bandoulière, une courte dague ornée d’un dragon,

et termina en inscrivant sur son front le nom du Grand Un (太乙神). Elle alla se prosterner devant Xue Song, se retourna et disparut.

      

Xue Song rentra dans sa chambre et ferma la porte. Il

s’assit droit, tournant le dos à la lumière des chandelles. Normalement, il n’aimait pas boire ; cette nuit-là, cependant, il but beaucoup, mais sans s’enivrer. Soudain, il

entendit le bruit d’une violente bourrasque, et eut l’impression de voir une feuille tomber d’un arbre ; il se redressa en sursaut : c’était Hongxian qui était de retour. Réjoui, il lui demanda : « Tout s’est-il bien passé ? » et Hongxian lui répondit : « Je ne me serais pas permis de manquer à ma mission. »  Xue Song s’enquit : « As-tu tué ou blessé quelqu’un ? ».

      

Hongxian le rassura : « Je n’ai pas eu besoin d’aller si loin. J’ai seulement volé la boîte en or qui est au pied du lit de Tian Chengsi. » Puis elle expliqua : « Je suis arrivée à la ville de Wei un peu après onze heures ; après avoir franchi plusieurs portes, je suis parvenue jusqu’aux abords de la chambre de Tian Chengsi. J’ai entendu les soldats de sa garde ronfler bruyamment dans leur sommeil, dans la galerie à l’extérieur, et les gardes qui faisaient les cents pas dans les cours se hurler le mot de passe. J’ai ouvert le vantail gauche de la porte de la chambre, et me suis avancée jusqu’aux tentures du lit. J’ai vu votre beau-père étendu sur le dos, le ventre bien arrondi, profondément endormi, la tête enveloppée de crêpe jaune reposant sur un oreiller devant lequel était posée une épée aux sept étoiles (七星剑). Devant l’épée était une boîte en or ouverte, pleine d’encens et de joyaux, où étaient inscrits les huit caractères indiquant le moment de sa naissance ainsi que le nom de la Grande Ourse (北斗神) (13).

 

une épée aux sept étoiles

(éloignant les démons)

      

Ainsi profondément endormi derrière les tentures de son lit, il avait le visage de l’inconscience tranquille, sans se douter que sa vie était entre mes mains ; le tuer aurait été très facile, mais cela n’aurait provoqué que des ennuis. A ce moment-là, les chandelles étaient près de s’éteindre, les bâtons d’encens presque complètement brûlés ; il y avait des servantes qui dormaient un peu partout, au milieu des armes éparpillées dans tous les coins. Il y en avait dont la tête se heurtait aux parois tout en ronflant, d’autres qui tenaient à la main une serviette, ou un fouet, mais qui dormaient les jambes écartées. Je leur ai retiré leurs boucles d’oreilles et les épingles qui leur attachaient les cheveux, ai noué les pans de leurs vêtements ; elles avaient l’air d’une bande de malades ou d’ivrognes incapables de retrouver leurs sens. Alors j’ai pris la boîte en or et je suis revenue.

      

Je suis sortie par la porte ouest des murailles de la cité de Wei et j’ai franchi quelque deux cents lis. J’ai vu s’élever dans le lointain la Terrasse de Bronze et les flots de la rivière Zhang s’écouler vers l’est ; la lune était encore au-dessus de la forêt, mais les coqs annonçaient déjà l’aurore. Je suis partie en tout hâte et reviens dans la joie, toute ma fatigue oubliée. Je voulais vous remercier de votre bonté, c’est pourquoi j’ai conçu ce stratagème, ai parcouru en six heures plus de sept cents lis, franchi des régions dangereuses et traversé cinq ou six villes fortifiées. J’ai fait tout cela pour pouvoir calmer les inquiétudes de mon maître et ne vais donc pas m’étendre sur les difficultés rencontrées. »

      

Xue Song envoya un messager apporter à Tian Chengsi une missive qui disait : « Hier soir, un de mes adjoints est revenu des environs de Wei avec une boîte en or qu’elle m’a dit avoir subtilisée à côté de votre oreiller. Je ne me permettrais pas de la conserver et vous la renvoie donc, dûment scellée, avec tous mes respects. » Le messager partit au galop sous la lueur de la lune et n’atteignit sa destination que vers minuit.

      

Il vit des gens fouiller partout, à la recherche de la boîte en or, et l’armée toute entière prise d’inquiétude et d’appréhension. Le messager frappa à la porte avec son fouet, et demanda une audience malgré l’heure inhabituelle. Tian Chengsi se précipita à sa rencontre, et le messager lui remit la boîte. En la prenant, Tian Chengsi fut tellement surpris qu’il eut un malaise. Puis il invita le messager dans sa résidence, et lui offrit un festin et des divertissements, ainsi que d’innombrables présents.

      

Le lendemain, il le renvoya avec un chargement de trente mille rouleaux de soie, deux cents étalons et autres objets de grande valeur pour Xue Song, auquel il fit dire : « Ma tête est entre vos mains, et ma vie soumise à votre bon vouloir. Je reconnais mes fautes et m’engage à m’amender. Pour éviter tout problème à l’avenir, je vais maintenant me plier à vos ordres et instructions, autrement je ne pourrai plus me prévaloir de nos relations de parenté…. Si j’ai mis sur pied ce régiment de « Braves de la résidence extérieure », c’était pour lutter contre les bandits, je n’avais pas d’autres ambitions. Mais maintenant, je leur ai repris leurs armes et les ai renvoyés aux champs.” C’est ce que confirmèrent les messagers venus du Henan et du Hebei dans les deux mois qui suivirent.

       

Hongxian volant la boîte

 

Puis, un jour, Hongxian émit soudain le souhait de prendre congé. Xue Song lui dit : « Tu es née dans cette maison,

où veux-tu aller ? En outre, je compte sur tes services, comment peux-tu envisager de partir ? » Hongxian lui

expliqua alors : « Dans mon existence antérieure, j’étais

un homme ; je parcourais les rivières et les lacs, et, muni

du traité d’herboristerie du divin Shennong, je sauvais les gens du malheur. Mais j’ai rencontré un jour dans un village une femme enceinte atteinte d’une grave parasitose intestinale due à un insecte venimeux ; je lui ai prescrit

une potion médicinale à base de daphne genkwa pour

éliminer ses parasites, mais la femme en est morte, et les jumeaux qu’elle attendait sont aussi morts nés. J’ai donc

tué trois personnes d’un coup. J’ai été puni en étant condamné à renaître dans un corps de femme, et à vivre

en servante, sous le signe de ma mauvaise étoile. Par bonheur, je suis née dans votre maison, cela fait dix-neuf

ans maintenant ; vous m’avez nourrie de mets délicieux et

vêtue de soie ; vous m’avez honorée de vos faveurs, et été des plus généreux envers moi. Qui plus est, maintenant vous avez réussi à pacifier le territoire sous votre juridiction, la population peut mener une existence tranquille et heureuse.

      

Si je continuais à vivre ici, je contreviendrais à la volonté du ciel. Quand je me suis rendue à la ville de Wei, c’était pour vous rendre les bienfaits dont vous m’avez honorée. Maintenant, les deux provinces ont préservé leurs murailles, et des milliers de gens ont eu la vie sauve. J’ai fait naître la peur chez le traître, et protégé le gouverneur intègre ; pour une femme, ce sont des réussites non négligeables. Mes péchés rachetés, je vais pouvoir retrouver mon corps originel. Je veux alors me retirer alors du monde, et tourner mon esprit vers la recherche de la voie afin de survivre éternellement, au-delà de la vie et de la mort.

      

Xue Song lui dit : « Je ne pense pas que ce soit réalisable : comment une jeune fille comme toi pourrait-elle survivre dans la montagne ? ». Mais Hongxian lui répliqua : « C’est une affaire qui concerne ma vie future. C’est impossible à prévoir. » Xue Song se rendit compte qu’il ne pourrait pas la retenir, aussi organisa-t-il un grand dîner d’adieu. Il rassembla tous ses hôtes dans le hall central pour un banquet de nuit, et leva son verre en l’honneur de Hongxian en lui dédiant une chanson dont il avait demandé au poète Leng Chaoyang (冷朝陽) d’écrire les paroles :

採菱歌怨木兰舟,   cueillant des châtaignes d’eau en chantant tristement dans le bateau aux magnolias,

送客魂消百尺楼。   l’âme brisée, je suis des yeux l’hôte qui part, du sommet de la haute tour, là-bas,

还似洛妃乘雾去,   elle s’en est allée comme la déesse de la rivière Luo, en chevauchant un pan de brume,

碧天无际水空流。   sous l’azur céleste sans bornes l’eau s’écoule à l’infini.

      

Quand il eut fini de chanter, Xue Song fut submergé de tristesse, et Hongxian se prosterna devant lui en pleurant. Feignant d’être ivre, elle quitta la table et disparut sans laisser de traces. On ne la revit jamais plus.

      

Analyse

     

Hongxian est un personnage plus complexe que Nie Yinniang, plus réaliste et plus vivant aussi. Elle est décrite au départ comme une femme lettrée, qui a reçu une éducation à la fois littéraire et musicale : courtisane plutôt que servante. L’anecdote du début la montre attentive et sensible, et appréciée de son maître.  

                

Le récit est par ailleurs, dans sa concision même, subtilement évocateur de l’époque, de son histoire et de son atmosphère. Selon Cao Weiguo (11), Xue Song est un personnage historique, petit-fils d’un général célèbre du début des Tang, qui participa à la rébellion d’An Lushan mais se rallia ensuite à l’empereur et fut nommé gouverneur militaires de diverses places dans le Henan et le Hebei en 763 – soit au lendemain de la mort de l’empereur Suzong. Dans le chuanqi, cependant, il est bien précisé que les événements se passent au début de son règne, et Xue Song est présenté comme un fidèle de l’empereur, intègre et humain,

 

Illustration de la scène du vol

de la boîte dans un livre illustré

ce qui permet de l’opposer au gouverneur félon Tian Chengsi, autre personnage avéré historiquement, qui réussit à mettre la main sur les territoires de son rival après sa mort.

             

Il faut souligner ici que, si l’on en croit les éléments biographiques de Yang Juyuan donnés par Cao Weiguo en complément de sa traduction du récit (11), il y a dans le chuanqi un caractère autobiographique qui en explique certainement l’aspect à la fois vivant et réaliste. Yang Juyuan aurait vécu lui-même rébellions et retournement d’alliances qui lui auraient valu de perdre amis et proches – comme beaucoup de gens à l’époque. Cao Weiguo suppute que c’est l’une des motivations qui expliquerait la création de Hongxian : un rêve de personnage providentiel capable de mettre un terme aux désordres de l’époque.

      

Cependant, ce qui est sans doute le plus intéressant, dans ce tableau historique, est la peinture des mentalités, car elles constituent le cadre qui conditionne le personnage de la nüxia. C’est une mentalité empreinte à la fois de bouddhisme (ici la croyance en la réincarnation) et de taoïsme, mais un taoïsme populaire réduit à des croyances en un fond de surnaturel et de magie. C’étaient celles de l’entourage de Yang Juyuan et sans doute les siennes : il a écrit un poème louant une courtisane devenue prêtre taoïste.

     

Mei Lanfang dans le rôle de Hongxian

dans l’opéra « Hongxian vole la boîte »

 

Il est caractéristique de voir Xue Song à peine étonné des prodiges réalisés par Hongxian : il la reconnaît comme un personnage hors du commun -  Yiren 異人 – c’est-à-dire quelqu’un qui a des pouvoirs surnaturels, et tout est dit. Contrairement à Nie Yinniang, cependant, il n’est pas précisé comment elle les a acquis. Ils semblent plutôt une pratique personnelle, intérieure. Il n’est pas question de maître.

     

Le récit s’efforce par ailleurs de gommer ce caractère étrange en mettant l’accent sur les éléments humains du personnage. Elle ne prend pas de risques inutiles, pesant de façon réaliste les chances qu’elle aurait d’échapper aux gardes de Tian Chengsi si elle l’assassinait. Les prodiges qu’elle réalise tiennent essentiellement dans sa rapidité de déplacement et sa capacité à s’introduire impunément dans les endroits les mieux gardés – ce qui est sans doute un développement fictionnel d’une réalité vécue, avec un message subliminaire : on peut agir sans forcément éliminer son adversaire. Hongxian ne tue pas.

          

C’est donc une nüxia fascinante dans sa complexité et le réalisme sous-jacent, dont on ne retrouvera guère d’exemple par la suite, sauf dans quelques personnages calqués sur des personnalités historiques.

     

Adaptations ultérieures

      

C’était sans doute une nüxia trop réaliste, justement, pour faire rêver. On ne connaît guère d’adaptations de ce récit, sauf au théâtre et à l’opéra, et plus spécifiquement à l’opéra de Pékin (京剧) ; le grand Mei Lanfang (梅兰芳) l’a adapté, à la fin des années 1920, en partant de l’épisode central : « Hongxian vole la boîte » (《红线盗盒》). C’est l’un de ses grands rôles.

      

Il a écrit le livret en s’inspirant du chuanqi de Yang Juyuan, et de son adaptation en pièce zaju par Liang Bolong (梁伯龙), sous les Ming, au 16ème siècle – « La jeune Hongxian » (《红线女》).

 

Mei Lanfang en Hongxian, volant vers la cité de Wei

Il faut y ajouter le long chuanqi écrit un peu plus tard par Geng Shengzi (更生子), « L’histoire des deux Hong » (《双红记》), à partir de la pièce précédente et d’un second personnage féminin typique, la courtisane et chanteuse Hongxiao (红绡), tirée du célèbre chuanqi de Pei Xing, « L’esclave de Kunlun » (昆仑奴) .

      

Il faut noter que Mei Lanfang a créé le rôle de Hongxian en 1929, et que l’opéra a été représenté jusqu’en 1932. Or, c’est précisément au moment de la grande vogue à Shanghai des films de wuxia, une véritable fureur. Et l’un des films les plus célèbres de l’époque, ou du moins le seul qui nous soit parvenu, perpétue le mythe en créant, dans un tout autre contexte, le personnage de Hongxia, « L’héroïne rouge » (《红侠》) (14)

      

           

Notes

(1) Les historiens ont du mal à évaluer le nombre de morts : le recensement de 754 donne une population de 52,8 millions d’habitants, celui de 764 un peu moins de 17 millions. Mais ce chiffre reflète en fait la désorganisation de l’Etat, et la perte d’une partie du territoire : il marque surtout le chaos qui régnait dans le pays.

(2) Ce qui pose d’ailleurs le problème de la définition de la « réalité » dans le contexte littéraire chinois, où l’histoire a longtemps constitué la narration principale, mais dans des termes incluant le xiaoshuo s’il offrait des perspectives didactiques édifiantes : le chuanqi « Xie Xiao’e » (谢小娥傳)- légèrement remanié - a été inclus dans « La nouvelle histoire des Tang » (新唐书) : c’est l’histoire d’une vengeance filiale….

Sur le problème de la narration historique dans ses rapports à la fiction, voir Sheldon Hsiao-peng Lu, From Historicity to Fictionality: The Chinese Poetics of Narrative, Stanford University Press, 1994.

(3) Le film de 2005 de Chen Kaige « The Promise » (无极) est une tentative d’adaptation du chuanqi. En complexifiant l’histoire et lui ajoutant une bonne dose de mélo, il enlève tout ce qui fait la subtile concision de l’histoire originale.

(4) Une version du texte du chuanqi : http://www.epochtimes.com/b5/2/1/18/c7321.htm

(5) Le texte dit : bǐqiūní shīfu 比丘尼师父, c’est-à-dire « maître bhikkuni », soit une moniale bouddhiste, de l’ordre des bhikkhunis, maître d’arts martiaux. La précision est intéressante car on a tendance à considérer les pouvoirs surnaturels des xia comme provenant plus spécifiquement de pratiques taoïstes, en particulier les pilules comme celle donnée à Yinniang dans le texte. La précision apporte un élément ésotérique supplémentaire car les bhikkhunis ont toujours été en marge du bouddhisme qui considère les femmes comme des tentatrices, donc indignes de l’ordination complète…

(6) 民除害 wèimínchúhài : pour éradiquer le mal du sein de la société. C’est la mission que s’octroient généralement les xia.

(7) Brève histoire du roman chinois, traduit par Charles Bisotto, Gallimard Connaissance de l’Orient, p.121-22.

Lu Xun note brièvement que le récit a été repris dans les « Histoires de spadassins » (《剑侠传》) de Duan Chengshi (段成式), un contemporain de Pei Xing - ouvrage qui a ensuite été réédité sous les Ming, assurant la transmission du conte. Mais « Nie Yinniang » figure aussi parmi les récits du Ganzeyao (《甘泽谣》) compilé par Yuan Jiao (袁郊) et publié en 868, et repris encore en 1978 dans un recueil de récits des Tang publié à Shanghai.

(8) Cet aspect est souligné par Roland Altenburger, in The Sword or the Kneedle, The Female Knight-Errant (xia) in Traditional Chinese Narrative, Peter Lang, collection Welten Ostasiens / Worlds of East Asia 2009

(9) C’est l’un des intérêts du film de Hou Hsiao-Hsien annoncé pour 2014.

(10) Sur Qiu Jin, voir le film de Xie Jin : à venir…

(11) Voir l’analyse de Cao Weiguo dont on trouve la

 

Le Ganzeyao

traduction du chuanqi, avec un appareil de notes conséquent, dans l’ouvrage édité par William H. Nienhauser : Tang Dynasty Tales: A Guided Reader, World Scientific Publishing, 2010, pp. 1-48.

(12) Voir le texte du chuanqi (原文+译文) : http://leachin.blogspot.fr/2013/04/blog-post_7265.html

(13) Ces inscriptions, de même que l’épée à sept étoiles, faisaient office de talisman et de protection contre les démons et esprits maléfiques. Tout le chuanqi baigne dans une atmosphère de croyances du taoïsme populaire.

(14) Sur le film « L’héroïne rouge » : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Wen_Yimin_Hong_Xia.htm

    

          

         

 

 

          

 

 

 

     

 

 

 

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