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Brève histoire du
wuxia xiaoshuo
I. Origines : des
Royaumes combattants à la dynastie des Tang
I.3a
Apparition de la nüxia sous les Tang : Nie Yinniang et
Hongxian
par Brigitte Duzan, 03 janvier
2014, actualisé 24 mars 2016
A côté de l’imagerie
très spécifique du xia, développée au long d’une
évolution romanesque à partir de la réalité des Royaumes
combattants, la littérature de wuxia est marquée par une
autre figure qui lui est complémentaire comme le yin l’est au
yang, son image au féminin : la nüxia (女侠),
terme tout aussi intraduisible que son homologue masculin.
La nüxia, image
fantasmée
La nüxia a mis
du temps à se matérialiser sous une forme littéraire concrète :
elle apparaît au neuvième siècle, dans les chuanqi des
Tang, période clef pour le développement de la littérature de
wuxia et de l’imaginaire qui lui est lié.
Reflet de temps
troublés
La nüxia est
sans doute le reflet de temps troublés, où la violence était
omniprésente, tout autant qu’à l’époque des Royaumes
combattants, violence récurrente à chaque interlude dynastique,
mais pas seulement : l’Empire était en lutte permanente, contre
les « barbares » aux portes, et contre les rébellions à
l’intérieur. Sous les Tang, pourtant célébrée comme période de
faste et de stabilité, les révoltes et les troubles se
multiplient ;
comme le dit un commentateur :
唐朝是一个任侠使气的好年代,天下侠客,如雨后小蘑菇到处都是...
La dynastie des
Tang a été une époque propice où la colère a généré les xia, qui
se sont multipliés comme des champignons après la pluie.
Le point culminant en
est la révolte d’An Lushan (安史之乱),
de 755 à 763, qui ébranle le pouvoir central et amorce le déclin
de la dynastie qui ne se remettra pas de ces huit ans de chaos.
Les chuanqi du
neuvième siècle sont écrits au lendemain de cet épisode
dramatique qui se traduit aussi en un désastre humain (1), et
ils y font référence ; c’est même le cadre narratif implicite de
beaucoup de ces récits qui font apparaître, comme par
enchantement, des personnages de femmes dotées de pouvoirs
exceptionnels, capables d’accomplir des missions salvatrices.
Comme le xia, la
nüxia
est à l’origine née d’événements réels, mais transformée par la
fiction.
Il ne faut cependant
pas la confondre avec les combattantes émérites, filles ou
épouses de généraux comme celles de la famille Yang (杨家将),
ou les héroïnes filiales à la Hua Mulan (花木兰),
dont la littérature ultérieure rend compte en termes laudatifs
car elles sont les dignes piliers de la société patriarcale
traditionnelle. Elles combattent un temps, mais restent mères,
épouses et filles. Elles peuvent même aller jusqu’à défier de
valeureux combattants pour les forcer à les épouser une fois
vaincus.
Pouvoirs
surnaturels, esprit indépendant
Rien de tout cela chez
la nüxia des chuanqi. D’abord, elle n’est pas une
combattante sur le champ de bataille ; ses combats sont
personnels, et ses missions généralement remplies pour la
défense d’une cause, qui reste idéaliste même si elle est
souvent intime.
Ce qui caractérise
ensuite la nüxia, ce sont ses pouvoirs magiques, son
arsenal de potions et pilules qui lui confèrent des capacités
martiales hors du commun, comme s’il fallait pouvoir expliquer
comment un faible corps de femme pouvait acquérir une résistance
et une force capables de l’affranchir de la pesanteur ordinaire
pour lui faire franchir des murs d’un bond et des centaines de
lis d’une seule traite. La nüxia est une création de
l’imaginaire taoïste, et qui le restera même quand ses pilules
seront délaissées pour la maîtrise du souffle - du qi.
Mais la
caractéristique essentielle de la nüxia telle qu’elle
apparaît initialement dans les chuanqi, c’est sa liberté,
sa capacité fondamentale à s’abstraire des normes et des
conventions, sociales et familiales. Si elle reflète sans doute
la liberté – relative – dont jouissait la femme dans la société
des Tang, elle traduit surtout le rêve, le fantasme de
l’imaginaire en période de troubles, mais c’est un fantasme à
l’identité ambiguë qui lui donne toute sa subtile profondeur.
La nüxia est
salvatrice, elle lutte contre le désordre et l’injustice ; en
même temps, cependant, elle est, de par son indépendance même,
et parce qu’elle est femme, se voulant indépendante, un défi à
l’ordre de la société traditionnelle. La nüxia est un
électron libre et, à l’origine, sous les Tang, dénuée de toute
émotion ; l’émotion viendra plus tard, sous les Song, sous
l’influence d’autres genres littéraires.
Dans les chuanqi,
c’est la tension née de cette identité ambiguë qui fait la force
de ces personnages : formée pour agir (et tuer), la nüxia
disparaît quand elle a achevé sa mission, on ne sait où, mais le
plus souvent dans quelque caverne d’immortel taoïste. Les récits
eux-mêmes sont écrits dans un style qui traduit la tension entre
le réalisme des descriptions factuelles et le surnaturel des
éléments de l’histoire qui sont justement là pour la rendre
crédible.... les nüxia sont des personnages de légende,
mais ancrés dans la réalité (2).
Deux grandes figures de
nüxia émergent de ce neuvième siècle fécond, véritables
prototypes d’un modèle qui a ensuite évolué au cours des siècles
avant d’être repris au cinéma : Nie Yinniang (聶隱娘)
et Hongxian (红线).
Nie Yinniang
Nie Yinniang (聶隱娘)
apparaît dans un recueil de chuanqi en trois tomes de la
fin des Tang, attribué à
Pei Xing
(裴铏),
dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il a vécu de 825 à 880
et a occupé un certain nombre de postes officiels, dont celui de
gouverneur adjoint de Chengdu à la fin de sa vie, en 878. Ses
chuanqi, en revanche, sont célèbres et documentés.
Parmi les
plus connus, « L’esclave de Kunlun » (《昆仑奴》)
dresse le portrait d’un xia haut en couleur : serviteur
(plutôt qu’esclave), originaire des contrées limitrophes de
l’empire, son principal fait d’arme étant de ramener à son
maître la jeune femme qu’il veut épouser, devenue concubine d’un
riche et puissant fonctionnaire de la cour, et de les conduire
tous deux en sécurité en franchissant murs et obstacles en les
portant sur son dos, avant de disparaître (3).
Xia
teinté de taoïsme et mâtiné de barbare, le serviteur de
Kunlun est déjà original ; Nie Yinniang l’est bien plus encore.
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Nie Yinniang |
L’histoire de Nie Yinniang par Pei Xing
Comme
beaucoup de chuanqi de la fin des Tang, l’histoire se
passe pendant l’ère zhenyuan (唐朝贞元年间)
[785-804],
c’est-à-dire à
la fin du long règne de l’empereur Dezong (唐德宗) :
un empereur qui tenta de renforcer les finances impériales et de
réduire le pouvoir des gouverneurs militaires, ce
qui conduisit à des révoltes qui affaiblirent encore le pays. Le
récit est divisé en deux parties (4).
1.
Nie Yinniang était la
fille de Nie Feng (大将聂锋),
général du circuit de Weibo (魏博)
[correspondant à la province actuelle du Hebei]. Elle avait dix
ans quand une nonne vint frapper chez elle pour demander
l’aumône. Voyant Yinniang, elle demanda au général de la lui
confier pour qu’elle l’éduque. Le général ayant refusé
sèchement, elle s’entêta en le prévenant que, de toute façon,
elle emmènerait l’enfant, même si elle était enfermée à double
tour derrière une porte blindée.
Et effectivement,
Yinniang disparut pendant la nuit.
Sidéré et
désemparé, le général ordonna des fouilles dans toute la région,
mais en vain. Ce n’est que cinq ans plus tard que la nonne
revint avec Yinniang, annonçant que sa période de formation
était terminée et qu’il était temps qu’elle rentre chez elle.
Puis elle disparut sans laisser de traces.
Pleurant
de joie, ses parents célébrèrent son retour. Curieux, ils lui
demandèrent ce qu’elle avait fait pendant ses années de
formation, à quoi elle répliqua qu’elle avait juste récité des
sûtras. Comme son père insistait, cependant, elle hésita : « Je
ne sais trop que vous dire, si je vous raconte ce qui s’est
passé, vous ne me croirez pas. » Sous la pression de son père,
elle finit cependant par le faire…
Un livre de 90 illustrations de Nie
Yinniang par Zou Li |
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Comme
il faisait nuit quand la nonne (5) m’a emmenée, je n’ai aucune
idée de la distance que nous avons parcourue. A l’aube, je me
suis retrouvée dans une grande caverne, dans un endroit sauvage,
au milieu d’une épaisse forêt peuplée de singes. Dans la
caverne, il y avait deux petites de mon âge, vives et jolies ;
je ne les ai jamais vues manger, et elles escaladaient les
versants abrupts de la montagne avec l’agilité des singes dans
les arbres. La nonne me fit avaler une pilule, me donna une
petite dague à double tranchant d’environ soixante centimètres (一把长约二尺的宝剑),
puis m’ordonna d’aller m’entraîner avec les deux petites filles
à gravir les pentes les plus escarpées.
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Peu à
peu, je sentis mon corps se faire de plus en plus léger. Au bout
d’un an de pratique, j’étais capable de chasser les singes. Puis
ce fut au tour des tigres et des léopards dont je parvins à
couper la tête sans difficulté. Au bout de trois ans, je pouvais
pourfendre un aigle dans le ciel. Ma dague s’était réduite du
quart de sa longueur, pour ne plus mesurer que cinq pouces, mais
j’étais si rapide que même les oiseaux ne pouvaient rivaliser
avec moi.
Au
bout de quatre ans, laissant les deux filles garder la caverne,
la nonne m’emmena en ville ; me montrant un homme dans la foule,
elle m’expliqua ses péchés et crimes avec force détails, et, me
donnant une dague de trois pouces, m’ordonna de lui trancher la
tête au moment opportun. Bien que ce fût en plein jour, au
milieu d’une rue grouillante de monde, je m’acquittai de ma
tâche sans me faire remarquer, mit sa tête dans un sac et la
rapportai dans la caverne. La nonne la fit disparaître en la
liquéfiant à l’aide d’une de ses potions.
L’année suivante, la nonne me confia une autre mission. « Cet
homme, me dit-elle, est responsable de la mort d’innombrables
personnes, ses péchés sont tels qu’il est au-delà de tout
pardon. Tu vas te glisser dans sa chambre au milieu de la nuit
et lui trancher la tête. C’est un service à rendre à tout le
monde (6). » Armée d’une courte dague à la lame incurvée (羊角匕首),
je me suis introduite sans difficulté chez lui et me suis cachée
sur une poutre en attendant le moment favorable. Je ne suis
rentrée qu’à l’aube. La nonne furieuse me demanda pourquoi je
revenais si tard ; je lui expliquai que l’homme jouait avec son
enfant, je n’arrivais pas à me décider à le tuer. La nonne me
rétorqua : « La prochaine fois que tu te trouves dans une
situation de ce genre, tu dois agir vite, sans hésiter,
autrement tu compromets ta sécurité. »
….
Et
puis, un jour, elle m’a annoncé que ma formation était achevée
et que le temps était venu de rentrer chez moi. Au moment de me
dire adieu, elle ajouta qu’elle me reverrait dans vingt ans. »
2. A
entendre cette étrange histoire, son père fut frappé de frayeur.
Par la suite, il découvrit que Yinniang disparaissait la nuit,
et ne revenait qu’au petit matin, mais il était bien trop
terrorisé pour essayer de savoir ce qu’elle faisait. Son amour
pour elle diminua ainsi peu à peu. Un jour, un polisseur de
miroirs passant par là, Yinniang déclara qu’elle voulait
l’épouser, et le général n’osa pas refuser. Comme le jeune homme
n’avait pas d’autre atout dans la vie, le général Feng dota le
couple d’un capital substantiel, mais les tint à distance.
Quelques
années plus tard, le général mourut. Le gouverneur militaire de
Weibo, ayant entendu parler des capacités martiales de Yinniang,
l’invita, elle et son époux, à venir l’assister. Le gouverneur
avait pour ennemi le gouverneur de Chenxu (陈许)
Liu Changyi (刘昌裔)
et il envoya Yinniang l’assassiner.
Liu Changyi en eut vent
et rassembla ses officiers : « Allez vous poster à l’entrée nord
de la ville demain matin, leur dit-il, vous verrez un homme et
une femme arriver sur deux ânes, un noir et un blanc. L’homme
essaiera de tirer une pierre sur une pie, mais manquera son
coup ; la femme prendra le lance-pierres et touchera la pie du
premier coup. Dites-leur que je veux les voir et ramenez-les
moi. »
Tout se passa comme il
l’avait prévu. Le couple fut surpris de ses dons de divination.
Ils se prosternèrent devant lui en reconnaissant leurs torts.
Mais Liu Changyi les rassura : « Vous ne faisiez qu’exécuter des
ordres.
J’aimerais vous engager à mon service.
Faites-moi confiance et
restez ici. » Yinniang vit que son maître n’avait rien à voir
avec celui-ci et accepta la proposition [….]
Un mois
plus tard, Yinniang lui dit :
« Notre
précédent maître ne sait pas que nous sommes maintenant à votre
service. Il va envoyer d’autres assassins. Coupez-vous une mèche
de cheveux, et enveloppez-la dans un morceau de soie rouge.
J’irai la mettre sur son oreiller pour lui montrer que nous
avons changé de camp. »A son retour, tôt le lendemain matin,
elle annonça : « Le gouverneur de Weibo va envoyer un assassin
nommé Jingjing’er (精精儿)
me tuer et vous couper la tête ; mais ne vous inquiétez pas, je
saurai le vaincre. » Liu la crut sur parole, mais il alluma des
bougies et resta vigilant. A minuit, il vit mystérieusement
apparaître deux drapeaux, un rouge et un blanc, qui semblaient
lutter autour de son lit ; puis un corps et une tête tombèrent à
ses pieds et Yinniang se précipita, triomphante, en annonçant
que Jingjing’er
était mort. Elle traîna le corps dehors et le liquéfia avec la
potion de la nonne.
Elle avertit ensuite
Liu Changyi : « Un autre assassin, nommé Kongkong’er (空空儿),
va être envoyé demain matin. Il a des pouvoirs magiques
supérieurs. Je ne peux rien contre lui. Cette fois, il faut s’en
remettre au destin. Mettez une pièce de jade autour du cou et
glissez-vous sous les couvertures. Moi je vais me transformer en
insecte et me cacher dans vos intestins, c’est le seul endroit
où il ne me trouvera pas. » Liu Changyi fit ce qu’elle avait dit
et, les yeux fermés, s’étendit sur son lit. Soudain, il entendit
un grand bruit au niveau de son cou, et vit Yinniang jaillir de
sa bouche pour le féliciter : « Vous êtes sauvé ! L’assassin,
comme l’aigle, ne frappe qu’une fois et s’enfuit. Il a honte de
son échec, et sera à des centaines de lieues dans peu de
temps. » Liu toucha la pièce de jade et sentit la marque
profonde de la lame. En remerciement, il couvrit Yinniang et son
mari de présents.
Quelques
années plus tard,
Liu Changyi fut
transféré à la capitale. Yinniang ne souhaita pas le suivre,
préférant parcourir le pays pour visiter des saints hommes. Elle
demanda seulement un poste pour son mari, qu’elle confia à Liu
Changyi. Après quoi il ne la revit plus.
Quand il mourut,
Yinniang vint à la capitale sur son âne blanc apporter des
offrandes sur sa tombe ; c’est la seule occasion où elle accepta
de se montrer à nouveau.
Une vingtaine d’années
plus tard, alors que le fils de Liu Changyi, Liu Zong (刘纵),
venait d’être nommé gouverneur provincial de Lingzhou (陵州刺史),
au Sichuan, et se rendait à son poste, il rencontra en chemin
Yinniang qui n’avait pas du tout changé et voyageait toujours
sur le même âne blanc. Ils furent heureux de se rencontrer, mais
Yinniang avertit Liu Zong qu’il ferait mieux de renoncer à son
poste à Lingzhou et de revenir à Luoyang, sinon, elle voyait un
désastre le menacer. Elle lui donna une pilule qui pourrait le
protéger pendant un an et disparut. Malheureusement, Liu Zong ne
suivit pas son conseil ; il garda son poste et mourut un an plus
tard à Lingzhou.
Plus
personne ne revit Nie Yinniang.
Analyse
C’est une
narration étonnante, rondement menée, sans détails superflus, où
les éléments de surnaturel n’empêchent pas le récit d’être conté
d’un ton réaliste. Lu Xun, pourtant, ne l’a visiblement pas
apprécié ; il n’aimait pas le style de Pei Xing qu’il trouvait
grandiloquent, trop orné, bref tape à l’œil. Ce n’est pourtant
pas l’impression qui se dégage de ce chuanqi, au
contraire très retenu dans ses effets, mais Lu Xun n’en
retient que le passage où la jeune femme tue Kongkong’er…
c’était sans doute le plus populaire (6).
En fait,
ce chuanqi offre une image très vivante de la société de
la fin de l’époque Tang. Pei Xing fut assistant d’un vice
gouverneur militaire de Huainan, qui, bridé dans sa carrière,
selon Lu Xun, versa dans l’occultisme et fut tué dans une
révolte. Les pouvoirs surnaturels de Yinniang, tels que les
décrit Pei Xing, sont donc à replacer dans le contexte de
l’époque, où l’alchimie et la magie avaient leurs adeptes,
jusque dans les cercles proches de l’empereur.
Les
réactions du père de Yinniang, terrorisé par ce que lui raconte
sa fille, sont empreintes d’une superstition qui tient de la
même mentalité. Dans ce contexte, la nüxia apparaît comme
une émanation de ces croyances populaires. En même temps, elle
est rationnelle et réaliste. Si elle fixe son dévolu sur le
premier artisan venu, c’est d’une part parce qu’elle sait
qu’elle a besoin de se marier pour pouvoir voyager comme elle
prévoit de le faire, une femme à l’époque aurait eu du mal à le
faire seule ; et d’autre part, elle s’appuie sur la force que
lui donnent les pouvoirs magiques acquis auprès de la nonne pour
se libérer des contraintes sociales du mariage traditionnel, et
préserver ainsi son autonomie et sa liberté.
La
seconde partie est dérangeante pour la morale traditionnelle, et
l’image de la nüxia. Au lieu de continuer à éliminer les
éléments mauvais dans un esprit altruiste, comme le lui a appris
la nonne, elle se met au service d’un gouverneur qui recherche
le pouvoir personnel en essayant d’éliminer un rival, ou
d’éviter que celui-ci ne l’élimine. Le chuanqi verse ici
dans une version sans illusion de la nüxia qui ne
retrouve son intégrité morale qu’en partant dans les montagnes à
la recherche des ermites et ascètes, et en se retirant du monde,
comme s’il n’y avait d’autre recours.
Evolution ultérieure
Cette
seconde partie a tellement dérangé, qu’elle a été écourtée,
voire supprimée, dans les versions ultérieures du récit, à
partir des huaben des Song du Nord ; l’histoire est alors
remodelée pour faire disparaître les éléments subversifs, et
préserver une image pure de la nüxia, comme gardienne de
la justice sociale : formée pour tuer, mais tuant pour la bonne
cause, pour lutter contre de puissants personnages dont le
pouvoir ne peut être attaqué autrement (8). C’est en ce sens
qu’elle est devenue l’archétype de la nüxia.
Mais la
réécriture est poussée beaucoup plus loin lors de l’adaptation
du chuanqi au théâtre, par You Tong (尤侗),
au début de la dynastie des Qing. De type zaju, en quatre
actes, sa pièce « Mule noire et mule blanche » (《黑白卫》)
est publiée en 1664. Elle reflète l’emprise de la morale
confucéenne sur les esprits, à travers une transformation du
caractère et des réactions du général Nie Feng et du polisseur
de miroirs.
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Gravure de You Tong |
Dans la pièce,
d’abord, le père de Yinniang n’est pas terrifié en entendant le
récit de sa fille, mais préoccupé par l’atteinte potentielle à
son image : si cette histoire se répand, se dit-il, les gens
vont penser que je ne gère pas la famille comme il convient (治家不正).
Ensuite,
c’est lui qui prend l’initiative du mariage de sa fille, ce
n’est pas Yinniang ; elle refuse au départ, mais finit par se
soumettre à condition de pouvoir choisir.
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Le principal recueil de pièces de You
Tong |
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Le personnage du
polisseur de miroir est alors modifié pour lui donner plus noble
stature afin de le rendre acceptable : You Tong imagine qu’il
est venu attiré par la notoriété de Yinniang, se présentant
comme son complément logique puisqu’il y a deux armes, dit-il,
pour lutter contre les démons, les épées (les démons humains) et
les miroirs (les esprits). Il est donc son égal, d’autant plus
qu’il déclare ensuite être en fait d’une riche famille.
Cette égalité est
annoncée dès le titre de la pièce qui pose deux personnages
principaux et non la seule Nie Yinniang. Cela réduit d’autant
l’autonomie de Yinniang, dont la faiblesse naturelle de femme
est soulignée à diverses reprises. La pièce efface donc le
caractère subversif pour l’ordre traditionnel du personnage de
la nüxia dépeint dans le chuanqi, où jamais il
n’est fait allusion à une quelconque faiblesse physique,
celle-ci étant largement compensée par les pouvoirs magiques
acquis auprès de la nonne. Dans la pièce, quand celle-ci se
réjouit du résultat de la formation de sa disciple, elle
s’exclame : on ne pourrait imaginer qu’elle est une femme et non
un homme - 若女非南
ruònǚ
fēinán –
dans le chuanqi, c’est, implicitement, le contraire.
La banalisation du
personnage se retrouve dans les romans ultérieurs, en
particulier chez Liang Yusheng (梁羽生) :
dans le deuxième volet de sa trilogie des Tang,
Longfeng Baochai Yuan
(《龙凤宝钗缘》),
en particulier, Nie Yinniang n’est qu’un personnage secondaire
qui n’est même pas remarquable par ses compétences en arts
martiaux…
Adaptations
ultérieures
C’est sans doute cette
édulcoration de l’histoire originale – pour en atténuer les
aspects subversifs - qui explique que le chuanqi de Pei
Xing n’ait guère connu d’adaptations au théâtre, et encore moins
au cinéma (9). C’est un rôle rare même à l’opéra ; on note
surtout l’interprétation du grand acteur de l’opéra de Pékin
Cheng Yanqiu (程砚秋)
dont ce fut l’un des grands rôles.
Le personnage de Nie
Yinniang a cependant continué d’exercer un fort attrait sous son
aspect de nüxia légendaire – et de fait la première du
genre :
[唐朝]诞生了最诡异的侠客聂隐娘,来无影,去无踪,摘花杀人,...深藏功名。
[la période des
Tang] a donné naissance à la nüxia Nie Yinniang ; mystérieuse,
elle apparaît sans même une ombre et disparaît sans laisser de
trace, tuant comme on cueille les fleurs, dans la discrétion la
plus totale….
Si le chuanqi
est remarquablement peu prolixe sur ses faits d’armes, il est en
revanche très précis dans la description de ses armes, jusqu’à
donner leur taille : de courtes dagues ou petits poignards,
entre 60 et 15 centimètres de long. Et l’on |
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Nie Yinniang à l’opéra, interprétée par
Cheng Yanqiu dans les années 1930 |
ne peut s’empêcher
de penser que Nie Yinniang a été l’un des modèles de Qiu Jin (秋瑾) :
révolutionnaire mythifiée des premières années du 20ème
siècle, férue d’arts martiaux, elle est représentée, dans sa
photo la plus célèbre, avec une courte épée du même genre que la
première décrite dans le chuanqi (10).
Qiu Jin est sans doute
morte de s’être trop assimilée à un personnage de légende, en
confondant le mythe et la réalité. C’est ce danger potentiel qui
sera l’un des arguments invoqués pour interdire les films de
wuxia au début des années 1930….
Adaptation
cinématographique
La seule adaptation du
chuanqi au cinéma est le film de Hou Hsiao-hsien intitulé
« The Assassin » (《最好的時光》), sorti en mai 2015 au festival de Cannes où il a obtenu le prix de la
mise en scène. C’est en fait une recréation des personnages
imaginés par Pei Xing, en les replaçant dans un contexte
historique précis et documenté. On peut parler de chef-d’œuvre.
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Hou_Hsiao_hsien_The_Assassin.htm
Hongxian
« L’histoire de
Hongxian » (《红线传》)
apparaît dans les chuanqi des Tang à la même époque que
celle de Nie Yinniang (聶隱娘).
On trouve le récit dans le même recueil compilé par
Yuan Jiao (袁郊)
où figure aussi le chuanqi de Pei Xing : le Ganzeyao
(《甘泽谣》)
(7).
Selon la plupart des
commentateurs et en dépit des incertitudes qui subsistent (11),
le chuanqi est généralement attribué à Yang Juyuan (楊巨源).
Le personnage de nüxia qu’il dépeint forme un
pendant intéressant à celui de Nie Yinniang : on retrouve le
même fond de croyance magique, et le même contexte historique
favorisant l’émergence d’un imaginaire peuplé d’êtres aux
pouvoirs surnaturels, et d’autant plus fascinants que ce sont
des femmes (12).
L’époque où se déroule
l’histoire est indiquée très précisément : il s’agit du début du
règne de l’empereur Suzong des Tang (唐肃宗),
les années 756-758 de l’ère Zhide (至德) ;
or l’empereur Suzong est monté sur le trône après la
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Hongxian jouant du ruanxian |
fuite au
Sichuan de son père, l’empereur Xuanzong (唐玄宗),
à la suite de la révolte d’An Lushan. Suzong passera une bonne
partie de son règne à mater la rébellion, mais mourra avant d’y
être totalement parvenu. La nouvelle fait directement référence
aux troubles qui ont marqué la période : la région concernée
dans le chuanqi est particulièrement étendue car la
province du Hebei couvrait à l’époque non seulement la province
actuelle du même nom mais aussi le Shandong. Il est intéressant
de voir la campagne militaire doublée d’une politique
d’alliances matrimoniales pour contrôler un gouverneur militaire
peu fiable et un général qui était passé du côté des rebelles.
Le nom de Hongxian
signifie
fils rouges :
une variante du récit explique qu’on lui a donné ce nom parce
qu’elle avait de fines lignes rouges sur les mains….
L’histoire de
Hongxian
un tambour jié (musée de Tokyo) |
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Hongxian était au
service de Xue Song (薛嵩),
gouverneur militaire de Luzhou (潞州).
Elle
jouait très bien du ruanxian (阮咸)
mais avait aussi de bonnes connaissances littéraires,
tant des
classiques que des récits historiques. Aussi Xue Song lui
confia-t-il la charge de sa correspondance officielle et de ses
rapports, avec le titre de secrétaire privée (内记室).
Un jour, lors d’une grande fête organisée
par l’armée, Hongxian
dit à Xue Song : « Le son de ce tambour jié (羯鼓)
est d’une telle tristesse, il a dû arriver quelque chose au
musicien. » Xue Song, qui était aussi très
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sensible à la musique, fut d’accord ; il interrogea l’homme qui lui répondit
que sa femme était morte la veille, mais qu’il n’avait pas osé
demander un congé. Alors Xue Song le renvoya aussitôt chez lui.
C’était du temps de
l’empereur Suzong (唐肃宗),
pendant l’ère Zhide (至德:
756-758). La région couvrant les deux provinces du Henan et du
Hebei n’avait pas encore été complètement pacifiée. L’empereur
envoya Xue Song et son armée défendre Fuyang (淦阳)
et contrôler le Shandong. En raison du conflit, le bureau des
affaires militaires venait juste d’être instauré. La cour
ordonna aussi à Xue Song de marier sa fille avec le fils de Tian
Chengsi (田承嗣),
le gouverneur militaire de Weibo (魏博节度使),
et son fils avec la fille de Linghu Zhang (令狐章),
le gouverneur militaire de Huatai (滑台节度使).
Etant ainsi liées par mariage, les trois garnisons échangèrent
souvent des messagers.
Tian Chengsi, pour sa
part, souffrait d’une affection pulmonaire qui s’aggravait avec
la chaleur, et il disait souvent que, s’il pouvait s’établir au
Shandong, le climat y étant bien plus sain, il rallongerait sa
vie de plusieurs années. Alors, il sélectionna dans son armée un
groupe de trois mille soldats d’élite, et en fit un régiment
qu’il appela « Les braves de la résidence extérieure » (外宅男),
qu’il dota de subsides généreusement payés. Il désigna trois
cents hommes pour garder sa résidence, puis choisit une date
propice pour attaquer Luzhou dans l’intention de se
l’approprier.
Quand Xue Song eut
vent de l’affaire, il en fut extrêmement préoccupé ; mais il
avait beau y réfléchir nuit et jour, il ne voyait pas de
solution. Un soir, alors que les huit heures venaient d’être
criées et que les portes de son quartier général avaient été
fermées, il sortit dans la cour, appuyé sur sa canne et suivi de
la seule Hongxuan. « Maître, lui dit-elle, cela fait un mois que
vous ne dormez plus. Vous êtes |
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le chignon à la mode sous la dynastie
des
Tang (dit wuman, du nom des
"barbares" auxquels il a été
emprunté) |
soucieux, ne serait-ce
pas à cause de ce que trame Tian Chengsi ? » - « De cette affaire
dépend notre sécurité ou notre péril. Ce n’est pas un problème
de ton ressort. » - « Je ne suis certes qu’une servante,
répliqua Hongxian, mais je pense quand même pouvoir alléger vos
tracas. »
Xue Song lui expliqua
alors l’affaire en détail, et ajouta : « J’ai hérité ma charge
de mon grand-père et reçu de grandes faveurs de tous côtés. Si
je devais perdre mon territoire, je ruinerais d’un coup ce qui a
été gagné en plusieurs siècles. » - « Ce n’est pas difficile,
répliqua Hongxian, ne vous inquiétez pas. Laissez-moi aller à
Wei tout de suite évaluer la situation et voir ce que l’on peut
faire. Si je pars tout de suite, je peux être de retour sur le
coup de minuit pour vous faire mon rapport. Faites-moi préparer
un bon cheval, et donnez-moi un messager avec une lettre de
présentation. Pour le reste, attendez mon retour. »
une attache à cheveux du type
"au paon d’or" 金雀钗 |
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Xue Song en resta
sidéré : « Je ne me doutais pas que tu étais une personne hors
du commun [Yiren
異人].
Si tu ne réussis pas, néanmoins, cela ne fera que précipiter la
catastrophe. Que faire, alors ? ». Mais Hongxian lui
rétorqua : « J’ai bien réfléchi, je n’échouerai pas. » Puis
elle
alla dans sa chambre se préparer. Elle s’attacha les cheveux sur
le haut de la tête, en un chignon retenu par
une attache en or,
puis elle passa une courte robe brodée
de motifs pourpres,
attachée autour de la taille par une ceinture de soie verte, mit
aux pieds des sandales légères
et, en bandoulière, une courte
dague ornée d’un dragon,
et termina en inscrivant sur son front
le nom du Grand Un (太乙神).
Elle alla se prosterner devant Xue Song, se retourna et
disparut.
Xue Song rentra dans
sa chambre et ferma la porte. Il
s’assit droit, tournant le dos
à la lumière des chandelles. Normalement, il n’aimait pas
boire ; cette nuit-là, cependant, il but beaucoup, mais sans
s’enivrer. Soudain, il |
entendit le bruit
d’une violente bourrasque, et eut l’impression de voir
une feuille tomber d’un arbre ; il se redressa en sursaut : c’était Hongxian qui était
de retour. Réjoui, il lui demanda : « Tout s’est-il bien
passé ? » et Hongxian lui répondit : « Je ne me serais pas
permis de manquer à ma mission. » Xue Song s’enquit : « As-tu
tué ou blessé quelqu’un ? ».
Hongxian le
rassura : « Je n’ai pas eu besoin d’aller si loin. J’ai
seulement volé la boîte en or qui est au pied du lit de Tian
Chengsi. » Puis elle expliqua : « Je suis arrivée à la ville de
Wei un peu après onze heures ; après avoir franchi plusieurs
portes, je suis parvenue jusqu’aux abords de la chambre de Tian
Chengsi. J’ai entendu les soldats de sa garde ronfler bruyamment
dans leur sommeil, dans la galerie à l’extérieur, et les gardes
qui faisaient les cents pas dans les cours se hurler le mot de
passe. J’ai ouvert le vantail gauche de la porte de la chambre,
et me suis avancée jusqu’aux tentures du lit. J’ai vu votre
beau-père étendu sur le dos, le ventre bien arrondi,
profondément endormi, la tête enveloppée de crêpe jaune reposant
sur un oreiller devant lequel était posée une épée aux sept
étoiles (七星剑).
Devant l’épée était une boîte en or ouverte, pleine d’encens et
de joyaux, où étaient inscrits les huit caractères indiquant le
moment de sa naissance ainsi que le nom de la Grande Ourse (北斗神)
(13).
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une épée aux sept étoiles
(éloignant les démons) |
Ainsi profondément
endormi derrière les tentures de son lit, il avait le visage de
l’inconscience tranquille, sans se douter que sa vie était entre
mes mains ; le tuer aurait été très facile, mais cela n’aurait
provoqué que des ennuis. A ce moment-là, les chandelles étaient
près de s’éteindre, les bâtons d’encens presque complètement
brûlés ; il y avait des servantes qui dormaient un peu partout,
au milieu des armes éparpillées dans tous les coins. Il y en
avait dont la tête se heurtait aux parois tout en ronflant,
d’autres qui tenaient à la main une serviette, ou un fouet, mais
qui dormaient les jambes écartées. Je leur ai retiré leurs
boucles d’oreilles et les épingles qui leur attachaient les
cheveux, ai noué les pans de leurs vêtements ; elles avaient
l’air d’une bande de malades ou d’ivrognes incapables de
retrouver leurs sens. Alors j’ai pris la boîte en or et je suis
revenue.
Je suis sortie par la
porte ouest des murailles de la cité de Wei et j’ai franchi
quelque deux cents lis. J’ai vu s’élever dans le lointain
la Terrasse de Bronze et les flots de la rivière Zhang s’écouler
vers l’est ; la lune était encore au-dessus de la forêt, mais
les coqs annonçaient déjà l’aurore. Je suis partie en tout hâte
et reviens dans la joie, toute ma fatigue oubliée. Je voulais
vous remercier de votre bonté, c’est pourquoi j’ai conçu ce
stratagème, ai parcouru en six heures plus de sept cents lis,
franchi des régions dangereuses et traversé cinq ou six villes
fortifiées. J’ai fait tout cela pour pouvoir calmer les
inquiétudes de mon maître et ne vais donc pas m’étendre sur les
difficultés rencontrées. »
Xue Song envoya un
messager apporter à Tian Chengsi une missive qui disait : « Hier
soir, un de mes adjoints est revenu des environs de Wei avec une
boîte en or qu’elle m’a dit avoir subtilisée à côté de votre
oreiller. Je ne me permettrais pas de la conserver et vous la
renvoie donc, dûment scellée, avec tous mes respects. » Le
messager partit au galop sous la lueur de la lune et n’atteignit
sa destination que vers minuit.
Il vit des gens
fouiller partout, à la recherche de la boîte en or, et l’armée
toute entière prise d’inquiétude et d’appréhension. Le messager
frappa à la porte avec son fouet, et demanda une audience malgré
l’heure inhabituelle. Tian Chengsi se précipita à sa rencontre,
et le messager lui remit la boîte. En la prenant, Tian Chengsi
fut tellement surpris qu’il eut un malaise. Puis il invita le
messager dans sa résidence, et lui offrit un festin et des
divertissements, ainsi que d’innombrables présents.
Le lendemain, il le
renvoya avec un chargement de trente mille rouleaux de soie,
deux cents étalons et autres objets de grande valeur pour Xue
Song, auquel il fit dire : « Ma tête est entre vos mains, et ma
vie soumise à votre bon vouloir. Je reconnais mes fautes et
m’engage à m’amender. Pour éviter tout problème à l’avenir, je
vais maintenant me plier à vos ordres et instructions, autrement
je ne pourrai plus me prévaloir de nos relations de parenté…. Si
j’ai mis sur pied ce régiment de « Braves de la résidence
extérieure », c’était pour lutter contre les bandits, je n’avais
pas d’autres ambitions. Mais maintenant, je leur ai repris leurs
armes et les ai renvoyés aux champs.” C’est ce que confirmèrent
les messagers venus du Henan et du Hebei dans les deux mois qui
suivirent.
Hongxian volant la boîte |
|
Puis, un jour,
Hongxian émit soudain le souhait de prendre congé. Xue Song lui
dit : « Tu es née dans cette maison,
où veux-tu aller ? En
outre, je compte sur tes services, comment peux-tu envisager de
partir ? » Hongxian lui
expliqua alors : « Dans mon existence
antérieure, j’étais
un homme ; je parcourais les rivières et les
lacs, et, muni
du traité d’herboristerie du divin Shennong, je
sauvais les gens du malheur. Mais j’ai rencontré un jour dans un
village une femme enceinte atteinte d’une grave parasitose
intestinale due à un insecte venimeux ; je lui ai prescrit
une
potion médicinale à base de daphne genkwa pour
éliminer ses
parasites, mais la femme en est morte, et les jumeaux qu’elle
attendait sont aussi morts nés. J’ai donc
tué trois personnes
d’un coup. J’ai été puni en étant condamné à renaître dans un
corps de femme, et à vivre
en servante, sous le signe de ma
mauvaise étoile. Par bonheur, je suis née dans votre maison,
cela fait dix-neuf
ans maintenant ; vous m’avez nourrie de mets
délicieux et |
vêtue de soie ; vous
m’avez honorée de vos faveurs, et été des plus généreux envers moi. Qui plus est,
maintenant vous avez réussi à pacifier le territoire sous votre
juridiction, la population peut mener une existence tranquille
et heureuse.
Si je continuais à
vivre ici, je contreviendrais à la volonté du ciel. Quand je me
suis rendue à la ville de Wei, c’était pour vous rendre les
bienfaits dont vous m’avez honorée. Maintenant, les deux
provinces ont préservé leurs murailles, et des milliers de gens
ont eu la vie sauve. J’ai fait naître la peur chez le traître,
et protégé le gouverneur intègre ; pour une femme, ce sont des
réussites non négligeables. Mes péchés rachetés, je vais pouvoir
retrouver mon corps originel. Je veux alors me retirer alors du
monde, et tourner mon esprit vers la recherche de la voie afin
de survivre éternellement, au-delà de la vie et de la mort.
Xue Song lui dit :
« Je ne pense pas que ce soit réalisable : comment une jeune
fille comme toi pourrait-elle survivre dans la montagne ? ».
Mais Hongxian lui répliqua : « C’est une affaire qui concerne ma
vie future. C’est impossible à prévoir. » Xue Song se rendit
compte qu’il ne pourrait pas la retenir, aussi organisa-t-il un
grand dîner d’adieu. Il rassembla tous ses hôtes dans le hall
central pour un banquet de nuit, et leva son verre en l’honneur
de Hongxian en lui dédiant une chanson dont il avait demandé au
poète Leng Chaoyang (冷朝陽)
d’écrire les paroles :
採菱歌怨木兰舟,
cueillant des
châtaignes d’eau en chantant tristement dans le bateau aux
magnolias,
送客魂消百尺楼。
l’âme
brisée, je suis des yeux l’hôte qui part, du sommet de la haute
tour, là-bas,
还似洛妃乘雾去,
elle s’en est allée
comme la déesse de la rivière Luo, en chevauchant un pan de
brume,
碧天无际水空流。
sous
l’azur céleste sans bornes l’eau s’écoule à l’infini.
Quand il eut fini de
chanter, Xue Song fut submergé de tristesse, et Hongxian se
prosterna devant lui en pleurant. Feignant d’être ivre, elle
quitta la table et disparut sans laisser de traces. On ne la
revit jamais plus.
Analyse
Hongxian est un
personnage plus complexe que Nie Yinniang, plus réaliste et plus
vivant aussi. Elle est décrite au départ comme une femme
lettrée, qui a reçu une éducation à la fois littéraire et
musicale : courtisane plutôt que servante. L’anecdote du début
la montre attentive et sensible, et appréciée de son maître.
Le récit est par
ailleurs, dans sa concision même, subtilement évocateur de
l’époque, de son histoire et de son atmosphère. Selon Cao Weiguo
(11), Xue Song est un personnage historique, petit-fils d’un
général célèbre du début des Tang, qui participa à la rébellion
d’An Lushan mais se rallia ensuite à l’empereur et fut nommé
gouverneur militaires de diverses places dans le Henan et le
Hebei en 763 – soit au lendemain de la mort de l’empereur
Suzong. Dans le chuanqi, cependant, il est bien précisé
que les événements se passent au début de son règne, et Xue Song
est présenté comme un fidèle de l’empereur, intègre et humain,
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Illustration de la scène du vol
de la
boîte dans un livre illustré |
ce qui permet de l’opposer au gouverneur félon Tian Chengsi,
autre personnage avéré historiquement, qui réussit à mettre la
main sur les territoires de son rival après sa mort.
Il faut souligner ici
que, si l’on en croit les éléments biographiques de Yang Juyuan
donnés par Cao Weiguo en complément de sa traduction du récit
(11), il y a dans le chuanqi un caractère
autobiographique qui en explique certainement l’aspect à la fois
vivant et réaliste. Yang Juyuan aurait vécu lui-même rébellions
et retournement d’alliances qui lui auraient valu de perdre amis
et proches – comme beaucoup de gens à l’époque. Cao Weiguo
suppute que c’est l’une des motivations qui expliquerait la
création de Hongxian : un rêve de personnage providentiel
capable de mettre un terme aux désordres de l’époque.
Cependant, ce qui est
sans doute le plus intéressant, dans ce tableau historique, est
la peinture des mentalités, car elles constituent le cadre qui
conditionne le personnage de la nüxia. C’est une
mentalité empreinte à la fois de bouddhisme (ici la croyance en
la réincarnation) et de taoïsme, mais un taoïsme populaire
réduit à des croyances en un fond de surnaturel et de magie.
C’étaient celles de l’entourage de Yang Juyuan et sans doute les
siennes : il a écrit un poème louant une courtisane devenue
prêtre taoïste.
Mei Lanfang dans le rôle de Hongxian
dans l’opéra « Hongxian vole la boîte » |
|
Il est caractéristique
de voir Xue Song à peine étonné des prodiges réalisés par
Hongxian : il la reconnaît comme un personnage hors du commun -
Yiren
異人
– c’est-à-dire quelqu’un qui a des pouvoirs surnaturels, et tout
est dit. Contrairement à Nie Yinniang, cependant, il n’est pas
précisé comment elle les a acquis. Ils semblent plutôt une
pratique personnelle, intérieure. Il n’est pas question de
maître.
Le récit s’efforce par
ailleurs de gommer ce caractère étrange en mettant l’accent sur
les éléments humains du personnage. Elle ne prend pas de risques
inutiles, pesant de façon réaliste les chances qu’elle aurait
d’échapper aux gardes de Tian Chengsi si elle l’assassinait. Les
prodiges qu’elle réalise tiennent essentiellement dans sa
rapidité de déplacement et sa capacité à s’introduire impunément
dans les endroits les mieux gardés – ce qui est sans doute un
développement fictionnel d’une réalité vécue, avec un message
subliminaire : on peut agir sans forcément éliminer son
adversaire. Hongxian ne tue pas. |
C’est donc une
nüxia fascinante dans sa complexité et le réalisme
sous-jacent, dont on ne retrouvera guère d’exemple par la suite,
sauf dans quelques personnages calqués sur des personnalités
historiques.
Adaptations
ultérieures
C’était sans doute une
nüxia trop réaliste, justement, pour faire rêver. On ne
connaît guère d’adaptations de ce récit, sauf au théâtre et à
l’opéra, et plus spécifiquement à l’opéra de Pékin (京剧)
; le grand Mei Lanfang (梅兰芳)
l’a adapté, à la fin des années 1920, en partant de l’épisode
central : « Hongxian vole la boîte » (《红线盗盒》).
C’est l’un de ses grands rôles.
Il a écrit le livret
en s’inspirant du chuanqi de Yang Juyuan, et de son
adaptation en pièce zaju par Liang Bolong (梁伯龙),
sous les Ming, au 16ème siècle – « La jeune
Hongxian » (《红线女》).
|
|
Mei Lanfang en Hongxian, volant vers la
cité de Wei |
Il faut y ajouter le long chuanqi écrit un peu plus tard
par Geng Shengzi (更生子),
« L’histoire des deux Hong » (《双红记》),
à partir de la pièce précédente et d’un second personnage
féminin typique, la courtisane et chanteuse Hongxiao (红绡),
tirée du célèbre chuanqi de Pei Xing, « L’esclave de
Kunlun » (《昆仑奴》) .
Il faut noter que Mei
Lanfang a créé le rôle de Hongxian en 1929, et que l’opéra a été
représenté jusqu’en 1932. Or, c’est précisément au moment de la
grande vogue à Shanghai des films de wuxia, une véritable
fureur. Et l’un des films les plus célèbres de l’époque, ou du
moins le seul qui nous soit parvenu, perpétue le mythe en
créant, dans un tout autre contexte, le personnage de Hongxia,
« L’héroïne rouge » (《红侠》)
(14)…
Notes
(1) Les historiens ont
du mal à évaluer le nombre de morts : le recensement de 754
donne une population de 52,8 millions d’habitants, celui de 764
un peu moins de 17 millions. Mais ce chiffre reflète en fait la
désorganisation de l’Etat, et la perte d’une partie du
territoire : il marque surtout le chaos qui régnait dans le
pays.
(2) Ce qui pose
d’ailleurs le problème de la définition de la « réalité » dans
le contexte littéraire chinois, où l’histoire a longtemps
constitué la narration principale, mais dans des termes incluant
le xiaoshuo s’il offrait des perspectives didactiques
édifiantes : le chuanqi « Xie Xiao’e » (《谢小娥傳》)-
légèrement remanié - a été inclus dans « La nouvelle histoire
des Tang » (新唐书) :
c’est l’histoire d’une vengeance filiale….
Sur le problème de la
narration historique dans ses rapports à la fiction, voir
Sheldon Hsiao-peng Lu,
From Historicity to Fictionality: The Chinese Poetics
of Narrative, Stanford University Press, 1994.
(3) Le film de 2005 de
Chen Kaige « The Promise » (《无极》)
est une tentative d’adaptation du chuanqi. En
complexifiant l’histoire et lui ajoutant une bonne dose de mélo,
il enlève tout ce qui fait la subtile concision de l’histoire
originale.
(4) Une version du
texte du chuanqi :
http://www.epochtimes.com/b5/2/1/18/c7321.htm
(5) Le
texte dit :
bǐqiūní shīfu
比丘尼师父,
c’est-à-dire « maître bhikkuni », soit une moniale
bouddhiste, de l’ordre des bhikkhunis, maître d’arts
martiaux. La précision est intéressante car on a tendance à
considérer les pouvoirs surnaturels des xia comme
provenant plus spécifiquement de pratiques taoïstes, en
particulier les pilules comme celle donnée à Yinniang dans le
texte. La précision apporte un élément ésotérique supplémentaire
car les bhikkhunis ont toujours été en marge du
bouddhisme qui considère les femmes comme des tentatrices, donc
indignes de l’ordination complète…
(6)
为民除害
wèimínchúhài :
pour éradiquer le mal du sein de la société. C’est la mission
que s’octroient généralement les xia.
(7) Brève
histoire du roman chinois, traduit par Charles Bisotto,
Gallimard Connaissance de l’Orient, p.121-22.
Lu Xun
note brièvement que le récit a été repris dans les « Histoires
de spadassins » (《剑侠传》)
de
Duan Chengshi (段成式),
un contemporain de Pei Xing - ouvrage qui a ensuite été réédité
sous les Ming, assurant la transmission du conte. Mais « Nie
Yinniang » figure aussi parmi les récits du
Ganzeyao (《甘泽谣》)
compilé par Yuan
Jiao (袁郊)
et publié en 868, et repris encore en 1978 dans un recueil de
récits des Tang publié à Shanghai.
(8)
Cet aspect est souligné par Roland Altenburger, in The Sword or the
Kneedle, The Female Knight-Errant (xia) in
Traditional Chinese Narrative, Peter Lang,
collection Welten Ostasiens / Worlds
of East Asia 2009
(9) C’est l’un des
intérêts du film de Hou Hsiao-Hsien annoncé pour 2014.
(10) Sur Qiu Jin, voir le film de Xie Jin : à venir…
(11) Voir l’analyse de
Cao Weiguo dont on trouve la
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Le Ganzeyao |
traduction du chuanqi, avec
un appareil de notes conséquent, dans l’ouvrage édité par
William H. Nienhauser :
Tang
Dynasty Tales: A Guided Reader, World Scientific Publishing,
2010, pp. 1-48.
(12) Voir le texte du
chuanqi (原文+译文) :
http://leachin.blogspot.fr/2013/04/blog-post_7265.html
(13) Ces inscriptions,
de même que l’épée à sept étoiles, faisaient office de talisman
et de protection contre les démons et esprits maléfiques. Tout
le chuanqi baigne dans une atmosphère de croyances du
taoïsme populaire.
(14) Sur le film
« L’héroïne rouge » :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Wen_Yimin_Hong_Xia.htm
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