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Chen Ran
陈染
Présentation
Par
Brigitte Duzan, 2 janvier 2019
Chen Ran est l’une des écrivaines représentatives
d’un nouveau courant d’écriture féminine (新女性协作)
dans la Chine des années 1990 : une écriture qui
part de l’expérience de l’individualité féminine
comme point de vue narratif. Elle a été associée à
ce que l’on a appelé la « littérature de la vie
privée » (私人文学),
du titre de son premier roman, ou encore « écriture
individualisée » (个人化写作).
Autant de labels auxquels elle ne souscrit pas et
répond par une seule affirmation : « Je n’ai jamais
été et ne serai jamais un écrivain courant », un
écrivain ordinaire – et conforme (我永远都不会是一个主流作家。)
Elle a été l’objet de critiques, en particulier de
la part de
Wang Xiaobo (王小波)
qui a trouvé son œuvre décevante car faisant primer
la « conscience de genre » sur la qualité
littéraire. Mais
Wang Xiaobo
est mort en 1997, au lendemain |
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Chen Ran |
de la publication du premier roman de Chen Ran, qui a fait
sensation tout en la consacrant. Il constituait en fait une
expérimentation, peut-être pas totalement aboutie, mais la
suite de son œuvre, et en particulier ses nouvelles,
révèlent beaucoup de profondeur et de poésie dans son
écriture et son imaginaire.
Wang Meng (王蒙),
entre autres, a pris sa plume pour la défendre et la
soutenir,
Etudes littéraires et premières nouvelles
Chen Ran (陈染)
est née en avril 1962 à Pékin. Ses parents ont divorcé quand
elle était encore au lycée, et elle est restée vivre avec sa
mère. Les relations difficiles avec son père sont une première
blessure intime qui explique l’un des principaux thèmes de ses
récits.
Elle a fait des études de langue et littérature chinoises à
l’Université normale de Pékin de 1982 à 1986 et elle est ensuite
restée y enseigner pendant quatre ans et demi. Mais, entre 1987
et 1989, elle a aussi été invitée dans des universités
étrangères, à Melbourne, Berlin et Oxford.
Sa signature |
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Pendant cette même période, elle a publié une série
de nouvelles surréalistes qui se lisent comme des
sortes de contes philosophiques. Sa première
nouvelle, publiée en 1986, « La maladie du siècle »
(《世纪病》),
attire l’attention des critiques pour son
exploration novatrice de la subjectivité féminine et
son style original. La maladie sera l’un des thèmes
récurrents dans son œuvre, comme miroir de mal être
chez la femme. |
Mais elle avait commencé par publier des poèmes en 1982, dans
des grandes revues comme « Littérature du peuple » (《人民文学》)
ou « Journal de poésie » (《诗刊》).
Elle a conservé une propension au rêve et à la poésie.
En février 1989, elle publie son premier recueil de
nouvelles, « Morceau de papier » (《纸片儿》),
dont la nouvelle qui a donné son titre au recueil
est une sorte de conte à la narration éclatée qui
fleure le mysticisme. Elle devient membre de
l’Association des écrivains en 1990 et, l’année
suivante, entre au comité de rédaction de la maison
d’édition de l’Association.
En 1992, elle publie deux autres nouvelles qui
valent autant par le style que par la narration :
« Un rayon de soleil entre les lèvres » (《嘴唇里的阳光》)
et, plus longue, « Nulle part où se dire adieu » (《无处告别》)
.
Publiée en mai dans la revue Shouhuo (《收获》),
la première, en particulier, est remarquable par sa
construction narrative originale, en huit parties
concises, non linéaires, et écrites à la première
personne. Chen Ran y dépeint l’amour |
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Nulle part où se dire adieu |
né de manière fortuite entre une jeune fille et le jeune
dentiste qui doit lui arracher deux dents de sagesse, en
évoquant de manière très poétique un traumatisme d’enfant
qui provoque chez la jeune fille une panique à la vue de la
seringue d’anesthésiant, traumatisme qui sera évacué par la
magie de cet amour, comme dans un conte de fées.
Cette narration démembrée et comme désossée semble être le
reflet de la personnalité de l’auteure, qui se dit fragmentée,
dans un âge fragmenté, et se reconstruit dans et par l’écriture.
1996 :
premier roman
C’est cependant en 1996, quand elle publie son
premier roman, « Vie privée » (《私人生活》),
que Chen Ran devient célèbre, car il déclenche une
vive controverse et il est aussitôt publié également
à Hong Kong et à Taiwan.
Ce roman décrit la vie de Ni Niuniu (倪拗拗),
de son enfance dans les années 1960, à sa jeunesse
dans les années 1990. Elle fait l’expérience de
trois institutions représentatives de l’autorité
patriarcale : la famille, l’école et l’hôpital, avec
les figures paternelles correspondantes : le père,
l’instituteur et le docteur, tous trois jouant un
rôle négatif dans son existence à un moment ou à un
autre.
Salle de bains et jeu de miroir
Sensible et solitaire, Niuniu, a du mal à s’intégrer
dans la vie autour d’elle. Ses parents étant
divorcés, elle vit avec sa mère, et entretient un
lien quasi homosexuel avec sa voisine He (禾),
qui est veuve. A l’université, elle noue une |
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Vie privée |
relation amoureuse avec l’un de ses camarades, Yinnan (尹楠),
un étudiant qui participe aux mouvements estudiantins de
1989. Mais Niuniu perd bientôt tous ceux qu’elle aime : He
meurt dans un incendie, sa mère décède, tandis que Yinnan
disparaît après les événements tragiques de la place
Tian’anmen. Elle sombre alors dans la dépression, se coupe
du monde, et vit entre ses souvenirs et les fruits de son
imagination.
Vers la fin du roman, elle s’enferme dans la salle de bains et,
se regardant dans la glace, se caresse en imaginant que ce sont
les mains de He et de Yinnan. Cette scène de masturbation qui a
fait couler beaucoup d’encre est pourtant teintée de beaucoup de
poésie. L’auteure emprunte à la poésie classique des images
symboliques évoquant la beauté et la douceur féminines : des
plumes, des pétales de rose, des cerises mûres, le vent doux de
l’automne…, c’est une combinaison d’expérience esthétique et
d’accomplissement du désir, dit Niuniu.
La « chambre à soi » de Virginia Woolf est devenue salle de
bains, sans exclure un certain narcissisme. Cette scène du
miroir est fondamentale dans le roman et, décrite en termes
psychanalytiques (observateur-analysant et observé-analysé), a
été analysée comme renvoyant au stade du miroir de Lacan.
Révolte contre le père et maladie
Un autre symbole, dans le roman, que l’on retrouve ailleurs dans
l’œuvre de Chen Ran, est le meurtre du père. La jeune Niuniu
voit en rêve son père emprisonné, et, un autre jour, lui coupe
ses pantalons. Il y a volonté affichée de déconstruire l’image
traditionnelle du père et révolte contre l’autorité patriarcale.
Traduction en anglais : A Private
Life |
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En même temps, cette révolte laisse des traces. Les
femmes du roman sont toutes atteintes par une
maladie ou une autre : parmi les voisines, madame Ge
a un cancer du sein, la veuve He est diabétique. A
l’école, l’une des élèves est paralysée après avoir
eu la poliomyélite. La nounou de Niuniu a perdu un
œil après avoir été battue par son mari et la propre
mère de Niuniu souffre d’une maladie du cœur. Toutes
ces femmes ont eu des mariages malheureux et
viennent de familles désunies. Les maris sont
violents, infidèles, menteurs comme les hommes, dans
leur ensemble, chez Chen Ran, sont lâches,
tyranniques, égoïstes et hypocrites. C’est toute la
déliquescence de l’institution du mariage dans la
société chinoise et la perpétuation de l’oppression
de la femme en son sein que traduisent les corps
meurtris des femmes de Chen Ran.
Ces corps malades sont en outre, en eux-mêmes,
facteur de marginalisation et d’exclusion : le
malade est toujours |
« l’autre », le collectif est l’image de la bonne santé. Par
conséquent, la femme se crée un espace propre spécifiquement
féminin, en relation avec les autres femmes autour d’elle,
et en retrait du monde collectif qui est celui de l’autorité
paternelle et politique, mais aussi de la croissance
économique et du matérialisme croissant de la société
urbaine.
Niuniu est marginale, isolée et non conforme, et d’autant plus
isolée qu’un incendie détruit l’espace alternatif que lui
offrait la veuve He. La disparition ultérieure de son ami et de
sa mère la plonge dans une profonde dépression : traumatisme
historique post-Tian’anmen menant à l’amnésie, mais avec une
tension supplémentaire tenant à la dimension féminine des
tensions subies : la violence historique rend Niuniu folle, elle
oublie son nom, son passé et jusqu’à son identité, il y a
rupture de toute rationalité. Contre les traitements proposés
par le corps médical, elle préfère la retraite dans sa salle de
bains, autre manière de rétablir une limite entre la sphère
publique, où elle est une malade, et la sphère privée où elle
retrouve une paix intérieure.
Chen Ran conteste cependant l’étiquette « privée » en déclarant
que tout en Chine est politique. Chacun de ses personnages est
marqué par les traumas du passé et tout le monde est victime de
la politique.
Vie privée et après
« Vie privée » peut être considéré comme une sorte de
manifeste pour une écriture libérée des normes habituelles,
une écriture qui fait feu de tout bois, en faisant une
utilisation consciente de la psychanalyse pour dévoiler des
pulsions sexuelles comme l’homosexualité, voire le narcissisme.
C’est avant tout une méditation poétique sur la féminité,
certes, mais aussi sur la mémoire, et la distinction souvent
floue et arbitraire entre la folie et la normalité, l’aliénation
et l’intégration au monde.
Le point fort de cette méditation est d’être écrite d’un point
de vue féminin et intime, de manière très personnelle, en
brodant sur ses rêves et son imagination, en plaçant souvent au
cœur de ses récits le corps féminin et l’espace domestique, et
en utilisant une langue sensuelle et poétique pour décrire le
monde physique qui lui échappe.
Par ailleurs, on trouve souvent dans ses intrigues
des variations sur un même thème, autobiographique :
le divorce de ses parents, lié à une liaison avec un
homme de l’âge de son père. Chen Ran a déclaré dans
des interviews avoir le complexe d’Electre et avoir
besoin de l’amour d’un père. L’écriture a chez elle
un côté cathartique. C’est le cas, par exemple, dans
« Trinquer avec le passé » (《与往事干杯》)
et « La sorcière et la porte dans ses rêves » (《巫女与她的梦中之门》).
Dans la première nouvelle, la jeune Xiao Meng (肖濛)
est non seulement abandonnée par son père, mais se
sent aussi délaissée par sa mère car celle-ci renoue
avec un diplomate qui a été son premier amour. C’est
alors que la jeune fille se rapproche de son voisin
qui a l’âge de son père et c’est avec lui qu’elle
découvre le plaisir sexuel ; en fait, elle ressent
pour lui un amour qu’elle n’a jamais ressenti pour
son père, leur liaison a quelque chose d’incestueux,
mais elle est interrompue par le déménagement de
Xiao Meng et de sa |
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Trinquer avec le passé |
mère. Plus tard, Xiao Meng tombe amoureuse d’un garçon qui
se révèle être le fils de ce voisin devenu père et substitut
de père. Elle le quitte alors sans un mot d’explication, et
le garçon meurt dans un accident de voiture. Mort finale du
père.
Dans la seconde nouvelle, qui semble le second volet d’un
diptyque, après un schéma narratif proche, le voisin âgé meurt
en faisant l’amour avec la jeune héroïne en mal de père. Le
parricide se fait vengeance. Chen Ran semble éliminer ses
cauchemars peu à peu, l’écriture faisant fonction de sofa.
Le cap du millénaire
Anecdote cachée |
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Après la publication en mars 2001 d’une série de
textes - dont « Une vie privée » - dans une
collection à son nom aux éditions de l’Association
des écrivains, Chen Ran traverse une période de
repli sur soi et sort peu. Elle publie encore
plusieurs nouvelles en 2003, dont « Retour de rêve »
(《梦回》)
et « Le divorcé » (《离异的人》).
En 2007, elle publie un recueil d’essais : « Qui a
volé notre visage ? » (《谁掠夺了我们的脸》).
Suivi d’un second en 2009 : « Langage d’homme,
langage de chose, langage de chien » (《人语物语狗语》).
Elle semble s’orienter vers une écriture plus mûre,
plus réflexive que narrative.
Cependant, en 2013, elle livre encore un recueil de
nouvelles intitulé « Capturer le dragon » (《捕龙记》) qui
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regroupe 23 nouvelles, dont, outre celle qui donne son titre
au recueil :
A la recherche du surnaturel
《搜神记》、Sieste
《午睡》、Un
bouton de fleur
《垢骨朵》、Un
cœur de jeune fille
《少女之心》、Feindre
la mort
《模拟死亡》、Possession
《神灵附体》、Chang’e
vole vers la lune《嫦娥奔月》、Bégaiement
《口吃》、Briser
le cocon
《破蛹》、Tumulte
au Palais céleste
《大闹天宫》、Course
effrénée
《狂奔》
…
Ses œuvres complètes en six volumes ont été publiées en 2015,
essentiellement des nouvelles et des essais.
Finalement c’est la forme courte qui lui convient le mieux. Et
peut-être est-ce pour cela que l’on n’a rien traduit d’elle en
français, sauf son roman « Vie privée », dont la traduction
reste cependant introuvable.
Principales publications
1989 Morceau de papier
《纸片儿》
1992 Un rayon de soleil entre les lèvres 《嘴唇里的阳光》
Nulle part où se dire adieu 《无处告别》
1993 Neuf mois sans sortir pour la femme chauve《秃头女走不出来的九月》
1995 Sans dénouement《无结局》
1996 Trinquer avec le passé《与往事干杯》
1996 Vie Privée 《私人生活》
1999 L’indicible《不可言说》/Bribes
de sons《声声断断》
2001 Collection de textes dont « Une vie privée »
Anecdote cachée 《潜性逸事》
Debout, seule, en plein courant d’air 《站在无人的风口》
La sorcière et la porte de ses rêves 《巫女与她的梦中之门》…
2013 Capturer le dragon
《捕龙记》
Principaux textes originaux en ligne :
https://www.kanunu8.com/files/writer/161.html
Traduction en français
Vie privée, tr.
Rebecca Peyrelon, You Feng 2016 (indisponible)
Traductions en anglais
- A Private Life, tr. John Howard-Gibbon,
Columbia University Press, 2004, 256 p. (e-book)
A lire en ligne :
https://www.e-reading.club/book.php?book=100020
- Sunshine between the Lips, tr. Shelley Wing Chan, in :
Chairman Mao Would not be Amused, Howard Goldblatt ed. NY
Gove Press, 1995, pp. 112-129
- Breaking Open, tr. Paola Zamperini, in : Red is not the
Only Colour: Contemporary Chinese Fiction on Love and Sex
between Women, Collected Stories, Patricia Sieber ed.Lanham,
MD Rowman and Littlefield, 2001, pp. 49-72.
Eléments bibliographiques
-
Literary Experiments, Six Files. In
: China’s New Cultural Scene, a Handbook of Changes,
Claire Huot, Duke University Press, 2000, pp. 7-48.
-
Privacy and its Ill Effects in Post-Mao Urban Fiction, by Robin
Visser, in: Chinese Concepts of Privacy, Bonnie S.
McDougall & Anders Hanson eds, Brill 2002, pp. 171–194.
[Articles en anglais]
- Women and the Discourse of Desire in Post-Revolutionary China: The Awkward
Postmodernism of Chen Ran,
Wendy Larson, Boundary 2, Vol. 24 n° 3, Autumn 1997, pp. 201-223
- Configuring Female Sickness and Recovery: Chen Ran and Anni
Baobei, Xin Yang,
Modern Chinese Literature and Culture,
Vol. 23 n° 1 Spring 2011, pp. 169-196
(mise en regard des romans « Une vie privée » de Chen Ran, 1996,
et « Padma »
d’Annie
Baobei,
2006, comme représentatifs de deux types d’écriture féminine à
deux périodes historiques distinctes, années 1990 et années
2000, reflétant deux quêtes identitaires différentes : chez Chen
Ran, la guérison passe par une retraite dans la sphère privée,
chez Annie Baobei par un exil physique et spirituel, le Tibet)
[en chinois]
Dialogue avec
Wang Shuo (王朔)
http://www.xys.org/xys/ebooks/literature/novels/Wang-Shuo/Wangshuo_chenran.txt
[interview pleine d’humour et de piquant, où Wang Shuo la fait
réagir sur les étiquettes et clichés la concernant et concernant
les écrivaines en général, dont celui de « belle écrivaine » (“美女作家”)
– il lui demande :
刘震云长得也挺好看的,怎么就没人称呼他“俊男作家”?
Liu Zhenyun
est très beau lui aussi, pourquoi ne l’a-t-on jamais appelé « le
bel écrivain » ?]
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