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				Brève histoire du 
				xiaoshuo et de ses diverses formes,  
				de la nouvelle au roman 
				V. Pu Songling et les 
				Contes du Liaozhai1. Présentation
 
				par Brigitte Duzan, 24 juillet 
				2015, actualisé 30 janvier 2016      
				  
					
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						Contes 
						extraordinaires, ou « Chroniques de l’étrange », comme a 
						préféré traduire André Lévy 
						
						
						, 
						les Contes du Liaozhai (《聊斋志异》) 
						de Pu Songling (蒲松龄) 
						ont connu une immense popularité en Chine au 18ème 
						siècle, en Occident dès le dernier quart du 19ème 
						siècle, avec une efflorescence de traductions, et ils 
						continuent à fasciner le lecteur moderne, sans doute 
						pour les mêmes raisons que celui des siècles passés. 
						
						  
						
						Comme le dit André Lévy dans l’introduction à sa 
						traduction :  |  | 
						
						 
						Pu Songling |  
						
						
						« … ses chroniques ne se présentent 
								nullement comme des contes merveilleux. [Pu 
								Songling] ne feint pas de s’adresser aux enfants 
								et ne vise nullement à constituer un trésor de 
								littérature populaire… [Son] principal souci 
								nous semble plutôt d’établir une atmosphère 
								d’étrangeté pour se libérer d’un savoir 
								desséchant, que de créer du fantastique en vue 
								d’ébranler un rationalisme débilitant. L’étrange 
								relève de l’insolite ; il n’est pas l’apanage du 
								surnaturel et peut se retrouver aussi bien dans 
								la nature. Il importe d’échapper à la 
								banalité… » 
				
				
				  
				
				Pu Songling échappe à la banalité tant par la forme que par le 
				fond, en faisant de ses contes un mode d’expression poétique qui 
				leur confère toute leur valeur, mais qui échappe malheureusement 
				en grande partie à la traduction, même la meilleure. Ce sont des 
				textes de lettré, d’un érudit qui s’adresse à ses pairs comme 
				avec un clin d’œil, dans une langue classique épurée, en se 
				jouant à plaisir d’une longue tradition – dont celle des 
				histoires de wuxia comme sous-genre du chuanqi. 
				
				  
				
				
				Pu Songling, entre tradition et innovation 
				
				
				  
				
				On a fait des frustrations ressenties par Pu Songling en raison 
				de ses échecs répétés aux examens mandarinaux la principale 
				motivation le poussant à écrire ses « contes de l’étrange »…
				 
				
				
				  
				
				
				Lettré frustré ? 
				
				  
							
								| 
								
								 
								Son ancienne maison, dans le 
								Shandong |  | 
								
								Pu Songling est né en 1640 dans une famille de 
								marchands de la ville de Zichuan (淄川), 
								l’actuelle Zibo (淄博), 
								dans la province du Shandong. Son enfance se 
								passe donc dans les dernières années de la 
								dynastie des Ming, période de troubles marquée 
								par des rébellions et des révoltes paysannes 
								causées par la misère.  
								
								  
								
								A l’âge de 19 ans, il réussit brillamment le 
								premier degré des examens impériaux, au niveau 
								préfectoral, et obtient le titre de xiucai 
								(秀才). 
								Mais il ne réussit pas ensuite les  |  
								
								examens au niveau provincial et, à partir de 
								1660, passe le reste de son existence en éternel 
								étudiant au service de familles riches de la 
								province, comme secrétaire privé puis 
								précepteur. Ce n’est qu’à l’âge de 71 ans qu’il 
								est gratifié du titre honorifique de 
								gongsheng (贡生), 
								qui était décerné aux xiucai âgés. Le 
								titre venait le récompenser pour ses mérites 
								littéraires, non pour son succès à un examen. Il 
								est mort quatre ans plus tard, en 1715. 
				 
				
				  
							
								| 
								
								Il est 
								certain que ses échecs répétés aux examens 
								mandarinaux ont été pour lui une source de 
								frustrations ; on en retrouve des échos 
								satiriques dans son œuvre. L’étrange est pour 
								lui un moyen de souligner les injustices, la 
								corruption et les absurdités de la société de 
								son temps : critique des privilèges donnés par 
								le statut et la richesse dans une société encore 
								féodale, sympathie pour les pauvres et les 
								exclus du système, empathie pour les amours 
								pures entre lettrés et femmes du peuple, voire 
								renardes au grand cœur, elles-mêmes victimes du 
								sort – il n’y a pas imitation servile des romans 
								de 
								
								caizijiaren 
								
								
								, 
								mais reprise personnalisée du thème : la femme, 
								chez Pu Songling, est le soutien du lettré… même 
								la nüxia. 
								
								  
								
								
								Lettré reconnu par ses pairs 
								
								  
								
								Même hors de l’ordinaire, ses personnages sont 
								fermement ancrés dans le quotidien ; Pu Songling 
								donne au chuanqiun aspect très réaliste. 
								En même temps, il écrit dans un style raffiné 
								apprécié par ses pairs : il était reconnu pour 
								ses talents littéraires avant la publication de 
								ses écrits, car ils ont circulé sous forme 
								manuscrite bien avant d’être édités. Pu Songling 
								faisait partie d’une coterie littéraire qui a dû 
								lui faire oublier, l’âge venant, ses 
								frustrations initiales.  
								  |  | 
								
								 
								Pu Songling âgé |  
								
								Le plus étrange, c’est que, pour des histoires 
								contraires à 
								l’esprit de Confucius, elles reflètent une 
								pensée confucianiste garante d’un ordre social 
								patriarcal à l’ancienne, comme s’il en avait 
								besoin. Même ses nüxia, une fois leur 
								mission de vengeance accomplie, posent les armes 
								et reviennent dans le giron familial le plus 
								traditionnel, au lieu de s’évaporer dans la 
								nature comme les nüxia des Tang 
								empreintes d’idéaux de perfectionnement taoïste.
								 
				
				  
				
				
				Les contes du Liaozhai 
				
				
				  
				
				Ses « Chroniques de l’étrange » sont intitulées plus exactement 
				« Chroniques étranges du Liaozhai » (《聊斋志异》), 
				le titre lui-même donnant dès l’abord une connotation 
				particulière, de textes de lettré imprégné de culture classique.
				 
				
				  
				
				
				L’œuvre d’un érudit et d’un esthète  
				
				  
				
				Dans le titre est la notion centrale de cabinet, de studio, 
				zhai 斋, 
				refuge du peintre et du poète, lieu de création loin du monde, 
				qui peut être symbolique autant que réel, et dont importe 
				surtout le nom qui lui est donné, aussi important que le sceau 
				de l’artiste pour définir son identité. 
				
				  
							
								| 
								 
								Le Liaozhai, édition en douze 
								rouleaux (à droite :  
								de Pu Liuxian [son prénom 
								social], de Zichuan) |  | 
								
								Il est ici défini par le caractère liao 
								聊 
								qui a de multiples significations, à partir de 
								celle d’origine : un bavardage entre amis sans 
								importance. Ce Liaozhai est donc bien le 
								cabinet des loisirs, où l’auteur écrit pour son 
								propre plaisir et celui de ses pairs qui 
								partagent les mêmes références culturelles et 
								les mêmes jouissances d’esthètes.  
								
								  
								
								Et ces récits sont présentés comme des 
								chroniques de faits étranges, - yi 
								
								
								异 
								- qui lui ont été rapportés, mais des faits 
								étranges qui font en fait partie du quotidien. 
								C’est ce qu’il explique dans sa préface. Il 
								commence par se présenter comme successeur d’une 
								longue  |  
								
								
								tradition d’amateurs éclairés, dont Su Dongpo 
								dont il cite l’amour des histoires de fantômes. 
								Puis il continue : 
								
								    
							
								| 
								
								
								
								久之,四方同人又以邮筒相寄,因而物以好聚,所积益夥。甚者:人非化外,事或奇于断发之乡;睫在眼前,怪有过于飞头之国。遄飞逸兴,狂固难辞;永托旷怀,痴且不讳。  展如之人,得勿向我胡卢耶?然五爷衢头,或涉滥听;而三生石上,颇悟前因。放纵之言,有未可概以人废者。
 
								
								
								Ayant pris plaisir depuis longtemps à rassembler 
								les récits que m’ont envoyés mes amis des quatre 
								coins du monde qui partagent la même passion que 
								moi, j’ai fini par en avoir un nombre 
								considérable. 
								Rien 
								de tout cela n’est étranger à notre monde 
								civilisé. En fait, les faits insolites y sont 
								plus courants que dans le pays des Crânes rasés, 
								et sous nos yeux se déroulent des événements 
								plus bizarres que dans la nation des Têtes 
								volantes
								
								. 
								Mon esprit s’envolant à loisir m’entraîne à une 
								folie qu’il est difficile de nier, mais autant 
								s’y laisser aller que tenter de la cacher. 
								 
								
								Le 
								lecteur sérieux va se moquer de mes histoires, 
								et les considérer aussi stupides que celle du 
								Carrefour des Cinq Pères 
								
								
								. 
								Mais qui sait ? Même la fable des Trois 
								existences 
								 |  | 
								
								 
								Le sieur du Liaozhai 聊斋先生 |  
								
								peut mener à l’illumination 
								
								
								
								. 
								Il ne faudrait pas condamner ces propos 
								délirants à cause de celui qui les a proférés.
								 
								
								  
				
				Pu Songling replace ainsi clairement ses contes dans le contexte 
				d’une longue tradition littéraire, la référence implicite  au 
				Taiping Guangji ou « Recueil de l’ère de la Grande Paix » (《太平广记》) 
				en faisant des textes ouvertement inspirés des chuanqi compilés 
				dans ce recueil, avec lesquels ils ont effectivement beaucoup de 
				points communs. Ce ne sont pas des « propos délirants » (放纵之言), 
				mais des écrits de lettré cultivé et raffiné. 
				
				  
				
				
				Une écriture raffinée 
				
				
				  
				
				Pu Songling écrit en langue classique (文言), 
				avec un plaisir évident de la transgression puisque toutes ces 
				histoires étaient celles « dont Confucius ne parlait pas », 
				c’est ce qui est dit dans les Entretiens 
				
				
				 
				 :  
				
				子不语:怪、力、乱、神。 
				
				Ce dont le Maître ne parlait pas : de fantastique, de violence, 
				de désordres ou d’esprits. 
				
				  
							
								| 
								
								 
								Premier récit (Examen au poste de
								 
								génie tutélaire 考城隍) et 
								illustration |  | 
								
								Ce sont des sujets qui ont longtemps alimenté 
								toute une littérature méprisée par les lettrés 
								et gens sérieux, le courant shenguai (神怪) 
								du xiaoshuo ou « chroniques 
								fantastiques », en vogue du 3ème au 5ème 
								siècle, suivies des récits plus élaborés que 
								sont les chuanqi (传奇) 
								développés aux 8ème et 9ème 
								siècles 
								
								
								. 
								Pu Songling se réclame de ces deux genres, s’en 
								inspire et les fond, en un genre qui n’est pas 
								nouveau, mais personnel et novateur. On a dit 
								que ses échecs répétés aux examens mandarinaux 
								étaient dus à la vindicte des créatures 
								fantastiques qu’il a sorties de l’ombre et qui 
								ne l’appréciaient pas.  |  
								  
								
								Ce qu’il apporte, ce sont des histoires bien 
								plus développées que les modèles très concis 
								dont il 
								s’inspire, et des histoires dont l’intérêt est 
								soutenu en grande partie par le style : c’est 
								une prose qui abonde d’expressions et d’idiomes, 
								de références classiques et d’allusions plus ou 
								moins obscures pour le commun des mortels, qu’il 
								a certainement dû apprendre et mémoriser pour 
								passer les examens mandarinaux – on en a un 
								exemple typique dans la préface ; même 
								
								Lu Xun, 
								pourtant maître en la matière, a critiqué ce 
								qu’il considérait comme des allusions trop 
								nombreuses et complexes.  
				
				  
							
								| 
								
								Mais Pu Songling manie la langue avec une telle 
								grâce qu’on finit par se prendre au jeu. Et 
								c’est quelquefois très drôle : Pu Songling est 
								en outre plein d’humour. Mais on passe 
								facilement à côté de ses allusions, tellement 
								elles sont subtiles. 
								
								  
								
								
								L’œuvre de toute une vie 
								
								
								  
								
								En fait, il semble avoir joué de malchance une 
								bonne partie de sa vie, mais sans que cela l’ait 
								découragé pour autant. A la mort de son père, 
								qui n’avait même pas eu le grade de xiucai 
								et s’était donc lancé dans le commerce pour 
								vivre, ses biens déjà modestes furent partagés 
								entre ses quatre fils.  
								
								  
								
								A l’âge de trente ans, Pu Songling dut 
								travailler pour nourrir sa famille. Après un 
								premier poste de secrétaire privé guère 
								satisfaisant, semble-t-il, il entra en 1679, à 
								l’âge de trente-neuf ans, comme précepteur dans 
								une famille aisée à laquelle il resta attaché 
								pendant trente ans.  |  | 
								
								 
								Le Liaozhai, wenyan et baihua |  
								
								  
				
				C’est cette même année 1679 qu’il rédigea sa préface à ses 
				Contes du Liaozhai, au moins ceux qu’il avait écrits à l’époque. 
				Songeant vraisemblablement à les éditer, il sollicita d’autres 
				préfaces ; il en obtint deux qui s’attachent surtout à justifier 
				son entreprise, jugée sans doute peu orthodoxe.  
				
				  
							
								| 
								
								 
								Illustrations du Liaozhai par le 
								peintre Zhu Xinchang |  | 
								
								A partir de cette date, le manuscrit circula 
								parmi le cercle de lettrés autour de l’écrivain, 
								et ce n’est qu’un demi-siècle après sa mort, en 
								1766, qu’il fut enfin publié pour la première 
								fois, en seize rouleaux regroupant 425 récits. 
								C’est en 1962 qu’une nouvelle édition fut 
								publiée, regroupant 503 textes en douze rouleaux 
								que le petit-fils de Pu Songling aurait préparés 
								pour publication en 1751…  
								
								  
								
								Lu Xun n’avait pas un enthousiasme délirant pour 
								ces contes, mais il leur reconnaît d’être 
								particulièrement vivants, les événements 
								fantastiques se déroulant comme sous les yeux du 
								lecteur (以志怪,变幻之状,如在目前) 
								et, ajoute-t-il :
								 |    
				
				
				… 
				
				又或易调改弦,别叙畸人异行,出于幻域,顿入人间;偶述琐闻,亦多简洁,故读者耳目,为之一新… 
				
				
				… l’auteur change parfois de ton, modifie son récit en écartant 
				de sa narration les êtres extraordinaires et les événements 
				étranges pour sortir du domaine de l’illusion et entrer dans le 
				monde des hommes ; on trouve alors des anecdotes et détails qui, 
				bien que restant concis, charment le lecteur par leur 
				nouveauté…    
				  
				
				Pu Songling est resté un modèle et une référence. On lit ses 
				contes aujourd’hui avec le même plaisir que ses contemporains.
				 
				  
					
 
						 
						 
						 
						 
						 
						 
						 
						 
						
						
						 
						Chapitre 22 : Les imitations, sous la dynastie des Qing, 
						de contes des Jin et des Tang et autres ouvrages du même 
						ordre第二十二篇 清之拟晋唐小说及其支流. 
				  
				  
				       
				
				     
				     
				 
				 
				 
				          
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