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Lin Bai
林白
Présentation
par
Brigitte Duzan, 5 septembre 2016, actualisé 8 juin 2020
Considérée comme écrivain d’avant-garde dans les
années 1980, Lin Bai a soudain déclenché une vive
controverse en 1995 quand son roman autobiographique
« Une guerre personnelle » (《一个人的战争》)
a été publié par un éditeur peu scrupuleux qui l’a
présenté comme une œuvre sulfureuse pour en doper
les ventes.
Lin Bai méritait mieux. Elle appartient à un groupe
de romancières qui ont ouvert les lettres chinoises
à une |
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Lin Bai |
expression nouvelle de la condition féminine, à la
fois
personnelle et subjective. Lin Bai est représentative du
courant qualifié d’"écriture privée" (私人写作),
"écriture personnelle" ("个人化写作")
ou "écriture du corps" (身体写作)
qui s’est développé à partir du milieu des années 1990.
Aborder de manière ouverte la sexualité féminine a évidemment
déclenché un tollé. C’était pourtant une étape nécessaire. Comme
l’a dit
Xu Kun
(徐坤)
dans un article défendant sa consœur : « Parce que nous avons
gardé le silence trop longtemps » (《因为沉没太久》)
.
Il ne faudrait cependant pas garder cette vision restrictive de
l’œuvre de Lin Bai : c’est une œuvre beaucoup plus complexe, qui
a beaucoup évolué, et il est étonnant qu’elle ne soit pas plus
traduite.
Du Guangxi à Pékin : la pérégrination vers le nord
Nom de plume de Lin Baiwei (林白薇),
Lin Bai (林白)
est née à Beiliu
dans le Guangxi (广西北流)
en 1958. Et, comme c’est très souvent le cas chez les écrivains
chinois, son petit coin de terre natal est par la suite devenu
source d’inspiration et toile de fond pour ses écrits.
Son père meurt d’un cancer quand elle a trois ans. Physicienne,
sa mère se remarie ; Lin Bai est une enfant seule, qui manque
d’affection. Elle est ravie quand, en 1975, jeune instruite de
dix-sept ans, elle peut s’évader de chez elle en partant à la
campagne –évasion définie comme envol (fēixiáng
飞翔)
qui restera l’un des leitmotivs de son œuvre, comme elle
l’explique elle-même en commentant l’un de ses romans :
写作是一种飞翔,做梦是一种飞翔,看电影(或戏剧)是一种飞翔,吸大麻是一种飞翔,做爱是一种飞翔,不守纪律是一种飞翔,超越道德是一种飞翔,死亡是一种飞翔。它们全都是一些黑暗的通道,黑而幽深,我们侧身进入其中,把世界留在另一边。
Ecrire est une sorte d’évasion, tout comme rêver, aller au
cinéma (ou au théâtre), fumer de la marijuana, faire l’amour,
mépriser les règles, transgresser la morale, comme mourir,
aussi. Tout cela offre un passage obscur et profond où l’on
s’engage de biais, en laissant le monde en marge.
Elle passe deux ans dans un coin reculé du Guangxi, en
enseignant dans l’école de sa brigade de production. Puis, à la
réouverture des universités, en 1978, elle entre à l’université
de Wuhan où elle fait des études de bibliothécaire. A la fin de
ses études, en 1982, elle obtient un poste à la Bibliothèque
provinciale du Guangxi à Nanning.
De 1985 à 1990, elle travaille comme monteuse et scénariste dans
le département littéraire du Studio cinématographique du
Guangxi, expérience qui lui inspirera un ouvrage sur les
personnages rencontrés là.
Au début des années 1990, elle va s’installer à Pékin, où elle
entre à la rédaction du journal Chinese Cultural News (中国文化报).
En ce sens, elle peut être considérée comme un précurseur du
mouvement d’" errance vers le nord" (北漂)
qui est un autre thème de ses romans. Elle épouse un cadre, a
une petite fille en 1991, mais le mariage finit en divorce.
Au printemps 1996, elle fait partie des milliers d’employés mis
au chômage dans le cadre des réformes visant à dégraisser les
institutions et entreprises publiques. Elle écrit maintenant
chez elle à temps complet.
De l’avant-garde au féminisme : une voix personnelle
Difficiles débuts d’écrivain
Elle commence à écrire des poèmes en 1977. Mais sa première
expérience de publication est un désastre : l’un des quatre
poèmes publiés dans la revue Littérature du Guangxi (广西文学)
est l’objet d’un plagiat. Elle en est elle-même accusée, avant
que la vérité soit faite. Elle en sort blessée, et cesse
d’écrire.
Heureusement, c’est l’époque de la réouverture des universités.
Elle passe le gaokao et entre à l’université de Wuhan ;
mais elle n’écrit rien pendant ses années d’étudiante, et ne
retrouve goût à l’écriture qu’à sa sortie de l’université, après
un long voyage à travers la Chine à l’automne 1982.
Sa première nouvelle est publiée en septembre 1983 dans la revue
Littérature du Guangxi : « Les gens des cahutes de terre » (《土平房的人们》).
C’est une nouvelle directement inspirée par Beiliu qui annonce
toute une série de récits : même quand elle s’installe à Pékin,
Beiliu,et les souvenirs qui y sont attachés, restent le cadre et
la toile de fond de son inspiration créatrice.
Souvenirs autobiographiques
Dans l’une de ses premières nouvelles, « La jupe noire »
(《黑裙》),
une nouvelle moyenne publiée en décembre 1988 dans la revue
Littérature de Shanghai (上海文学),
elle évoque un souvenir familial de la période de la réforme
agraire ; elle décrit – d’un point de vue féminin – comment sa
grand-mère maternelle, avec sa jupe noire typique des étudiantes
de la période de 4 mai, dût cacher son passé à cause des
pressions politiques, son mari ayant été condamné comme
propriétaire foncier.
Mousse |
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Beiliu devient ensuite le cadre de récits qui
deviennent de plus en plus subjectifs. L’une des
plus belles évocations de sa ville natale se trouve
dans « Mousse » (《青苔》),
roman autobiographique publié en 1995, mais dont les
onze chapitres ont été auparavant publiés séparément
comme nouvelles dans diverses revues.
« Mousse » comporte des descriptions très vivantes
de la vie à Beiliu, avec des détails sur la
décoration très colorée des bateaux, les
marchandises débarquées à quai par les bateliers,
les femmes qui vont chercher de l’eau à la rivière,
la maladie tropicale qui revient régulièrement avec
les saisons. Elle y décrit aussi la culture et les
coutumes locales, comme les rituels et les chants
traditionnels.
Ses récits se passent souvent dans une « rue du
sable » (沙街)
qui est celle où Lin Bai a grandi. Elle y mêle
satire |
socio-politique et expression de l’éveil sexuel avec ses
rites de passage. Mais ce sont les souvenirs qui en sont le
thème principal, et ils sont empreints de nostalgie et de
tristesse.
Ainsi, dans la nouvelle « Midi » (《日午》),
qui est le chapitre deux de « Mousse » mais a été publiée dans
la revue Littérature de Shanghai (上海文学)
en juin 1991, la narratrice se souvient avec émotion de la belle
danseuse Yao Qiong (姚琼)
qui, dans sa ville natale, pendant la Révolution culturelle,
dansaitdans le ballet modèle révolutionnaire « La fille aux
cheveux blancs » (《白毛女》).
Or le corps de Yao Qiong a été découvert dans une mare de chaux.
Dès lors le récit s’oriente vers l’élucidation de ce mystère. La
solution est donnée par un autre souvenir : celui de la
narratrice adulte se rappelant comment, quand elle était petite,
en regardant par un trou du mur, un jour, elle avait vu la
danseuse nue devant un cadre. Tout en suggérant l’identité du
meurtrier, le souvenir témoigne en outre de la confrontation
soudaine de l’enfant à la sexualité.
Cette nouvelle comporte l’essentiel des traits caractéristiques
des récits de Lin Bai en cette période initiale de son œuvre :
l’évocation nostalgique de souvenirs personnels qui l’ont
marquée, un style subjectif et un point de vue narratif féminin
très marqués, avec une personnalisation d’autant plus nette que
le récit est écrit à la première personne, une allusion à un
mystère qui n’en est un qu’aux yeux d’enfant de la narratrice,
et qui est lié à la découverte de la sexualité.
Les ressorts de sa narration sont psychologiques, sans beaucoup
de descriptions et de dialogues, ni même d’action directe. Les
récits de Lin Bai sont délibérément fragmentaires, donc flous,
mais dégagent une intense force émotionnelle liée à la vie et
aux sentiments des personnages ; leur force tient aussi au
style, à une langue souvent métaphorique utilisant des
images-miroirs, images qui sont l’expression d’une personnalité
féminine partagée entre narcissisme et identités multiples
témoignant d’un être fragmenté, en quête d’unité.
Le caractère autobiographique est très marqué. Ainsi la nouvelle
« Les yeux sur le mur » (《墙上的眼睛》),
publiée en novembre 1994 dans la revue Littérature de la
jeunesse (青年文学),
évoque le souvenir fragmentaire d’une enfance malheureuse liée à
la mort de son père.
La narratrice (à la première personne) se rappelle les yeux
qu’elle peignait sur le mur avec les fusains que lui donnait son
père quand elle était toute petite. Le souvenir l’amène à
évoquer sa mort mystérieuse. Son jeune frère, schizophrène, a
perdu une bonne partie de sa mémoire après une tentative de
suicide ratée. Quant à sa mère, remariée, elle lui cache les
photos de son ex-mari pour tenter d’en effacer le souvenir.
Cette nouvelle annonce le roman autobiographique qu’est « Une
guerre personnelle » (《一个人的战争》).
Une guerre personnelle
« Une guerre personnelle » pourrait aussi bien
s’intituler « Ma guerre personnelle », mais cela
enlèverait au roman son caractère emblématique.
Une vie de femme
En quatre chapitres et un épilogue, le roman est
l’histoire d’une femme nommée Lin Duomi (林多米),
qui est aussi la narratrice, et relate sa vie à la
première personne. Le roman se présente comme le
monologue d’une femme qui réfléchit sur son passage
à l’âge adulte et les luttes que cela sous-entend
pour atteindre son plein potentiel dans une société
essentiellement masculine.
Lin Bai dépeint en fait son propre parcours, du
Guangxi à Pékin, de ses études à ses débuts
d’écrivain, les difficultés |
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Une guerre personnelle (ed. 2004) |
pour se faire publier, son mariage, son licenciement, tout
est là ; mais le plus intéressant est la peinture de la
psychologie et des sentiments de son alter ego. Lin Duomi
est intelligente et audacieuse, mais elle est aussi
paranoïaque et vulnérable. Déterminée à réussir dans ses
projets, elle est en même temps incapable de se libérer des
pièges d’amours sans lendemains, condamnés par l’infidélité
de ses partenaires. Il lui faut des années avant de parvenir
à se sortir de l’engrenage de sa vision romantique de
l’amour, et déclarer ne plus vouloir aimer aucun homme
jusqu’à sa mort…
C’est très bien écrit, la sexualité et la description du désir
féminin n’étant qu’une partie de l’œuvre. Même le tout début du
premier paragraphe n’est pas choquant : Lin Duomi raconte
qu’elle se masturbait toute petite, mais le fait en termes
poétiques, comme, justement, par la bouche d’un enfant.
Malheureusement, le roman a été édité et commercialisé par un
éditeur sans scrupule de sorte à induire dans l’esprit des
lecteurs l’idée qu’il s’agissait de soft porn (黄色小说) !
Cette image a nui à l’œuvre si elle a attisé la curiosité et a
fait du roman un bestseller qui a même fini par être piraté.
Une édition sans scrupules
Achevé en septembre 1993, le roman a d’abord paru en février
1994 dans la revue Huacheng (《花城》杂志),
sans attirer beaucoup d’attention. Mais il a été ensuite publié
par les Editions du peuple du Gansu (甘肃人民出版社),
qui ont délibérément retouché la présentation du texte pour
créer la sensation et satisfaire leurs buts commerciaux
D’abord, la photo choisie pour la couverture était celle de deux
personnes en train de faire l’amour, même si ses couleurs
sombres en atténuaient la portée. Ensuite, le début du premier
paragraphe – désormais célèbre - a été déplacé sur une page
séparée suivant immédiatement la page titre, et servant ainsi
d’épigraphe à l’ensemble du roman. Enfin le titre lui-même avait
été légèrement modifié pour ajouter deux caractères empruntés à
celui d’une nouvelle écrite peu après…
Le résultat a été de provoquer un tollé, au grand dam de Lin
Bai. Le roman a été défendu par la critique féministe Dai Jinhua
(戴锦华),
soutenant les propos de
Xu Kun. Mais elle s’est fait
critiquer, et le roman a été attaqué de manière virulente dans
un article paru en 1995 dans le Dushu
bao
(《中华读书报》).
Lin Bai chercha un autre éditeur, mais aucun n’accepta dans ces
conditions. Seule les Editions du peuple de Mongolie intérieure
(内蒙古人民出版社),
connues pour publier des œuvres controversées, finirent par
éditer le roman, avec quelques coupes pour en limiter le contenu
sexuel, mais dans une collection des « Œuvres de Lin Bai » (林白作品集)
qui remettait le roman en perspective. Cette édition est ensuite
devenue la référence ; c’est elle qui a été reprise en 1996 par
les Editions de la littérature et des arts du Jiangsu (江苏文艺出版社)
quand cet éditeur a publié les œuvres de Lin Bai en quatre
volumes (《林白文集》四卷).
Un roman clé
Replacé dans le cadre du développement de la littérature
féminine chinoise au vingtième siècle, « Une guerre
personnelle » a une signification spéciale. Après « Le journal
de miss Sophie » (《莎菲女士的日记》)
de
Ding
Ling (丁玲),
en 1928, la littérature féminine chinoise a été étouffée dans
l’œuf par la guerre et les normes idéologiques. La femme
révolutionnaire aspirait en fait à devenir l’égal de l’homme.
Même dans le cadre de la
Littérature des cicatrices du début des
années 1980, les écrivains femmes ont rejoint
la cohorte de leurs collègues masculins pour dénoncer les abus
et déviances politiques, et réclamer un retour aux valeurs
humanistes ; dans ce contexte, les questions de sexe sont
passées au second plan.
Les récits de Lin Bai s’inscrivent en rupture de ce
consensus et ouvrent des perspectives nouvelles.
Dans son sillage se profilent
Chen Ran (陈染)
et son roman « Vie privée » (《私人生活》)
en 1996, Xu Xiaobin (徐小斌)
et son « Serpent à plumes » (《羽蛇》)
publié initialement en 1998, etc…
A partir de 1995, c’est un nouveau thème qui
apparaît dans son œuvre : l’autre féminin comme
double, sur fond de défiance envers l’infidélité
masculine.
L’autre féminin comme double
L’infidélité masculine est un leitmotiv dans ses
nouvelles de la fin des années 1980, posant
l’impossibilité de l’égalité entre homme et femme,
et de toute communication, même, entre les deux. De
là, Lin Bai en est venue à peindre les relations
complexes et ambigües de couples féminins dont la
seconde est un double littéraire aux contours flous.
Ce nouveau thème qui est aussi un nouveau style est
annoncé par deux nouvelles de 1993 où la peinture
des relations féminines reste une évocation floue,
où est préservé un certain mystère, ce qui en fait
tout le charme et donne au récit sa tonalité
émotionnelle.
La chaise sur la loggia
Dans « La chaise sur la loggia » (《回廊之椅》),
publiée dans la revue Zhongshan (《钟山》杂志)
en avril 1993, Lin Bai esquisse avec subtilité les
relations floues et ambigües entre l’épouse d’un
riche membre de l’aristocratie locale et sa fidèle
servante – ou plutôt suivante, au sens classique du
terme : elle en confie le récit fragmentaire à une
narratrice tout aussi évanescente, revenue sur les
lieux cinquante ans après la disparition plus ou
moins mystérieuse de la maîtresse, dans une maison
fantomatique où la servante en préserve et cultive
le souvenir comme si elle était toujours vivante.
C’est l’une des plus belles nouvelles de la période.
Les relations féminines, chez Lin Bai, ne sont pas
égales, et ne sont pas forcément idylliques. Dans « L’eau
dans le vase » (《瓶中之水》),
également publiée en avril 1993, l’amitié entre deux
femmes, dont l’une est une dessinatrice de mode et
l’autre est issue d’une riche famille, est ébranlée
quand la seconde révèle par inadvertance son
attitude condescendante envers la première. C’est
peint sur un mode réaliste, cruel et fascinant, un
peu comme les relations entre les deux femmes du
film de Fassbinder « Les larmes amères de Petra von
Kant ».
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La chaise dans la loggia
L’eau dans le vase
Envolée fatale
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Au fil des années de vacuité
La fourmi sur le papier
(livre pour
enfants) |
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Publiée dans la revue Huacheng en janvier 1995, puis
dans une anthologie en 2001, la nouvelle moyenne « Envolée
fatale » (《致命的飞翔》),
traite du même thème en reprenant dans le titre
celui de l’évasion, et au tout début du récit celui
de la disparition (« Bei Nuo a disparu soudain de
mon enfance, comme un éclair, puis a disparu de mes
récits sans plus réapparaître »). Mais, si le style
est toujours réaliste, le récit est d’une plus
grande complexité narrative. Les deux femmes ont
toutes deux une trentaine d’années, sont
célibataires et narcissistes, et ont eu plusieurs
aventures avec des hommes, mais Bei Nuo devient la
maîtresse d’un vieil homme qu’elle tue parce qu’il
l’a torturée sexuellement.
Apogée de la période, le roman « Raconte un peu,
chambre ! » (《说吧,房间》),
publié dans Huacheng en mars 1997, est une histoire
triste de deux amies qui partagent des destins
également tristes. Elles passent
toutes deux par des histoires d’amour semblables, des
mariages ratés et des avortements.
Elles partagent un petit logement minable à
Shenzhen. Lin Duomi (qui réapparaît ici), était
rédactrice dans un journal, mais c’est un emploi
qu’elle avait obtenu grâce à son mari, elle se
retrouve donc au chômage après son divorce. Son amie
Nan Hong (南红)
voulait faire carrière à Shenzhen mais y perd la
santé, et meurt dans un avortement raté.
En termes narratifs, Lin Bai a développé un langage
sensuel et poétique et une structure de doubles
personnages, avec des voix féminines qui oscillent
entre le « je » et le « nous », toute une écriture
très personnelle basée son son expérience
personnelle.
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C’est à ce moment-là, à la fin des années 1990,
qu’elle change de registre et tourne une page.
Transition : témoignage et notes de voyage
A la fin des années 1990, elle ouvre sa thématique
en écrivant un livre sur son expérience en tant que
rédactrice au Studio du Guangxi : « Les insectes de
verre » (《玻璃虫》),
publié en janvier 2000, est une histoire des gens
qui étaient actifs dans les domaines littéraire et
cinématographique dans le Guangxi dans les années
1980. On lui a reproché la répétition des éléments
biographiques, mais c’est un document sur l’époque
et le lieu.
Lin Bai a poursuivi avec une chronique de souvenirs
de voyage, « Notes de voyage le long du fleuve
Jaune » (《枕黄记》),
dans un genre original qui mêle descriptions
géographiques, réflexions, notes et croquis.
Ces deux ouvrages sont le préambule à un changement
radical de style.
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Les insectes de verre
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Bavardages de femmes
Un univers sauvage
Notes de voyage le long du fleuve
Jaune
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Ce changement fondamental de style, amorcé au
tournant du millénaire, est concrétisé en 2003 avec
la publication de « Tout l’univers est en fleur
» (《万物花开》)
dans lequel elle abandonne le style subjectif,
toujours plus ou moins autobiographique, qui
caractérise son œuvre jusqu’à la fin des années
1990.
Selon ses propres dires, ce nouveau mode narratif
qui est aussi une nouvelle thématique lui a été
inspiré par une parente d’un village du Hubei venue
lui rendre visite en 2001, Li Muzhen (李木珍)
.
Elle n’avait pas fait d’études secondaires, avait un
imaginaire nourri des romans populaires de Hong
Kong, romans de wuxia
de
Jin Yong (金庸)
ou histoires d’amour de Cen Kailun (㟥凯伦),
et raconta à Lin Bai une foule d’anecdotes tirées de
son expérience, et de sa vie de tous les jours.
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C’est à
partir de ces conversations que Lin Bai a imaginé
son roman
.
Elle y raconte– en trois parties, et toujours à la
première personne - l’histoire d’un adolescent de
quatorze ans, Datou (大头),
littéralement ‘grosse tête’, auquel on a
diagnostiqué une tumeur au cerveau à l’âge de onze
ans ; deux ans plus tard, les examens ont montré
qu’il en avaiten fait cinq, et le médecin lui a
donné un an à vivre. Les tumeurs perturbent son
comportement et l’empêchent d’allerà l’école ; sa
mère lui a dit : tu ne vas pas vivre longtemps,
autant que tu profites du temps qui te reste.
Datou considère ses tumeurs comme des hôtes dans son
cerveau, et envisage le tout avec philosophie :
瘤子既使我通向死亡,也使我通往自由。它是我的双刃刀。
Mes tumeurs me condamnent à mourir vite, mais elles
me donnent aussi la liberté. C’est un couteau à
double tranchant. |
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Tout l’univers est en fleur |
Le roman est l’histoire de cette liberté, et une peinture
poétique du monde à travers le regard du petit malade.
A la fin, Lin Bai a ajouté un appendice, doté d’un addendum, et
une postface. Dans l’appendice, intitulé « Chronique des
bavardages à bâtons rompus d’une femme » (妇女闲聊录),
elle rapporte les histoires racontées par Li Muzhen qui sont la
source d’inspiration du roman et lui apporte une touche
documentaire – c’est le « make-off » du roman, en quelque sorte.
Dans la postface (Aperçu d’un monde sauvage
野生的万物),
Lin Bai explique ses motivations : « En écrivant ce roman, mon
intention première a été de satisfaire mon désir d’aller dans un
endroit où je n’étais encore jamais allée, et de devenir
quelqu’un de totalement inconnu. » C’est un adieu aux femmes des
récits des années 1990 : après avoir vécu une décennie sur le
papier, elles ont disparu « comme des taches d’humidité qui
sèchent lorsqu’on les met au soleil. »
Bavardages de femmes
Chroniques de bavardages de femmes |
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Elle a élargi cette thématique dans le roman
suivant, qui semble la suite directe del’appendice
précédent et en reprend le titre : « Chroniques
de bavardages de femmes » (《妇女闲聊录》),
terminé en septembre 2004, mais édité en 2008. Cette
fois, le récit est entièrement basé sur les
histoires racontées par Li Muzhen. Lin Bai a appelé
son roman « chronique », avec un côté document
d’archive (记录体长篇),
comme on parle des chroniques dans l’Ancien
Testament.
Elle résume sa démarche dans la postface, « Le monde
est donc si vaste » (世界如此辽阔) :
« Pendant des années, je me suis isolée du monde, le
cœur sombre et froid, plein d’anxiété et
d’agitation, sans avoir personne en qui avoir
confiance. » La page est tournée.
Ses « Chroniques » sont des petits tableaux de la
vie quotidienne en Chine, 217 « fragments (碎片)
en cinq parties, écrits dans un style populaire
dialectal |
représentant directement la
voix des femmes, même si c’est par la médiation de la
narratrice/auteur, Li Muzhen. Ce sont des « bavardages » sur
les festivals, les naissances, les coutumes funéraires, la
préparation du riz, etc… et des réflexions couvrent les
relations hommes-femmes, en faisant des femmes les
personnages centraux, en rupture avec les modèles
traditionnels ; sont évoquées les problèmes connus :
oppression, dignité dans la souffrance, mais aussi des
sujets plus ou moins tabous comme les suicides
d’adolescentes avalant du poison, les bébés filles
abandonnées, les enfants battus… c’est toute la vie des
femmes rurales qui est dépeinte, et leurs problèmes quand
elles veulent aller travailler en ville
.
Dans la cinquième et dernière partie « Aujourd’hui » (卷五:现在另卷:在湖北各地遇见的妇女),
Lin Bai reprend la narration à la première personne, en
complétant les tableaux précédents par des interviews de femmes
du Hubei, dont un groupe de religieuses catholiques dont elle
compare la dévotion pour le Seigneur à son propre amour pour
l’humanité, en soulignant leur essence commune. Elle termine
cette partie en témoignant de sa sympathie pour les femmes
rurales, dans un esprit solidaire qui va au-delà de la division
ville-campagne, en suggérant une projection consciente de ses
propres désirs, peurs et fantasmes, et une identification avec
les femmes rurales tout en maintenant sa distance.
La construction très originale du « roman » comporte
d’importants éléments para-textuels, beaucoup plus développés
que dans « Tout l’univers est en fleur »
:
- trois préfaces qui sont en fait des commentaires du
roman par des critiques:
1/ la première par He Shaojun (贺绍俊) :
« vision du peuple dans la révolution narrative » (《叙述革命中的民间世界观》)
-
préparant le lecteur à la voix vernaculaire et à la structure
épisodique
2/ la seconde par Shi Zhanjun (施战军)
: « La voix de l’autre » en dialogue avec « nous »
《让他者的声息切近我们的心灵生活》
3/ la troisième par Zhang Xinying (张新颖)
développant l’idée de littérature faisant descendre (et non
monter) l’art dans la vie, accentuant l’idée de déconstruction,
ou de subversion de la pratique littéraire habituelle (《如果文学不是“上升”的艺术》).
- deux postfaces au cinquième chapitre
1/ la première, très brève, est le commentaire de Lin Bai sur
son expérience (世界如此辽阔)
2/ la seconde : “Un saut vers le jianghu” (向着江湖一跃)
– jianghu, bien sûr, au sens de subversion, d’écriture
subversive.
Œuvre magistrale, c‘est aussi une œuvre stylistiquement
innovante qui a été couronnée du Prix des médias littéraires en
2004.
Retour à la fiction
1975
Après ces « bavardages », Lin Bai est revenue à une
réflexion sur l’histoire – et sur ses souvenirs –
avec « Salut à l’année 1975 » (《致一九七五》)
que le critique Chen Sihe (陈思和)
a défini comme roman « de la
période post-révolutionnaire » (“后革命时代”).
Il est en deux parties. La première, « Le Temps » (《时光》),
écrite sous forme de textes courts, rapporte les
souvenirs fragmentaires d’un personnage qui, en
2005, évoque les événements de l’année 1975, trente
ans auparavant. Le titre de la seconde partie, « Au
lieu-dit "Liu Gan" » (《在六感那边》),
évoque l’endroit du Guangxi où Lin Bai a passé ses
deux années de travail rural, en 1975 et 1976.
A l’époque, elle a déclaré que c’était pour elle son
roman le plus achevé :
我写得最累最久最长的一部作品,凝聚了我十多年的经验和
心血...
Ce que j’ai écrit de plus long, qui m’a donné le
plus de mal, pendant le plus de temps, et qui
concentre plus de dix ans de mon travail et de mon
énergie.
Après quoi, épuisée, elle a affirmé qu’elle ne
voulait plus écrire de romans, mais revenir à la
nouvelle. En même temps, elle se remettait à écrire
une histoire de femme : « L’histoire de Yinhe » (《银禾简史》).
Qui est finalement devenue l’histoire de deux
femmes, et de leurs filles : « Départ
vers le nord » (《北去来辞》),
publié en janvier 2013.
Deux femmes à Pékin
C’est lors d’un voyage en Egypte qu’elle a imaginé
son second personnage, une nuit, a-t-elle dit. Elle
en est en fait revenue au couple maîtresse-servante
des nouvelles des années 1990, avec des éléments
autobiographiques, |
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Salut à l’année 1975
Départ vers le nord |
mais
aussi des matériaux complémentaires venus des
« bavardages ». C’est l’ouvrage le plus long, qui a la
structure la plus complexe et leplus grand nombre de
personnages de tout ce qu’elle a écrit jusqu’ici.
Liu Haihong (柳海红)
est le personnage principal : une intellectuelle originaire de
la région autonome zhuang du Guangxi. Shi Yinhe (史银禾),
elle, est une femme rurale du Hubei venue travailler à Pékin, et
embauchée comme domestique par le mari de Liu Haihong,
Shi Daoliang (史道良),
un homme de lettres qui était encore célibataire à plus de 50
ans et que Liu Haihong a épousé car il représentait pour elle un
moyen d’évasion et une promesse d’avenir. Elle navigue entre
rêve et réalité, tandis que Yinhe est beaucoup plus simple, mais
plus solide car elle garde des attaches avec ses racines.
Elles sont doublées de leurs filles respectives, l’étudiante Shi
Chunyang (史春泱)
et la fille de Yinhe, Wang Yuxi (王雨喜),
qui perpétuent l’expérience de leurs mères : Chuanyang est
enfermée dans le système répressif du système éducatif et de la
vie urbaine, tandis que Yuxi, vive et délurée, semble beaucoup
plus libre.
Ce quatuor féminin illustre la migration de la campagne vers la
ville, vue du point de vue féminin, les deux couples
mères-filles reflétant deux sortes d’expériences de migration :
la migration des intellectuels et celle des paysans vers la
ville. Mais la ville est ici Pékin, et la migration vers le nord
(“北漂”),
à distinguer de la migration vers le sud et ses usines,
illustrée par « Filles du Nord » (《北妹》)
de
Sheng Keyi (盛可以),
publié en 2004.
Il s’agit d’un rêve, qui est quête d’une destination finale,
d’un point de chute vers lequel revenir (寻找归宿).
Mais c’est aussi une quête personnelle dont l’aspect
autobiographique apparaît clairement à la fin du roman : après
toutes ces années, dit Lin Bai, Haihong en a fini avec la
sentimentalité et le narcissisme de sa jeunesse ; alors qu’elle
approche de la cinquantaine, elle sent que sa puberté prolongée
est enfin terminée. Pour elle c’est le début d’une nouvelle
existence….
Rééditions
De mai à septembre 2018, plusieurs des romans de Lin Bai ont été
réédités, dont « Départ vers le nord » (《北去来辞》),
l’un des plus importants et toujours aussi actuel. On mesure
avec le recul la qualité poétique de son style. Elle dit l’avoir
voulu « rude, un peu grossier, mais très vivant » (
一种“粗粝、有点脏但很生动的语言风格”).
En fait, il est très vivant, mais elle n’a pu éviter la poésie.
Encore en 2013, elle se plaignait dans un entretien que le label
« écrivaine » (“女作家”)
la mettait toujours mal à l’aise, comme une sorte de vice de
forme attaché à sa personne, comme si elle était étouffée sous
des cercles oppressants (“把我圈得太死了。!”).
En 2018, elle a eu soixante ans, « l’âge, dit-elle,
auquel on peut se regarder en face paisiblement »
(“活到了可以坦然面对自己的年岁”)
alors que, depuis son plus jeune âge, elle a eu peur
du monde extérieur, des étrangers, des amis, des
gens qu’elle aimait, et même les chats et les
chiens. Mais elle est très fragile, d’une
constitution frêle, elle pèse à peine quarante kilos
et se fatigue très vite. Elle continue de revoir ses
idées ; depuis 1996, l’écriture est pour elle le
moyen d’apaiser les tensions avec le monde.
Au moment rééditer ses principaux romans, elle a
décidé de rééditer « Insectes de verre » (《玻璃虫》)
qu’elle a entièrement révisé en 2013 en en faisant
le premier volet d’une « trilogie féminine »
(“女性三部曲”)
avec « Tout l’univers est en fleur » (《万物花开》)
et « Départ vers le nord » (《北去来辞》)
également réédités
.
Il serait temps de les relire et de les traduire.
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Tout l'univers est en fleur, rééd.
2018 |
Note complémentaire
Il ne faut pas négliger l’œuvre poétique de Lin Bai, qui est la
base de son écriture.
En avril 2020, David Haysom a traduit trois de ses poèmes en
anglais, et la traduction a été publiée sur le site de Paper
Republic dans la série « Lockdown Poems ». C’est la traductrice
Nicky Harman qui les avait remarqués dans une série de sept
datant de mars 2020, publiés sur la page weixin de la
poétesse Zhai Yongming (翟永明),
une amie de Lin Bai :
https://mp.weixin.qq.com/s/NxVZeAJjHBhK2WmWL7l9Gw
Les poèmes traduits sont les trois derniers.
Split Spring
《节气:春分》
Apple《苹果》
Silent《寂静》
https://paper-republic.org/pubs/read/split-spring/
Publications
1993
Le couloir des roses
《玫瑰过道》
1993
La chaise dans la loggia
《回廊之椅》
1995
Mousse
《青苔》
1995
Envolée fatale
《致命的飞翔》
1995
Une balle traversant une pomme
《子弹穿过苹果》
Sélection de treize nouvelles publiées entre 1990 et 1994 *
1996
Au fil des années vides
《守望空心岁月》
1997
Raconte un peu, chambre !
《说吧,房间》
1994/1998
Une guerre personnelle 《一个人的战争》
1999
Une jarre de riz
《米缸》(1999年发表于《花城》,收录于
《瓶中之水》)
1999
La fourmi sur le papier
《纸上的蚂蚁》
Livre pour enfant illustré par le dessinateur Ma Wei’an
马畏安
2000
Les insectes de verre
《玻璃虫》
2001
Notes de voyage le long du fleuve Jaune
《枕黄记》
2001
Midi
《日午》
2001
L’époque de la passion pour les chats
《猫的激情时代》
Recueil de 18 nouvelles et 7 essais publiés après « Une guerre
personnelle »
2002
《枪,或以梦为马》
2003
Impossible de se séparer pour des amants en symbiose
《同心爱者不能分手》
Livre illustré par la dessinatrice et peintre Cai Jin
蔡锦
2003
Tout l’univers est en fleur
《万物花开》
2003
《大声哭泣》
2005
Chronique de bavardages de femmes 《妇女闲聊录》
2005
《谁与争锋》(多人作品集)
2006
《红艳见闻录》
2006
Printemps, charme ensorcelant
《春天,妖精》
2007
Salut à l’année 1975
《致一九七五》
2007
L’eau dans le vase
《瓶中之水》
2011
Pourquoi le Yangtsé est-il si loin ?
《长江为何如此远》
2013
Départ vers le nord
《北去来辞》
2014
Six nouvelles de Lin Bai
《林白六短篇》
《二皮杀猪》、《狐狸十三段》、《去往银角》、《红艳见闻录》、《豆瓣,你好》、《大声哭泣》
2015 Sous le pêcher
《桃树下》
nouvelle de la sélection des meilleures nouvelles de l’année
2015 (éditions du Liaoning pp. 10-20)
Traduction en français
Guerre solitaire
《一个人的战争》,
roman traduit par Rebecca Peyrelon, éditions You Feng, janvier
2018, 290 p.
4ème de couverture :
« Guerre solitaire » (1993) est un roman autobiographique écrit
à la première personne, sous la forme d’un long monologue où la
romancière décrit, via le personnage de Lin Duomi, toutes les
étapes importantes de sa vie, qu’elles soient personnelles,
amoureuses ou professionnelles.
Roman clé de la littérature féminine chinoise, représentatif du
courant d’écriture privée, autrement nommé courant d’écriture du
corps, abordant sans équivoque la sexualité féminine, ce roman
se rapproche, dans cette thématique commune, de celui de Chen
Ran « Vie privée ».
Traductions en anglais
The Seat on the Verandah
《回廊之椅》,
in : The Mystified Boat, Postmodern Stories from China, Frank
Stewart & Herbert J. Batt eds, special issue of Manoa, 15, 2
(Winter 2003), University of Hawai’i Press, pp. 83-109.
- Trois poèmes traduits par David Haysom (Split Spring
《节气:春分》/Apple《苹果》/Silent
《寂静》)
, Read Paper Republic Series:Epidemics (April 30, 2020) :
https://paper-republic.org/pubs/read/split-spring/
Textes originaux, illustrés :
https://mp.weixin.qq.com/s/NxVZeAJjHBhK2WmWL7l9Gw
Bibliographie
- Contemporary Chinese Fiction Writers : Biography, Bibliography
and Critical Assessment, par Leung Laifong, Routledge, juillet
2016. Lin Bai, a Feminist Wanderer from Guangxi, pp. 136-140.
- Women Writers in Postsocialist China, by Kay Schaffer/Song
Xianlin, Routledge juillet 2013.
Dans le chapitre sur Lin Bai, Sheng Keyi et Xinran, Refiguring
‘trivial’ women’s lives : Lin Bai’s A Record of Women’s
Chatting. pp 55-61
https://books.google.fr/books?id=Ia03AAAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_
summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
- Consuming Literature : Best Sellers and the Commercialization
of Literary Production in Contemporary China, Kong Shuyu,
Stanford University Press 2005.
4 - The Economics of Privacy : Publishing Women’s Writing, p. 95
– 2.
A War Wit Oneself, pp. 103-109
A lire en complément
Sous le pêcher
《桃树下》
1ère partie : le mur (墙壁)
– 2ème partie : errance (游荡)
– 3ème
partie : sept sœurs (七姐妹)
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