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Zhang Jie 张洁
1937-2022
Présentation
par Brigitte Duzan, 6
janvier 2019, actualisé 17 février 2022
Zhang Jie est l’une des grandes écrivaines chinoises
dont la carrière a débuté après la Révolution
culturelle. Célèbre pour ses récits traitant avec
beaucoup de sensibilité de la question féminine et
des sentiments féminins dans la Chine moderne, cela
lui a valu d’être souvent associée à un courant
féministe, ce qu’elle a elle-même récusé.
Elle a été lauréate du prix Mao Dun en 1985 pour
« Ailes de plomb » (《沉重的翅膀》),
et à nouveau vingt ans plus tard pour son roman
autobiographique « Sans un mot » (《无字》),
ce qui a fait d’elle le premier écrivain à recevoir
ce prix deux fois. Elle continue d’écrire, mais
aussi de peindre…
De la Mandchourie à Pékin
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Zhang Jie |
D’origine mandchoue par sa mère qui l’a élevée
seule,
Zhang Jie est née en 1937 dans ce qui est aujourd’hui le
Liaoning. C’était au début de la guerre contre le Japon.
Elle a donc passé une partie de son enfance à fuir avec sa
mère devant les envahisseurs japonais. Elles se sont d’abord
enfuies dans le Shanxi, avant de s’installer dans le Henan.
La première éducation de Zhang Jie lui est donc venue de sa mère
qui lui a fait découvrir les classiques, dont la poésie des Tang
et des Song. Zhang Jie se passionnera plus tard pour la
littérature occidentale, et en particulier russe. Mais, de
retour à Pékin après la guerre, elle doit faire des études
d’économie à l’Université du peuple faute d’avoir été admise
dans le département de littérature.
Elle en sort diplômée en 1960 et travaille alors comme
statisticienne dans l’un des ministères de l’industrie de
l’époque, le ministère de construction de machines-outils. Elle
fait venir sa mère avec elle, se marie et a une petite fille. Au
début de la Révolution culturelle, elle est accusée d’avoir été
infectée par la littérature occidentale. En 1969, elle est
envoyée « en formation » à la campagne, dans une ferme dans le
Jiangxi. Elle retourne à Pékin en 1972, retrouve sa mère et sa
fille et n’a plus quitté la capitale, se consacrant désormais à
l’écriture.
… et de l’économie à la littérature
De « L’enfant de la forêt » à « L’arche »
1. En juillet 1978, sa première publication est une nouvelle, « L’enfant
venu de la forêt » (《从森林里来的孩子》),
tout de suite remarquée et primée. Cette nouvelle est une
dénonciation du traitement infligé aux artistes et intellectuels
pendant la Révolution culturelle, et s’inscrit dans le mouvement
dit de
« littérature
des cicatrices » (伤痕文学).
Un musicien est envoyé travailler avec des bûcherons dans une
forêt. Atteint d’un cancer, il s’attache à transmettre son art à
un enfant dont il a remarqué le don inné pour la musique.
L’enfant est finalement admis au Conservatoire où il est reconnu
comme le disciple du disparu par l’un de ses anciens amis. Le
sentimentalisme un peu forcé du récit est typique des récits de
l’époque.
2. C’est sa nouvelle "moyenne" publiée en novembre
1979, « L’amour, à ne pas oublier » (《爱,是不能忘记的》),
qui lui vaut tout de suite la célébrité. Le récit
crée une sensation en proclamant que l’amour doit
être la considération première pour envisager le
mariage. La narratrice raconte l’histoire de sa
mère, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, et qui
a aimé toute sa vie un homme marié lui aussi par
devoir. Ce n’est qu’à la fin de leur vie qu’ils
réussissent à se marier, mais ils n’ont même pas le
temps d’en profiter.
La nouvelle affiche certes quelques maladresses,
mais la narration de cet amour platonique souligne
la revendication de pouvoir vivre selon ses propres
désirs, voire ses propres fantasmes. L’amour de la
mère, découvert post mortem par la fille, est
d’autant plus touchant qu’il apparaît transcendé par
sa passion |
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L’amour, à ne pas oublier |
obsessive pour l’œuvre de Chekhov dont elle a reçu
des volumes en cadeau. La nouvelle suscita un débat
passionné, entre ceux qui s’opposaient aussi aux mariages
imposés, et ceux qui reprochaient à la mère d’avoir
entretenu toute sa vie un amour interdit car hors mariage.
Malgré les critiques, la nouvelle vaut à Zhang Jie de pouvoir
quitter son travail pour devenir écrivain professionnel à plein
temps.
3. En 1981, « Ailes de plomb » (《沉重的翅膀》)
décrit le mouvement de réforme des débuts des années 1980.
Considéré comme le premier roman politique chinois, il prône
l’importance de l’individu pour la réussite économique, et
soutient que les réformes économiques doivent être accompagnées
de réformes sociales et politiques. Les conservateurs le
dénoncent comme anti-socialiste et anti-Parti. Mais elle répond
avoir voulu surtout critiquer la manière dont l’idéologie est
utilisée pour couvrir des pratiques corrompues, problème qui
reste entier.
Ce roman lui vaut son premier prix Mao Dun, le prix littéraire
le plus prestigieux en Chine, décerné tous les quatre ans.
4. En 1981, Zhang Jie revient à un sujet féminin
avec un troisième récit très célèbre : « L’Arche »
(《方舟》)
(traduit en français sous le titre « Galère »).
Elle y décrit les vies de trois femmes qui
revendiquent leur indépendance. Dans les années
1920, à un moment où la
traduction de « La maison de poupée »
d’Ibsen créait une vague de polémiques en Chine,
Lu Xun avait
prédit qu’une Nora chinoise ne pouvait que devenir
prostituée, revenir vers son mari ou mourir de faim.
Les femmes modernes de Zhang Jie, elles, sont
éduquées et peuvent gagner leur vie. Mais elles
souffrent toujours autant d’abus et de
discrimination.
La première, Jinghua (荆华),
a été envoyée dans les forêts du Grand Nord et en
est revenue avec une arthrose qui menace de la
laisser paralysée tôt ou tard ; son mari a demandé
le divorce quand elle a préféré avorter. La |
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L’arche |
seconde, Liuquan (柳泉),
est une interprète divorcée qui
tente de garder la garde de son fils, mais qui est l’objet
de harcèlement de la part de son supérieur hiérarchique et
sombre dans la dépression. La troisième, Liangqian (梁倩),
a quitté son mari sans être divorcée ; après avoir été
Zhang Jie avec Bing Xin |
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assistante réalisatrice depuis dix ans, elle a eu enfin la
possibilité de tourner un film, grâce à l’appui de
son père, mais il a été interdit… à cause de la
taille de la poitrine de l’actrice principale.
Femmes seules vivant sous le même toit, elles
déclenchent la critique et sont la cible de rumeurs
sans fin, mais elles continuent de se soutenir dans
leurs luttes quotidiennes. Le roman a été salué
comme féministe, mais Zhang Jie l’a récusé en
affirmant qu’elle voulait surtout lutter contre
l’injustice faite aux femmes.
Sa
description de la
«
sororité » des divorcées, sur le modèle plus
traditionnel de celle des veuves, reste une
référence. |
1985 : tournant
En 1985, Zhang Jie revient encore sur les préjugés
traditionnels contre les femmes : dans « La
grande rivière » (《大河》),
elle décrit l’histoire d’une professeure de collège
qui va faire une promenade en forêt avec l’un de ses
collègues ; ils se perdent, passent la nuit dans la
forêt, et quand ils réussissent à rentrer, sont
soupçonnés d’avoir couché ensemble, chose d’autant
plus grave qu’elle est fiancée, et que le collègue
est marié. Elle finit par se suicider en se jetant
dans la rivière.
Cette même année 1985, cependant, elle publie une
nouvelle, « Emeraude » (《祖母绿》),
qui montre une évolution dans son écriture, un
processus de mûrissement. Pendant la Révolution
culturelle, une jeune fille va jusqu’à endosser les
crimes de l’homme qu’elle aime et se fait envoyer à
la campagne ; comme elle est enceinte, elle souffre
toutes sortes d’humiliations, puis l’enfant meurt,
la laissant désespérée. A la fin de la Révolution
culturelle, elle revient en ville, son ancien amant
a épousé une autre femme, mais, en le revoyant, elle
s’aperçoit qu’elle ne l’aime plus. Les souffrances
l’ont endurcie, lui ont fait perdre son romantisme,
elle désire désormais vivre pour elle-même. Fini les
cicatrices.
2005 : 2ème prix Mao Dun
Publié à partir de janvier 2002, son roman « Sans
un mot » (《无字》)
– ou « Sans les mots pour le dire » - est une trilogie autobiographique couvrant toute
l’histoire du 20e siècle qu’elle a mis
plus de dix ans à écrire – elle l’a commencé en
1989. Elle a définitivement abandonné là le style
sentimental de ses débuts pour adopter une technique
proche du « flux de conscience » cher à Virginia
Woolf. Le titre est une référence à la maxime
taoïste : « La forme la plus grande est sans
limites, le son le plus |
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Emeraude
Sans un mot |
fort est sans
bruit », à quoi elle ajoute : « le roman le
plus long est sans mots » - car ils sont inadéquats pour
exprimer les tragédies qui ont marqué le 20e
siècle.
Son roman est une tentative de les relater, à
travers les destins de quatre générations de femmes.
Elle y dépeint une série de portraits de personnages
de toutes les strates de la société, qui tous
poursuivent un idéal, richesse, amour ou pouvoir…
Et ensuite… la peinture
Zhang Jie est aujourd’hui vice-présidente de
l’Association des écrivains.
En 2006, elle a commencé à peindre. Une exposition
de ses œuvres a eu lieu en octobre 2014 : un numéro
spécial du Guangming ribao lui a été
consacré.
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Zhang Jie avec Tie Ning
(présidente de l’Association des
écrivains) |
http://epaper.gmw.cn/gmrb/html/2014-10/31/nw.D110000gmrb_20141031_1-13.htm
Zhang Jie est décédée à New York le 7 février 2022.
Ses œuvres complètes, en douze volumes, ont été éditées en
2012 par les éditions Littérature du peuple. Sa dernière
apparition publique datait d’octobre 2014, pour son
exposition de peinture au Musée de littérature moderne de
Pékin.
Traductions en français
- Ailes de plomb
《沉重的翅膀》,
version française établie avec la coll. de Constantin Rissov,
Maren Sell, 1986. Rééd. 10/18, 1998.
- Galère
《方舟》,
trad. Michel Cartier avec la coll. de Zhitang Drocourt, Marien
Sell, 1989. Prix Malaparte.
Bibliographie
Family Revolution: Marital Strife in Contemporary Chinese
Literature and Visual Culture,
Xiao Hui Faye, University of Washington Press, 2014 – chap. 3:
“Utopia or Distopia?
The Sisterhood of Divorced Women”,
pp. 85-115. [analyse des “sororités” de divorcées chez Zhang Jie,
et comparaison avec les figures de mères salvatrices chez Chi
Li]
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