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Sylvie Gentil, pèlerin
émérite des lettres chinoises
par Brigitte Duzan, 08 juillet
2012,
actualisé 30 avril 2017
Sylvie Gentil a été
pèlerin des lettres chinoises en constante quête d’auteurs, à
traduire pour les faire connaître et aimer comme elle les
aimait. Trop tôt disparue, elle nous laisse un corpus de textes
qui ne peut cependant combler le vide spectral que l’on ressent
en pensant tristement à tout ce qu’il reste d’inaccompli dans
son sillage.
Prélude
Je me souviens, quand
je l’ai rencontrée pour la première fois, avoir pensé à Michael
Lonsdale lisant un jour une nouvelle inédite de Marguerite Duras
dans une bibliothèque ; c’était il y a bien longtemps, mais
j’entends encore nettement sa voix… Une femme est accoudée à un
balcon, au bord de la mer, et regarde la plage devant elle. Tous
les matins, elle voit arriver un groupe d’enfants qui sont là en
vacances ; ils jouent, mais l’un des enfants reste toujours à
l’écart, solitaire, comme plongé dans d’autres pensées, dans un
autre monde. On lui demande s’il ne veut pas jouer, il dit que
non, l’enfant, non de la tête, il regarde la mer…
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Et moi, regardant
Sylvie, là devant moi, je vois une autre enfant, qui joue sur
une plage à Royan, une enfant que j’aurais pu regarder de mon
balcon, sur cette plage de Royan ; nous avons les mêmes
souvenirs… la chaleur du soleil et l’infini de la mer, et
là-haut, le long de la côte sauvage, les blockhaus sombres
et menaçants, surplombant la grève, comme première
expérience de ce que peut bien être la mort, ou peut-être porte
vers l’au-delà…
Plus tard, il y aurait
une adolescente cherchant autre chose, ailleurs, et se dessinant
un autre chemin que celui tout tracé menant à la fac de
Poitiers. Il fallait aller loin, plus loin, déjà. La solution
passait par le chinois : impossible de l’étudier à Poitiers,
l’Inalco, alors, devint îlot mystérieux promettant l’inconnu.
L’Inalco tint ses
promesses… Sylvie est de la promotion d’Emmanuelle
Péchenart, de
Pascale Wei-Guinot,
elles ont d’ailleurs fait des traductions ensemble, dans les
années 1980. Elle garde en particulier un souvenir ému de
François Cheng, venu un jour se pencher sur son épaule alors
que, encore en première année, elle était à la bibliothèque
essayant péniblement de déchiffrer une nouvelle de
Ba Jin (巴金) :
je vous conseille plutôt, lui dit-il, de commencer par des
poèmes Tang, vous verrez, c’est bien plus facile…
Sylvie, ensuite, est
partie à Pékin, pour un premier séjour d’études de deux ans à
l’université Beida, de 1980 à 1982. C’était dans les premiers
temps de la réouverture de l’université après la Révolution
culturelle ; si la ville affichait encore des allures austères,
l’université reprenait vie au bord de son lac. Revenue en
France, Sylvie ne songea plus qu’à repartir.
Elle revint
effectivement, en 1985, et n’en repartit plus. Elle a longtemps
été l’une des expatriées ayant la plus longue expérience
de la vie pékinoise, et, sans doute, l’une des plus intenses
aussi. Elle a vécu le frénétique bouillonnement de la seconde
moitié des années 1980, période d’immense espoir où tout
semblait soudain possible - les gens étaient heureux, vibraient
d’enthousiasme, dit-elle - puis ce furent les événements de juin
1989, la brutale reprise en mains du pouvoir et les années de
plomb qui suivirent, années d’une infinie tristesse à laquelle
elle a participé aussi, recevant chez elle les amis chinois
contents de voir qu’elle n’était pas partie et de pouvoir
épancher un peu leurs désillusions dans un espace relativement
protégé.
Tout en gardant une
grande réserve, elle a gardé toujours, ancré au fond du cœur, le
désir de témoigner de ce qui est resté un traumatisme. Elle
disait : on ne le dit pas beaucoup, mais cette nuit-là, il a
plu, à Pékin, et la pluie a nettoyé les traces de sang, au matin
il ne restait plus rien.
La vie a repris peu à
peu un cours normal, lourd mais normal. Et elle, pendant ce
temps, découvrait la littérature chinoise en devenir, et une
foule d’écrivains dont elle est devenue très proche et dont elle
s’est fait le passeur, dans une autre langue. Mais sa première
expérience est assez inattendue…
Vocation :
traductrice
Elle logeait à l’Hôtel
de l’Amitié (北京友谊宾馆),
adresse classique aux relents soviétiques pour étrangers de
passage à Pékin, dans le district de Haidian, un quartier un peu
excentré, au nord-ouest de la capitale : une adresse pleine de
charme et d’ancienne simplicité, dit la publicité. C’était tout
ce qu’il y a de plus simple, dans les années 1980. Mais on y
rencontrait le gotha des expatriés.
Sous-titrage
Sylvie y fit la
connaissance d’un Français qui faisait du sous-titrage pour le
studio de Pékin et désirait passer le relais à quelqu’un
d’autre. Elle accepta et fut embauchée pour y travailler un jour
par semaine. Comme c’était à l’autre bout de la ville, une
voiture passait la chercher le matin et la ramenait le soir,
couverte de poussière et dévorée par l’envie lancinante de
prendre une bonne douche.
Le travail de repérage
et minutage était déjà préparé, quand elle arrivait, il ne lui
restait plus qu’à travailler, à la main. Il lui fallait écrire
de façon suffisamment lisible pour que les "travailleurs" à qui
elle passait ensuite ses textes puissent les inscrire sans faute
sur le film : ils ne parlaient pas un mot de français et
transcrivaient sur l’original ! Malgré tout, elle n’a jamais
décelé aucune erreur.
Le premier film dont
elle a ainsi réalisé le sous-titrage fut … « La terre jaune » (《黄土地》),
qui venait d’être terminé. Il avait été tourné l’année
précédente, en 1984, au studio du Guangxi, sur invitation
spéciale, car Chen Kaige avait été affecté en 1983 au studio de
Pékin. C’est là que furent ensuite effectués la post-production
et le sous-titrage du film qui fit ensuite le tour des grands
festivals internationaux.
Sylvie continua avec
les grands films de la période, souvent des premières
réalisations, comme « L’affaire du canon noir » (《黑炮事件》),
de Huang Jianxin (黄建新),
ou « Le sorho rouge » (《红高粱》),
de Zhang Yimou. Mais le travail n’était pas organisé en flux
continu, il y avait des jours où rien n’était prévu ; alors les
camarades travailleurs sortaient un vieux film de derrière les
fagots, un film étranger, ou, mieux encore, un film chinois des
années 1930 ou 1940. Elle en a gardé un amour profond de cette
cinématographie que bien peu de gens connaissaient alors, et
elle en a longtemps acheté des DVD chaque fois qu’il lui
arrivait d’en trouver.
Pendant l’été 1987,
cependant, les films produits devenant beaucoup moins
intéressants, elle préféra abandonner ce travail pour passer à
la revue La Chine (《中国》杂志),
où elle resta jusqu’à l’été 1989.
Dans la désolation qui suivit les événements de la place
Tian’anmen, elle se tourna alors vers la traduction.
Premières
traductions
Sa première traduction,
publiée dans la collection Panda, date cependant de 1988 : « La
tabatière » (《烟壶》),
l’une des plus célèbres nouvelles de Deng Youmei (邓友梅),
couronnée du prix de la meilleure nouvelle "moyenne" en 1984.
Mais ce n’était pas un texte qu’elle avait choisi ; elle n’y
avait pas trouvé le plaisir que l’on prend à traduire un roman
ou des nouvelles dont on a découvert l’auteur, avec lequel on se
sent des affinités.
Ses deux traductions
suivantes furent réalisées en collaboration avec d’autres
traductrices. La première, publiée en 1992 chez Actes Sud,
concerna une partie des textes de « L’homme de Pékin » (《北京人》), de
Zhang Xinxin
(张辛欣),
la traduction étant le fruit d’une collaboration multiple, sous
la direction de Bernadette Rouis et de son amie
Emmanuelle Péchenart qui
avait découvert la romancière à l’Institut d’art dramatique à
Shanghai.
L’autre traduction,
réalisée avec
Pascale Guinot et
publiée chez Actes Sud l’année suivante, en 1993, est « Le
clan du sorgho » (《红高粱家族》),
de
Mo Yan (莫言),
dont l’original avait été publié en Chine en 1986 et aussitôt
adapté au cinéma par Zhang Yimou, film dont Sylvie avait
justement réalisé le sous-titrage peu de temps auparavant…
En même temps,
cependant, à partir de 1989, elle fit la découverte des « ses »
premiers auteurs et commença des traductions en solo. A partir
de là, chaque traduction représenta une aventure personnelle.
Au fil des
découvertes
Sylvie ne travaillait
pas sur commande, ou exceptionnellement. Les écrivains qu’elle a
traduits sont ceux qu’elle découvrait et qui lui plaisaient,
ceux avec lesquels elle se sentait suffisamment en symbiose pour
pouvoir traduire leurs textes en se les appropriant et les
réinventant sans les trahir.
Comme pour beaucoup de
bons traducteurs, une traduction n’était pas chez elle affaire
d’un moment, mais un engagement personnel nécessitant une
implication profonde ; elle ne laissait donc pas un écrivain
traduit pour passer à un autre comme on jette une orange après
l’avoir pressée, comme aurait dit Voltaire : ses traductions
dessinent les contours d’une œuvre.
Ce travail multiforme,
avec les éditeurs les plus divers, s’étale sur près de trente
ans et finit par dresser un tableau personnel d’un pan de
littérature chinoise contemporaine d’où ressortent quelques
figures marquantes qu’elle aura contribué à faire connaître en
France.
1. Le premier écrivain
qu’elle a découvert est
Xu
Xing (徐星),
dont elle fit la connaissance très tôt : dans ses souvenirs, par
un bel après-midi du printemps 1988, avant que les événements de
Tian’anmen l’amènent à partir en Allemagne ; une amie l’avait
amené dans la chambre qu’elle occupait encore à l’hôtel de
l’Amitié pour regarder un film. Il était jeune et inconnu ; ce
fut le début d’une amitié autant qu’une découverte littéraire.
Il avait acquis une première notoriété en 1985 lorsque
Wang
Meng (王蒙)
avait
publié, dans la revue Littérature du peuple
(《人民文学》) dont il était le rédacteur en chef, une longue nouvelle intitulée
« Variations sans thème » (《无主题变奏》),
écrite quatre ans plus tôt.
Conquise par
l’originalité du style et le ton d’un humour caustique, Sylvie
rajouta quatre autres nouvelles et publia la traduction au début
de l’année 1992, chez Julliard, sous le titre « Le crabe à
lunettes ». Elle reviendra vers Xu Xing en 2003 pour revoir
la traduction de ces nouvelles, publiées cette fois dans la
petite Bibliothèque de L’Olivier en reprenant le titre chinois
de la première nouvelle du recueil :
« Variations sans
thème ».
Chez le
même éditeur, elle publia en même temps la traduction d’un roman
désenchanté : « Et tout ce qui reste est pour toi » (《剩下的都属于你》).
Après
Xu Xing, elle revint à
Mo Yan
pour traduire « Les treize pas » (《十三步》)
qui, cette fois, parut au Seuil, en 1995.
2. C’est Xu Xing qui
lui présenta ensuite Mian Mian (棉棉),
la pétroleuse de Shanghai, celle que visait tout
particulièrement le professeur Kubin lorsqu’il a clamé urbi et
orbi que la littérature chinoise contemporaine était de la m…. (中国当代文学是垃圾)
.
Sylvie ne
partageait pas cet avis ; elle aimait le naturel, la sincérité
de Mian Mian. La maison d’édition L’Olivier étant, au tournant
du millénaire, à la recherche de nouveaux auteurs pour
renouveler son fonds, Sylvie leur apporta la traduction du roman
interdit et si controversé « Les bonbons chinois » (《糖'》),
celui dont on dit qu’il a réussi à sauver son auteur de
l’accoutumance à l’héroïne ; la traduction parut en 2001.
Sylvie continua
ensuite à suivre ce que faisait Mian Mian ; lorsque sortit « Panda
Sex » (《熊猫》),
en 2005, avec l’accord tacite des autorités chinoises, Sylvie
traduisit ce roman apaisé qui marque la maturation de son
auteur, affranchie des excès de la drogue et du sexe après avoir
découvert le bouddhisme ; sa traduction fut publiée en France
chez l’éditeur Au Diable Vauvert, en 2009.
3. Mais elle s’est en
même temps intéressée à
Liu
Sola (刘索拉),
artiste protéiforme, aussi douée pour la littérature que pour la
musique, capable de composer un opéra de chambre et d’en
interpréter le rôle principal comme d’écrire de la folk music et
des best-sellers.
Sylvie a traduit l’un
de ses romans les plus imaginatifs et foisonnants, initialement
publié en Chine en 2000 : « La grande île des tortues-cochons »
(《大继家的小故事》),
entre roman des origines, saga familiale et récit fantastique,
qui reprend, en s’en jouant brillamment, les grands genres de la
littérature classique chinoise. La traduction est parue au Seuil
en mars 2006.
4. L’auteur que Sylvie
découvre alors est un original inclassable, gynécologue,
auditeur chez McKinsey et maintenant dans une société chinoise,
un ami de Xu Xing qui considère la littérature comme un luxe
autant qu’une mission :
Feng Tang (冯唐),
porte-parole de
la génération née dans les années 1970 qu’elle appréciait pour
sa vitalité et son travail sur la langue.
Sylvie a traduit deux
de ses romans, publiés respectivement en 2007 et 2009 aux
éditions de l’Olivier : « Qiu comme l’automne » (《万物生长》), où l’auteur décrit ses années d’étudiants en fac de médecine à Pékin,
puis « Une fille pour mes dix-huit ans » (《十八岁给我一个姑娘》),
publié initialement aux éditions de Chongqing en 2005, et qui
valut à son auteur d’être distingué comme « Ecrivain de
l’année » par la revue Littérature du peuple.
Ces deux romans sont
les deux premiers volets d’une trilogie. Elle a ensuite commencé
la traduction du troisième volet, « Pékin Pékin » (《北京,北京》).
Mais l’éditeur a finalement renoncé à le publier. Elle a repris
la traduction du chapitre 19, « Trois jours, quatorze nuits »
(《三日,十四夜》),
pour le numéro 6 de la revue Jentayu,
sur le thème Amours et sensualités
.
5. Pour Gallimard/Bleu
de Chine auquel elle l’avait proposé, elle a traduit « Lèvres
pêches » (《桃色嘴唇》), roman d’un autre artiste aussi prolifique qu’inclassable et
contradictoire, à la fois écrivain, scénariste et réalisateur,
professeur à l’Institut de recherche de l’Académie du cinéma de
Pékin et activiste gay : Cui Zi’en (崔子恩)
.
C’est un ami de Mian
Mian qui lui avait apporté un jour le roman, sombre jeu de
monologues d’un médecin emprisonné pour avoir châtré son fils,
violoniste homosexuel ; exprimant le mal de vivre des
homosexuels en Chine, c’est le premier sur le sujet à avoir été
publié dans le pays, même s’il a été très vite interdit.
6. Ensuite, après avoir
participé à la traduction du livre de Yang Jisheng (杨继绳)
traitant de la Grande Famine causée par le Grand Bond en
avant,
elle a traduit une autre de ses découvertes : un roman d’un
écrivain encore peu connu hors de Chine,
Li Er (李洱),
auteur, depuis une douzaine d’années, d’une cinquantaine de
nouvelles et de deux romans.
Celui qu’elle a
traduit, sous le titre
« Le
jeu du plus fin » (《花腔》),
se passe dans les années 1930-40 et se présente comme une sorte
d’enquête sur un mort qui n’en est pas un. La traduction a été
publiée en mars 2014 chez Philippe Picquier, éditeur chez
lequel elle avait publié, en 2009, « Bons baisers de Lénine »
(《受活》)
de Yan Lianke (阎连科),
traduction couronnée en 2010 du prix
Amédée Pichot de la Ville d’Arles à l'occasion des 27èmes
Assises de la traduction littéraire.
Le prix
était bien mérité : la traduction se joue des difficultés du
texte, les passages en dialecte du Henan n’étant pas le plus
ardu. Elle a réussi à rendre le ton du roman dans un esprit
rabelaisien qui colle tout à fait à l’original, témoin le nom
qu’elle a trouvé pour le village au centre de l’histoire, ce
"Benaise" traduisant bien l’espèce de Disneyland communiste
décrit par Yan Lianke :
shòuhuó zhuāng
受活庄.
Yan Lianke, dernier
élu
C’était un premier pas,
et c’est à Yan Lianke qu’elle a ensuite consacré toute
son énergie, traduisant les deux romans qu’il a publiés en 2010
et 2013, puis son essai sur le roman de 2011, assorti d’une
nouvelle de 1998, le tout publié chez Philippe Picquier.
Elle a d’abord traduit
« Les
quatre livres » (《四书》)
dont la version chinoise est sortie en décembre 2010 à Hong
Kong : Yan Lianke y dépeint et dénonce la véritable catastrophe
humanitaire des « trois années difficiles » comme on dit en
Chine, c’est-à-dire les années 1959-1961 du Grand Bond en avant,
mais du point de vue des intellectuels détenus dans des camps de
« rééducation » après leur condamnation dans le cadre de la
campagne antidroitiers de 1957. C’est un récit où la forme
importe autant que le fond, et pour lequel elle a commencé par
faire des recherches sur le style des différentes versions en
français de la Bible et des Evangiles pour donner plus de
réalisme à sa traduction.
Ensuite, elle s’est
attelée à la traduction du roman suivant, totalement différent,
et d’abord dans le style : les
« Chroniques
de Zhalie » (《炸裂志》),
littéralement « chroniques d’une
explosion » qui relatent la prodigieuse et folle expansion
économique à partir des années 1980, mais surtout 1990 en Chine.
La version chinoise du livre est sortie en 2013 et la traduction
française est parue en septembre 2015 chez Philippe Picquier.
Auparavant,
en 2011, Yan Lianke avait publié un essai sur le roman :
« A
la découverte du roman » (《发现小说》),
pour expliquer, à partir de leurs structures causales, les
caractéristiques essentielles des différentes formes de réalisme
en littérature et la logique de leur apparition, pour en arriver
à sa propre vision et création, le mythoréalisme, forme de
réalisme, selon lui, la mieux adaptée à la peinture de la
réalité chinoise actuelle, dans son absurdité quotidienne.
C’est un
texte extrêmement difficile à traduire, d’une part en raison de
la création de toute une terminologie sans précédents de
traductions, et d’autre part parce qu’il abonde d’exemples et de
citations pris dans d’innombrables œuvres étrangères parfois peu
connues.
Parallèlement, elle a traduit une nouvelle ‘moyenne’ de 1998 que
Yan Lianke cite dans son essai comme point de départ de son
écriture mythoréaliste, un texte de la série des Balou (耙耧系列) qu’elle
a traduit sous le titre « Un chant céleste », qui est en
fait « Le chant céleste des mont Balou » (《耙耧天歌》)
et à lire en appendice de l’essai sur le roman.
Dans leur
continuité, ces traductions montrent bien, en filigrane, la
profonde entente qu’elle avait établie avec Yan Lianke. Il n’y a
pas d’équivalent, chez aucun traducteur étranger.
La mort
du soleil
Sylvie a
passé tout l’été 2016 à finir de traduire ces deux textes, mais
surtout le premier, à Royan, face à la mer, dans une intense
fébrilité ; puis elle est rentrée à l’automne à Pékin parachever
son travail, dans une sorte d’urgence.
Ce sont les
deux derniers textes qu’elle a traduits. Elle n’a même pas eu le
temps de lire le roman de Yan Lianke publié entre temps, « La
mort du soleil » (《日熄》),
au départ application parfaite de ce qu’il appelle dans son
essai sur le roman « le réalisme à causalité zéro », avant de
virer au mythoréalisme.
Un jour
morose de la fin janvier 2017, elle est en toute urgence et
presque clandestinement rentrée à Paris, a été hospitalisée pour
un cancer des poumons qui avait déjà fait des ravages, et le
monde de la traduction a appris avec sidération, à la veille du
premier mai, qu’elle avait cessé la lutte et s’en était allée,
laissant un vide insondable.
Elle
n’était pas seulement traductrice, elle était un lien avec une
littérature décidément autre qu’elle nous faisait sentir nôtre
par la magie du verbe, le sien valant bien celui des auteurs
qu’elle traduisait. : c’étaient des traductions en symbiose avec
des écrivains qu’elle connaissait et qu’elle aimait.
Au fil des ans, elle
avait développé une formidable expertise dans le domaine de la
traduction du chinois ; ses idées et conseils méritent d’être
pondérés.
La
traduction-symbiose : leçons de trente ans de pratique
Tout le monde sait que
traduire le chinois comporte trois difficultés récurrentes : le
choix du temps du récit, non marqué en chinois, la réintégration
de subordonnées pour en pallier l’absence et la gestion des
répétitions dont cette langue est friande contrairement à la
nôtre.
Ces difficultés se
rajoutent à celles inhérentes à toute traduction ; il s’agit de
les résoudre intuitivement, mais tout en observant quelques
règles qu’elle a énoncées dans un article intitulé, justement,
« Le métier de traducteur », en partant d’une définition
du grand traducteur de la littérature américaine du vingtième
siècle Maurice Edgar Coindreau : « Le traducteur est le singe
du romancier ». Dans le cas de la traduction du chinois,
ajoute Sylvie, « singe acrobate jouant avec des idiomes
fondamentalement différents pour faire passer, dans la lettre et
dans l’esprit, le génie du texte originel ».
Dans la lettre et dans
l’esprit, tout le problème est là.
- La
lettre
implique le travail sur les mots. Certains traducteurs lisent et
relisent jusqu’à s’imprégner du texte au point de pouvoir
traduire d’un seul jet, sans pratiquement avoir à effectuer de
modification ultérieure. S’agissant du chinois, dit Sylvie,
cette approche directe n’est guère possible : il y a toujours un
caractère qui vous échappe, il faut travailler pas à pas,
dictionnaire à la main, et s’imprégner peu à peu du style ; ce
n’est qu’une fois celui-ci nettement perçu que les mots, les
expressions viennent aisément et naturellement à l’esprit.
- Mais
il y a aussi tout un travail sur la langue. Sylvie cite Simon
Leys : « s’il est préférable de comprendre la langue
de l’original, il est indispensable de maîtriser la langue
d’arrivée. » C’est là qu’il faut sentir, entre autres,
comment introduire des conjonctions et réviser la ponctuation.
Mais surtout, il faut savoir comprendre les références
culturelles : un texte est « un tissu de citations, issu des
mille foyers de la culture. » (Roland Barthes)
- Enfin
reste le style, problème essentiel. Il faut, dit-elle,
« louvoyer entre la fidélité au texte et la lisibilité pour le
lecteur », sans que cela « sente la traduction ». Or, « les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » a
dit Proust. Il ne faut pas supprimer cette « étrangeté ». Le but
du traducteur est d’aboutir à un texte qui produise le même
effet que l’original… et pour cela il faut inventer
la langue adéquate.
Qu’on lise ou qu’on
traduise, un livre est avant tout une question d’amour, mais
c’est surtout vrai quand on traduit. Traduire un livre que l’on
n’aime pas est comme partager sa vie avec une personne que l’on
n’aime plus : une torture, disait Sylvie. Il faut être habité,
possédé par l’original : « Soyez obsédés » disait
son maître François Cheng, paroles qu’elle a gardées en mémoire,
toutes ces années.
On ne la dira cependant
pas vraiment obsédée. Possédée, plutôt.
Et nous captivant en
retour.
Traductions
littéraires
Par ordre
chronologique :
La tabatière, Deng
Youmei, Panda 1988
L’homme de Pékin
(ouvrage collectif), Zhang Xinxin, Actes Sud 1992
Le clan du sorgho (tr.
avec Pascale Guinot), Mo Yan, Actes Sud 1993
Le clan du sorgho
rouge, Mo Yan, Seuil, février 2016
Le crabe à lunettes,
nouvelles de Xu Xing, Julliard 1992
Les treize pas, Mo Yan,
Seuil 1995
Les bonbons chinois,
Mian Mian, L’Olivier 2001
Tout ce qui reste est
pour toi, Xu Xing, L’Olivier, août 2003
La grande île des
tortues-cochons, Liu Sola, Seuil, mars 2006
Qiu comme l’automne,
Feng Tang,
L’Olivier, mars 2007
Une fille pour mes
dix-huit ans, Feng Tang,
L’Olivier, avril 2009
Panda Sex, Mian Mian,
Au Diable
Vauvert, janvier 2009.
Lèvres pêches,
Cui Zi’en, Gallimard/Bleu de Chine,
mars 2010
Le jeu du plus fin, Li
Er, Philippe Picquier mars 2014
Trois jours, quatorze
nuits (chapitre 19 de « Pékin, Pékin), Jentayu n° 6, été 2017.
Traductions de Yan
Lianke, chez Philippe Picquier :
Bons baisers de Lénine,
octobre 2009
Les quatre livres, août
2012
Les Chroniques de
Zhalie, septembre 2015
A la découverte du
roman, mars 2017
Un chant céleste,
nouvelle, mars 2017.
Elle a révisé et complété cette traduction en 2016, et
la traduction a été publiée au Seuil sous le titre « Le
clan du sorgho rouge ».
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