La troisième sœur Zhu : la
Comédie humaine selon Ren Xiaowen
par Brigitte
Duzan, 11 juin 2023
Ren Xiaowen (任晓雯)
a publié en mai 2020 un recueil de six nouvelles qui porte le
titre de la première :
-
« La
troisième sœur Zhu »
《朱三小姐的一生》
-
« Difficiles adieux »
《别亦难》
-
« La
mort de Yang Jinquan »
《杨金泉之死》
-
«
Pleurs
dans le vent »《迎风哭泣》
-
« Chronique
d’une greffe de rein »
《换肾记》
-
« La
sonate
du canton des Hao »
《郝家县奏鸣曲》
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La
troisième sœur Zhu, éd. mai 2020 |
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Un monde
sombre
Chacun de ces
récits dépeint un aspect du monde actuel, dans sa composante
féminine, avec un aspect intemporel : « Difficiles adieux »
montre les rouages de la violence domestique, « La mort de Yang
Jinquan » est une peinture de la solitude humaine, « Pleurs dans
le vent » décrit comment l’empathie peut conduire à traiter un
inconnu avec gentillesse, et comment cette gentillesse a bien
des chances d’être trahie, la « Chronique d’une greffe de rein »
est une réflexion sur l’amour maternel et ses limites, au-delà
de la morale traditionnelle, sur fond de relations
conflictuelles entre belle-mère et bru, « La Sonate du canton
des Hao » dépeint des femmes d’âge mûr piégées par l’amour.
Quant à la première nouvelle, c’est un condensé emblématique de
la misère féminine.
Entre vie
et mort
Ce recueil
représente une nouvelle étape significative dans l’œuvre de Ren
Xiaowen tant dans la forme que dans le style, à la suite de ses
deux publications précédentes : les brefs « Vingt-et-un
chapitres d’une vie flottante » (《浮生二十一章》)
et le roman « Hao
ren Song Meiyong
» (《好人宋没用》).
Ce sont
toujours des portraits féminins, mais, un peu comme chez La
Bruyère, le portrait est acéré et prend valeur symbolique,
valeur universelle aussi car on est au-delà de la narration
historique de la tradition chinoise. Ren Xiaowen poursuit son
exploration de la nature humaine sur des thématiques qui lui
sont propres : la solitude affective et le manque d’amour, la
misère morale, la désagrégation des liens familiaux et
l’isolement de l’individu dans un monde où il n’a pas sa place
sur fond d’incompréhension et de frustrations, la vie et la mort
sans espoir de rédemption.
La mort,
surtout, est omniprésente. Plusieurs de ces histoires commencent
d’ailleurs par celle du protagoniste, le récit reprenant ensuite
en flashback. Broyés par la société autant que par le destin,
tous les personnages sont faibles et tourmentés, les hommes
meurent ou partent, les femmes survivent, comme elles peuvent,
les enfants sont dès l’enfance marqués par le passé familial. Ce
sont des marginaux et des exclus qui tentent juste de survivre
dans un contexte de mépris et de violence, comme le Zhang
Yingxiong (张英雄)
de la novella « Le
Balcon » (《阳台上》).
Le monde de
Ren Xiaowen est un monde sans lumière, un monde traumatique où
il s’agit surtout de survivre. Et ce monde a une aura
d’authenticité car elle ne le conçoit pas de l’extérieur, même
si son inspiration vient parfois de faits divers. Elle procède
par empathie, en se mettant dans la peau de ses personnages, en
évitant tout jugement moral, et en allant même souvent à
l’encontre de la morale ordinaire et des préjugés. Ses
personnages sont emportés d’un malheur l’autre, ballotés par la
vie bien plus que par l’histoire, sans prise sur leur destin,
guidés par un incompressible instinct de survie fait de
résilience bien plus que de résistance. Dans le premier récit,
« La troisième sœur Zhu », la protagoniste est comparée à une
vieille tortue qui rentre le cou dans sa carapace quand elle
sent un danger.
On pense au
cri de
Yu Hua (余华) :
« Vivre !
» (Huozhe《活着》).
Mais la différence avec Yu Hua tient à l’absence de substrat
historique dans les récits de Ren Xiaowen : ils sont comme en
apesanteur dans l’histoire.
Survivre à
son passé
Deux de ces
portraits de femmes illustrent ce mode de survie par résilience
et refus de se conformer aux codes moraux. L’un est celui de la
protagoniste de la nouvelle « Difficiles adieux » (《别亦难》) :
Tao Xiaoxiao (陶小小).
Elle s’est mariée jeune avec Zhang Boren (张博仁)
qui l’a brutalisée pendant 35 ans. Puis il a eu une attaque et
il est resté paralysé. Leur fille est partie depuis longtemps.
Zhang Boren est ainsi resté dépendant de sa femme… Il développe
des escarres, sa santé se détériore, au point qu’elle est
obligée de le faire hospitaliser. Mais entretemps Tao Xiaoxiao a
adopté un chat noir qui lui apporte toute la tendresse dont elle
a été sevrée. Sentant que le chat représente un danger pour lui
car il monopolise l’attention de sa femme, Zhang Boren tue le
chat. Tao Xiaoxiao le retrouve mort ensuite à l’extérieur de sa
chambre, sans que l’on sache très bien comment il a pu s’y
traîner et ce qui s’est exactement passé. Ce qu’elle dit quand
même, c’est s’être souvenue qu’elle ne lui avait pas donné à
manger depuis deux jours… Tao Xiaoxiao reste seule.
Tout le monde
est marqué par un lourd passé, Zhang Boren le premier : son père
a disparu pendant la Révolution culturelle, on ne sait trop s’il
est parti à Taiwan ou s’il s’est suicidé, son frère est parti
dans le Grand Nord et sa sœur s’est pendue… il a des raisons
d’être violent et de battre sa femme, mais jamais jusqu’au
sang comme seuls font les « barbares », dit-il en se vantant,
justement, de ne pas être un « barbare »… Tao Xiaoxiao elle
aussi a un lourd passé familial : sa mère a épousé un bon à rien
parce qu’elle était trop grande pour épouser quelqu’un d’autre ;
c’est pourquoi elle a appelé sa fille Xiaoxiao (toute petite) et
lui a constamment fait porter des chaussures trop petites en la
privant de nourriture pour qu’elle ne grandisse pas trop.
Xiaoxiao a quand même fini par être plus grande que ses quatre
sœurs, se sentant par conséquent laide et trop grande pour
pouvoir se marier convenablement. Il y a là comme une maladie
génétique se transmettant de mère en fille.
En
conséquence, ces femmes ont des comportements trahissant leurs
frustrations affectives. Le chat noir, Tao Xiaoxiao l’a en fait
volé aux voisins et lui a donné le nom de sa fille, Lingling (玲玲).
Le chat fait office de substitut à sa fille qui est partie.
Quant au
titre, de manière assez typique de Ren Xiaowen, il fait
référence à une chanson qui était le thème musical du 16ème
épisode d’une série télévisée de 1986 adaptée du grand classique
« La pérégrination vers l’Ouest » (Xiyouji
《西游记》).
L’épisode contait une frustration amoureuse du moine Xuan Zang
et le titre entier de la chanson était : « Difficile de se
rencontrer, encore plus difficile de se séparer » (《相见难,别亦难》)
.
Ce titre a cependant une source plus ancienne : il fait en effet
référence à un poème de Li Shangyin (李商隐
813-858) intitulé « Sans titre » (无题).
Le vers en question est : « 相见时难别亦难
Les rencontres – difficiles ; les adieux – plus encore… »
Ce choix de Ren Xiaowen traduit une profonde ironie, car le
poème de Li Shangyin relate la tristesse émouvante des amoureux
séparés, alors que dans sa nouvelle ce vers est appliqué dans le
contexte contemporain à deux conjoints qui, à force de vivre
ensemble, finissent par se haïr.
Vivre pour
soi
Les exigences
de la survie peuvent aussi passer par la résistance aux
exigences de la tradition morale, celles par exemple qui
président aux sentiments entre mère et enfant comme dans la
« Chronique d’une greffe de reins ».
Dans cette
histoire, un jeune homme de 29 ans, Liang Zhenbao (梁真宝),
souffre d’une insuffisance rénale et nécessite une greffe.
Autour de lui, le seul donneur compatible est sa mère, Yan Sufen
(严素芬).
Sa bru, Chen Peipei (陈佩佩),
tente en vain de la persuader : Yan Sufen a peur de la mort,
elle a passé sa vie entière à s’occuper des autres et, arrivée à
l’âge de la retraite, voudrait pouvoir enfin profiter des années
qui lui restent. Alors Chen Peipei l’enferme chez elle et la
force à accepter. Arrivée à la porte de l’hôpital, cependant,
elle a un sursaut de révolte … n’en disons pas plus, juste que
la fin est ouverte.
Ce n’est pas
un pur produit de l’imagination de l’auteure : elle en a trouvé
l’inspiration dans des histoires vraies. Ce qu’elle apporte,
c’est sa réflexion sur le fait divers. Chronique d’une greffe
avortée, son récit est un nouveau « chapitre de vies
flottantes », et Yan Sufen est à ajouter aux côtés de toutes les
« Song Meiyong » dont son œuvre est peuplée. Et celle-ci pousse
l’inutilité jusqu’à refuser un rein à son fils.
Le récit est
écrit dans une langue ciselée qui fourmille d’images choc, la
dernière rappelant l’image introductive du « Balcon » dans une
conclusion qui souligne le caractère éphémère et dérisoire de
l’existence.
L’ombre
emblématique de la troisième sœur Zhu
Le recueil
s’ouvre sur « La troisième sœur Zhu » et ce n’est pas pour rien.
Placée en tête, la nouvelle en est comme une introduction
symbolique et l’ombre du personnage plane sur les autres récits.
Le récit est
construit en flashback, la première des cinq parties montrant la
vieille femme objet de la risée du quartier, et les enfants
répétant ce que disent les adultes dans son dos : vieille folle,
vieille pute. Cette « troisième sœur » est une ancienne
chanteuse de cabaret, et elle avait trois « sœurs jurées », en
quelque sorte, qu’on appelait « la bande des quatre sœurs » (四姐妹帮),
qui vivaient dans une chaleureuse entente
.
L’aînée est étranglée par un client ivre ; la plus jeune est
atteinte de la « grande vérole », jamais nommée, sur laquelle
les médicaments achetés à prix d’or n’ont aucun effet. Elle
disparaît à son tour. La troisième sœur se marie, adopte deux
enfants, mais le mari se ruine et part sans laisser d’adresse
pour fuir ses créanciers. Le fils se marie et va vivre dans la
famille de sa femme. La fille reste avec sa mère. Elle meurt
écrasée par la foule dans une ruée de petites gens tentant de
sauver leurs économies à la porte d’une banque du Bund (épisode
historique, mais dont il n’est fait qu’une vague allusion, ce
pourrait aussi bien être aujourd’hui). Sa mère l’attend, on ne
la retrouve que huit jours plus tard. La « troisième sœur »
reste seule survivante.
Et la dernière
partie reprend l’histoire en boucle, avant le flashback, en
commençant par : on ne sait pas vraiment quand la troisième
sœur est devenue folle, ou si elle ne fait pas semblant. Ce qui
est sûr, c’est qu’elle est toujours là, comme si elle ne pouvait
pas mourir, comme si c’était une malédiction… La vie devient un
long supplice.
Cette vieille
femme est un nouvel avatar de la « femme des ruelles de
Shanghai » incarnée par la Wang Qiyao (王琦瑶)
du roman de
Wang Anyi (王安忆)
« Le chant des regrets éternels » (《长恨歌》).
Mais il n’y a rien de glorieux chez elle ; Wang Qiyao a eu des
amants et protecteurs riches et prestigieux, la troisième sœur
a mené une existence de chien et n’arrive même pas à mourir. Ses
relations avec sa fille, par ailleurs, la rapprochent du
personnage d’une autre mère, la Cao Qiqiao (曹七巧)
de « La Cangue d’or » (《金锁记》)
de
Zhang Ailing (张爱玲),
comme c’est le cas aussi de Yan Sufen dans la « Chronique d’une
greffe de rein ». On est loin de la mère dévouée et respectée,
pilier de la famille, de la littérature classique chinoise ou de
la mère héroïque de la littérature maoïste.
Ren Xiaowen
apparaît ainsi comme un digne épigone de ces deux illustres
représentantes de la littérature de Shanghai, et, comme elle,
s’en dégageant pour atteindre valeur universelle. Ce qui la
caractérise cependant, bien plus que l’une ou l’autre, c’est son
remarquable travail sur la forme et le style qui en fait une
écrivaine à part dans la littérature chinoise contemporaine.
Recherches de style
Style épuré
Ce qui frappe
dès l’abord, ce sont les phrases courtes, bien que moins courtes
que dans les portraits elliptiques des « 21 chapitres d’une vie
flottante ». Mais on ne sent pas pour autant une volonté figée
de brièveté laconique classique. La phrase s’adapte au récit.
Ainsi, dans « Difficiles adieux », lorsque Tao Xiaoxiao
rencontre le chat noir et s’en empare, elle a déjà la
soixantaine, c’est une femme usée, seule et morne. Mais le chat
lui redonne vie. La phrase de Ren Xiaowen est dominée par les
verbes, et là, on a une succession rapide de verbes courts qui
donne soudain une impression de jeunesse alerte et de vivacité,
et finalement d’un semblant de bonheur.
Cette prose
épurée est ponctuée d’images de détails qui ont la sobriété de
la poésie mais aussi son efficacité visuelle, et contribuent à
donner chair et consistance à ses personnages.
Langue Wu
Ce qui est
remarquable, c’est l’utilisation de termes et d’expression du
dialecte de Shanghai, ou plus précisément de la langue Wu (吴语)
dont le shanghaïen est un des dialectes. Cela rend évidemment la
lecture parfois difficile, d’autant plus que le wu s’écrit avec
des caractères anciens inhabituels. Mais le résultat est un
dépaysement du lecteur
qui ajoute à la dextérité avec laquelle sont décrits les
personnages. Ren Xiaowen l’a dit elle-même : « J’ai voulu écrire
ces instants où l’âme est étonnée » (想写出那些灵魂惊叹的时刻)
.
Si l’âme est
« étonnée », dans les nouvelles de ce recueil, c’est par la
confusion des sentiments, la solitude des êtres et la noirceur
de la nature humaine. Et la langue contribue à cet
« étonnement »
.
L’art de la
nouvelle
Ren Xiaowen
renouvelle constamment son écriture, la nouvelle étant sa forme
narrative de prédilection et celle où elle excelle. Elle
souligne d’ailleurs l’importance qu’a pour elle la nouvelle en
préfaçant son recueil d’un texte où elle s’en explique :
« Qu’est-ce qu’une nouvelle ? » (《短篇小说何为》),
ou « Pourquoi la nouvelle ? ». C’est presque une profession de
foi :
“作为一名中国作家,当我写作长篇小说,脑中不免会出现一些重大问题,诸如国家的历史、民族的苦难、整个社会的图景等。现实和历史给了我无限丰富的素材,但与此同时,素材的无限丰富,也可能限制住我对人性和生命的深度思考。这是一个需要警醒的陷阱。在此意义上,短篇小说写作能够激发我,帮助我拨开纷乱的现实细节,往人性的深处和生命的本质里走。”
« En tant
qu’écrivaine chinoise, quand j’écris un roman, je ne peux éviter
d’avoir en tête de grands thèmes comme l’histoire de la nation,
les tribulations du peuple, la peinture de la société, etc.
L’histoire et la réalité m’ont certes fourni des sujets d’une
richesse infinie, mais en même temps cette richesse même peut
très bien aussi limiter la profondeur de ma réflexion sur la vie
et la nature humaine. C’est un piège dont il faut être
conscient. C’est en ce sens que la nouvelle excite mon intérêt ;
elle m’aide à écarter la profusion de détails réalistes pour
aller jusqu’au plus profond de la nature humaine et vers
l’essence de la vie. »
Elle a certes
une vision pessimiste, mais elle la défend :
“当以悲观者的目光注视这个世界时,温暖和美的东西反而显眼,幸福的感觉也会被放大。而从小被培养得过分乐观的人,在迎面撞向生活时,疼痛和失望则可能加倍。我一直认为,只有在对他人和世事不做过分期待的时候,才可能有真正的理解和怜悯。”
« Lorsque
vous observez le monde d’un regard pessimiste, cela fait
ressortir ce qu’il a de chaleur et de beauté ; le sentiment de
bonheur en est magnifié. Ceux, en revanche, qui ont vécu dans un
optimisme excessif depuis leur enfance vont ressentir une
douleur et un désespoir accrus lorsqu’ils vont se trouver en
collision frontale avec la vie. Je pense vraiment que ce n’est
qu’en n’attendant pas trop des autres et du monde que l’on peut
véritablement faire preuve de compréhension et de compassion. »
Sa vision est
celle d’un monde éclaté, une « ère de fragmentation », ou de
« segmentation » (“碎片化的时代”) qui est la
nôtre. Ce qui est la raison même, toujours selon ses propres
dires, pour laquelle on ne peut plus écrire de romans à la
Balzac ou à la Dostoïevski ; plus personne ne veut écrire comme
Tolstoï écrivant Anna Karenine, dit-elle. Elle se place ainsi
dans la continuité de « L’ère du soupçon » de Nathalie Sarraute.
Parmi les
auteurs qu’elle cite comme sources d’inspiration
– outre
Singer, Chekhov, Babel ou Hemingway, pour leurs nouvelles – elle
se trouve une affinité particulière avec le Russe Leonid
Andreïev, pour sa hantise de la mort et ses thèmes obsédants
comme la folie et le dérèglement de la raison, mais surtout
avec Flannery O’Connor ou Claire Keegan : la première
pour sa vision sombre
de la nature humaine et son obsession d’une rédemption
impossible, la seconde pour l’art avec lequel elle dépouille son
langage pour le réduire à une narration presque muette de perte,
de solitude et de regret.
Pétrie de
littérature chinoise classique, Ren Xiaowen se projette aussi
dans une littérature universelle où elle trouve des échos à ses
propres préoccupations.
Ces
textes sont aussi de véritables défis à la traduction
pour traduire non tant l’histoire (qu’est-ce que ça
raconte ?) que la manière dont elle est contée.
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