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« Le Balcon » de Ren Xiaowen : une
réussite narrative et stylistique
par Brigitte Duzan, 21 mai 2021
Publié en 2011, « Sur le balcon » (《阳台上》) nous fait
entrer de plain-pied dans l’univers narratif de
Ren Xiaowen
(任晓雯),
et ce
dès les quelques
lignes introductives : elles esquissent le tableau
lugubre d’une ville au petit matin où la pluie de la
nuit, bien loin de les nettoyer, fait briller les
détritus dans la rue à la lueur de l’éclairage
urbain. C’est une image vaguement cauchemardesque,
d’une ville fantomatique où la seule trace humaine
est le bruit grinçant que font des tongs en glissant
sur le pavé, où un rat écrasé sur l’asphalte prend
figure de symbole, comme laissant augurer une autre
Saison en enfer.
Voilà bien la Shanghai de Ren Xiaowen, loin de la
mégapole ultra-moderne et des circuits
touristiques : une ville de réfugiés, d’immigrants,
de familles pauvres, tout un univers de maisons
délabrées, de ruelles qui eurent leurs heures de
gloire, célébrées par
Wang Anyi (王安忆) ;
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Sur le balcon, éd. originale |
une ville déglinguée, promise à démolition quand ce n’est
déjà fait, une ville marquée du sceau de la pauvreté, avec
pour corollaires la mort et la maladie mentale, mais sans
excès, juste esquissés comme éléments de la vie courante,
dans un style poétique qui donne au récit des contours
allusifs, jusqu’aux confins du rêve, parfois. Cette
Shanghai-là, c’est le décor, mais c’est aussi le sujet de
Ren Xiaowen, sur lequel elle ne finit pas de broder.
« Sur le balcon » est une réussite narrative autant que
stylistique, mêlant brèves intrusions poétiques dans la réalité
urbaine et dialogues très vivants, d’un grand réalisme, qui
brossent les portraits des personnages mieux que ne le feraient
des développements descriptifs. Mais ces différents portraits, à
commencer par celui, haut en couleur, du père, ne sont là que
pour mettre en valeur le personnage central du jeune Zhang
Yingxiong (张英雄)
et expliquer son comportement.
Une narration sophistiquée
Structuré en trois parties, la première en flashback après
l’introduction, le récit commence par dépeindre un vieux
quartier où la maison du jeune Zhang Yingxiong doit, comme les
autres, être rasée. S’accrochant au seul bien qu’il possède, le
père, ancien ouvrier un peu fruste, refuse les propositions de
dédommagement qui lui sont faites et, alors que les voisins
déménagent un à un, se met à boire et meurt d’une crise
cardiaque. Après son décès, sa veuve signe l’offre de
compensation et la maison est rasée. Zhang Yingxiong se met
alors en tête de venger son père, comme dans un roman d’arts
martiaux.
Ren Xiaowen |
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Son seul nom est d’un symbolisme ironique, car Zhang
Yingxiong signifie en effet Zhang le Héros, un
« héros » qui se nourrit lui-même de romans d’arts
martiaux, ces
romans de wuxia (武侠小说)
dont lui-même est friand ; mais cette ironie ne fait
que mieux ressortir le caractère timoré et
introverti du personnage, né des brimades de son
père. Dans la Shanghai de Ren Xiaowen, il ne peut y
avoir que des héros déchus, avec pour seule arme un
misérable canif acheté à la supérette du coin.
Outre ce clin d’œil, Ren Xiaowen place aussi son
récit sous le signe des films de Hitchcock, en
développant son histoire sur le mode de Fenêtre
sur cour. D’une fenêtre à l’arrière du petit
restaurant où il s’est fait embaucher, Zhang
Yingxiong peut en effet apercevoir le balcon de
l’appartement où habite le fonctionnaire chargé des
expulsions qu’il juge responsable du décès de son
père. |
Ruminant son désir de vengeance, il observe la fille de cet
homme, sur le balcon d’en face, et la suit dans la rue quand
elle sort, pensant en faire l’instrument de sa vengeance.
Mais il s’aperçoit peu à peu que les choses ne sont pas
aussi simples que ce qu’il avait imaginé.
L’art du portrait
Le récit se poursuit en déroulant une histoire subtile où chaque
personnage est un caractère-type comme dans Les Caractères
de La Bruyère, un caractère dont l’aspect satirique est enrobé
dans le sous-entendu et dont l’ensemble forme un tableau acéré
de la société. Tout est dit sans le dire, à travers ces
personnages, et en particulier les inégalités criantes
renforcées par la course à la croissance : on devine dans la
mère de Yingxiong une de ces femmes dont l’avenir a été sacrifié
à celui de son frère, promis à un bel avenir grâce à ses études,
mais qui la maintient dès lors dans un mépris glacial, elle, la
femme d’un ouvrier ; les deux enfants ne font que renforcer la
distance ainsi établie par les études et le statut qu’elles
confèrent. La même inégalité frappe Yingxiong et son copain,
face à leurs cothurnes « cols blancs » qui ne sont eux-mêmes que
des sous-fifres de la pimpante urbs moderne et des aspirants à
la réussite sociale venus d’ailleurs. Quant au préposé aux
délogements, il fait son travail pour gagner sa vie, mais
celle-ci n’est pas plus rose que celle des autres.
Dans cette société mortifère pour les inadaptés et les
marginaux, Yingxiong tente d’apprendre à vivre, mais pallie ses
frustrations par l’évasion dans le rêve, ponctuée de brèves
flambées de violence impuissante. Ren Xiaowen distille ainsi
avec brio, tout au long de son récit, une tension dont le
suspense n’est levé qu’à la toute fin, dans une conclusion
ouverte, volontairement non dramatique, qui laisse la place,
soudain, à l’émotion et au rêve, dans la lumière dorée du petit
matin, comme si tout le reste n’était qu’un cauchemar nocturne.
« Sur le balcon » apparaît ainsi comme un point
d’orgue dans l’œuvre de Ren Xiaowen : un modèle dont
les caractéristiques, tant du point de vue narratif
que stylistique, se retrouvent – épurées - dans la
série de courts récits comme autant de portraits
qu’elle a publiés à partir de la fin de l’année
2015 en les regroupant sous le titre
« Vies fugitives » (《浮生》).
Elle a depuis lors encore peaufiné et épuré son
style, comme en témoigne le recueil de nouvelles
courtes publié en juin 2020 – « La troisième fille
des Zhu » (《朱三小姐的一生》)
- six récits témoignant d’une profonde sympathie
envers les souffrances du petit peuple des ruelles
de Shanghai, et surtout les femmes. Ses romans
eux-mêmes participent d’une tentative de
renouvellement de l’écriture de fiction et, en un
sens, relèvent de l’art du portrait affiné dans ses
nouvelles.
« Sur le balcon » méritait d’être traduit, et
d’inaugurer la nouvelle collection –
Novella de Chine – de
l’Asiathèque.
Sur le balcon, trad.
Brigitte Duzan
L’Asiathèque, coll. Novella de Chine, mai 2021. |
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Sur le balcon, traduction française
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Images, références et allusions dans « Sur le balcon »
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