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				Cao Yaping
				曹亚平 
				Ren Xiaowen 
				任晓雯 
				par Brigitte Duzan, 28 août 
				2016 
				  
				Cette nouvelle de
				
				
				Ren Xiaowen (任晓雯) 
				est l’un des portraits de sa série « Vies fugitives » (《浮生》). 
				Elle est fascinante à divers égards, et d’abord par son style, 
				d’une extrême concision, comme une langue classique d’une 
				expression raffinée mâtinée d’expressions du dialecte de 
				Shanghai, les deux se mêlant dans la plus parfaite harmonie. 
				  
				Mais c’est aussi l’une 
				de ces nouvelles typiques, depuis la 
				
				littérature d’avant-garde de la fin des 
				années 1980, qui dépeint une période 
				historique sans en préciser ni les dates ni les événements ; 
				mais les détails du quotidien sont tellement bien choisis que 
				l’on devine l’époque sans problème : de la fin des années 1950 
				aux lendemains de la Révolution culturelle.   
				  
				Dès la première ligne, 
				avec les deux indications du cinéma et du film évoqués, Ren 
				Xiaowen situe brillamment le cadre non seulement temporel mais 
				aussi spatial du début de sa nouvelle : Shanghai, vers 
				1957-1958. 
				  
				Le reste est un 
				parcours socio-culturel de l’époque et de son ambiance, vue du 
				côté des jeunes instruits, dans le cadre tout particulier de 
				Shanghai, avec détails et anecdotes spécifiques, mais sans 
				dramatisation grâce à une certaine distanciation narrative. On 
				appréciera au passage les menus éléments de la vie quotidienne, 
				y compris de la littérature en vogue chez les jeunes instruits 
				au début des années 1970…  
				  
				C’est d’un réalisme 
				très bien documenté, mais transcendé par la langue qui porte le 
				texte vers le classicisme.    
 
				  
					
						| 
						曹亚平至今记得那个夏天。他看完《柏林情话》1,定在胜利电影院门口2。天野已然玄青,对街牙白色楼顶上,镶了一丝浅粉。散场和入场的人,同时从前后冲刷他。吃纸杯冰激淋3的女学生,将他挤动起来。他捂着两腋痱子4,走过七站路。一个新鲜的人生理想,在身体里持久震荡。 
						  
						1. 
						《柏林情话》Bólín 
						qínghuà  Eine 
						Berliner Romanze (A Berlin Romance) : film d’Allemagne 
						de l’Est de Gerhard Klein, sorti en mai 1956 – inspiré 
						du néo-réalisme italien, il conte l’histoire d’une jeune 
						vendeuse de Berlin Est qui, passée à Berlin Ouest, 
						attirée par les lumières et la vie de l’autre côté du 
						mur, tombe amoureuse d’un jeune mécanicien au chômage… 
						il est considéré comme l’un des meilleurs films réalisés 
						à Berlin Est à la fin des années 1950, dénonçant la 
						culture consumériste et l’américanisation de Berlin 
						Ouest.  
						2. 
						胜利电影院 
						shènglì 
						diànyǐng yuàn 
						le cinéma La 
						Victoire, l’un des plus anciens cinémas de Shanghai, 
						ouvert en 1928 (民国18年2月开幕) 
						dans le quartier de Hongkou (虹口). 
						Initialement  |  | 
						
						 
						A Berlin Romance |  
				appelé « Grand Théâtre 
				de Hollywood » (好莱坞大戏院), 
				rebaptisé « Cinéma La Victoire » en décembre 1949, puis « Cinéma 
				d’art La Victoire » en 1989 (胜利艺术电影院). 
				    
				3. 
				冰激淋
				bīngjīlìn 
				ice-cream  
				4. 
				痱子 
				fèizi 
				éruption miliaire, ou boutons de chaleur   
					
						| 
						
						 
						L’ancien Cinéma La 
						Victoire à Hongkou (rue Zhapu 
						乍浦路) |  | 
						Cao Yaping se 
						souvient encore de cet été. Il était allé voir « La 
						romance de Berlin » au cinéma La Victoire, et, à la fin 
						du film, était resté planté à la porte du cinéma. Le 
						ciel était déjà d’un noir d’encre, mais l’ivoire des 
						toits, de l’autre côté de la rue, était encore ourlé 
						d’une fin liseré rose pâle. Les spectateurs qui 
						sortaient du cinéma et ceux qui y entraient le 
						bousculaient au passage. Une étudiante qui mangeait une 
						glace dans une coupelle en carton l’avait poussé pour le 
						faire avancer. Couvrant des deux mains ses aisselles 
						irritées par des boutons de chaleur, il avait marché 
						dans la rue  |  
				sur une distance de 
				sept stations de bus, un rêve de vie nouvelle le faisant vibrer 
				intérieurement.  
				  
					
						| 
						
						高三毕业,曹亚平报名上海戏剧学院表演系。收到准考证,压在桌玻璃下,不时看一晌。彼时,就职国棉十七厂的大哥1,反复谈论大字报;念中学的小妹,常带《青年报》2回家,誊抄转载的社论。他不及留意,直至五毛钱3报名费,被兑成邮票,退了回来。 
						  
						1. (上海市)国棉十七厂 
						
						Shanghai No.17 National Cotton Factory, ou filature de 
						coton n° 17, fondée en 1922 rue Yanshupu (杨树浦路), 
						district de Yangpu, au sud de Hongkou. 
						2. 
						《青年报》Qīngnián 
						bào 
						le Quotidien 
						de  |  | 
						
						 
						La filature de coton n° 
						17 |  
				la jeunesse, organe 
				officiel de la Ligue de la jeunesse communiste, créé en juin 
				1949. 
				3. 
				五毛钱 
				wǔmáoqián 
				cinq mao, un 
				dixième de yuan, somme très faible, mais non négligeable pour 
				l’époque. 
				  
					
						| 
						
						 
						Le Quotidien de la 
						jeunesse en 1958 |  | 
						A la fin du 
						secondaire, Cao Yaping avait présenté sa candidature aux 
						cours d’interprétation du célèbre Institut d’art 
						dramatique de Shanghai. 
						Sa carte d’admission à l’examen d’entrée, 
						il l’avait glissée sous le verre de son bureau, 
						et y jetait un 
						coup d’œil de temps en temps. A l’époque, son frère 
						aîné, qui travaillait dans l’usine 17 de la filature 
						nationale de coton, parlait sans cesse des affiches en 
						gros caractères ; et sa petite sœur, encore au collège, 
						rapportait souvent à la maison le Quotidien de la 
						jeunesse dont elle copiait les éditoriaux. Alors, sans 
						plus même se préoccuper des cinq mao de frais 
						d’inscription qu’il avait envoyés par la poste, il la 
						retourna. 
						  
						两年后,曹亚平乘友谊号客轮,至崇明东风农场1。翌年成为“修地球”能手2。插秧、施肥、耘地、锄草、间苗、采棉、割稻、挑担、脱粒。他肤色微黝,两肩硬茧。头顶大草帽,腕缠白毛巾。走在人群中,扎高半头,得“长脚”称号。女知青们注意他,说他肖似梁波罗3。 |  
				  
				1. 
				崇明 
				Chóngmíng 
				île dans l’embouchure 
				du Yangzi, au nord de Shanghai, sous l’autorité administrative 
				de la municipalité de Shanghai depuis décembre 1958. Beaucoup 
				des jeunes Shanghaïens « envoyés à la campagne » en 1968 n’ont 
				pas été plus loin ; ils y ont participé à des travaux 
				d’assèchement et de mise en valeur des terres. 
				2. 
				修地球 
				xiū dìqiú 
				mettre en valeur et embellir  
					
						| 
						la Terre, 
						programme donné aux jeunes instruits dans le cadre du 
						vaste mouvement de départ des jeunes à la campagne à la 
						suite de l’appel de Mao du 12 décembre 1968 (上山下乡运动) 
						3. 
						梁波罗 
						Liáng Bōluó
						
						acteur de cinéma né en 1939, sorti en 1959 de l’Institut 
						d’art dramatique de Shanghai, devenu célèbre en 1961 
						pour son interprétation de Liang Hong (梁洪), 
						dans le film de Liu Qiong (刘琼) 
						« Army Depot n° 51 » (《51号兵站》). 
						    
						Deux ans plus 
						tard, Cao Baoping embarquait à bord du bateau L’Amitié 
						pour se rendre à la  |  | 
						
						 
						Liang Boluo dans le rôle 
						de Liang Hong |  
				ferme Vent d’Est de 
				Chongming. L’année suivante, il était devenu un expert en " Mise 
				en valeur  
					
						|   
						
						 
						Le cadavre vert, édition 
						2006 |  | 
						de la Terre ». 
						Transplantation du riz, apport d’engrais, sarclage, 
						binage, éclaircissage, récolte du coton, fauchage du 
						riz, transport à la palanche, battage. Il avait la peau 
						tannée, les épaules calleuses, portait un grand chapeau 
						de paille sur la tête, et une serviette blanche enroulée 
						autour du poignet. Quand il marchait au milieu des 
						autres, il les dépassait d’une demi-tête ; on l’avait 
						donc surnommé « Grandes jambes ». Il était le point de 
						mire des jeunes instruites : elles disaient qu’il 
						ressemblait à Liang Boluo.    
						曹亚平擅讲故事。收工后,空酒瓶插了野花,置于行李箱拼成的桌上。倚桌开讲《绿尸体》1、《基督山恩仇记》、《安娜·卡列尼娜》。室友冯军间歇演奏小提琴。宿舍挤满人,听完犹自2不去。卸下3门板当饭桌,拎一只洋火炉,烹4几道小菜。气枪打了麻雀,与面疙瘩5同煮。稻田放水时捡的鲫鱼6,高筒套鞋装回做汤。手电筒裹上红布,诱捕7整整一面锣螃蟹8,蒸得膏黄喷香。兼佐农友探亲带回的辣酱9、炒麦粉、大白兔奶糖10。轧轧三胡11,咪咪老白酒12。 |    
				1. 
				《绿色尸体》 « Le 
				cadavre vert », l’un des textes interdits qui circulaient sous 
				le manteau, en manuscrits, pendant la Révolution culturelle, en 
				particulier parmi les jeunes instruits ; ils ont pour la plupart 
				été édités après la Révolution culturelle - beaucoup étaient des 
				histoires d’amour, mais celui-ci est un roman d’épouvante, de 
				l’un des principaux auteurs dont les textes ont commencé à 
				circuler ainsi en 1971 : 
				Zhang 
				Baorui (张宝瑞).  
				2. 
				犹(自)
				
				yóu(zì) 
				(litt.) encore  
				3.
				卸下 
				xièxià 
				décharger, démonter
				 
				4. 
				烹 
				pēng faire bouillir ou 
				frire  
				5. 
				面疙瘩 
				miàn gēda boulettes de 
				pâte  
				6. 
				鲫鱼 
				jìyú 
				carpe bâtarde 
				  捡 
				jiǎn 
				ramasser   
				7. 
				诱捕 
				yòubǔ 
				attirer dans un piège
				 
				8. 
				螃蟹 
				pángxiè 
				crabe   
				9. 
				辣酱
				làjiàng 
				pâte de soja
				pimentée  
					
						| 
						10. 
						大白兔奶糖 
						Dàbáitù 
						Nǎitáng 
						 bonbons au lait de la marque White Rabbit lancés en 
						1943 à Shanghai par l’usine de bonbons ABC – ces bonbons 
						ont été promus comme produits nutritifs par le slogan 
						« Sept bonbons White Rabbit sont l’équivalent d’une 
						tasse de lait ». Dans les années 1970 et jusqu’au début 
						des années 1990, les étudiants ont pris le slogan à la 
						lettre en faisant du « lait chaud » en faisant dissoudre 
						les bonbons dans des casseroles d’eau chaude.   
						11. 
						轧轧三胡 
						yàyà sānhú 
						"faire 
						grincer"  |  | 
						
						 
						Les bonbons White Rabbit |  
				un sanhu (en 
				jouer mal : yà en Shanghai hua est le bruit d’une scie) – 
				le sanhu est un erhu avec une corde de basse 
				supplémentaire.  
				12. 
				咪咪(白酒)
				mīmī (báijiǔ)
				
				(exp. de Shanghai hua)
				boire à petites 
				gorgées (de l’alcool blanc). 
				A Shanghai, on ne dit 
				pas “喝” 
				mais “吃”:
				吃水、吃酒.
				咪咪老酒是小口小口个吃酒 
				  
				Cao Baoping était un 
				conteur né. Après le travail, il mettait une fleur sauvage dans 
				une bouteille d’alcool vide, la posait sur une valise en guise 
				de table, et, penché sur cette table improvisée, se mettait à 
				conter « Le cadavre vert », « Le Comte de Monte-Cristo » ou 
				« Anna Karenine ». Son camarade de chambrée Feng Jun 
				l’accompagnait en jouant des intermèdes au violon. La pièce 
				était bondée, et, à la fin de la séance, personne ne partait. 
				Sur un battant de porte démonté servant de table à manger, ils 
				posaient un petit réchaud pour faire cuire quelques plats de 
				légumes. Ils tuaient quelques moineaux à la carabine, et les 
				faisaient revenir avec des boulettes de pâte. Quand les rizières 
				étaient inondées, ils en rapportaient des carpes qu’ils allaient 
				attraper en mettant de hautes bottes en caoutchouc, et dont ils 
				faisaient de la soupe. En enveloppant des torches électriques de 
				tissu rouge, ils piégeaient des crabes et en attrapaient des 
				tamis entiers ; cuits à la vapeur, ils prenaient une belle 
				couleur jaune et dégageaient une odeur délicieuse. Il y avait 
				aussi de la pâte de soja pimentée rapportées de leurs visites 
				chez leurs amis paysans, de la farine de blé sautée et des 
				bonbons White Rabbit. Le tout accompagné de grincements de 
				sanhu et de lampées d’alcool blanc.          
				  
				吃到酒气冲头,齐吼《知青之歌》1。吼罢,眼底浮泪。点一支牡丹烟2,怅怅然轮抽,掏起私房话。说陆续有人上调。冯军道:“曹亚平,哪天咱们都回去了,我骑着老坦克,到你楼下喊,长脚,下来啦,上班去。”曹亚平哽声道:“我不上班,我要念戏剧学院。我的人生理想是当演员。”邻室王红旗接话:“屁精才当演员。”曹亚平一拳击中他鼻梁。众人两厢劝开,煞兴而散。 
				  
				1. « Le chant de la 
				jeunesse » (《知青之歌》) 
				est un célèbre roman publié début 1958. Une adaptation 
				cinématographique a été réalisée dès 1959, pour le dixième 
				anniversaire de la fondation de la République populaire, le film 
				exaltant l’épopée révolutionnaire avec une construction sur 
				quelques thèmes musicaux qui en font un véritable poème lyrique. 
				Le chant principal est devenu un « tube ».  
				Voir l’analyse du 
				roman et du film :  
				
				
				http://www.chinese-shortstories.com/Adaptations%20cinematographiques_YangMo_Le_chant_de_la_jeunesse.htm 
				2. 
				牡丹烟 
				mǔdan yān 
				cigarettes de la 
				marque Peony (pivoine), fabriquées à Shanghai.  
				  
					
						| 
						
						 
						Un paquet de Peony |  | 
						Quand l’alcool 
						leur était monté à la tête, ils se mettaient tous 
						ensemble à hurler « Le chant de la jeunesse », les 
						larmes aux yeux. Ils allumaient alors une cigarette 
						Peony et, à regret, se la faisaient passer pour en tirer 
						une bouffée à tour de rôle, moment qui leur inspirait 
						des conversations intimes. Ils parlaient de leurs futurs 
						transferts. Un soir, Feng Jun dit : « Cao Yaping, quand 
						nous serons tous rentrés, j’enfourcherai mon vieux vélo 
						pour aller jusqu’en bas de chez toi, et je te crierai : 
						eh, Grandes Jambes, descends, au boulot ! » Mais Cao 
						Yaping lui répondit d’une voix étouffée : « Non, je 
						n’irai pas au boulot, je veux entrer à l’Institut d’art 
						dramatique. Mon désir le plus cher, depuis toujours, 
						c’est d’être acteur. » - « Etre acteur, s’exclama son 
						voisin de chambrée Wang Hongqi, mais c’est un truc de 
						pédé ! ». Cao Yaping lui envoya un coup de poing sur le 
						nez. On les sépara, et tout le monde s’en fut avec un 
						sentiment de frustration. |  
				  
				次年,场部来了工作组,发动“一打三反”1。讲故事的曹亚平,被定为“宣扬封资修毒素的黑势力”。隔离、批斗、监督劳动2、办“学习班”。大字报贴满食堂和宿舍屋山头3。没人敢搭讪,唯目光相接,默递一支烟。 
				  
				1. 
				“一打三反” 
				yīdá sānfǎn 
				éliminer les trois 
				anti d’un coup, campagne lancée en 1970 pour améliorer la 
				situation économique catastrophique, en luttant contre la 
				corruption, mais surtout la persistance des luttes entre 
				factions. Elle entraîna une nouvelle vague d’arrestations, à 
				Shanghai en particulier, où ces vagues d’arrestations étaient 
				périodiques.  
				2. 
				监督劳动 
				jiāndū láodòng 
				littéralement : 
				travail sous contrôle, supervisé.    
				 
				
				3. 屋山头 
				wū shāntóu 
				partie supérieure (山头) 
				d’un bâtiment, ou d’un mur dans une pièce  
				  
				Cette année-là, au 
				bureau administratif de la ferme arriva une équipe de travail 
				chargée d’y mettre en œuvre le mouvement « Eliminer les trois 
				anti d’un coup ». Le conteur Cao Yaping fut déclaré « puissance 
				noire venimeuse prônant les valeurs féodales et capitalistes ». 
				Il fut isolé, soumis à des séances de lutte, condamné aux 
				travaux forcés, et à suivre des cours de rééducation. Le haut 
				des murs du réfectoire et des dortoirs fut couvert d’affiches en 
				gros caractères. Personne n’osa lui adresser la parole, la seule 
				éloquence était dans les regards, tandis qu’on lui offrait une 
				cigarette en silence. 
				  
				
				王红旗检举,冯军是曹亚平小兄弟,同属一个小集团。一日,冯军趴在床上,用小提琴弓毛套住自己脑袋,勾到床头横档上。室友发现时,他已身体僵硬,双脚青紫,看似一条被命运拉紧项圈的狗1。 
				  
				1. 
				拉紧项圈 
				lājǐn 
				serrer, tendre / xiàngquān
				
				collier 
				  
				Wang Hongqi dénonça 
				Feng Jun comme étant le frère juré de Cao Yaping, et appartenant 
				au même groupuscule. Un jour, Feng Jun grimpa sur son lit, 
				s’attacha autour du cou les cordes de l’archet de son violon, 
				puis l’accrocha à la barre transversale au pied du lit. Quand 
				ses camarades de chambrée le découvrirent, le corps était déjà 
				raide. Il était pourpre jusqu’aux pieds, comme un chien condamné 
				par le sort à mourir étouffé par son collier.     
				  
				运动骤然开始,悄然结束1。如洪水扫荡而过,留一地荒碱2。曹亚平佝了背,缩了脖。满颌胡渣3,犹如苔藓4。白天扛泥络担,拖两脚泥水,在开河工地里走。夜晚睁大眼睛,听岛风拨刺白垩墙缝,呜呜作声。门后挂晾的汰脚布,无人取用,冻得硬梆梆。想起是冯军“畏罪自杀”遗物。偷偷收好。 
				  
				1. 
				骤然 
				zhòurán brusquement, tout d’un coup /
				悄然 
				qiǎorán 
				sans bruit, furtivement 
				2. 
				荒碱 
				huāng 
				stérile, inculte /jiǎn alcalin (de ph élevé, donc peu 
				fertile) 
				3. 
				满颌胡渣 
				mǎnhé húzhā 
				être mal rasé (颌 
				hé 
				maxillaire /
				渣 
				zhā 
				dépôt, scorie) 
				 
				4. 
				犹如苔藓 yóurú 
				táixiǎn 
				semblable à de la mousse  
				  
				Lancé tambour battant, 
				le mouvement prit fin sans éclat. Mais, comme après une 
				inondation ayant tout submergé, il laissa derrière lui un 
				paysage dévasté. Cao Yaping courba le dos et rentra le cou dans 
				les épaules. Il avait une barbe mal rasée, semblable à du 
				lichen. Toute la journée, il travaillait les jambes dans la boue 
				pour creuser le lit du fleuve en évacuant la vase à la palanche. 
				La nuit, les yeux grands ouverts, il écoutait le bruit du vent, 
				sur l’île, qui sifflait dans les fentes des murs blanchis à la 
				chaux. Derrière la porte était suspendue une serviette
				pour s’essuyer les pieds, inutilisée et durcie par le 
				gel. C’était un souvenir, qu’il avait rangé en cachette, laissé 
				par Feng Jun au moment de « se suicider pour échapper à sa 
				punition »,  
				  
				
				室友皆次回城。当交警、进航道局、做中学老师、入工矿企业。新来者叽喳嬉闹,春游似的。笑言绑行李的草绳藏藏好,今朝下乡,明日上调。曹亚平嫌他们粗鄙,怏怏寡交。逾数年,上调骤减,渐而悄悄取消。开始顶替政策。知青们通关系,找门路。病退、困退、商调。花样百出地离开1。 
				  
				1.
				花样百出 
				huāyàng bǎichū 
				en utilisant 
				toutes sortes de ruses (花招) 
				  
				 [les camarade de 
				chambrée reviennent un à un en ville… en usant de mille ruses 
				pour partir…  ]  
				  
				
				宿舍空了泰半,长起蘑菇和霉斑。留守者疯野了。吃酒、旷工、斗殴。曹亚平的新室友,每晚打大怪路子。经他抗议,移去路灯下。打过通宵,意犹不足。每人五分洋钿1,凑足一元整,赌吃煤球。真有人煤球兑水,一饮而尽。还打赌吃油肉、喝酱油、荡竹竿。仿佛玩掉性命才好。 
				  
				1. 
				洋钿 
				yángtián 
				(dial.) = 
				银元 
				  
				  
				[le dortoir se vide à 
				moitié… ceux qui restent deviennent fous : ils boivent, se 
				battent… la nuit les nouveaux arrivés font la fête, Cao Yaping 
				sort dans la rue, et erre sans but… ] 
				  
				曹亚平父母早已退休,顶替无望1;参加高考,得分二百八十五,因“政治表现不佳”被刷。年复一年,面皮如鼓皮,抻得松弛了。才犹犹豫豫,起念成家。 
				
				梁惠珍是场部小学老师。父母皆在场部医院。母亲跟小姐妹抱怨:“姓曹的大珍珍十多岁。除了几分皮相,啥都没有。珍珍吃死爱死,还要闹自杀。是我帮她洗的胃,眼泪水流光,只得同意下来。” 
				  
				1. 
				顶替无望 
				dǐngtì 
				remplacer / wúwàng
				sans espoir [quand les jeunes instruits sont rentrés chez 
				eux après la Révolution culturelle, ils n’avaient pas de 
				travail, une solution était donc que les parents partent à la 
				retraite pour qu’ils puissent prendre leur place] 
				  
				Les parents de Cao 
				Yaping avaient déjà pris leur retraite, il ne pouvait donc 
				espérer les remplacer ; il passa l’examen d’entrée à 
				l’université, et obtint 285 points, mais, comme il n’avait pas 
				« une bonne attitude politique », il ne fut pas admis. D’année 
				en année, la peau de son visage fit comme la peau d’un tambour, 
				à force d’être tendue elle se relâcha. Mais il hésitait toujours 
				à se marier.  
				Liang Huizhen était 
				institutrice dans l’école dépendant de la ferme, et ses parents 
				travaillaient tous les deux à l’hôpital. Sa mère se plaignait 
				auprès de ses sœurs : « Ce dénommé Cao a plus de dix ans de plus 
				que Zhenzhen, et il n’a pas un sou vaillant. Mais elle en est 
				follement amoureuse, et se suiciderait pour lui. Mais je lui 
				ferai un bon lavage d’estomac, et, une fois les larmes séchées, 
				on sera d’accord ».   
				  
				曹亚平和梁惠珍,领好结婚证,敲下大喜日。梁家老夫妇换了新衣,坐船至吴淞码头1,转乘公交车。花费一星期,给上海亲友逐家递喜贴。又在绿杨村大酒店2,预订十二桌。曹亚平也作忙碌准备状。梁惠珍一到,室友嚷嚷,“新娘子来啦”,跑个精光。 
				  
				1. 
				吴淞 
				wúsōng 
				le quartier de Wusong, 
				du nom de la rivière Wusong, ancien nom de la rivière Suzhou ; 
				c’est une zone au nord de Shanghai, qui était autrefois un port 
				séparé, à une vingtaine de kilomètres du centre de la ville, le 
				long du Huangpu, face à l’île de Chongming.  
				2. 
				绿杨村大酒店 
				lǜyáng cūn dà jiǔdiàn
				Grand Hôtel 
				du Village du Peuplier vert - 村 
				cūn 
				est traditionnellement 
				la plus petite sous-division administrative suburbaine de 
				Shanghai. 
				  
				Quand Cao Yaping et 
				Liang Huizhen eurent obtenu leur certificat de mariage, ils 
				firent une grande fête. Les parents de Liang Huizhen mirent des 
				habits neufs et prient un bateau pour aller jusqu’au quai de 
				Wusong, puis un bus. Ils avaient passé une semaine à envoyer des 
				invitations à leurs parents et amis de Shanghai, et avaient en 
				outre réservé douze tables dans le Grand Hôtel du Peuplier vert. 
				Cao Yaping s’était lui aussi beaucoup investi dans les 
				préparatifs. Les cris de ses camarades de chambrée saluèrent 
				l’arrivée de Liang Huizhen : « vive la mariée ! », dans une 
				clameur radieuse.   
				  
				少时,传闻将有“拷浜”政策1,单身知青统一回沪。有人漏给曹亚平。曹亚平捽住他衣领,拎得双脚离地。那人嘴唇抖抖道:“保不准是谣言呢。”曹亚平狂奔而出,不知所往。清晨归来,鞋袜尽失,满腿沙板土,颊颐明显凹瘦了。 
				  
				1. 
				“拷浜”政策 "kǎo 
				bāng" zhèngcè  
				mesure administrative 
				prise au début des années 1980 à Shanghai, alors qu’il ne 
				restait presque plus personne à Chongmiing. Les « jeunes non 
				mariés » ont été autorisés à revenir tous ensemble à Shanghai ; 
				cela a entraîné une série de faux divorces… 
				Le terme "kǎo 
				bāng"
				[拷
				kǎo battre – ici 
				barrer / 浜 
				bāng 
				petit ruisseau] est dérivé d’une expression du dialecte de 
				Shanghai. A l’origine, il se réfère à une manière rudimentaire 
				d’attraper des poissons, en faisant un barrage en travers d’un 
				ruisseau, pour assécher la partie en aval, en écopant. Ensuite 
				on a utilisé le même terme dans un sens dérivé quand des maisons 
				étaient inondées, dans des quartiers d’immigrants pauvres comme 
				Zhabei, par exemple : les gens fabriquaient des barrages de 
				fortune contre l’eau, et écopaient avec des seaux.  
				   
					
						| 
						Peu de temps 
						auparavant, le bruit avait couru que les autorités 
						avaient pris un arrêté autorisant les jeunes instruits 
						non mariés à revenir en bloc à Shanghai. Quelqu’un en 
						informa Cao Yaping ; mais il l’attrapa par le col et le 
						souleva de terre, alors l’autre lui dit d’une voix 
						tremblante : « ce n’est peut-être qu’une rumeur ». Cao 
						Yaping se rua dehors comme un fou, et déambula jusqu’au 
						petit matin ; il revint sans chaussures ni chaussettes, 
						les jambes couvertes de sable et de terre, le visage 
						émacié.     |  | 
						
						 
						kǎo bāng 
						à Shanghai après des pluies torrentielles |    
				
				隔日,梁惠珍来,商议订做西装。见他恍恍不语,便说:“你是喝过墨水的上海高中生,跟我结婚,亏了是吧。今天把话讲清楚。”曹亚平讶然抬眼1,铆牢2她的小圆面孔,一字一顿道:“我不想结婚了。” 
				  
				1. 
				讶然 yarán 
				(d’un air) ébahi   
				2. 
				铆 
				mǎo 
				riveter / 
				牢 
				láo 
				ferme  
				  
				Le lendemain, Liang 
				Huizhen arriva dans un tailleur à l’occidentale fait sur mesure. 
				Le voyant l’air égaré et mutique, elle lui dit : « Toi qui as 
				été lycéen à Shanghai, tu ne gagnes pas à te marier avec moi. 
				Aujourd’hui il faut que tu me dises clairement ce que tu 
				penses. » Cao Yaping leva les yeux d’un air ébahi, saisit 
				fermement son petit visage rond et prononça nettement, en 
				articulant : « Je n’ai pas l’intention de me marier. »       
				  
				言罢,任由她半跪于前,道歉哀求。她哭,他也落泪。面皮赪红1,却不松口。入暮,梁家父母同来。父亲道:“请你讲讲真实想法。”母亲推开老伴,戳着2曹亚平额头,骂他政治落后,作风腐败。言辞越难听,曹亚平越释然3,“不离也行。婚礼我不来,你们更没面子。” 
				  
				1. 
				赪(红)
				chēng 
				(hóng) d’un 
				rouge sombre    
				2. 
				戳 
				chuō piquer/pointer
				 
				3. 
				释然 
				shìrán 
				soulagé, détendu   
				  
				Sur quoi il se laissa 
				tomber à moitié à genoux devant elle, en implorant son pardon. 
				Elle se mit à pleurer, et lui aussi versa des larmes, le visage 
				écarlate, mais sans plus desserrer les dents. Au crépuscule 
				arrivèrent les parents de Liang Huizhen. « Vous allez nous dire 
				ce que vous pensez réellement," dit le père. Mais la mère 
				l’écarta et, pointant du doigt le front de Cao Yaping, le traita 
				d’arriéré politique, et corrompu de surcroît. Plus son 
				vocabulaire devenait grossier, plus Cao Yaping se sentait 
				soulagé. « On peut aussi ne pas se séparer, mais si, le jour de 
				la noce, je ne suis pas là, vous perdrez encore plus la face. »  
				   
				  
				僵至第五日,女方让了步。曹亚平斗劲一懈1,反觉空落落。曾经的丈母娘2,逢人控诉,说他害女儿自杀两次。还反复申明,俩人并未同居。室友不理睬曹亚平。女同志当面啐他“陈世美”3。他撑着一口气,发誓返城之后,不与旧人来往。 
				  
				1. 
				懈 
				xiè 
				lâche, négligent 
				  
				2. 
				丈母娘 
				zhàngmǔ niáng 
				belle-mère 
				3. 
				陈世美 
				Chén Shìměi 
				 histoire célèbre : marié avec Qin Xianglian (秦香莲), 
				Chen Shimei va à la capitale passer les examens impériaux, 
				réussit, épouse la fille de l’empereur et fait fortune en 
				cachant son premier mariage ; lorsque Qin Xianglian et ses deux 
				enfants viennent le chercher, il tente de la faire assassiner, 
				mais (dans la version moderne de l’histoire) l’assassin, en 
				apprenant la vérité, se suicide plutôt que de remplir sa 
				mission. A la fin, le juge Bao condamne Chen Shimei à mort. Il 
				est resté l’archétype du mari perfide.   
				  
				La situation fut 
				bloquée pendant cinq jours, puis la partie féminine céda. 
				L’esprit combattif de Cao Yaping commençait à s’éroder, les 
				insomnies le laissaient exsangue. Quand son ex-belle-mère 
				rencontrait quelqu’un, elle l’accusait d’avoir poussé sa fille 
				au suicide deux fois et affirmait à l’envi que jamais ils 
				n’avaient habité ensemble, tous les deux. Ses camarades de 
				chambrée ignoraient Cao Yaping. Une camarade lui cracha au 
				visage en le traitant de mari perfide. Il supporta 
				l’imprécation, mais se jura, une fois rentré en ville, de cesser 
				tout contact avec les gens de son passé.     
				  
				月馀1,“拷浜”文件下达。知青骚乱起来2。撕褥子3,砸热水瓶,扔搪瓷面盆。拥抱、哭泣、互留传呼电话。唯曹亚平躲进蚊帐4,数日不出。他是离婚人员,不在政策里头。俄听4有人至床前,掐了嗓门道:“早知如此,不如乖乖当个新郎倌。”引一室哗笑。 
				  
				1. 
				月馀/余 
				yuè yú 
				un peu plus d’un mois (plus tard)      
				2. 
				骚乱 
				sāoluàn 
				tumulte, agitation, émeute   
				3. 
				褥子 
				rùzi 
				 matelas ouaté  
				 
				4. 
				俄(尔)
				
				é(‘er) 
				(litt.) peu après  
				  
				Un peu plus d’un mois 
				plus tard arrivèrent les documents précisant les mesures de 
				rapatriement à Shanghai. Ce fut l’émeute chez les jeunes. Ils 
				déchirèrent les matelas, cassèrent les thermos, jetèrent à terre 
				les cuvettes émaillées. Ils s’embrassèrent, pleurèrent, 
				échangèrent leurs numéros de téléphone. Seul Cao Yaping resta 
				lové sous sa moustiquaire et ne sortit pas de plusieurs jours. 
				Etant divorcé, il ne répondait pas aux critères prévus par la 
				mesure. A un moment, il entendit quelqu’un devant son lit qui 
				disait d’une voix étouffée : « S’il avait su, il aurait mieux 
				fait de ne pas jouer au gentil jeune époux. » Déclaration saluée 
				d’un immense éclat de rire dans tout le dortoir.    
				  
				
				大部队走后,曹亚平调至场部棉纺织厂,当辅助工。拉纱、摆纱管、上棉卷、推粗纱车。工余不与人交往。搬只杌子1,枯坐路边,面朝南门码头方向。他发际线2逐年3潮退了,眼皮耷拉成三角4。松细的胳膊腿,将关节衬得凸大。整个人支支楞楞5。 
				  
				1. 
				杌子 
				wùzi 
				petit tabouret bas  
				2. 
				发际线 
				fājìxiàn 
				ligne d’implantation des cheveux 
				3. 
				逐年 zhúnián 
				une année après l’autre  
				4. 
				耷拉 
				dāla 
				baisser, pencher 
				5. 
				支支楞楞
				zhīzhī 
				léngléng (onomatopée) 
				hébété   
				  
				Lorsque pratiquement 
				tout le monde fut parti, Cao Yaping fut transféré comme 
				auxiliaire à la filature de coton de la ferme. […description 
				du travail..] Après le travail, il ne parlait avec 
				personne ; il prenait un petit tabouret et restait assis, raide 
				comme une souche, au bord de la route, la tête tournée vers le 
				quai du sud. Son crâne se dégarnit d’année en année, ses 
				paupières tombèrent en accent circonflexe. Ses bras et jambes 
				perdirent leur tonus, et les articulations y dessinèrent des 
				reliefs en saillie. Il avait l’air totalement hébété. 
				  
				
				同事暗呼他“老疯子”、“老花痴”、“老哑巴”。也有说,“他不哑,有次撞见他哼《柏林情话》呢,还蛮好听。”旁问:“《柏林情话》是啥?”答:“老里八早的民主德国电影。那时还叫民主德国。你们小年轻,不懂。不说也罢。” 
				  
				Dans son dos, on 
				l’appela « le vieux timbré », « le vieux romantique », « le 
				muet ». Mais quelqu’un le contesta : « Non, il n’est pas muet, 
				on l’entend parfois chantonner l’air de « La romance de 
				Berlin », et il chante vraiment bien. » - « C’est quoi, la 
				romance de Berlin ? » demanda quelqu’un. – « C’est un vieux film 
				de l’Allemagne de l’Est, ce qu’on appelait autrefois République 
				démocratique allemande. Mais pas la peine de vous expliquer, 
				vous, les jeunes, vous ne pouvez pas comprendre. »     
				  
				写于2015年9月11日星期五 
				    
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