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Club de lecture du Centre culturel de Chine

Année 2020-2021

Compte rendu de la deuxième séance

 par Brigitte Duzan, 4 avril 2021

 

À la suite de la séance consacrée à Xiao Hong (萧红), cette deuxième séance était consacrée à l’écrivaine Ding Ling (丁玲).

 

Il y avait une certaine logique à choisir Ding Ling après Xiao Hong : née sept ans avant sa consœur, en 1904, elle a traversé elle aussi une phase de solitude dépressive dans sa jeunesse, d’où elle est sortie grâce à sa rencontre avec le poète Hu Yepin, et son amitié avec Shen Congwen (沈从文). La grande différence avec Xiao Hong est qu’elle a vécu bien plus longtemps, qu’elle a subi la répression menée par le Guomingdang pendant la guerre, puis celle des droitiers à la fin des années 1950, et la terreur et la prison pendant la Révolution culturelle. Sa vie est une suite d’échecs et de compromissions. Mais ce sont ses échecs et ses épreuves qui lui ont inspiré ses plus belles œuvres, essentiellement des nouvelles.

 

Comme la précédente séance, en raison des mesures sanitaires dues à l’épidémie de covid19 et de la fermeture concomitante du Centre culturel, cette séance n’a pu donner lieu à une réunion selon la formule habituelle. Cela n’a pas empêché les membres du club de lire les titres proposés, le compte-rendu de séance virtuelle prenant, comme pour Xiao Hong, la forme des avis et notes de lecture que certains ont rédigés.

 

Rappel des titres proposés

 

1. « Shanghai 1920-1940 », Bleu de Chine, 1995.

Recueil de douze nouvelles de différents auteurs, dont, de Ding Ling :

- Une journée : un étudiant qui va s'installa, par idéal politique, parmi les habitants d'un quartier déshérité découvre l’incompréhension mutuelle qui les sépare ;

- Vers la lumière du jour : se promenant en ville, une jeune intellectuelle pense à l’enfant qu'elle a été obligée de laisser en nourrice à la campagne, évoquant ainsi ses rêves et ses aspirations ;

- La commémoration : des habitants d'un quartier populaire organisent une fête en commémoration de l'attaque japonaise du 18 septembre 1931 à Shenyang, en Mandchourie, événement marquant les prémices de l’agression japonaise.

 

2. La Grande Sœur, recueil de sept nouvelles et un essai de Ding Ling, trad. Chantal Gressier et Ah Su, Flammarion, coll. « Aspects de l’Asie », 1980, rééd. 1992.

1/ Mengke (《梦珂》), 1927

2/ Une journée de janvier, 1931

3/ Inondation (《水》), 1931

4/ Une nouvelle espérance, 1939

5/ Séjour au village Xia (《我在霞村的时候》), 1940

6/ Une nuit (), 1941

7/ Réflexions à propos du 8 mars (三八节有感), 1941

8/ La Grande Sœur (杜晚香), 1979.

 

3. Et éventuellement en complément :

Le Soleil brille sur la rivière Sanggan 《太阳照在桑干河上》, éditions des Langues étrangères, 1984

 

Shanghai 1920-1940

 

La Grande Sœur

 

Le Soleil brille sur la rivière Sanggan

Roman publié en 1948, relatant l’expérience de la Réforme agraire à laquelle Ding Ling a participé en juillet 1946 dans un district du Chahar (察哈尔), au sud de la Mongolie intérieure [1]. 

 

Notes de lecture, avis et commentaires

 

I/ Notes de lecture de Gérard Castex

 

Gérard Castex s’est joint au club à l’occasion du confinement l’an dernier. Il nous livre ici les impressions détaillées que lui a laissées sa lecture des nouvelles de Ding Ling, d’autant plus appréciées qu’il a eu quelque mal à les trouver dans sa bibliothèque.

 

« Toutes ces nouvelles, données dans l’ordre chronologique, sont extraites du recueil intitulé « La Grande Sœur » publié chez Flammarion en 1980, à l'exception d’« Une journée » et de « A la lumière du jour », extraites, parmi d'autres récits d'écrivains chinois, du recueil « Shanghai 1920-1940 ».

 

Mengke, la rêveuse (1927)

 

Mengke est l'enfant unique d'un ancien préfet révoqué. Sa mère est morte à sa naissance. Confiée à sa tante à Shanghai, elle est au lycée, en classe de troisième, lorsque le récit démarre. Sa meilleure amie est Yunzhen, chez qui elle passe beaucoup de temps.

Chez sa tante, souvent absente, Mengke, ses cousins et leur entourage immédiat mènent la vie de jeunes gens de bonne famille, sortent, se divertissent.

Attirée par Xiao Song, son jeune cousin tendre et charmeur, dont elle apprécie la douceur attentionnée, Mengke le surprend un soir avec une cocotte. L'insincérité lui pèse, tout comme cette vie facile et superficielle. Par dépit plus que par inconstance, elle envoie une lettre d'adieu à sa tante, sans trop savoir quel chemin prendre.

Finalement, elle commet sans le savoir l'irréparable en décidant de suivre ce qu'elle croit être son instinct. En marchant dans une grande rue de Shanghai, ses pas la mènent devant la porte d'un théâtre discret, signalé par une plaque : « Société du Théâtre de la Pleine Lune ».

Là, un engrenage impitoyable se met en marche, remarquablement bien décrit. La beauté de Mengke conquiert le directeur du théâtre et un metteur en scène connu. Tout va très vite, trop vite pour elle. Un contrat est signé qu'elle lit à peine, un premier tournage est organisé dans la foulée. Mengke a basculé à jamais dans un autre univers, qui n'est pas le sien.

 

Beau récit d'une adolescence perdue. « La femme qui éclipse la lune, qui fait honte aux fleurs », la nouvelle étoile du cinéma, endurera sa douleur en silence et dans les larmes. Pas d'appesantissement pour décrire cette bascule, quelques phrases seulement, et tout est dit.

 

Une journée de janvier (1931)

 

Au milieu d'une campagne désolée, glacée, où règne la nuit et le froid, des villageois tentent de survivre dans leurs misérables cahutes. Quelques maisons dans le bourg, les seules à porter un numéro, semblent plus confortables, mais à peine. Elles abritent des « bourgeois » déchus, appauvris, exilés.

C'est le cas de la maison n°22 dont on devine qu'elle est occupée par un fonctionnaire déclassé et sa famille. Des rumeurs courent selon lesquelles un bienfaiteur, un vague seigneur local, va faire un don à la population, sous forme d'argent ou de vestes rembourrées... Mais rien n'arrive, sinon la mort du petit Qiu, un nouveau-né qui n'a pas résisté au froid et à la maladie

 

En 25 pages, le tableau est réaliste et déprimant ; les rapports de classe sont évoqués par touches légères mais suffisantes pour souligner le contraste entre le désarroi des uns et la relative tranquillité des autres...

Le dénuement, la détresse sont parfaitement rendus. Le lecteur se perd tout juste un peu avec les personnages, trop nombreux. Les liens de famille, importants pour la compréhension générale, ne sautent pas aux yeux.

Mais peut-être s'agit-il d'un problème de traduction ?

 

Inondation (1931)

 

Dans une pièce obscure, toute une famille est rassemblée et les conversations vont bon train. Des clameurs étranges percent la nuit. La digue, proche, menace de rompre. Les rats sortent de leurs trous et commencent à fuir. Soudain un bruit de gongs, ininterrompu, frénétique, se fait entendre. Des torches brûlent de toutes parts dans le village, et convergent vers la digue. Là, des centaines d'hommes transportent à la chaîne blocs de terre et pierres pour tenter de colmater les fissures. Mais l'eau se rue inexorablement contre la digue trop fragile et, à l'aube, un trou béant finit par se former. Le flot emporte tout sur son passage.

 

Suit une débâcle interminable, celle des survivants, transformés en misérables vagabonds affamés, à la recherche de leurs disparus. La famille dont on il était question dans les premières pages est comme disloquée.

Dans la foule des errants, on reconnaît un fils, un enfant qui tente de le suivre. A vrai dire, cela n'a plus guère d'importance. C'est un flot indistinct de mendiants qui déferle sur les contrées voisines, à l'image du fleuve immense. Quelques meneurs se signalent, la révolte gronde contre les nantis à l'abri dans les bourgs. Les habitants des villages épargnés se calfeutrent. On devine que ce sera en vain.

 

On pense alors bien sûr à une métaphore de la Révolution qui balaie tout sur son passage à l'image du fleuve. Le talent de Ding Ling est de ne pas forcer le trait. La symbolique est là, dans les dernières lignes, mais jusqu'au bout le récit reste réaliste et certaines scènes tiendraient presque du grand reportage.

 

Une journée / Vers la lumière du jour (1933)

 

Ecrits en 1933, ces deux courts récits de Ding Ling extraits du recueil de nouvelles « Shanghai 1920-1940 » sont postérieurs de quelques années au « Journal de Sophie » et à « Mengke la rêveuse », également publiés à Shanghai, en 1927.

Ding Ling a alors 29 ans mais son expérience est déjà grande. La jeune et ardente militante féministe a subi bien des épreuves. Hu Yepin, son premier compagnon, a été fusillé deux ans plus tôt par le Kuomintang, après plusieurs mois de détention.

C'est l'époque où Ding Ling rejoint le tout jeune parti communiste dans la clandestinité.

 

« Une journée » raconte les interrogations d'un jeune étudiant, Lu Xiang, venu s'installer par conviction personnelle, à sa sortie de l'université, dans un quartier populaire de l'ouest de Shanghai. Il s'est donné pour mission, sous la houlette de lointains mentors du parti, de s'imprégner du petit peuple qui l'entoure et d'en répertorier les caractéristiques : ... « les sous-payés, les martyrs, les sacrifiés, ceux qui ont combattu, ceux qui ont trahi… ». Cela peut toujours servir pour la Révolution à venir…

La tâche est rude, pour ne pas dire impossible, face à la misère, à l'ignorance, et à la grossièreté de ses interlocuteurs.

 

« Vers la lumière du jour » est plus elliptique encore. Une femme, noyée dans ses pensées, se remémore son passé en regagnant sa chambre sordide. Des images lui viennent à l'esprit, mêlant rêves et souvenirs de jours heureux perdus à jamais. On entrevoit un mari disparu, une famille déchue… Elle semble se raccrocher à l'écriture pour éviter une détresse encore plus profonde. Son manuscrit n'en est qu'à ses tout débuts.

Cette dernière nouvelle est à la fois déconcertante et attachante. On se laisse emporter dans les pensées de cette femme en déroute qui fait inévitablement penser à l'auteur. L'effet est un peu vertigineux et laisse une impression de grande tristesse.

 

Une nouvelle espérance (1939)

 

Dans la province du Shanxi en hiver, un village vient de subir l'occupation japonaise. Ceux qui n'ont pas réussi à s'enfuir ont été atrocement torturés, tués. Les femmes, de tous âges, ont particulièrement souffert. Quelques jours après, les partisans reprennent le village. Les familles se reconstituent tant bien que mal et comptent leurs morts et disparus. Parmi ces derniers, une grand-mère quasi-mourante après des jours d'errance retrouve par miracle son foyer. La vieille femme, très liée à sa petite-fille, peu à peu reprend vigueur, animée par une implacable volonté de vengeance. Son éloquence est repérée et utilisée par les partisans pour encourager les paysans à la lutte armée.

 

Cette nouvelle, comme d'autres de Ding Ling, semble prendre une direction, en s'attachant à un personnage, puis en suit une autre. L'effet est un peu déroutant d'autant qu'il est difficile parfois de s'y retrouver dans la composition des familles (mais ceci est fréquent dans les romans chinois). Ceci dit, cet inconvénient n'en est pas vraiment un. Peut-être même est-il voulu. L'effet de confusion en effet est en accord avec le chaos décrit par Ding Ling : autant tout est trouble, sombre, désespéré après le passage des « diables japonais », autant le retour de la lumière s'annonce, après une longue décantation, avec l'esprit de résistance qu'incarne la grand-mère.

 

Le récit s'inscrit encore plus nettement que les précédents dans la prose révolutionnaire de l'époque.

 

Séjour au village Xia (1940)

 

Toujours la guerre, mais cette fois ci racontée à la première personne. Ding Ling fait partie de l'encadrement du parti ; ses livres lui donnent une certaine notoriété locale. Ses supérieurs l'envoient dans un village proche pour se reposer, prendre un peu de recul. Là, elle fait la connaissance d'une très jeune femme, Zhen Zhen, arrivée pratiquement en même temps qu'elle. Mais Zhen Zhen porte un lourd fardeau, celui d'avoir été enlevée, dans ce même village, un an auparavant, et d'avoir servi d'esclave sexuelle aux troupes japonaises. Une relation de confiance, fragile, s'établit entre les deux femmes, alors même que la famille, les voisins et tout le village manifestent embarras, voire même rejet à l'égard de la jeune fille.

 

Nouvelle sobre et poignante. Une souffrance diffuse et collective, celle du village, se heurte à une souffrance individuelle, solitaire, bien plus intenable. On pense aux « malheurs de la guerre » de Goya.

 

La grande sœur (1979)

 

Presque quarante ans séparent « La Grande Sœur » du récit précédent. Entre-temps Ding Ling, membre influent du Parti, vice-présidente de l'Union des Ecrivains chinois, avait disparu de la scène lors du grand mouvement critique des intellectuels de la fin des années 1950. Ce n'est que vingt ans plus tard, à la fin des années 1970, après la chute de la Bande des quatre, qu'elle retrouvera sa place et une nouvelle reconnaissance officielle.

 

Du coup, « La Grande Sœur », récit écrit en 1978, mais dont une esquisse avait été ébauchée en 1966, se démarque nettement des nouvelles précédemment évoquées. Nous sommes très loin de « Mengke, la rêveuse ». C'est un récit de commande, marqué par la ferveur et l'optimisme de l'époque, et mettant en avant l'esprit de conquête des pionniers partis défricher les terres vierges du Heilongjiang au milieu des années 1950.

Parmi eux, une très jeune paysanne, Wang Xiang, venue rejoindre son mari de retour du front à l'issue de la guerre de Corée. L'héroïne, sans peur ni faiblesse, courageuse et altruiste, suscite admiration et sympathie autour d'elle.

« J'espère être parvenue à esquisser son caractère simple, ferme et généreux, et si j'y suis parvenue rien qu'un peu, j'en serai contente » écrivait Ding Ling en 1978. Elle y est parvenue, peut-on dire, en ajoutant que ce petit texte, très proche de la prose soviétique des années 1920-1930, a au moins l'intérêt d'avoir une valeur documentaire certaine. »

                                                                                    Gérard Castex, 26 mars 2021

 

II. Avis et commentaires de Sylvie Duchesne

 

      a)       Sur les nouvelles :

 

J'ai d’abord été déçue par la première, "Mengke la rêveuse", J’ai du mal à me représenter pas comment pouvait être lue une œuvre de ce genre en Chine en 1927.

 

Les suivantes, à part "Inondation", ne me laissent aucun souvenir marquant, quinze jours après les avoir lues.

Les "Réflexions à propos du 8 mars" m'ont paru mal placées dans ce recueil, mais constituent un document ayant un certain intérêt historique.

 

La dernière nouvelle, appelée "La grande sœur" mais que je préfèrerais intituler " La travailleuse modèle Wan Xiang", me semble être un modèle du genre de la propagande des années 1960-1970, mais très sympathique : on sent que l'auteur se réfère à une ou plusieurs personnes réellement rencontrées.

 

C’est "Inondation" qui m'a plus le plus touchée, c'est un témoignage sociologique, très bien présenté et détaillé, avec ses différentes étapes comme un drame humain. Une première partie constitue l'annonce de la catastrophe, avec le monologue de la grand-mère, l'arrivée des premiers réfugiés, les gongs appelant tous les hommes valides à se mobiliser ... Ensuite vient le combat contre l'eau et la défaite... Puis le départ et la survie des réfugiés et enfin la révolte finale. C'est construit comme une tragédie classique !

 

      b)       "Le soleil brille sur la rivière Sanggan"

 

Même si je suis toujours un peu gênée par l'aspect " propagande" de ce livre aussi, dont je ne me sens pas dupe, j'ai bien aimé ce roman.

 

J'ai aimé surtout la diversité des caractères des personnages décrits, dont on sent qu'ils sont inspirés de personnes réelles. Bien qu'on sente, tout au long du livre, que toute l'action doit bien se terminer, de façon positive pour l'ensemble du village, on voit sans cesse les contradictions intérieures de chaque personne et leurs difficultés, avant et pendant cette période de réforme agraire, à gérer leurs relations avec les plus riches ou les plus pauvres qu'eux du village.

 

Beaucoup de personnages complexes et attachants m'ont plu, en particulier le vieux paysan  Dong, l'intellectuel pas très doué pour la communication Wen Cai, les parfaits jeunes cadres du parti extérieurs au village, Yang Liang, Hu Ligong et Zhan Pin, qui, malgré leur rôle de modèles, sympathisent et interagissent avec des personnages différents du village, Dong Guihua la femme plus "avancée" que son mari, et la toute jeune Heini dont j'aurais aimé que soit plus développé le devenir à la fin du livre…

 

Il y a aussi beaucoup d'autres personnages, plus importants encore, dont le rôle est très bien analysé dans les pages finales du volume que j'ai eu entre les mains : " la place de l'œuvre dans la littérature chinoise" par Feng Xuefen.

 [ J'ai lu avec intérêt aussi cette analyse du roman, sur laquelle je suis assez d'accord sur le plan littéraire et qui est intéressante sur le plan sociologique et historique en montrant ce qu'on pouvait écrire de ce livre dans les années 1950.]

 

La description des paysages est agréable à lire et m'a fait penser aux illustrations des journaux de propagande maoïste des années 1968-70. (soleil radieux, récoltes de fruits magnifiques, départ grandiose des volontaires dans la vaste plaine après le défilé…).

 

Les descriptions de réunions où il faut prendre des décisions m'ont rappelé des choses vécues professionnellement ou dans la vie associative, où certains traits de caractère et certaines attitudes ressortent de façon indépendante du contexte ou de l'époque…

 

Une remarque sur l'édition :  j'aime bien trouver, en tête du roman, la liste des personnages avec leurs noms et leur "titre officiel" et j'ai bien aimé aussi, dans les nouvelles, trouver la traduction des noms chinois.

 

En résumé, malgré un aspect de littérature militante parfois un peu gênant, j'ai aimé cette écrivaine, dont ces ouvrages font preuve d'un talent qui dépasse le simple engagement politique.

 

                                                                                Sylvie Duchesne, 4 février 2021

 

III. Commentaires de Brigitte Duzan

 

J’aimerais défendre la nouvelle « Mengke » pour ce qu’elle a de novateur dans la Chine de la seconde moitié des années 1920, c’est-à-dire à la fin de la grande période de la littérature féminine postérieure au mouvement du 4 mai. Les années 1920 sont des années dynamiques pour la littérature chinoise, marquées en particulier par la prolifération des nouvelles sur des thèmes récurrents de dénonciation de la pauvreté et des inégalités sociales.

 

Le thème développé dans « Mengke » est original pour l’époque ; la nouvelle est à replacer dans le grand débat sur l’émancipation des femmes et semble se ranger du côté de Lu Xun qui avait dit, en reprenant l’histoire alors célèbre de la Nora d’Ibsen, et en semblant se ranger du côté des conservateurs, que, s’il arrivait à Nora de sortir de chez elle, elle n’aurait que deux possibilités dans les conditions économiques d’alors : se prostituer ou rentrer chez elle. Ding Ling ne semble guère laisser beaucoup plus d’espoir à Mengke.

 

Quant à « La grande sœur », je ne pense pas que l’on puisse traiter cette nouvelle comme une vulgaire œuvre « de commande ». C’est un portrait chaleureux certainement inspiré d’un personnage réel, et où affleure une certaine nostalgie amicale.

 

Mais l’une des nouvelles sans doute la plus remarquable de celles proposées, et l’une des plus connues de Ding Ling, est « Inondation » qui date de 1931. Les inondations, comme les sécheresses, ont régulièrement causé des catastrophes en Chine, depuis les temps les plus anciens, et le fleuve Jaune en particulier est responsable de désastres récurrents ; il a même plusieurs fois changé de lit. 

 

L’inondation dont parle Ding Ling a eu lieu en mai 1931 : une crue catastrophique du Yangzi partie de la région de Wuhan a inondé seize provinces. La catastrophe a inspiré le premier docu-fiction de l’histoire du cinéma chinois : « Le torrent sauvage » (《狂流》) de Cheng Bugao (程步高), sorti en 1933 [2]. C’est l’un des films les plus intéressants des années 1930, qui fit énormément de bruit à sa sortie et marqua les débuts du cinéma de gauche.

 

 

Un article sur le film Le Torrent lors de sa sortie

 

 

Il commença comme un documentaire : Cheng Bugao est allé filmer l’inondation avec deux cameramen, montrant un contraste saisissant entre les victimes qui se battent pour survivre et les riches nantis qui contemplent la scène de leur balcon. A son retour, le grand dramaturge et scénariste Xia Yan (夏衍) s’empare du documentaire et, sous le choc des images, conçoit un scénario qui les mêle à une fiction qu’il imagine. Cheng Bugao a ensuite tourné le film en faisant ressortir le conflit social entre pauvres affamés et familles aisées et en alternant scènes de fiction et séquences documentaires. Le rôle principal est interprété par Hu Die (胡蝶), l’une des actrices les plus célèbres de Shanghai à l’époque.

 

La première, le 5 mars 1933, fut particulièrement agitée et eut pour résultat une réaction immédiate du gouvernement (du Guomingdang) : listes noires de films interdits, raids des « Chemises bleues » sur les studios suspects et arrestations.

 

La nouvelle de Ding Ling a bien la même atmosphère que le film.

 


 

Prochaine séance

 

Le prix Newman de littérature chinoise vient d’être décerné à Yan Lianke (阎连科) lors d’une cérémonie qui a eu lieu conjointement à l’Université du peuple à Pékin (où il enseigne) et à l’université de l’Oklahoma d’où émane le prix. A cette occasion, il a prononcé un discours de réception qui montre toute la subtilité de son écriture et l’enracinement de son œuvre dans son terroir natal.

 

Ce prix vient souligner, s’il en était encore besoin, qu’il est l’un des écrivains majeurs en Chine aujourd’hui. On ne peut l’ignorer. Je vous propose donc de lui consacrer les mois qui nous restent d’ici l’été. Nous verrons ensuite début juin, en fonction de la situation épidémique, si nous faisons une séance par zoom pour terminer l’année ou si nous pouvons envisager de nous réunir à l’extérieur, tout en respectant les gestes barrières.

 

Titres proposés 

 

Il y a sept romans de Yan Lianke traduits en français ainsi qu’un recueil de souvenirs et deux nouvelles « moyennes » (中篇小说) – et non romans contrairement à ce qui est indiqué sur la couverture, le tout étant publié aux éditions Picquier. Je vous propose de lire – au choix - les souvenirs, les deux nouvelles et les deux derniers romans, totalement différents.

 

Souvenirs et nouvelles

-  En songeant à mon père (《想念父亲》), trad. Brigitte Guilbaud, Picquier 2010

Présentation au Salon du livre : http://www.chinese-shortstories.com/Actualites_12.htm

-  Les jours, les mois, les années (《年月日》), trad. Brigitte Guilbaud, Picquier 2009 - nouvelle moyenne publiée en 2002 et couronnée du prix Lu Xun lors de sa deuxième édition.  

- Un chant céleste (《耙耧天歌》), trad. Sylvie Gentil, Picquier 2017

 

Romans

- Les Chroniques de Zhalie (《炸裂志》), trad. Sylvie Gentil, Picquier 2013

http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Yan_Lianke_Les_Chroniques_de_Zhalie.htm

- La Mort du soleil (《日熄》), trad. Brigitte Guilbaud, Picquier 2020

http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Yan_Lianke_Mort_du_soleil.htm

 


 


[2] Sur le grand réalisateur que fut Cheng Bugao, voir :

http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Cheng_Bugao.htm

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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