| 
                  
                  | 
				
				« S’ouvrent les 
				portes de la ville » : souvenirs de Pékin, par le poète Bei Dao 
				par 
				Brigitte Duzan, 25 juillet 2020 
				  
				
				Les portes de Pékin, la ville de son enfance, s’étaient 
				refermées sur 
				Bei 
				Dao (北岛) 
				en 1989. Lors des événements de la place Tian’anmen, il se 
				trouvait à un colloque littéraire à Berlin. Il avait affiché une 
				position de plus en plus critique à l’égard du gouvernement 
				chinois, jusqu’à ce que, en 1986, son recueil de poèmes « Rêve 
				en plein jour » (Bairi meng 
				
				《白日梦》) 
				soit interdit : c’était un cauchemar éveillé.  
				
				   
						
							| 
							
							En 1989, il signe avec une trentaine d’autres 
							intellectuels une lettre ouverte au gouvernement 
							demandant la libération des prisonniers politiques, 
							dont le combattant de la démocratie Wei Jingsheng (魏京生) 
							arrêté en mars 1979 et condamné à quinze ans de 
							prison 
							
							
							. 
							Bei Dao n’est pas place Tian’anmen, mais ses poèmes 
							circulent parmi les étudiants. Il n’en fallait pas 
							plus pour qu’il soit prié de rester où il était : il 
							est condamné à l’exil ; sa femme, l’artiste peintre 
							Shao Fei (邵飞) 
							et sa petite fille Tian Tian (田田) 
							ne sont pas autorisées à le rejoindre. Il verra sa 
							fille à plusieurs reprises, au Danemark et en 
							France, au début des années 1990 ; quant à Shao Fei, 
							il la retrouvera en 1995 aux Etats-Unis.   
							
							Il lui faudra attendre bien plus longtemps pour 
							revoir Pékin : ce n’est qu’en 2001 qu’il est 
							autorisé à y retourner, pour rendre visite à son 
							père malade. Quand il débarque, c’est le choc : la 
							ville est méconnaissable. Il entreprend alors 
							d’écrire un livre de souvenirs, pour rebâtir « son » 
							 |  | 
							
							 
							Chengmen kai, réédition 2015
							 
							à Hong Kong |  
							
							Pékin en inversant le cours du temps et nier par 
							là-même
							cette ville étrangère qui a perdu le charme qu’elle 
					avait autrefois. Ce qu’il ouvre, ce sont les portes 
					labyrinthiques
					de la mémoire et elles sont quelque peu rouillées. Il lui 
					faudra près de dix ans pour venir à bout de son entreprise : 
					le livre, Chengmen kai (《城门开》), 
					est achevé en 2010, comme en fait foi la préface ; il est 
					alors publié à Hong Kong 
					et réédité en juillet 2015. 
					
					    
						
							| 
							
							 
							S’ouvrent les portes de la ville, 
							2020 |  | 
							
							Ces souvenirs nous arrivent aujourd’hui traduits en 
							français par 
							
							Chantal Chen-Andro, 
							aux éditions Ypsilon, 
							avec des photos inédites, tout un appareil de notes, 
							une annexe et une postface de la traductrice. C’est 
							un régal. 
							
							  
							
							Le livre est en 18 chapitres, correspondant à une 
							thématique en deux temps : neuf chapitres sur les 
							souvenirs du quotidien, dans les années 1950-1960 
							essentiellement, et neuf chapitres plus précisément 
							sur la ville, lieux et habitants, dont l‘histoire de 
							la famille, s’achevant sur un portrait du père, 
							comme un hommage post mortem. |  
					
					  
				
				Les souvenirs ne sont pas rédigés de manière chronologique mais 
				thématique, comme si un mot suscitait soudain un déclic de la 
				mémoire, et que les images arrivaient à flot. Mais elles se 
				recoupent, se croisent, certaines répétées en prennent plus 
				d’importance, plus de signification que d’autres. On perçoit le 
				travail de mémoire, de reconstitution du passé, avec une 
				précision telle dans les images que le récit prend vie dans 
				l’imagination au fur et à mesure de la lecture. 
				
				  
				
				
				1.      
				
				
				Pékin années 1950-1960 : atmosphère 
				
				  
				
				Les souvenirs s’égrènent au fil des différents thèmes de la vie 
				quotidienne, en commençant par trois chapitres nés de souvenirs 
				visuels, auditifs et olfactifs : 
				
				Lumières et ombres 
				
				
				
				
				光与影 
				– Odeurs 
				味儿 
				
				– Bruits  
				
				声音  
				
				  
				
				
				Lumières 
				d’abord : ce sont celles qui accueillent le voyageur de retour 
				dans sa ville natale, en l’éblouissant – les lumières de la 
				ville, entrant par les hublots de l’avion, font ressembler Pékin 
				« à un immense stade illuminé ». Alors aussitôt affluent les 
				images d’ombres de la ville de son enfance : une ville sombre, 
				peu éclairée, une lampe dans la pièce d’habitation principale, 
				pas de réverbères dans la plupart des rues… Mais aussitôt surgit 
				le côté poétique : l’ombre était propice aux jeux de cache-cache 
				et à l’imagination, propice aussi aux histoires de fantômes qui 
				nécessitent l’obscurité pour être bien contées. Dans les années 
				1970, l’arrivée de la lumière crue des néons bouleversa tout 
				cela, mais les coupures de courant permirent, en devant allumer 
				des bougies, de retrouver l’ambiance du passé. 
				
				  
						
							| 
							
							
							Odeurs 
							ensuite, liées à des saveurs aussi (le mot wei’er
							
							
							味儿 
							désignant les deux) : odeur de choux en novembre, 
							des fumées de charbon des cuisines, de la poussière 
							obligeant à porter un masque ; odeur « de menthe » 
							de la neige au goût sucré, la neige rappelant 
							aussitôt les parties de patinage sur le lac Houhai (后海)
							
							
							et la glace conservée dans la glacière au nord du 
							pont Li Guang (李广桥), 
							du nom d’un eunuque de la dynastie des Ming, comme 
							l’a bien noté la traductrice. Plus loin, il évoque 
							son arrivée pendant l’hiver 1957 dans le hutong de 
							Sanbulao où la famille vient d’emménager : l’endroit
							 |  | 
							
							 
							Le pont Li Guang  |  
					
					est lié pour lui à l’odeur de l’épaisse fumée des patates 
					douces en train de griller. Quant aux étés, ils étaient 
					parfumés par les fleurs de sophora…    
				
				
				Bruits 
				enfin :  on en a des collections entières dans la littérature 
				chinoise ; Bei Dao cite le recueil des « Bruits de la ville 
				collectés pour le plaisir » (《市声拾趣》) 
				de 
				
				Zhang Henshui (张恨水), 
				ceux des années 1920-1930, mais il nous ajoute les siens, du 
				début des années 1960, quand Pékin était un grand village où 
				l’on était réveillé par le chant du coq du voisin, en 
				l’occurrence celui de la famille du rez-de-chaussée qui élevait 
				des poules dans son jardin privé, et même une dinde qui 
				glougloutait « comme un vieillard asthmatique ». Et puis il y a 
				les bruits de la rue, le maître d’école qui passe en faisant 
				crisser ses chaussures, les cris du facteur et des marchands 
				ambulants, mais aussi les bestioles de l’été, moustiques, 
				grillons et cigales, ces derniers étant bien sûr prétexte à 
				développement. 
				
				  
				
				
				2.      
				
				
				Souvenirs de la vie quotidienne  
				
				  
				
				Bei Dao nous raconte ensuite la vie d’un enfant à Pékin à 
				l’époque, avec ses jeux et les mille choses de la vie de tous 
				les jours : 
				
				Jouets et jeux 
				
				玩具与游戏 
				
				– Meubles 
				
				家具 
				
				– Disques 
				
				唱片 
				– Pêche 
				钓鱼 
				
				– Nage 
				游泳 
				
				– et enfin : Elevage des lapins 
				
				养兔子
				 
				
				  
				
				
				Quelques pans de vie 
				
				  
				
				1/ C’est plein de vie et d’humour, et d’expressions prises sur 
				le vif. Ainsi, les balsamines (凤仙花), 
				ou impatiens, ces « fleurs d’immortels phénix », avaient 
				des pétales dont les petites filles se badigeonnaient les 
				ongles : c’étaient donc des « fleurs à ongles » (指甲花)
				
				
				
				.
				 
				
				  
				
				Parfois, c’est un pan de vie qui renaît sous nos yeux, souligné 
				par une référence qui plonge le récit dans la tradition 
				ancienne. Ainsi les grillons, chez Bei Dao, prennent-ils une vie 
				particulière. Les jours de foire au temple de la Sauvegarde 
				nationale (护国寺), 
				nous dit-il, outre les différents bateleurs et conteurs, il y 
				avait un marché aux grillons dans la rue derrière le temple : la 
				rue dite des « Cent fleurs bien cachées » (“百花深处”) ; 
				les grillons les plus redoutables, à la tête triangulaire, 
				étaient appelés « couvercles de cercueil » (“棺材板”). 
				Pour les enfants les plus hardis, il s’agissait d’aller essayer 
				d’en attraper au pied des remparts, au milieu des tombes, dans 
				un endroit désert. Mais il était difficile de les localiser car 
				la campagne entière était pleine de leurs stridulations ; les 
				enfants effrayés se sentaient encerclés, 
				« de tous côtés montaient 
				les chants de Chu » (四面楚歌), 
				dit Bei Dao en citant avec humour une expression tirée des
				
				« Mémoires 
				historiques » de Sima Qian. 
				
				  
				
				2/ Les différents chapitres sont prétextes à récits 
				humoristiques qui nous font percevoir l’atmosphère de l’époque, 
				entre grandeur passée, pauvreté et débrouillardise ; celui sur 
				les meubles, par exemple : la vente de vieux ressorts de matelas 
				Simmons usagés est un morceau de bravoure, mais aussi la 
				séquence du nettoyage des portes en verre du vieux buffet de 
				cuisine : malgré tous les efforts de l’enfant qui les frottait 
				et les briquait, elles restaient tout aussi obscures et opaques 
				–elles étaient en fait en verre teinté… 
				
				  
				
				Bei Dao a des expressions qui font mouche pour synthétiser la 
				période. Ainsi, il explique que ses parents ont acheté le 
				premier poste de télévision de leur immeuble et que la 
				télévision leur a changé la vie, non tant pour ce qu’ils y 
				voyaient, mais pour la posture qu’elle entraîna : il fallait 
				désormais être assis sur un canapé. Ils en ont même acheté deux, 
				avec le poste trônant au milieu. C’étaient cependant des meubles de 
				fortune fabriqués par un artisan du quartier, confortables, mais 
				surtout bon marché. Car « c’était l’époque où la population 
				entière calculait par soustraction ; quand on est passé à 
				l’addition, père et moi en avons eu le tournis » (那是全国人民共用减法的年代,一改成加法,竟让我和父亲都有点儿晕眩。). 
				Des années plus tard, ils devaient passer à la multiplication…. 
				autres temps. 
				
				  
				
				
				Débuts d’écrivain en musique 
				
				  
						
							| 
							
							 
							Le poste de radio-gramophone marque 
							Pivoine |  | 
							
							Au passage, il évoque ses débuts en écriture, 
							au début des années 1970, et ces premiers écrits, 
							dit-il, furent certainement influencés par la 
							musique qu’ils se passaient et repassaient alors sur 
							le vieux poste de radio de la marque Pivoine qui 
							faisait aussi office de gramophone (牡丹牌电唱机), 
							objet de luxe que son père avait acheté au début des 
							années 1960 avec quelques disques, achat dont Bei 
							Dao souligne le caractère « romantique » en un temps 
							où tout le monde cherchait d’abord à se mettre 
							quelque chose sous la dent. 
							La musique, c’était « Le beau Danube bleu », le 
							« Capriccio italiano » de Tchaïkovski et le 4e 
							concerto pour violon de Paganini, mélodies 
							délicieusement décadentes, incongrues dans le 
							contexte, 
							 |  
					
					écoutées 
					rideaux fermés au creux de la nuit. Comme dans les films de 
					Wong Kar-wai, la musique est là pour donner à imaginer le 
					contexte : désir d’évasion nourri par la musique et traduit 
					dans l’écriture.  
					  
				
				Bei Dao explique que le 33 tours Deutsche Grammophon du 4e 
				concerto avait été rapporté d’une tournée à l’étranger par un 
				oncle flûtiste, membre de l’Orchestre philharmonique national. 
				Il note cependant pour conclure ce chapitre sur la musique qu’il 
				est quand même inimaginable que ces disques aient pu entrer, 
				d’une manière ou une autre, dans la Chine hermétique de l’époque 
				et enflammer les esprits de jeunes fréquentant des « salons » 
				littéraires tout ce qu’il y a de plus clandestins. On touche là 
				un trait spécifique de l’époque dont on parle peu. 
				
				  
				
				
				Elevage de lapins au temps de la famine 
				
				  
				
				L’histoire de l’élevage des lapins est prétexte à développement 
				sur la famine du début des années 1960 ; on sait la 
				catastrophe que ce fut 
				
				
				, 
				mais c’est toujours un sujet tabou en Chine : elle est encore 
				attribuée à des calamités naturelles et pieusement évoquée dans 
				les documents officiels sous le terme fallacieux de « trois 
				années de difficultés » ou « trois années difficiles » (三年困难). 
				Bei Dao, lui, parle crûment de « grande famine » (大饥荒) 
				avant de se ranger à la nomenclature officielle. Dans le 
				chapitre sur le hutong de Sanbulao, un peu plus loin, il en 
				parle plus longuement, en rapportant des propos de sa mère, 
				disant avoir été inquiète pour ses enfants, et avoir eu 
				tellement faim que par moments ses mains en tremblaient et 
				qu’elle en avait des sueurs froides. 
				
				  
				
				On est loin cependant des tableaux cauchemardesques de campagnes 
				littéralement jonchées de cadavres que l’on peut lire par 
				ailleurs dans tant de pages d’écrivains chinois 
				
				
				. 
				Il semblerait, à lire Bei Dao, que la situation à Pékin était 
				bien moins dramatique : il se rappelle avoir eu faim, se 
				souvient des consignes données aux enfants pour économiser leurs 
				forces, des emplois du temps scolaires allégés, et même des 
				consignes données par Mao. Mais on ne mourait pas à Pékin comme 
				à la campagne, de toute évidence : sa mère dit même avoir eu 
				tellement faim, un jour, qu’elle est allée prendre un bol de 
				soupe dans un restaurant sichuanais. Quant à son père, au pire 
				de la famine, en 1960-1961, il travaillait à l’Institut du 
				socialisme (社会主义学院) 
				et, dit-il dans les notes citées par son fils, il faisait venir 
				là ses trois enfants, « parce qu’ils pouvaient y manger un peu 
				mieux » (多少可以吃得好些). 
				
				  
				
				Ceci semble aussi confirmer que les informations sur la 
				situation dans le pays ne remontaient pas jusqu’aux instances 
				centrales du Parti, car les dirigeants locaux jonglaient avec 
				les chiffres et camouflaient la réalité pour sauver leur peau. 
				La rumeur qui courait était que la responsabilité de la famine 
				incombait au grand frère soviétique qui obligeait la Chine à 
				rembourser ses dettes contractées lors de la guerre de Corée.
				 
				
				  
				
				Evidemment les lapins passèrent à la casserole, mais on est 
				étonné que les enfants aient trouvé de quoi les nourrir, y 
				compris des graminées sauvages comestibles : à la campagne, les 
				paysans avaient mangé jusqu’à l’écorce des arbres. On touche là 
				une question cruciale : celle de l’inégalité extrême entre 
				campagne et villes. Il faut rappeler que les campagnes chinoises 
				ont été pressurées au maximum pour financer la 
				pseudo-industrialisation du Grand Bond en avant.  
				
				  
				
				Bei Dao, par ailleurs, témoigne dans un chapitre ultérieur
				
				
				
				 
				de son étonnement quand il a découvert l’inégalité qui frappait 
				ses confrères étudiants de la campagne face aux examens : en 
				raison des quotas d’admission dans les grandes écoles et 
				universités, ils devaient obtenir des résultats bien supérieurs 
				aux étudiants urbains pour accéder à l’université en ville, gage 
				pour eux d’une vie dégagée des travaux des champs. Si la 
				situation a quelque peu évolué, l’inégalité n’a pas disparu. 
				
				  
				
				
				3.      
				
				
				Pékin : hommes et lieux 
				
				  
						
							| 
							
							Les huit chapitres suivants sont en quelque sorte, 
							dans l’ordre chronologique, le cadre de vie de Bei 
							Dao et les événements marquants dont il a gardé le 
							souvenir, de l’emménagement de la famille dans 
							l’immeuble alors tout neuf du hutong Sanbulao 
							(三不老胡同) 
							pendant l’hiver 1957, alors qu’il avait huit ans, 
							jusqu’au « grand échange » (大串联), 
							lors de ses 17 ans, en septembre 1966.    
							
							C’est l’histoire brute vue par les yeux de l’enfant 
							et de l’adolescent qu’il  |  | 
							
							 
							Hutong Sanbuliao, l’ancienne demeure
							 
							réputée avoir été celle de Zheng He, 
							au n°6 |  
					
					était, avec sa dose d’incompréhension, de distance, 
					d’émotion personnelle, parfois, mais très peu.   
				
				  
				
				Ruelle Sanbulao, n° 1 
				
				三不老胡同1号 
				
				
				/ Tante Qian 
				
				钱阿姨 
				
				/ Lire 
				读书 
				
				/ Voyage à Shanghai 
				
				去上海 
				
				/ L’école primaire 
				
				小学 
				
				/ Le lycée n° 13 de Pékin 
				
				北京十三中 
				
				/ Le lycée n° 4 de Pékin 
				
				北京四中 
				
				/ Le Grand Echange 
				
				大串联  
				
				  
				
				
				La vie à Sanbulao 
				
				  
				
				Le hutong de Sanbulao, dans le district de Xicheng, est devenu 
				légendaire pour avoir été le lieu de résidence de nombreux 
				intellectuels après la « Libération », dont Bei Dao, mais son 
				histoire commence avec le célèbre amiral des Ming Zheng He (郑和) 
				sensé avoir résidé au n° 6.  
				
				   
				
				L’immeuble de briques rouges était celui de la compagnie 
				d’assurance pour laquelle travaillait le père de Bei Dao. Juste 
				construit, il se trouvait au niveau de l’emplacement actuel du 
				deuxième périphérique, mais les fenêtres de l’appartement, au 
				troisième étage, donnaient alors sur la campagne ! C’était la 
				première fois, surtout, que la famille n’avait pas à partager la 
				cuisine et les wc.    
						
							| 
							
							 
							Campagne d’extermination des 
							moineaux, « que tout le monde s’y mette », dit 
							l’affiche |  | 
							
							En revanche, Grand Bond en avant oblige, en 1958, la 
							cour eut droit à une cantine collective, et à un 
							petit haut fourneau, installé devant l’un des 
							escaliers, dont les premiers morceaux de ferraille 
							furent salués par gongs et tambours. Souvenir bien 
							plus mémorable cette année-là : la campagne 
							d’extermination des moineaux (打麻雀运动)
							
							
							
							, 
							vaste entreprise de folie collective pendant trois 
							jours et trois nuits, qui se solda par la 
							liquidation de quelque 400 000 moineaux dans la 
							seule région de Pékin.    
							
							Puis ce furent les trois années difficiles. 
							La faim, omniprésente, lancinante, est le souvenir 
							dominant. Mais, liés à la faim, d’autres souvenirs 
							émergent, de menus plaisirs que s’octroyait la 
							famille, comme par compensation, dit-il : ils 
							allaient pratiquement tous les dimanches au cinéma, 
							« comme des fidèles allant à l’église » (像信徒去教堂一样). 
							Et où allaient-ils au cinéma ? Au temple de la 
							Sauvegarde nationale (护国寺电影院), 
							dont on a vu qu’il était le lieu de foires et de 
							divertissements proche de chez eux.  |  
					
					  
						
							| 
							
							Nous avons des détails précieux sur le cinéma, dont 
							les séances étaient annoncées dans le quotidien du 
							soir, le Beijing wanbao (《北京晚报》), 
							qui n’avait alors que quatre pages 
							
							
							. 
							Mais son pète était un passionné de cinéma et était 
							aussi abonné à diverses revues spécialisées. Il 
							privilégiait les films étrangers, donc, à l’époque, 
							surtout des films soviétiques doublés au studio de 
							Changchun, avec, petit détail croustillant, l’accent 
							local du Dongbei, si bien que Bei Dao croyait que 
							c’était du russe ! Evidemment, la bande cassait 
							parfois, et dans le silence qui s’instaurait, ils 
							entendaient les cris des grillons. En revanche on 
							n’a pas de précisions sur les films qu’ils voyaient
							
							
							
							.
							 
							
							  
							
							La vie à Sanbulao, c’étaient aussi les voisins, aux 
							différentes portes et différents paliers, qui nous 
							sont décrits avec juste les détails nécessaires pour 
							les faire revivre et leur donner chair. Ce sont 
							autant de portraits qui sont comme des amorces de
							 |  | 
							
							 
							Le Beijing wanbao, numéro du 
							15 mars 1958 |  
					
					nouvelles. Mais la description de Sanbulao est aussi 
					l’occasion pour Bei Dao d’un développement sur le paysage 
					social local, et la distinction entre deux cultures 
					politiques : celle de la cour et celle de la ruelle
					
					(“大院”与“胡同”) - 
					la cour étant habitée par des gens extérieurs, occupant de 
					hautes fonctions, avec des hiérarchies très nettes, et 
					la ruelle, le hutong, étant dévolue au petit peuple 
					des natifs du lieu. Le n° 1 émergeait du dédale du hutong 
					comme « le symbole du pouvoir paternel et de l’ordre 
					établi » aux yeux de l’adolescent un rien rebelle.  
				
				  
				
				La Révolution culturelle se déclenche là d’abord comme « un 
				carnaval » (狂欢节), 
				mais se transforme très vite en tragédie sanglante. Le n° 1 de 
				Sanbulao devient la cible privilégiée des perquisitions à Pékin, 
				tous les habitants étant considérés comme des 
				contre-révolutionnaires, selon un avis affiché à la porte de 
				chaque escalier. Ce fut un « été de boucherie » (littéralement 
				« une pluie de sang dans une bourrasque nauséabonde » 
				
				血雨腥风的夏天) ; 
				l’été passa, mais la vie en fut bouleversée. Commencèrent les 
				grandes migrations, en même temps que l’on commença à creuser 
				des abris antiaériens… Bientôt les escaliers du n°1 furent 
				vides, comme Pékin : les gens étaient partis. 
				
				  
				
				Cette Révolution culturelle débutée dans l’enthousiasme, une 
				fois le « grand échange » passé, laissa vite « le sentiment 
				d’avoir été trahis ». Et 1969 fut l’année-charnière qui marqua 
				un tournant dans la perception des événements, en scellant la 
				dispersion de la famille.  
				
				  
				
				
				Famille dispersée 
				
				  
				
				Bei Dao n’insiste sur aucun détail tragique ; quand il évoque le 
				suicide d’un voisin, par défenestration, il le mentionne en une 
				phrase, comme au détour de la pensée. Les atrocités de la 
				Révolution culturelle sont évacuées en quelques pages, comme une 
				tempête qui dévaste tout puis s’éloigne. L’annonce de la chute 
				de la Bande des quatre (octobre 1976) apparaît presque comme un 
				dénouement de comédie, avec une de ces formules typiques de Bei 
				Dao qui frappent et restent en mémoire : il était allé apporter 
				la bonne nouvelle à un ami de son père, qui était dans sa 
				cuisine en train de se sécher le dos avec une serviette, alors 
				« il fit volte-face en même temps que l’Histoire » (于是他和历史一起转身。). 
				Le meilleur de Bei Dao est là, comme des bribes de poésie.
				 
				
				  
				
				L’histoire sinistre de cette période de son enfance et 
				adolescence est ainsi passée comme la pluie sur les plumes d’un 
				canard. Mais il reste des souvenirs très lourds, dont celui de 
				la dispersion de la famille, sur laquelle il revient plusieurs 
				fois, la dernière en en décrivant précisément les étapes dans le 
				chapitre final consacré à son père : au printemps 1969, il est 
				affecté comme ouvrier à une entreprise de construction à Pékin 
				qui travaille à la construction d’une centrale électrique dans 
				le Hebei, puis son frère cadet est envoyé dans une unité de 
				l’armée à la frontière de la Mongolie intérieure ; sa mère part 
				à l’automne dans une Ecole de cadres dans le Henan, 
				où la rejoint sa fille ; quant au 
				père, il part à la fin de l’année dans une Ecole des cadres du 
				Hubei…  
				
				  
				
				Surtout, comme bien d’autres, l’histoire familiale recèle son 
				drame : le 27 juillet 1976, toujours dans le Hubei, Shanshan, la 
				petite sœur se noie en tentant de sauver quelqu’un de la 
				noyade. Le lendemain matin, c’était le tremblement de terre de 
				Tangshan 
				
				
				, 
				qui annonçait déjà la mort de Mao et la fin de la Révolution 
				culturelle. Ce drame a marqué les esprits au fer rouge et s’est 
				résolu dans le silence. Bei Dao n’en dit pas plus, seulement que 
				sa mère en fit une dépression nerveuse suivie d’une longue 
				maladie mentale. 
				
				Chantal Chen-Andro, 
				bien plus tard, rendit visite à la famille à Pékin en leur 
				apportant un bouquet de fleurs : il passa directement à la 
				poubelle. Depuis la mort de Shanshan, lui confia Bei Dao, les 
				fleurs étaient interdites chez eux… 
				
				  
				
				
				4.      
				
				
				Entreprise cathartique 
				
				  
				
				Sur toutes ces pages plane l’ombre du père, auquel est consacré 
				le dernier chapitre, après ceux sur les différentes écoles et 
				collèges, comme une montée en grade. Autant la mère, dont on 
				apprend au hasard d’une digression qu’elle était médecin, est 
				évanescente dans ces souvenirs , autant le père est omniprésent. 
				Le livre est dédié à ses deux enfants, un peu comme
				
				Bi 
				Feiyu (毕飞宇) 
				écrivant ses souvenirs des années 1970 pour son fils. 
				Mais il apparaît comme une longue remontée du souvenir où le 
				père fait figure de Commandeur, donnant presque l’impression 
				d’une sorte d’exorcisation des fantômes du passé. 
				
				  
				
				Quant à son œuvre à lui, Bei Dao, il n’en parle presque 
				pas, comme si ce qui importait, c’était justement, à travers la 
				quête de l’enfance et de l’adolescence passées, d’en tracer le 
				cadre, les conditions préalables et les premiers balbutiements : 
				les premiers poèmes au début des années 1970, le lancement de la 
				revue Jintian (今天) 
				en 1978… et la rébellion contre le père comme figure d’autorité 
				annonçant la révolte du poète contre l’ordre établi. 
				
				  
				
				
				Note sur la traduction et l’édition 
				  
						
							| 
							
							 
							Bei Dao et Chantal Chen-Andro à la BnF au début des années 1990.
 |  | 
				
				Il faut saluer la traduction qui rend remarquablement justice au 
				texte de Bei Dao. 
				
				Chantal Chen-Andro le 
				connaissant bien, on sent une connivence avec lui 
				et on est sûr 
				qu’il ne peut y avoir d’erreurs d’interprétation. Elle a en 
				outre ajouté un appareil de notes, une annexe née de ses 
				recherches sur l’histoire des portes de Pékin qui éclaire le 
				texte, et enfin une postface où elle l’on trouve ce que Bei Dao 
				tait sur la naissance de son œuvre, et où elle glisse une 
				traduction du fameux poème Huida (《回答》) 
				devenu un véritable manifeste de la jeunesse en rébellion, même 
				s’il s’en défend. 
				  
				
				Il faut saluer aussi l’éditrice, Isabella 
				Checcaglini, à la 
				tête de la maison d’édition  |  
				
				Ypsilon qu’elle a créée en 2007. Les mémoires de Bei Dao, elle 
				les a découvertes en traduction anglaise, alors que Chantal en 
				avait commencé la traduction en français, à la demande de Bei 
				Dao lui-même, dès la publication du livre à Hong Kong, en 2010, 
				sans qu’aucun éditeur français ne s’y soit intéressé jusque-là. 
				Les problèmes dus au 
				confinement en ont encore retardé la sortie, mais le livre a 
				fini par venir à bout des ultimes péripéties en juin 2020. Les 
				photos pour la plupart inédites n'en sont pas le moindre atout. 
				
				  
				
				S’ouvrent les portes de la ville, Pékin 1949-2001, 
				
				Traduction du chinois, notes et postface de Chantal Chen-Andro, 
				
				Ypsilon éditeur, coll. Contre-attaque, 
				juin 2020, 380 pages. 
				
				  
					
 
 
						 
						 
						 
						
						
						
						
						
						Littéralement le « lac de derrière », le plus grand et 
						le plus au nord des trois lacs du centre de Pékin, qui 
						forment ensemble les shichahai (什刹海)
						
						
						dont il est question à plusieurs reprises par la suite : 
						lieu de loisirs privilégié pour les enfants à un moment 
						où il n’y avait peu de piscines à Pékin – au chapitre 
						« Nage » Bei Dao cite celle du Pavillon des loisirs ou
						Taoranting ( 陶然亭), 
						grande piscine au sud-ouest de Pékin construite en 1956. 
						 
						 
						 
						 
						
						
						
						
						
						Quelques films sont cités. L’un vient en illustration de vient en 
						illustration de la propension à la violence des 
						garçons : « Le lanceur de couteaux volants » (《飞刀华》). 
						Il s’agit d’un film de 1963 en noir et blanc réalisé aux 
						studios de Shanghai par Xu Suling (徐苏灵), 
						avec des acteurs très célèbres, qui raconte l’histoire 
						d’un jeune orphelin adopté par le chef d’une troupe de 
						jongleurs et bateleurs, pendant la guerre. Le film, se 
						rappelle Bei Dao, faisait rêver les enfants et les 
						incitait à s’entraîner avec des couteaux rouillés sur 
						les couvercles en bois des poubelles comme cibles de 
						fortune. 
						
						Le film : 
						
						
						https://www.youtube.com/watch?v=mHqxBOH0yMo 
						
						Les autres sont cités indirectement à travers les
						lianhuanhua qui en 
						ont été adaptés : « Le destin du tambour » « La petite 
						fleur écarlate », etc. Pour la plupart des films de la 
						première moitié des années 1960, avant la Révolution 
						culturelle. 
						
						 
						 
						
						
						
						
						
						« Un 
						jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu » (《苏北少年“堂吉诃德”》). 
						
						
						
						
						Ils sont nés le même jour (compte tenu du 
						décalage horaire, précise Chantal) à trois ans 
						d’intervalle et ils ont souvent fêté leur anniversaire 
						ensemble depuis qu’ils se sont connus, au début des 
						années 1990, quand Chantal a commencé à traduire ses 
						poèmes.     | 
                  
                  |