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« Ecrire, ce n’est pas transmettre, c’est appeler. » Pascal Quignard

 
 
 
     

 

 

Bei Dao 北岛
Présentation

par Brigitte Duzan, 5 septembre 2009, actualisé 24 avril 2022

 

Bei Dao est né en 1949. Son père était administrateur de société, sa mère médecin. Il s’appelait en fait Zhao Zhenkai (赵振开), sa famille était originaire du Zhejiang, mais il est né et a été élevé à Pékin. Bei Dao, ‘l’île du nord’, est un nom de plume, suggéré par un ami, qui suggère une atmosphère de solitude et de désolation que l’on retrouve dans sa poésie, et ses écrits en général. Il en avait un autre, dans le même style, mais moins connu : Pierre silencieuse (Shímò « 石默 ») [1].

 

Le rebelle 

 

Au début de la Révolution culturelle, en 1966, il s’enrôle avec enthousiasme dans les Gardes rouges, comme beaucoup d’autres. En 1969, ses désillusions envers la révolution et le régime lui valent une période de « rééducation » : il va travailler pendant onze ans

 

Bei Dao en 2015 (photo ifeng)

comme ouvrier dans le bâtiment, jusqu’en 1980 ! Il participe brièvement à la rédaction du magazine Xin guancha《新观察》 (que l’on pourrait traduire par « Le nouvel observateur »). Il commence alors à écrire des poèmes, en 1970. 

 

a) Premiers poèmes

 

En avril 1976, il est alors électricien sur un chantier en dehors de Pékin lorsque surviennent les manifestations de la place Tian’anmen, ce qu’on appelle en chinois « l’incident du 5 avril » (四五事件 sìwǔ shìjiàn) : des manifestations en hommage à Zhou Enlai, mort le 8 janvier précédent, pour la fête de Qingming (la fête des morts), doublées d’une protestation déguisée contre le régime, et en particulier la Bande des Quatre.

 

Lors de ces manifestations pacifiques, des milliers de citoyens ordinaires vinrent déposer des gerbes de fleurs et des poèmes autour de la stèle du grand homme disparu. Le plus célèbre de ceux qui nous restent est celui de Bei Dao : « Réponse » (Huídá《回答》), une lamentation sur l’état de la Chine et un cri de révolte, qui marque les débuts d’un courant de poésie que l’on a appelé « poésie obscure » (Ménglóng shī "朦胧诗").

 

Immédiatement après la mort de Mao, en septembre de la même année, son successeur désigné, Hua Guofeng, fait arrêter son épouse et ses acolytes, la Bande des Quatre. Un climat de libéralisation souffle sur le pays, les révisionnistes, droitistes et autres ‘criminels’ internés en camps de travail sont réhabilités et libérés, les Chinois sont incités à s’exprimer, s’élève alors à Pékin le « mur de la démocratie », près d’un arrêt de bus à Xidan.

 

Bei Dao et Mang Ke à la fin des années 1970

 

En 1978, il semblait que la Chine allait entrer d’elle-même dans une ère de grands changements politiques, il y avait dans l’air une atmosphère d’interrègne. C’est alors que Bei Dao, avec son ami le poète Mangke (芒克) fonde le magazine Jintian《今天》), qui va devenir le porte-parole des « poètes obscurs » jusqu’à ce qu’il soit interdit par le gouvernement deux ans plus tard. Le premier numéro contenait entre autres le poème Huídá《回答》, avec les caractères 北岛 manuscrits à côté du titre.

  

Ce premier numéro portait en outre en exergue un éditorial éloquent : « L’histoire nous a enfin donné l’occasion de pouvoir exprimer, sans encourir pour autant de terribles châtiments, les chants que nous avons tenus cachés dans nos cœurs au cours des dix dernières années, … Notre génération va devoir établir la signification de chaque existence individuelle, et approfondir la compréhension que nous avons de la notion de liberté. … »

 

b) Premières nouvelles

 

En même temps, il écrit une première œuvre de fiction commencée dès 1974, terminée en 1979 et publiée en 1981 : « Vagues » (bōdòng 《波动》), récit qui relate les destins croisés et tragiques de quelques représentants de la « génération perdue » de la Révolution culturelle.

 

C’est une œuvre que l’on peut qualifier de révolutionnaire, dans le fond comme dans la forme, et qui fait instantanément de Bei Dao la figure de proue du renouveau de la création littéraire en Chine, marqué par un certain désespoir frisant le nihilisme devant l’absurdité de l’existence, ou du moins celle de ces jeunes auteurs. Ce courant littéraire a été souvent appelé « la littérature des ruines » (fèixū wénxué 《废墟文学》). On a comparé l’émergence de ce mouvement, après la Révolution culturelle, à celle de l’existentialisme en Europe, et en France en particulier, après la seconde guerre mondiale.

 

Parmi les autres nouvelles de ces années 1980, on trouve

 

Vagues, éd. originale

celles qui seront publiées dans le recueil qui porte le titre de sa première nouvelle, « Vagues » (《波动》), dont, symboliquement, celle intitulée « Dans les ruines » (zài fèixū shàng 《在废墟上》) et celle dont le texte est présenté sur ce site : « Un inconnu est de retour » (guīláide mòshēngrén《归来的陌生人》). 

 

c) 1989

 

Au début des années 1980, Bei Dao travaille à la Presse des Langues étrangères, et fait des traductions pour vivre. Les années 1978-80 sont une période de relative accalmie dans les relations entre le pouvoir et les artistes. Il y a une communauté d’intérêts temporaire entre les divers acteurs du monde littéraire et artistique, et la faction du pouvoir autour de Deng Xiaoping, fondée sur la conviction que le futur de la Chine dépendait de l’élimination des pratiques restrictives dans toutes les sphères de production, y compris intellectuelle. Cette atmosphère propice entraîne une vague de publications dans le domaine littéraire.

 

Bei Dao à Chengdu pendant l’hiver 1986

(2ème à partir de la g.) [photo sina]

avec de g. à dr. Shu Ting 舒婷, Xie Ye 谢烨,

Gu Cheng 顾城, Li Gang 李钢 et Fu Tianlin 傅天琳

 

Mais le climat se détériore peu à peu, pour aboutir à la campagne contre la « pollution spirituelle » qui commence à l’automne 1983 et s’achève sur un semi-échec à l’été 1984 [2]. Bei Dao est l’une des premières cibles : ses poèmes, qui paraissaient dans diverses revues littéraires depuis l’interdiction de Jintian, sont sur liste noire pendant toute la période.

 

Vers le milieu de la décennie, il commence à voyager, mais l’atmosphère s’alourdit ; il écrit : j’observe les pommes pourrir… Et, en 1986, il livre une collection de poèmes dont l’un, très

long, s’intitule « Rêve en plein jour » (báirì mèng 《白日梦》) : c’est plutôt un cauchemar éveillé. Il participe aux mouvements en faveur de la démocratie, soutient Wei Jinsheng (l’auteur du pamphlet appelant à réaliser « la cinquième modernisation », c’est-à-dire la démocratie), fait circuler des tracts en faveur de sa libération. 

 

Quand la période d’effervescence intellectuelle des années 1980 se termine brutalement avec l’écrasement sanglant des manifestations de la place Tian’anmen, le 4 juin 1989, Bei Dao n’est pas en Chine ; il a été invité en Allemagne et donne des conférences à Berlin, mais des extraits de ses poèmes sont récités avec ferveur par les étudiants et leur servent de slogans pro-démocratiques,  les vers de Huida《回答》bien sûr, mais aussi ceux d’un poème postérieur, « Proclamation » (xuāngào《宣告》), qui sonnent comme une provocation :

 

        决不跪在地上                 Je refuse de m’agenouiller par terre

        以显出刽子手们的高大      cela ferait paraître les bourreaux bien plus grands 

        好阻挡自由的风              et freinerait le vent de la liberté

 

Le résultat ne se fait pas attendre : Bei Dao est accusé d’avoir encouragé la révolte estudiantine en propageant des idées malsaines ; il sait qu’il sera arrêté s’il tente de revenir en Chine, il reste à l’étranger. Sa femme, Shao Fei (邵飞), et sa petite fille, Tiantian (田田), ne sont pas autorisées à le rejoindre. Elles n’obtiendront l’autorisation qu’en 1995. Bei Dao, quant à lui, ne pourra rentrer définitivement en Chine qu’en 2006. Il commence ainsi une vie d’exilé, coupé de ses proches et de ses amis [3].

 

L’exilé

 

Bei Dao en 2007 avec sa fille Tian Tian et le poète américain Gary Snyder pour le lancement de

son recueil d’essais 《青灯》(photo 肖全/sina)

 

Dans un article intitulé « Le journal de mes déménagements », il a écrit qu’il avait déménagé quinze fois et changé sept fois de pays entre 1989 et 1995. Le 4 juin 1989, donc, il était à Berlin, à Berlin-Ouest plus précisément, c’était avant la chute du mur qui ne tomba que lorsqu’il fut parti, pour Oslo, où il se retrouva avec son ami Duo Duo. Puis, au Nouvel An 1990, il part pour Stockholm où il reste jusqu’à l’été et relance le magazine Jintian, qui devient un forum pour les écrivains chinois exilés. A l’automne, il part pour deux ans pour Arrhus, la deuxième ville suédoise, où il reçoit la visite de ses parents et de sa fille.  En octobre 1992, il déménage à Leiden, aux Pays-Bas, au bout de quoi il obtient enfin un visa américain et part aux Etats-Unis après un séjour de trois mois en France, trois mois d’été heureux : il a sa fille avec lui, il l’emmène jouer dans les squares ; il a dit : c’était comme la course qui précède un saut en longueur. Le 25 août 1993, il débarque en Amérique où sa femme et sa fille le rejoignent à l’automne 1995, et ils s’installent alors en Californie.

 

C’est une vie d’exilé, mais aussi de nomade : quand on n’est pas chez soi, tous les endroits se valent, les Etats-Unis faisant quand même figure de havre suprême. Il se nomme lui-même, ironiquement, le hérisson en exil (táowáng de cìwèi 逃亡的刺猬). Mais il commence à prendre une vue plus calme, plus distanciée des choses, et ce qui semble le préoccuper le plus, pendant toutes ces années, c’est son rapport à sa langue maternelle. Il avait commencé par se faire le chantre d’un nouveau langage, très proche en cela de Paul Celan avec lequel il se trouvait lui-même beaucoup d’affinités, Celan qui avait œuvré à « nettoyer » la langue allemande après les horreurs de la seconde guerre mondiale, tout comme Bei Dao avait contribué à dégager le chinois du carcan dogmatique du maoïsme, Celan dont 

 

La maison bleue, déc.1998

 

Bei Dao a dit qu’il avait transformé son expérience des camps en « langage de douleur », comme lui. Bei Dao continuait désormais son travail sur la langue, au-delà du politique, pour lui restaurer une valeur individuelle et humaine.

 

Finalement, ce qu’on retiendra peut-être en tout premier lieu, de ces années d’exil, ce sont les essais regroupés dans plusieurs recueils, et en particulier « La maison bleue » (lánfángzi 《蓝房子》). La langue se fait ici claire et proche, aussi limpide que sa poésie est hermétique. La politique n’y est qu’un écho lointain ; après une introduction sur les grandes figures littéraires qu’il admire, l’auteur s’y penche sur son passé, ses souvenirs de son pays, et de là sur son sentiment de profonde solitude. L’exil est aussi pour lui l’expérience du vide, une expérience que tout le monde doit faire un jour, dit-il. La « maison bleue » du titre, c’est celle de son ami, le poète suédois Tomas Tranströmer : une maison chaude, accueillante, mais qui ne n’était pas chez lui et ne le serait jamais.

 

Il aura peut-être fallu la dure expérience de l’exil pour lui faire trouver l’humanisme qu’il cherchait en fait jeune pour remplacer les décombres qui restaient du marxisme. L’écriture, finalement, lui fournit un lien avec les hommes ; comme il le dit à la fin de « la maison bleue » : comment les anciens récitaient-ils la poésie ? en levant une coupe dans le vent, en exprimant leurs joies ou leurs peines à l’occasion d’une naissance, du départ d’un ami, de la visite d’un autre, d’un décès…

 

Bei Dao vit aujourd’hui à Hong Kong, où

 

Bei Dao avec la poétesse Lan Lan 蓝蓝

et le poète Yang Junlei 杨君磊

(aux Nuits internationales de la poésie,

à Hong Kong en novembre 2013)

il enseigne au Centre d’études sur l’Asie de l’Est de l’université chinoise.

 

2018 : Exposition à Paris : Moment

 

Anthologie de ses principales œuvres

en 9 volumes, avril 2016

 

Le 8 avril 2012, Bai Dao a été victime d’un accident vasculaire cérébral, à Hong Kong. Il a été hospitalisé et s’en est sorti relativement bien, mais avec de graves problèmes de langage. Il a suivi une rééducation et a fait de rapides progrès d’élocution, mais le verdict d’un spécialiste a été formel : il ne récupérerait jamais que 30 % de ses capacités de communication par la langue.

 

C’est alors que, sa famille lui ayant apporté pinceau, encre et papier, il a commencé à griffonner, puis, de retour chez lui, à peindre. Au début il a dessiné des lignes, puis il a expérimenté avec des points d’encre. Au total, de 2013 à 2017, il a réalisé une série de peinture pointillistes rejoignant la peinture de shanshui traditionnelle.

En 2016, il avait tellement bien récupéré ses capacités linguistiques qu’il a recommencé à écrire de la poésie, en réalisant que les éléments de ses poèmes étaient très proches des points d’encre. 

 

Pour cette exposition, la galerie a publié un ouvrage qui comporte non seulement des reproductions en double page des tableaux exposés, mais en outre deux textes très intéressants :

- l’un de Xu Bing (徐冰), artiste contemporain et cinéaste expérimental [4] : « Les "Points" de Bei Dao » (北岛的"") ;

- l’autre de Li Tuo (李陀), écrivain, critique littéraire, critique d’art et théoricien du cinéma : « Faire que le "point" trouve vie sur le papier – Impressions devant la peinture de

 

Livre-catalogue de l’exposition Moment,

galerie Paris Horizon 2018

Bei Dao » (《让点在纸面获得生命-看北岛绘画有感》).

 

Les deux textes ont été traduits en français par Chantal Chen-Andro et en anglais par Lucas Klein.

 

Ci-dessous le texte de Xu Bing et sa traduction en français :

 

北岛的"" (page1)

北岛的"" (page2)

北岛的"" (page3)

Les "Points" de Bei Dao (page1)

Les "Points" de Bei Dao (page2)

Les "Points" de Bei Dao (page3)

Les "Points" de Bei Dao (page4)

 

 

Chantal Chen-Andro avec Bei Dao (et le poète Adonis)

à la galerie Paris Horizon, pour la signature

du livre-catalogue de l’exposition Moments en 2018

 

2020 : traduction de ses mémoires

 

En juin 2020 paraît aux éditions Ypsilon la traduction en français, par Chantal Chen-Andro, des mémoires d’enfance et d’adolescence du poète : « S’ouvrent les portes de la ville » (《城门开》). Le texte original est paru à Hong Kong en 2010 [5] et réédité en juillet 2015.

 

C’est un texte né du choc que fut son retour à Pékin en 2001, pour la première fois depuis 1989. Il a eu l’autorisation de revenir dans la capitale pour rendre visite à son père malade. La ville lui a paru, brillamment illuminée, sans

 

S’ouvrent les portes de la ville, 2020

plus guère de rapports avec celle qu’il avait quittée douze années plus tôt. D’où son désir de la faire revivre telle qu’il en gardait le souvenir, en en rouvrant les portes.

 


 

Traductions en français

par Chantal Chen-Andro

 

Prose

- Vagues, Philippe Picquier, 1994      

- 13 rue du Bonheur, recueil de six nouvelles, Circé, 1999

- S’ouvrent les portes de la ville (《城门开》), traduction, notes et postface de Chantal Chen-Andro, avec 26 photos originales, Ypsilon éditeur, 2020.

 

Poésie

- Au bord du ciel, Circé, 1998              

- Paysage au-dessus de zéro, Circé, 2004 

 


 

A lire en complément 

 

La nouvelle « Un inconnu de retour » 《归来的陌生人》

 


 

Bibliographie complémentaire

 

Compte rendu de Françoise Naour sur « Vagues » (Études chinoises, vol. 1-2, printemps-automne 1996, pp. 230-232) : https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_1996_num_15_1_1247_t1_0230_0000_3

Françoise Naour souligne l’utilisation originale des monologues intérieurs alternés, mais aussi de longs dialogues, de descriptions « naturalistes » et de flashbacks récurrents, le tout couché avec une grande retenue même dans la peinture des situations les plus violentes. Elle voit dans le titre une double métaphore : celle des vagues du temps et des vagues des sentiments.

 

 


[1] signifie aussi ‘écrire de mémoire’.

[2] Au 4ème Congrès national de l’Association des Ecrivains (décembre 1984-janvier 1985), Ba Jin (巴金), qui avait refusé de participer au mouvement, est triomphalement réélu président.

[3] Comme les autres « poètes obscurs », le groupe de Jintian, eux aussi exilés après 1989 : Gu Cheng (顾城), Duo Duo (多多) et Yang Lian (杨炼).

[4] Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Xu_Bing.htm

[5] Aux éditions SDX (三联书店).

 

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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