Sortie chez Philippe Picquier du « Don Quichotte » de Bi Feiyu
par Brigitte Duzan, 5 mars 2016, actualisé 25 mai 2018
C’est le 22 mars 2014, dans le cadre du Salon du livre
de Paris, que Philippe Piquier a signé l’achat des
droits de traduction en français du roman de
Bi Feiyu (毕飞宇)
« Un jeune Don Quichotte du nord du Jiangsu » (《苏北少年“堂吉诃德”》)
[1].
La traduction, par Myriam Kryger, est sortie le 4 mars
2016 sous le titre « Don Quichotte sur le Yangtsé ».
Il s’agit d’un recueil de souvenirs et de témoignages
sur l’enfance de l’auteur, une série de vignettes et de
portraits qui dressent un tableau vivant d’une époque
révolue, pourtant pas très éloignée, dans une région
très pauvre, mais il est vrai que toute la Chine était
pauvre à l’époque : Bi Feiyu avait dix ans en 1974, ce
qu’il raconte est donc à replacer dans le contexte de la
fin de la Révolution culturelle.
Bi Feiyu a dit qu’il n’avait finalement écrit qu’une
seule histoire : une histoire de la souffrance (我觉得我只写了一个故事:疼痛).
Son « Don Quichotte » est un nouvel opus de cette
histoire. Mais il dit aussi qu’il n’avait pas
l’intention de faire pleurer : la nostalgie est très
forte, et les souvenirs sont parfois éprouvants, mais
son texte apparaît en fait comme une entreprise
cathartique, un règlement de compte avec les fantômes du
passé, dans le but de préserver la mémoire de ce passé
si proche et pourtant déjà si lointain.
Souvenirs nostalgiques
Bi Feiyu décrit la misère d’un enfant obligé de
déménager à diverses reprises pour suivre ses parents
dans leurs mutations successives, un enfant donc
déboussolé, sans attaches à un bout de terre natal qui
est la référence identitaire fondamentale de tout
Chinois, un enfant à la dérive d’un bourg à un autre, du
village des Yang,
Yangjiazhuang (杨家庄),
à celui de Luwang (陆王)
puis au bourg de Zhongbao (中堡)
à l’âge de onze ans. C’est la première chose
qu’il décrit dans le prologue
[2] :
c’est l’introduction à la souffrance.
Edition chinoise
Edition Philippe Picquier
Même les attaches familiales lui échappent : la vieille dame
qu’il appelle ‘grand-mère’ se révèle être une grand-mère
d’adoption et le nom de son père un nom d’emprunt. Ces deux
chapitres sont les plus émouvants de tout le livre. Celui sur la
« grand-mère » est intitulé « Fèves » : elle habitait Luwang, et
lui a offert des fèves à son départ, à un moment où tout le
monde avait faim, les enfants en particulier – il le décrit dans
un autre chapitre. Il est parti, est entré à l’université, et
l’a oubliée ; elle non, lui a-t-on raconté à sa mort… Histoire
d’une souffrance infligée, d’une poignée de fèves devenue
elle-même souffrance.
Et puis il y a cette autre souffrance, celle de découvrir que le
nom de son père – Bi Ming (毕明)
- n’était pas son vrai nom, qu’il lui avait été donné pour
effacer l’opprobre de la condamnation à mort de son propre père
pour avoir vendu du riz aux Japonais, qu’il avait en fait Lu (陆)
pour patronyme, mais que même ce nom n’était pas le sien car il
était adopté (养子).
L’enfant déboussolé par ses déménagements étaient en outre privé
d’une identité familiale solide.
C’est ainsi qu’il explique ironiquement sa vocation d’écrivain :
« être, comme moi, à la fois sans racine et sans nom est quelque
chose que l’on rencontre rarement chez une même personne (我一没故乡,二没姓氏,二者都遭逢的人极少。)
… Je ne pouvais être qu’écrivain, ou poète, rien d’autre (他只能成为作家,或者诗人,不可能干别的。) ».
Ces deux chapitres, en fait, en sont trois car Bi Feiyu a
dédoublé celui sur le nom du père (“父亲的姓名”),
qui constitue une sorte d’axe central autour duquel sont
organisés les chapitres sur la vie quotidienne : la vie
matérielle, l’environnement avec ses animaux familiers, les jeux
d’enfants, les coutumes…
Une vie quotidienne sur fond de misère générale, d’où émergent
des pages formidables, comme celles sur les « râclées » (打孩子)
expliquées comme rite social avec ses propres codes, celles sur
les torches électriques, comme fascination de la lumière et
apprentissage de l’économie, ou encore sur les poches, ou plutôt
l’absence de poches, comme marqueur de pauvreté.
Entreprise cathartique
Le texte est subtilement construit pour faire alterner les
chapitres descriptifs qui forment un témoignage personnel sur la
vie dans le nord du Jiangsu dans les années 1970, et ceux sur le
souvenir de traumatismes et drames intimes qui éclairent la
personnalité de l’auteur, les deux formant au total le contexte
de son œuvre d’écrivain.
Le texte sur les fèves, donc sur la grand-mère, est en fait
inclus dans le chapitre « La joie de partager » (分享就快乐)
de la première partie. Bi Feiyu noie son évocation traumatique
sous couvert d’une considération plus générale sur la nourriture
et les pratiques vestimentaires, qui sont elles-mêmes un hommage
à sa mère. Il est donc bien fidèle à son projet annoncé comme
résolument non (mélo) dramatique. Il tente de rester dans les
limites d’un réalisme quasi documentaire.
Mais l’émotion perce à travers les lignes. La douleur est sourde
jusqu’au chapitre sur le nom du père ; elle est intense dans la
dernière partie : l’évocation du dernier personnage, Chen Derong
(陈德荣),
est en fait une confession. C’est le récit d’une dénonciation,
d’un enfant par un autre enfant qui était Bi Feiyu. Il n’est pas
le seul à avoir dénoncé l’un de ses proches ou camarades pendant
la Révolution culturelle. On sait les pressions auxquelles
étaient soumises en particulier les enfants, qui ont dénoncé
jusqu’à leurs parents. Mais, chaque fois, la blessure est restée
ouverte, la confession écrite étant la solution cathartique pour
tenter d’apaiser sa conscience.
On a l’impression, finalement, que le livre a été écrit dans ce
but : pour conjurer les fantômes du passé, et permettre à son
âme de se libérer des cauchemars du présent. En ce sens, Bi
Feiyu a sans doute réussi puisqu’il dit en conclusion de son
prologue : « je ne suis ni abattu ni fier, je suis serein. »
Selon ses propres dires, le livre a cependant une autre
finalité, qui n’est pas de conjurer le passé, mais de lui donner
une mémoire.
Œuvre de mémoire
Car la question se pose, tout au long de la lecture : à qui est
destiné ce livre ? Une réponse est tentante : pour nous,
Occidentaux, qui avons besoin de comprendre le passé dont il est
question pour mieux appréhender le présent et, à la limite,
comprendre le passé de Bi Feiyu pour mieux percevoir son œuvre.
En fait, il ne faut pas sous-estimer Bi Feiyu, la raison est
plus profonde. Tout au long du livre il fait référence à son
fils. Son fils qui trouve son père ennuyeux, son fils qui ne
s’intéresse absolument pas à ce qu’il écrit, son fils à qui il
demande quels sont les auteurs préférés de ses camarades, au
lycée. Car Bi Feiyu est professeur, à l’université, et
l’enseignement de la langue et de la littérature chinoises est
l’une de ses grandes préoccupations.
Le livre est donc écrit d’abord pour son fils, et ses pairs,
tous ces enfants qui sont élevés dans un environnement sans
mémoire. Il est écrit pour leur dire : voilà ce qu’était la
Chine que vous n’avez pas connue, rappelez-vous…
Mais il est aussi écrit pour les gens de sa génération, pour
leur remémorer leur enfance et les rêves qu’ils ont fait
enfants, quand ils étaient tous un peu des Don Quichotte en
herbe.
« Don Quichotte sur le Yangtsé »,
traduit du chinois par Myriam Kryger,
Philippe Picquier mars 2016.
Notes à posteriori
Note sur le chapitre 9 de la cinquième partie : « Le lit »
[3]
Bi Feiyu commence par planter le décor des fins de journée de
son enfance, avec extraits d’opéras révolutionnaires à la radio,
suivis del’hymne national annonçant l’heure du coucher. Mais ses
parents restaient longtemps dans l’obscurité à discuter à voix
basse, dans leur unique chambre. Et ce dont ils parlaient ainsi,
c’était du « passé », le leur, celui d’avant la Libération, une
autre époque qui semblait autrement plus heureuse, mais ça, Bi
Feiyu le suggère entre les lignes seulement.
Il était ainsi, explique-t-il, aux prises avec deux mondes qui
coexistaient dans sa tête : un monde réel, plongé dans
l’obscurité, qui formait la toile de fond de leur existence,
était leur existence même ; et un monde autre, qui prenait vie
dans et par les paroles de ses parents. Tout un univers dans
lequel il croyait parce qu’il était conté sans qu’on puisse en
douter et qui, dit-il, a formé la base de sa foi dans la
fiction.
Ce bref chapitre, il en a fait une conférence dans laquelle il
présente l’écrivain comme un être partagé entre deux visions,
mais qui ne doute jamais de la vérité de la fiction. Vérité qui
est en fait rêve, désir de voir l’imaginaire prendre le pas sur
la réalité, et qui poussait ses parents à se raconter leurs
histoires dans l’obscurité. Car la fiction rend heureux.
Notes sur les références littéraires et cinématographiques :
Il n’y a pas beaucoup de références culturelles dans ce livre,
la culture – au sens classique - était quasiment absente de
l’environnement rural qui était celui de Bi Feiyu dans son
enfance et qu’il décrit dans ses détails quotidiens. Les
quelques références culturelles que l’on trouve ici et là sont
donc d’autant plus significatives.
Il y a trois principales références littéraires : une
citation d’un vers d’un poème d’Ai Qing (艾青)
dans le prologue, et deux parallèles faits avec deux nouvelles
de Lu Xun
(魯迅) :
d’une part « AQ » (《阿Q正传》)
– privé de nom comme son père - d’autre part « Kong Yiji » (《孔乙己》),
disparu sans laisser de traces comme l’aveugle dans la dernière
partie.
Lin Chong
Mais il y a aussi une référence subtile au roman « Au
Bord de l’eau », le Shuihuzhuan (《水浒传》),
pour expliquer le nom donné à son père, Bi Ming (毕明) :
Bi choisi par homophonie avec le caractère signifiant
‘forcer’ (bī
逼),
et míng (明)
comme la lumière, celle de la révolution bien sûr.
Le personnage de référence, ici, est Lin Chong (林沖),
dont l’histoire est contée aux chapitres 7 à 12 :
instructeur en arts martiaux de la Garde impériale, il
est forcé de rejoindre les rebelles de Liangshan, après
avoir été faussement accusé de meurtre par le fils
dévoyé d’un grand maréchal – il est « forcé de prendre
le chemin de la lumière ». Bi Feiyu ne reconnaît pas à
Shi Nai’an la qualité de grand écrivain, mais souligne
la valeur symbolique de son œuvre.
Quant aux deux références cinématographiques,
elles
sont significatives comme marqueurs de l’ambiance de l’époque :
l’une est à la première page de la première partie, l’autre dans
le chapitre sur les chevaux.
1. Le premier film à lui seul évoque toute l’époque. D’abord
c’est une séance en plein air, par l’une de ces équipes mobiles
qui parcouraient le pays avec leur matériel de projection. Les
films étaient bien sûr des œuvres de propagande, mais,
contrairement à ce que l’on pense généralement, à partir du
début des années 1970, bien plus diversifiées que les seuls
« opéras modèles ».
Celui que cite Bi Feiyu est un film de 1973,
Yanyang Tian (《艳阳天》),
connu sous le titre anglais de « Bright Sunny Skies »
[4].
Réalisé par Lin Nong (林农),
il est adapté d’un roman éponyme en trois volumes de
Hao
Ran (浩然),
publié entre 1964 et 1966
[5].
C’est l’un des premiers films à avoir été réalisé au
moment du timide dégel du début des années 1970, grâce à
Xie Tieli (谢铁骊),
et au soutien personnel de Mao.
L’histoire se passe en 1956, dans la plaine de
Yanyang Tian (Bright Sunny Days)
l’est du Hebei, au moment de la collectivisation. Stéréotype de
la lutte des classes, le film montre les efforts entrepris pour
lutter contre les catastrophes naturelles, et les succès obtenus
grâce aux efforts collectifs et en dépit des tentatives de
sabotage des ennemis de classe, les propriétaires
réactionnaires.
Yanyang Tian (Bright Sunny Days)
2. Le second film cité est le célèbre « Roi des
Singes », ou exactement « Le Roi des Singes
bouleverse le Palais céleste » (《大闹天宫》),
le grand chef d’œuvre des films d’animation des frères
Wan (万氏兄弟)
[6].
C’est dans la première partie, sortie en 1961, que se
passe l’épisode auquel fait référence Bi Feiyu : pour
contrôler Sun Wukong qui a ridiculisé le Roi des Dragons
et l’empêcher de continuer à nuire, l’empereur de Jade
décide d’user de diplomatie et d’offrir au
Le Roi des Singes
Singe le titre honorifique de « Gardien des écuries impériales »
(弼马温).
Mais le Singe en profite pour libérer les chevaux et partir avec
eux dans une joyeuse cavalcade, cavalcade qui a frappé et ravi
le jeune Bi Feiyu.
Le Roi des Singes bouleverse le Palais céleste
(séquence de la nomination comme gardien des chevaux à la minute
22 :45).
Le Roi des Singes bouleverse le Palais céleste
A lire en complément
L’article traduit en chinois (saur les deux notes), par la
poétesse et traductrice Huang Hong (黄荭) – traduction publiée
dans le Wenhui bao (文汇报) le 4 juin 2016. Merci Hong !
http://chuansong.me/n/367704741673
[1]
Le livre avait été initialement publié en 2013 dans la
revue Huacheng (《花城》)
- pp. 1-69.
La traduction n’est pas intégrale. Dans la troisième
partie – Avec les bêtes
第三章 :我和动物们
– il manque un chapitre sur les moutons. Il manque
surtout la 4ème partie du texte original, qui
constitue une galerie de portraits d’artisans (第四章:手艺人) :
le menuisier (mùjiàng
木匠),
le maçon (wǎjiàng
瓦匠),
le cardeur de coton (弹棉花的),
le ferblantier (xījiàng
锡匠),
le tresseur de lanières de bambou (mièjiàng
篾匠),
le tanneur (píjiàng
皮匠)
et le barbier (tìtóujiàng
剃头匠).
Cela rappelle les portraits analogues de
Wang Zengqi (汪曾祺),
et dresse le tableau d’une époque encore très proche.
C’est aussi intéressant que les chapitres du « Don
Quichotte » sur les libellules ou les nuages.
[2]
Prologue appelé xiēzi
楔子 :
terme utilisé pour les préfaces de romans modernes, mais
qui remonte aux prologues des drames de la période yuan.
Bi Feiyu donne donc tout de suite un cachet classique à
son texte.
[3]
Ou la sixième partie du texte original :第六章童年情境
-九.《床》
[4]
A ne pas confondre avec le film éponyme écrit et réalisé
par le grand dramaturge Cao Yu (曹禺)
en 1948, avec Shi Hui (石挥)
dans le rôle principal.