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Li Tuo 李陀

Présentation

par Brigitte Duzan, 03 janvier 2013

 

Li Tuo est surtout connu pour son travail de scénariste et théoricien du cinéma, avec son épouse Zhuang Nuanxin, au début de la période d’ouverture, puis comme éminent critique littéraire à partir du début des années 1980.

 

On connaît moins son œuvre littéraire car il a peu écrit, mais ce qu’il a publié fait regretter qu’il ait décidé dès 1982 de se consacrer uniquement à la critique et à la promotion des jeunes auteurs d’avant-garde. Il a cependant récemment recommencé à écrire, et a publié en juin 2012 un roman original qui renoue avec ses recherches initiales sur la forme et sur la langue.

 

Débuts difficiles

 

De son vrai nom Meng Keqin (孟克勤), Li Tuo (李陀) est né

 

Li Tuo

en 1939 à Hochhot, en Mongolie intérieure. Il était d’une famille d’ethnie Daur (达斡尔族), originaire de la bannière de Morin Dawa  (莫力达瓦旗), bannière autonome alors sous la juridiction de la province du Heilongjiang. 

 

Li Tuo adolescent

 

Li Tuo est donc né dans une zone marginale de la Chine, qui parlait son propre dialecte et avait ses coutumes propres. On le présente souvent ainsi, à ses débuts : un homme des confins, des marges (边缘人). Ses parents sont cependant venus s’installer à Pékin quand il était enfant, et c’est là qu’il est allé à l’école, terminant ses études secondaires en 1958.

 

Mais il est tout de suite entré à l’usine, et a continué à travailler comme ouvrier pendant toute la Révolution culturelle : comme mécanicien dans une usine de machines-outils, puis ouvrier dans une usine de traitement thermique et enfin ajusteur.

 

Il a pourtant commencé à écrire dès le collège, des poèmes, des nouvelles et des essais.

 

1979-1982 : écrivain d’avant-garde, scénariste et théoricien du cinéma

 

Ses premiers textes sont publiés en 1975 et il participe à la rédaction du journal « Ouvriers de Pékin » (《北京工人》). Il se souvient :

最高兴的是领导说你有个小说写得还行,批你假,让你专心写作。

« ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est quand la direction m’a dit que, si je voulais écrire d’autres nouvelles, c’était très bien, que je pouvais demander du temps de libre pour pouvoir me consacrer pleinement à l’écriture. »

 

En 1979, il entre à l’association des écrivains. Il devient un écrivain d’avant-garde, et, avec son épouse, la cinéaste Zhang Nuanxin (张暖忻), participe en tant que théoricien et scénariste au renouveau du cinéma chinois.

 

Avant-garde littéraire

 

L’une de ses premières nouvelles publiées après la Révolution culturelle,  « Si seulement tu pouvais entendre cette chanson » (《愿你听到这支歌》), est couronnée du prix de la meilleure nouvelle en 1978.

 

Il en écrit d’autres : « Lourde charge » (《重担》), « Le rosier thé » (《香水月季》), « Septième grand-mère » (《七奶奶》), « Soleil couchant » (《余光》), « Chute libre » (《自由落体》)… Elles suscitent louanges et controverses car elles ne sont pas dans l’air du temps, c’est-à-dire dans le courant dominant de la littérature des cicatrices, puis de recherche des racines (1).

 

Ce qui intéresse avant tout Li Tuo, c’est la forme, la recherche stylistique et formelle :

每一篇都是做尝试,有的实验还可以,有的实验根本就失败了

Chacune de mes nouvelles est une expérience, les unes ont un certain intérêt, d’autres sont complètement ratées.

 

白话文的历史比较短,还有,中国老是打仗、革命,不太平,作家不能反复去琢磨。写中长篇的话,我老觉得我们的积累不够,可是学西方小说,那是人家的,怎样移植到中国小说中,有很大困难。对我来说,先写短篇练一练。

L’histoire de la littérature en baihua est relativement courte ; qui plus est, la Chine a été constamment le terrain de conflits, révolutions et désordres de toutes sortes qui ont empêché les écrivains de peaufiner leur style. Je pense que nous avons accumulé beaucoup de retard dans le domaine du roman ; on peut se mettre à l’école du roman occidental, mais il n’est pas facile de le transformer en un genre spécifiquement chinois. C’est pourquoi, pour ce qui me concerne, je préfère m’exercer en écrivant des nouvelles.

 

Parallèlement, il veut aussi renouveler la langue, lui enlever sa gangue idéologique, la raideur de la prose révolutionnaire, pour lui redonner la fraîcheur d’une langue vivante, au contact du parler populaire, c’est-à-dire reprendre là où Lu Xun s’était arrêté.

 

En 1980, il est invité à la réunion de l’Association des écrivains ; il y prononce un discours en forme de profession de foi qui est ensuite publié dans le Journal des lettres et des arts (《文艺报》) : « L’essentiel, en matière de création, c’est la forme » (《创新的焦点是形式》).

 

« Septième grand-mère » (《七奶奶》) et « Chute libre » (《自由落体》) sont des exemples types de cette approche. La première nouvelle, par exemple, représente une adaptation du style du « flux de conscience », très semblable à celui de Virginia Woolf dans sa première nouvelle, « The Mark on the Wall » (2). La démarche de Li Tuo est la même : il part d’un fait quotidien anodin, mais inexpliqué, pour développer toute une série de pensées qui en découlent plus ou moins inconsciemment dans la tête de la vieille « septième grand-mère ».

 

Chez Woolf, c’est une tache bizarre sur le mur qui est le point de départ du récit. Chez Li Tuo, c’est le fait que la vieille grand-mère n’arrive pas à comprendre ce que fait sa bru dans la cuisine, en face de sa chambre. Elle a beau tendre le cou, et l’oreille, elle n’arrive ni à voir ni à entendre ce que l’autre peut bien faire. On a ainsi un portrait direct, la vérité intime, d’une veille femme qui n’a plus de prise sur le monde extérieur.

 

Li Tuo utilise en outre une langue qui incorpore des expressions populaires pékinoises et colle d’autant mieux à la réalité qu’il dépeint. Le texte est dense, presque continu, comme le flux de pensées qu’il décrit. « Septième grand-mère » est une nouvelle étonnante, surtout pour l’époque. « Chute libre » est de la même eau, c’est d’ailleurs la nouvelle que Li Tuo dit préférer.

 

Avant-garde cinématographique

 

Li Tuo a mené avec son épouse Zhang Nuanxin (3) des recherches stylistiques du même ordre dans le domaine du cinéma. Moribond au lendemain de la Révolution culturelle, le cinéma chinois avait besoin de dépasser les schémas courants et se mettre au courant des innovations qui s’étaient produites dans le cinéma mondial, en particulier en France et en Italie, pendant que le pays était fermé au monde extérieur.

 

C’est ce que préconisent Li Tuo et son épouse dans un article fondamental publié en 1979 : « Sur la modernisation du langage cinématographique » (《谈电影语言的现代化》). L’article provoque une prise de conscience des déficiences accumulées et un débat théorique qui va durer sept ou huit ans (4).

 

Mais Li Tuo ne se borne pas à la théorie et au mouvement d’idées. Il participe à l’émancipation du cinéma chinois et à sa modernisation en collaborant à la réalisation de deux films illustrant cette réflexion dont il écrit les scénarios.

 

Le premier est « Li Siguang » (《李四光》), tourné par Ling Zifeng (凌子风) au studio de Pékin en 1979. Le second est réalisé par son épouse : « Sha’ou » ou « The Drive to Win » (《沙鸥》), en 1981 (3) ; il donnera lieu à

 

Li Siguang

un article, publié en décembre 1983, expliquant les conditions d’adaptation du scénario à l’écran : « Sha’ou, du scénario au film » (《沙鸥——从剧本到电影》). Les deux films obtiennent le prix du ministère de la culture, en 1979 et 1981.

 

En 1982, cependant, Li Tuo a cessé d’écrire. Ce devait être une interruption temporaire de deux ou trois ans, le temps de lire et réfléchir, cela a duré trente ans…

        

1982-2012 : critique littéraire

 

Il a expliqué cette décision soudaine à diverses reprises dans des interviews. Au départ, il a voulu faire une pause pour perfectionner ses connaissances, de la littérature étrangère en particulier, afin d’affiner son style. Cependant, la littérature chinoise évolua très vite pendant ce début des années 1980 : Li Tuo n’était pas satisfait de la littérature des cicatrices : c’était pour lui la dernière phase de la « littérature des paysans-ouvriers-soldats ». Il n’avait pas d’affinités non plus avec le courant de recherche des racines qui se développa ensuite.

 

Parrain des jeunes écrivains

 

Li Tuo dans les années 1980

 

Mais, en 1985, apparaissent Yu Hua, Su Tong, Mo Yan ; il se demande comment écrire des œuvres d’avant-garde qui soient meilleures que les leurs. Ces jeunes sont en rupture, brisent les conventions, les normes : c’est ce que tout le monde aime… Ce n’est cependant pas ce qu’il veut faire, ni ce qu’il est prêt à soutenir.

 

En 1984, par exemple, il fulmine contre les louanges prodiguées à Zhang Xianliang (张贤亮) lors de la publication de « Mimosa »

(《绿化树》), roman dont le thème est la famine de 1960 ; le jeune protagoniste de ce roman a faim et il est dépeint disputant sa nourriture aux rats ? Très bien, dit Li Tuo, mais il n’est pas mort de faim, comme tant d’autres, et il a même trouvé quelqu’un pour l’aimer… Il reconnaît cependant le nécessaire respect de quelque chose comme la dignité de la chose écrite : on ne pouvait en fait pas aller plus loin que Zhang Xianliang  dans « Mimosa », hors toute question de censure.

 

Il préfère arrêter d’écrire. Il devient critique littéraire et va s’employer à faire connaître les jeunes et brillants auteurs d’avant-garde. Il illustre l’importance croissante de la critique littéraire, en Chine, pour la reconnaissance des nouveaux talents, mais aussi l’émergence de nouveaux courants.

 

C’est Li Tuo qui fait connaître A Cheng (阿城) et son « Roi des échecs » (《棋王》) en 1984 : le manuscrit ayant été refusé par le journal « Littérature de Pékin », il le recommande à son concurrent, « Littérature de Shanghai », qui le publie.

 

En 1986, il accède au poste de rédacteur adjoint du journal littéraire « Littérature de Pékin » (《北京文学》) ce qui renforce son influence.  Il publie nombre de nouvelles dans le journal, celle de Yu Hua (余华) « Parti à 18 ans loin de chez moi » (《十八岁出门远行》) étant l’une des premières. On

 

Li Tuo en 1986 avec les écrivains

 A Cheng (en bas à g.) et Liu Xinwu (à sa droite)

l’appelle affectueusement « Papi Tuo » (陀爷).

 

C’est Li Tuo aussi qui a fait connaître Bei Dao (北岛) ; il a ensuite gardé des liens étroits avec lui et publié beaucoup de critiques dans le journal qu’il édite : « Jintian » (《今天》).

 

Rupture en 1989

 

Horizons, n° de juillet 2002

 

Après les événements de juin 1989,  le professeur Leo Ou-fan Lee, de l’université de Chicago, ayant trouvé le financement nécessaire pour venir en aide à « quelques dissidents chinois notoires » qui avaient été particulièrement actifs pendant la « fièvre culturelle » des années 1980, dont Li Tuo, celui-ci s’exile aux Etats-Unis,

 

Il est accueilli à l’université Columbia où il est toujours maître de conférences, mais tout en revenant souvent en Chine. Sa première épouse, Zhang Nuanxin, étant décédée en 1995, il s’est remarié avec une jeune femme d’origine chinoise, professeur de littérature comparée à Columbia, Lynda Liu, très active dans le domaine de la recherche sur les échanges interculturels, et en particulier sur les mouvements de mots, de théories et d’idées dans le monde, par delà les frontières nationales ; ils ne pouvaient que s’entendre.

Li Tuo et sa seconde épouse Lydia Liu

lors du mouvement de protestation

Occupy Wall Street, en octobre 2011

 

 

En 2000, Li Tuo franchit une étape supplémentaire en fondant la revue, « Horizons » (世界), qui devient le porte-parole de la Nouvelle Gauche (新左派), un mouvement qui entend se distancier de la gauche, mais en contestant la vague de libéralisme extrême dont le résultat est de créer des inégalités et des déséquilibres en Chine comme dans le monde entier.

 

« Horizons » a pour autre caractéristique d’avoir une forme thématique et une approche interculturelle qui rapproche la revue de Tian Nan/Chutzpah, le magazine littéraire de Ou Ning (欧宁). 

 

 

 

Derniers recueils de critiques

 

Deux de ses derniers livres sont particulièrement intéressants.

 

Le premier, édité avec Bei Dao et publié en juillet 2009, s’intitule « Les années 1970 » (《七十年代》).

Pourquoi les années 1970 ? Parce que, dit-il dans la préface, comparée aux années 1960 et 1980 qui l’encadrent, on a l’impression qu’il ne s’est rien passé pendant cette période, qu’il ne s’agit que d’un bref intermède entre deux ouragans (两个狂飙之间这个短暂的十年). Or, ce sont ces années-là, selon lui, qui ont préparé l’ouverture des années 1980 et l’épanouissement des années qui ont suivi.

 

La période est liée à l’émergence d’un groupe d’intellectuels, d’écrivains qui ont grandi ou mûri pendant cette décennie. Ce livre est un regard rétrospectif sur

 

Les années 1970

 

L’histoire d’hier

 

eux ; il leur donne la parole pour qu’ils racontent leur propre histoire, les souvenirs de leur vie pendant cette décennie, en la replaçant dans son contexte historique. Les plus connus sont A Cheng (阿城), Yan Lianke (阎连科) et Wang Anyi (王安忆)

 

L’autre livre récent, publié en mai 2011, est « L’histoire d’hier » (昨天的故事》), qui regroupe une sélection d’articles de critique littéraire parus dans la rubrique spéciale « Réécrire l’histoire littéraire » (重写文学史”) que Li Tuo a tenue pendant dix ans, de 1991 à l’été 2001, dans la revue de Bei Dao Jintian (《今天》).

 

 

2012 : Retour à l’écriture

 

Et finalement, Li Tuo est revenu à l’écriture romanesque. Il a publié en juin 2012 un roman intitulé « L’annulaire » (《无名指》).

 

Evidemment, on lui a tout de suite demandé pourquoi il s’était remis à écrire maintenant, au bout de trente ans. Sa réponse est simple : la littérature chinoise est aujourd’hui trop pauvre en œuvres suffisamment intéressantes pour nourrir une critique régulière. Il a eu envie de reprendre son exploration de la forme et de la langue, pour dépasser le sempiternel réalisme qui a fait son temps, selon lui, surtout dans la forme politisée qu’il a prise.

 

Ce n’est cependant que lorsqu’il a arrêté la publication de « Horizons » qu’il a pu se lancer dans son projet. Pour ce nouveau livre, il s’est mis à la fois à l’école de Cao Xueqin (曹雪芹) et à celle de Dostoievski, l’un pour la référence à la tradition chinoise, l’autre pour ses analyses psychologiques.

 

L’annulaire

 

Il a conçu une histoire vue sous l’angle d’un psychologue : il reçoit et traite toutes sortes de gens, qui tous ont des problèmes. Li Tuo fait ainsi défiler un bout d’humanité à la fois complexe et au bord de l’absurde. Mais son observation sociale est relayée par une langue moderne qui fait appel à l’argot. Il est vital pour lui de moderniser l’expression, de la rendre plus proche de la langue parlée, ou plutôt de faire de la langue parlée une langue littéraire. Inutile de dire qu’il écrit très lentement.

 

 

Notes

(1) Sur ces deux mouvements, voir Repères historiques

(2) Nouvelle de 1917. Voir le texte : http://www.bartleby.com/85/8.html

(3) Sur Zhang Nuanxin, voir chinese movies (à venir)

(4) Sur le sujet, voir chinese movies (à venir)

 


 

A lire en complément

 

《七奶奶》 (李陀) « Septième grand-mère » (Li Tuo)

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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