Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire du « roman anti-corruption » (1995-2002)

par Brigitte Duzan, 22 août 2015 

 

                                                                           « Corruption is the evil twin of reform »

                                                                                                       Jeffrey Kinkley

 

C’est à partir du milieu des années 1990 qu’est apparu en Chine ce qu’on a appelé “le roman anti-corruption” (反腐小说), nouvel avatar du roman politique né du développement d’un phénomène qui avait déjà en partie provoqué le mouvement pro-démocratie de 1989 comme l’explique Jeffrey Kinkley dans l’introduction à son ouvrage sur le sujet [1]:

 

« Le mouvement démocratique avorté de 1989 était en partie causé par la perception de la corruption dans la population, et c’était avant que les réformes lancées par Deng Xiaoping en 1992 lui permettent de se développer, en prenant une autre envergure. En entraînant d’énormes disparités de revenus, la croissance et la prospérité ont accru le sentiment d’une corruption généralisée, endémique et omniprésente, et liée à l’effondrement des valeurs morales. […] C’est en fait l’excès de pouvoir, et de pouvoir centralisé, qui est perçu comme facteur de corruption ; c’est l’une des raisons majeures des appels à la démocratie. S’ils restent limités et étouffés, ils n’en sont pas moins l’un des éléments qui menacent la stabilité du pouvoir communiste. »

 

C’est ce phénomène tentaculaire, et le malaise général qui en résulte, qui ont suscité une véritable vague de romans dits « anti-corruption », souvent adaptés au cinéma, et encore plus à la télévision, s’attachant à le décrire et le dénoncer. Bien que prenant souvent la forme de romans policiers, ces œuvres sont inspirées de faits réels et ce sont toujours plus ou moins des romans à clef, cherchant à déterminer la source des problèmes.

 

En même temps, ils adoptent des modes narratifs qui renouent avec des formes littéraires antérieures critiquant le pouvoir des nantis et les modes de vie décadents des riches.

 

Antécédents et précurseurs

 

Antécédents littéraires

 

Pour trouver dans la littérature classique le précédent qui représente le modèle le plus proche [2], il suffit de remonter aux romans de la fin des Qing exposant les abus et malversations des fonctionnaires corrompus de la cour : les guānchǎng xiǎoshuō (官场小说).

 

Le plus célèbre, et l’un des premiers, de ces romans satiriques est la « Chronique indiscrète des mandarins » ou Rulin waishi (《儒林外史》) de Wu Jingzi (吴敬梓), achevé vers 1750, mais publié au début du 19ème siècle : ensemble assez décousu, mais très vivant, offrant un tableau incisif de la société de l’époque, avec des attaques contre le système des examens apparaissant comme la principale cause de la décadence morale des lettrés, d’abord, mais aussi de l’ensemble de la société.

 

La satire de Wu Jingzi reste un exercice littéraire, comme les romans qui s’en sont inspirés. Par la suite, l’échec du mouvement réformiste de 1898, puis la révolte des Boxers et les troubles croissants

 

Chronique indiscrète des mandarins, Rulin waishi

à partir de 1900 entraînent une perte de confiance dans la capacité des gouvernants à diriger l’empire, et l’apparition parallèle d’écrits cette fois violemment critiques. C’est ce que Lu Xun (魯迅) a appelé « romans de dénonciation [de la société] » (谴责小说) [3].

 

Le précédent des Cent Fleurs

 

C’est à ce genre de romans « de dénonciation » que peuvent être rattachés les écrits d’un écrivain comme Liu Binyan (刘宾雁), d’abord au moment de la Campagne de Cent Fleurs, puis à partir de 1978.

 

En 1956, « Sur le chantier du pont » (《在桥梁工地上》) dénonce non tant la corruption des bureaucrates dans la Chine de Mao que leur désir fondamental de rester en place, donc de ne prendre aucun initiative risquée pouvant nuire à leur promotion : c’est le premier roman critique du pouvoir communiste après les injonctions de Mao Zedong au Forum de Yan’an, en 1942, invitant les écrivains à être positifs et ne pas souligner les aspects sombres de la vie et de la société. 

 

Le nouveau venu au service

de l’organisation, 1956

 

Liu Binyan enfonce le clou avec l’autre roman qu’il publie la même année, « Nouvelles confidentielles de notre journal » (《本报内部消息》), où il dépeint une jeune journaliste enthousiaste qui se heurte au conservatisme du bureaucrate à la tête de l’agence de presse où elle est affectée : là aussi, le désir le plus cher de ce bureaucrate modèle est d’appliquer les directives du Parti, considérant que son plus grand mérite est la dévotion qu’il lui porte ; le journal qu’il dirige devient tellement ennuyeux que ses ventes chutent de moitié.

 

Ce roman vaudra à Liu Binyan d’être déclaré droitier et exclu de ce même Parti. La controverse déchaînée par son second roman, bien plus vive que pour le premier, inclut d’ailleurs des attaques contre la nouvelle de Wang Meng (王蒙) publiée au même moment : « Le nouveau venu au service de l’organisation » (《组织部来了个年轻人》). Wang Meng sera envoyé se réformer au Xinjiang.

 

Les précurseurs : fin des années 1970 / années 1980

 

Après la Révolution culturelle, après avoir été réhabilité, Liu Binyan reprend ses écrits critiques en se tournant vers la « littérature de reportage » Il fait scandale car il ne dénonce plus simplement les excès du système bureaucratique, mais carrément la corruption des fonctionnaires, en se fondant sur des études de terrain. Ainsi, en 1979, « Entre hommes et démons » (《人妖之间》) est le résultat d’une enquête sur un réseau de corruption locale dans la province du Heilongjiang ; c’est une dénonciation des abus de pouvoir des cadres locaux, en défense du petit peuple qui en a été victime.

 

De cette même année 1979 date aussi le célèbre récit de Jiang Zilong (蒋子龙) « Directeur Qiao prend son poste » (《乔厂长上任记》), qui rappelle le récit de Wang Meng de 1956. Quelques romans paraissent encore dans les années 1980, comme le roman de Ke Yunlu (柯云路) « Nouvelle étoile » (《新星》), originellement publié dans la revue Dangdai (《当代》) en mars 1984,  bâti sur

 

Entre hommes et démons, Liu Binyan 1979

 

 

Le Directeur Qiao prend son poste, 1979

 

une trame narrative qui sera reprise de nombreuses fois par la suite : un homme revient dans son village pour se rendre compte que tout a changé en son absence, et que son village est lui aussi atteint par l’affairisme et le déclin général de la morale publique qui lui est lié.

 

Dans sa préface à sa traduction d’un recueil de textes de Liu Binyan parue chez Gallimard en 1989, Jean-Philippe Béja commente : « Sa position correspond en somme à celle du censeur de la Chine ancienne, cet envoyé spécial de l'Empereur qui fait connaître au souverain les abus de pouvoir des fonctionnaires dépravés ». La différence essentielle est que Liu Binyan – comme les autres - n’est pas un envoyé spécial du pouvoir, mais le dénonce de l’extérieur, position intenable dans le contexte de crispation croissante des années 1980, qui lui vaudra d’être expulsé de Chine, et contraint à l’exil aux Etats-Unis en 1988.

 

1989 marque une coupure : les critiques sont réduits au silence. Les romans critiques reprennent au début des années 1990, mais sous une autre forme, et surtout avec l’aval du pouvoir qui s’en sert pour promouvoir son image. C’est là que réside la différence fondamentale et le sens véritable des « romans anti-corruption » qui fleurissent dans les années 1995-2002.

 

Après 1989

 

Quand les romans satiriques reprennent au début des années 1990, ils reviennent d’abord au style de la fin des Qing. C’est le genre du guānchǎng xiǎoshuō qui est la référence indirecte des nouvelles et romans critiques publiés au début de la décennie, qui participent en même temps du « nouveau réalisme » en littérature (新写实) qui se développe alors : réalisme désabusé plus que dénonciateur.

 

New Star, Ke Yunlu 1984

  

Parmi les dignitaires, Liu Zhenyun 1992

 

C’est du guānchǎng xiǎoshuō que se réclame par exemple un écrivain comme Liu Zhenyun (刘震云), avec des nouvelles qui ne traitent pas directement de corruption ou de fraude, mais, sur le mode humoristique, des modes de vie et de travail des fonctionnaires en tant que groupe privilégié. Le choix des titres de deux de ses nouvelles publiées en 1990-92 est significatif : guānrén (《官人》) ou « Les mandarins » et guānchǎng (《官场》) ou « Parmi les dignitaires » [4] renvoient directement à la référence du genre romanesque correspondant des Qing.

 

Côté romans, « Le pays de l’alcool » (《酒国》) de Mo Yan (莫言), initialement publié à Taiwan en 1992, est aussi un roman précurseur sur le même thème, ou une variation du même thème : dénonciation du népotisme de la bureaucratie

sous la forme métaphorique de pratiques cannibales renvoyant directement, cette fois, à Lu Xun (魯迅) et à sa critique du pouvoir chinois, à tous les niveaux.

  

Par ailleurs, la littérature de reportage se transforme en littérature sur la vie des entreprises, au moment où, parallèlement, la corruption se développe sous l’effet de la croissance économique incontrôlée, après la relance des réformes en 1992. Ce sont les conditions qui favorisent alors la naissance du roman « anti-corruption », sous l’œil bienveillant du Parti qui s’en sert à ses propres fins en en assurant la promotion.

 

Origine et développement

 

Les faits : boom économique et corruption généralisée

 

Après son « voyage dans le sud », en 1992, Deng Xiaoping relance le processus de réforme et d’ouverture qui avait été enrayé par le repli conservateur entraîné par les événements de 1989. C’est un processus de restructuration industrielle et de privatisation dans tous les domaines qui doit mettre fin à l’emprise de l’Etat sur l’appareil économique, en permettant à l’initiative privée de se développer.

 

C’est une période où se forment des empires industriels, sur les ruines des entreprises d’Etat, dans des circonstances plus ou moins claires. Beaucoup des grandes fortunes chinoises d’aujourd’hui se sont constituées à l’époque, en reprenant des actifs dévalués, dans un climat d’affairisme incontrôlé.

 

La croissance se fait aussi au prix de vagues de dégraissages brutaux qui mettent à pied une bonne partie des effectifs industriels, les ouvriers perdant, avec leur emploi, les avantages sociaux qui y étaient liés et se retrouvant dans des situations souvent sans issue. Les années 1990 sont souvent décrites comme la période du boom économique chinois ; on en oublie la misère humaine qui l’a accompagné.

 

Or, cette misère est d’autant plus choquante qu’elle se développe dans un contexte où certains s’enrichissent de façon éhontée en abusant du pouvoir que leur confère leur position. C’est à cela que s’attaquent les romans « anti-corruption », au sens large : leurs auteurs s’attachent aux zones grises de la croissance, aux pots de vin, à la concussion, aux fraudes et pillages d’entreprises… autant de trafics liés à désintégration de la société, de ses valeurs, de la moralité publique. On parle de "corruption spirituelle".

  

Corruption devient un terme codé pour désigner toutes les formes d’injustices sociales perçues comme étant causées par une accumulation indue de pouvoir, entre les mains d’individus ou de groupes,

permettant de s’approprier des biens et de vastes sommes d’argent. Mais il y a en arrière-plan la notion maoïste que la corruption est liée au gaspillage et à une gestion frauduleuse, ainsi que la vieille idée que la corruption mène à la chute du régime (par perte du Mandat du Ciel), le déclin moral de la société menant à la contestation et à la résistance populaire, et tôt ou tard à l’effondrement du système.

 

Le roman anti-corruption est né de la conjonction d’un désir spontané de dénoncer les injustices et abus sous toutes leurs formes, dans un souci de réalisme, et de la nécessité pour le pouvoir de désamorcer la contestation née du malaise en résultant. Les romans dénoncent en bloc la corruption sous toutes ses formes et tout ce qui lui est lié : l’incompétence, l’inflation, l’inadéquation des infrastructures, le déclin de la conduite civique, les expropriations, la manipulation des marchés, autant d’éléments menant à l’instabilité sociale et politique, y compris à un débat toujours larvé sur la démocratie. Ils sont en fait un vecteur médiatique pour prôner un retour aux valeurs morales, seules garantes de stabilité.

 

1995 : année charnière

 

Avec ses romans publiés à partir de 1991, comme « Le réseau céleste » (《天网》) ou « Le meurtrier » (《凶犯》), Zhang Ping (张平) fait figure de précurseur de la nouvelle vague de romans critiques de la société et du régime qui va prendre une ampleur sans précédent dans le reste de la décennie. 

  

Mais ils ne prennent véritablement le nom de romans anti-corruption qu’à partir de 1995 qui fait figure à cet égard d’année charnière. D’abord il y a diminution des salaires réels et pic de chômage. Mais surtout c’est l’année du suicide du maire-adjoint de Pékin, Wang Baosen (王宝森), le 4 avril, suicide qui entraîne le premier acte du scandale de corruption du maire de la capitale, Chen Xitong (陈希同), alors démis de ses fonctions, puis condamné en 1998 à une peine de prison de seize ans.

 

Le roman de Fang Wen (方文) « The Wrath of Heaven » ou « La colère du Ciel – le Bureau anti-corruption en action » (天怒-反贪局在行动), publié en 1996, est un récit romancé de cette affaire, écrit du point de vue d’un enquêteur, mais rapidement interdit.

 

C’est à partir de là que les romans anti-corruption se multiplient, publiés par les maisons d’édition officielles et adaptés à la télévision. Ce sont des affaires autant politiques que commerciales, rondement menées, en capitalisant sur l’intérêt suscité par l’affaire Wang Baosen.

 

En 1996, le roman de Lu Tianming (陆天明) « Heaven Above » (苍天在上) est adapté en feuilleton télévisé qui a un énorme succès. Le roman et son scénario annoncent le genre de récit qui va devenir courant dans les romans anti-corruption – un bureaucrate aux prises avec la corruption en revenant dans son village –comme dans le roman de 1984 de Ke Yunlu (柯云路) « Nouvelle étoile » (《新星》). Le thème n’est pas nouveau, il est actualisé.

 

C’est ensuite le long roman de Zhou Meisen (周梅森), publié aussi en 1996, qui fournit l’étape suivante du développement du genre. « Le droit chemin en ce monde » (《人间正道》) traite des dysfonctionnements dans le gouvernement municipal et la gestion des entreprises d’Etat, suivi l’année suivante de « Richesse ici-bas » (《天下财富》). Ils sont adaptés à la télévision, comme les trois romans suivants du même auteur.

 

 

Le meurtrier, Zhang Ping 1992

 

La colère du Ciel, Fan Wen 1996

 

Heaven Above, Lu Tianming 1996

 

Le droit chemin en ce monde,

Zhou Meisen 1996

 

Decision, Zhang Ping 1997

 

Final Decision, le film

 

En 1997, Zhang Ping revient sur le devant de la scène avec l’un des grands classiques du genre : « Décision » (《抉择》), adapté au cinéma en 2000 ; produit par le studio de Shanghai, le film est réalisé par Yu Benzheng (于本正) et sort en juillet sous le titre « Final Decision » (《生死抉择》). Malgré sa longueur (162’) et son caractère de pamphlet pro-gouvernemental, le film a un énorme succès, mais justement, en grande partie, parce que le Parti a déployé toute une machine publicitaire pour le promouvoir, avec, comme dans le passé, incitation directe aux danwei à emmener leurs membres le voir.

 

C’est le paradoxe du genre : romans, films et feuilletons télévisés dénoncent les abus et la corruption, y compris, dans le cas de « Final Decision » au sein du Parti, et même dans la famille du héros ; en échange, ils prônent ce que défend le gouvernement et le Parti : le programme de réformes dont l’effet revitalisant sur les vieilles entreprises d’Etat est montré avec réalisme, tout en soulignant la nécessité de préserver les valeurs morales.

 

Le roman de Zhang Ping est même couronné du 5ème prix Mao Dun en 2000, après avoir été loué par Jiang Zeming. Le prix déclencha une vague de « pseudo-romans anti-corruption » (jiǎmào fǎnfǔ xiǎoshuō 假冒反腐小说), souvent publiés sous le label du genre, mais traitant de tout autre chose, la simple mention « anti-corruption » sur la jaquette assurant de bonnes ventes.

 

Mais la censure intervient quand le roman va trop loin en attaquant directement l’image du Parti. C’est le cas, par exemple, du roman de Li Peifu (李佩甫) publié en 1999 : « La porte de moutons » (《羊的门》). Le roman décrit les villageois comme des moutons bien nourris, et les cadres à tous les niveaux comme des loups affamés usant de leurs positions pour servir leurs intérêts personnels. Le roman est interdit car, derrière le « parrain » du village, se profilait l’ombre de Deng Xiaoping. C’est une semonce, et une leçon qui fixe les limites à ne pas dépasser.

  

2001 : L’apogée du genre

 

« En 2001, dit Jeffrey Kinkley dans son ouvrage précité, on pouvait aller au rayon fiction dans n’importe quelle  librairie et prendre une pile de livres dont la couverture portait les caractères « pouvoir » ou « noir » : on pouvait être sûr qu’il s’agissait de romans sur la corruption. »

 

La porte des moutons

 

Le genre était en pleine floraison, bien que n’étant pas reconnu par la critique littéraire, et il y avait une liste croissante d’auteurs considérés comme des maîtres du genre, chacun ayant sa particularité. Ils apparaissaient comme des « héros anti-corruption », et des écrivains comme Zhang Ping ou Lu Tianming recevaient du courrier de lecteurs ayant été victimes de fonctionnaires corrompus, leur demandant d’exposer l’injustice subie et de les soutenir.

 

L’œillet rouge, film d’après le roman

de Chen Xinhao 2000

 

Des feuilletons télévisés capitalisent sur le succès des romans, mais sans leur faire d’ombre. Des 17 best-sellers de la première moitié de 2001, six sont des romans anti-corruption, et la plupart des maisons d’édition avaient une demi-douzaine de titres ou plus sous presse en même temps ; elles en ont fait des collections spéciales.

 

En même temps, des histoires anti-corruption commencent à paraître sérialisées dans des grandes revues littéraires, comme Chinese Writers (中国作家), Dangdai (当代), ou World of Fiction (小说界).

 

Le pic est atteint cette année-là avec des romans utilisant d’autres thèmes pour aborder la corruption, par exemple la contrebande (à cause d’un cas célèbre) ou des histoires de flics ou d’extorsion de fonds. Mais des thèmes nouveaux apparaissent aussi, comme la montée en puissance des

femmes à la tête d’entreprises, ou la recapitalisation des usines d’Etat en vendant des actions aux employés.

  

Reflux à partir de 2002

 

Ces romans commencent cependant àmoins bien se vendre à partir de 2002. Le mouvement est stoppé, en fait, avant la 1ère session plénière du 16ème Comité central du Parti, tenue le 15 novembre 2002 : comme au moment des Cent Fleurs, les choses allaient trop loin. Le Bureau anti-corruption du Parti commença par se glorifier des victoires qu’il avait remportées, ce qui signifiait clairement que, le Parti faisant son travail, toute dénonciation de faits de corruption devenait un acte contestataire, donc répréhensible.

  

Des articles dénonçant la boue soulevée par ces histoires se multiplient à partir de juillet ; ils s’élèvent en particulier contre les dérives des romansà la limite de la pornographie, avec des intrigues regorgeant de maîtresses et prostituées et des descriptions de modes de vies extravagants, voire absurdes (affaires sordides de cadres entretenant leur secrétaire et se liguant avec elle pour assassiner leur épouse, femmes et enfants offertes à des fonctionnaires corrompus, et soumises à des traitements sexuels violents…).

 

Mais le principal défaut reproché à ces romans – comme auparavant - est l’atteinte à l’image du Parti, et leur pessimisme excessif. Ils ne sont plus qualifiés deromans anti-corruption, mais de romans à scandale (hēimù xiǎoshuō 黑幕小说 – littéralement : romans exposant de noirs secrets). 

 

Le déclin a cependant été graduel. Ce sont les feuilletons télévisés sur ce thème qui ont continué le plus longtemps à être produits : encore trois furent adaptésen 2003

 

Black Ice, adaptation télévisée du

 roman de Zhang Chenggong, 2001

avec Wang Zhiwen et Jiang Wenli

de romans de Zhou Meisen (周梅森), qui reste l’un des grands spécialistes du genre, avec Zhang Ping (张平) et Lu Tianming (陆天明) : ce sont eux qui ont donné leurs lettres de noblesse au genre et une sorte de légitimité culturelle et politique. Ils ont été aussi les principaux scénaristes des films télévisés et feuilletons, conçus pour prôner une meilleure action gouvernementale et des réformes (limitées).

 

Les fonctionnaires chinois, feuilleton

 télévisé 2004 avec Wang Zhiwen

 

Zhang Ping est l’un des plus prolixes, et celui qui a publié le plus longtemps. En fait, il était protégé par ses fonctions, car élu en 2002 vice-président de l’Association des écrivains, et ses romans étaient en outre une grosse source de profits pour les éditions des Ecrivains (作家出版社). Encore en 2004, il continue à publier des romans sous le label « anti-corruption » : c’est le cas de « Fonctionnaires chinois » (《国家干部》), qui est aussi adapté à la télévision, en un feuilleton de trente épisodes [5], avec, dans le rôle principal, l’acteur Wang Zhiwen (王志文) qui a joué dans la plupart des adaptations télévisées des romans anti-corruption de la période, en acquérant une sorte d’image emblématique très « clean » de xia des temps modernes.

 

Des articles contre le pire de cette littérature apparaissent encore en 2004, alors que le Parti renouvelle son engagement à lutter contre la corruption. En ridiculisant les cadres de base, Zhou Meisen, en particulier, mettait en

question le système et une culture politique engendrant, avec l’opportunisme et le respect aveugle de l’autorité, des mentalités et des attitudes absurdes. Mais c’est justement la mise en cause du système politique qui posait problème.

 

Signe des temps et du retournement du « marché » : des romans de « fiction économique » apparaissent, dont certains sur la faillite des entreprises d’Etat, sans thèmes de corruption ou abus de pouvoir, et moins audacieux dans leur fonction de peinture de la réalité. En 2004, l’organe de contrôle de la radio-télévision, le SARFT, annonce que les programmes télévisés sur le thème de la criminalité ne seraient plus diffusés en prime time. Dans les années 2004-2005, les thèmes désormais privilégiés sont les repentirs et pénitences des fonctionnaires corrompus, nouveau sous-genre littéraire à fonction didactique qui a cependant du mal à prouver son authenticité et affirmer ses qualités littéraires.

 

Genre populaire et commercial, le roman anti-corruption est mort de ses excès et de la saturation du marché autant que des nécessités politiques, celles-ci venant cependant in fine signer son coup de grâce.

 

Cependant, à partir du moment où le roman sur la corruption n’avait plus de soutien officiel, il était condamné à repasser dans la contestation et l’opposition et à être interdit, avec sans doute une meilleure qualité littéraire, mais une diffusion limitée surtout à l’étranger. C’est le sort réservé aux écrits d’auteurs comme Murong Xuecun (慕容雪村) ou Li Chengpeng (李承鹏).

 

 

Note sur la terminologie

 

Ces romans sont désignés par le terme de bài 腐败, acronyme pour fǎn fǔbài tícái xiǎoshuō 反腐败题材小说, qui recouvre tous les aspects possibles de corruption, y compris au figuré.

Sous Mao, les termes utilisés désignaient les diverses formes de corruption : subornation  shòuhuì 受贿 ou accepter des pots de vin - malversations tānwū 贪污 – privilèges tequán 特权.

A la suite des réformes, de nouvelles formes sont apparues, et le terme bài traduit le passage à la grande corruption, dans son aspect généralisé.

Mais le terme a aussi l’avantage de permettre un grand nombre d’expressions utilisant le premier caractère, utilisées dans les romans : 腐化 fǔhuà dégénéré, pourri, 腐烂 fǔlàn pourri, décadent 腐蚀 fǔshí corrodé… Et on peut faire le même exercice avec le second caractère bài qui indique le déclin, la dégénérescence après une défaite : 败落 bàiluò décliner - 败类 bàilèi rebut, lie de la société, dont les cadres corrompus. 

On a là de riches possibilités métaphoriques. On a l’impression que le champ lexical s’élargit au fur et à mesure que le phénomène s’étend.

 

Eléments bibliographiques 

 

Jeffrey Kinkley, Corruption and Realism in Late Socialist China : The Return of the Political Novel, Stanford 2006.

Bai Rouyun, Staging Corruption : Chinese Television and Politics, University of British Columbia Press 2014.


 


[1] Jeffrey Kinkley, Corruption and Realism in Late Socialist China : The Return of the Political Novel, Stanford 2006. Introduction : Corruption, Realism and the Return of the Political Novel. Ma traduction.

[2] Sans oublier, bien sûr, la littérature critique du mouvement du 4 mai, mais dans un sens beaucoup plus général.

[3] Brève histoire du roman chinois (中国小说史略), chapitre 28 : Les romans de dénonciation de la société à la fin de la dynastie des Qing (第二十八篇 清末之谴责小说) [traduction Charles Bisotto]

[4] D’après la traduction de Sebastian Veg, Bleu de Chine 2004/2006.

[5] Parmi les autres écrivains qui ont publié des romans « anti-corruption » à succès pendant cette période, citons aussi : Zhang Chenggong (张成功), auteur de la trilogie « Glace noire » (《黑冰》), « Trou noir » (《黑洞》), « Brouillard noir » (《黑雾》), etc…, Chen Xinhao (陈心豪), pour « L’œillet rouge » (《红色康乃馨》) adapté à la télévision en 2000, ou Zhang Hongsen (张宏森) pour « Le juge en chef » (《大法官》).



 

 

 

 

  

 

 

     

 

 

 

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