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Liu Zhenyun
刘震云
Présentation 介绍
par Brigitte Duzan, 7 mars 2010, actualisé 3
septembre 2020
Liu Zhenyun (刘震云)
a remporté le prix
Dangdai 2009, ainsi que le
prix Mao Dun en 2011,
pour son dernier roman, publié en mars 2009 :
《一句顶一万句》(yījù
dǐng yīwànjù),
traduit
provisoirement par « A word is worth a thousand words »,
soit ‘un mot en vaut dix mille’.
Célèbre en Chine, méconnu ailleurs
Il était en
concurrence avec des auteurs très médiatisés, en Chine
et à l’étranger : outre le Tibétain A Lai (阿来)
et son bestseller
« King Gesar » (《格萨尔王》),
la présélection incluait
Mo Yan
(莫言),
pour son dernier livre,
《蛙》
‘Grenouille’, et
Su Tong (苏童),
pour《河岸》,
qui vient d’être traduit en anglais sous le titre «
Boat to Redemption » et a, pour sa part, reçu le prix
littéraire Man Asia 2009.
Liu Zhenyun avait déjà remporté le prix Dangdai en 2007.
Le prix Dangdai
(《当代》年度长篇小说奖)
est un prix |
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Liu Zhenyun |
annuel créé en 2004 par le magazine littéraire
du
même nom, l’un des cinq magazines littéraires
du
plus important et plus ancien groupe d’édition chinois,
les éditions de la Littérature du Peuple (人民文学出版社).
Il est décerné par un jury comportant les plus grands
critiques littéraires de Chine, mais
Liu Zhenyun a remporté le prix Dangdai
2009 |
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aussi
par le public, à travers des votes sur internet,
essentiellement sur le portail
sina. Il reflète donc à la fois l’opinion des
professionnels et l’avis des lecteurs, et se veut
indépendant des circuits officiels.
Il n’est évidemment
pas dénué de toute controverse : un peu
comme le Goncourt chez
nous, il est accusé entre autres de favoriser la propre maison
d’édition du magazine. Il reste cependant un indicateur très
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fiable des tendances littéraires en Chine, jaugées à
l’aune des succès de librairie, mais corrigés par l’avis des
critiques.
Liu Zhenyun est
surtout devenu célèbre en Chine parce que plusieurs de ses
romans et nouvelles ont été adaptés à la télévision et au
cinéma, mais il alimente des débats médiatiques lors de la
sortie de chacun de ses livres, et le dernier tout
particulièrement. Chez nous, en revanche, quelques unes de ses
nouvelles ont été traduites, mais il reste méconnu.
Débuts
littéraires sous le signe du réalisme critique
Liu Zhenyun est né en
1958 dans la province centrale du Henan, dans la petite ville de
Yanjin (河南省延津)
qui constitue le
cadre de beaucoup de ses nouvelles, source de valeurs
identitaires profondes qui reviennent comme un leitmotiv dans
son œuvre.
En 1973, il s’engage
dans l’armée, et passe cinq ans dans le désert de Gobi. Il est
démobilisé en 1978, et revient chez lui ; c’est le moment où
sont réinstaurés les examens d’entrée à l’université, pour la
première fois depuis dix ans : il passe l’examen et est admis à
l’université de Pékin, section littérature chinoise. Diplômé en
1982, il obtient un poste au Quotidien de l’agriculture (《农民日报》),
et commence parallèlement à écrire.
Sa première œuvre
publiée date de 1987 : c’est une nouvelle intitulée « Le relais
de la pagode » (《塔铺》)
qui attire
aussitôt l’attention des milieux littéraires. Il revient dans ce
récit sur l’une de ses expériences personnelles, celle de
l’examen d’entrée à l’université, pour le démythifier : contre
l’image que l’on sent fait généralement au travers des nouvelles
et des films consacrés au sujet, celle d’une immense vague
d’enthousiasme et de ferveur qui s’est déchaînée dans la Chine
entière à l’annonce soudaine de l’examen,
Liu Zhenyun présente
un tableau satirique et légèrement cynique, où chacun a ses
raisons pratiques et personnelles pour préparer l’examen, loin
de tout idéalisme.
Ce ton critique ne le
quittera plus : c’est celui, finalement, qui caractérise
l’ensemble de son œuvre.
C’est une forme de
réalisme désabusé, et l’on a aussitôt fait de Liu Zhenyun le
porte-flambeau du
« nouveau
réalisme en littérature » (“新写实”的扛旗手).
En fait, son œuvre
se présente
surtout, dès cette première nouvelle, comme une immense
entreprise de démythification, au-delà des étiquettes
récurrentes qu’on lui attribue généralement.
Démythification de l’histoire et satire
sociale
La trilogie qui
suit cette première nouvelle continue sa réflexion sur
la réalité sociale dans son coin de terre natal : on
pourrait l’appeler la « trilogie du terroir », ou de
Yanjin, puisque le village natal dont il est question
est celui de l’auteur.
La ‘trilogie de Yanjin’.
C’est d’abord,
en 1991,
‘Les
fleurs jaunes sous le ciel du village natal’ :《故乡天下黄花》gùxiàng
tiānxià huánghuā.
C’est
l’histoire de
la Chine de |
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Les
fleurs jaunes sous le ciel du village natal |
1911 à 1976,
vue au niveau local. L’histoire officielle est revisitée à travers les luttes de
deux clans dans un village ; c’est une lutte pour le pouvoir,
les appartenances politiques étant essentiellement
opportunistes, déterminées par le seul but de parvenir à diriger
le village ; l’idéal « révolutionnaire » y laisse quelques
plumes au passage.
Récits transmis
du village natal’ |
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Suivent, en
1993 et 1998, ‘Récits transmis
du village
natal’ (《故乡相处流传》
gùxiàng
xiāngchǔ liúchuán),
et ‘La farine et les fleurs du village natal’ (《故乡面和花朵》gùxiàng
miàn hé huāduǒ).
Le premier est une vaste fresque historique en quatre
parties correspondant à quatre périodes de l’histoire
chinoise : les Trois Royaumes,
le début de la dynastie des Ming, la révolte des Taiping
et la période 1958-60, c’est-à-dire le Grand Bond en
avant et les « catastrophes naturelles » qui l’ont
suivi.
Liu Zhenyun
s’attache avec un plaisir non dissimulé à détruire non
seulement les mythes (et en particulier ceux liés aux
grands personnages qui sont au centre de chacune des
parties), mais aussi l’écriture épique et allégorique
qui leur est associée. On dirait le singe du « Voyage |
vers l’ouest » en train de semer la pagaille dans le Palais du
Ciel…
Quant au troisième
pendant de la trilogie, c’est un roman-fleuve en quatre tomes de
dix chapitres chacun, d’une structure complexe de récits sur
plusieurs niveaux, mêlant des formes aussi diverses que la
littérature épistolaire, la ballade ou les chansons populaires,
que peu de gens ont lu jusqu’à la fin, il faut bien le dire.
La satire de la bureaucratie et de la société
Parallèlement,
entre 1989 et 1992, Liu Zhenyun publie quatre nouvelles
qui constituent une nouvelle approche dans son œuvre :
il s’attaque cette fois à la nouvelle réalité sociale,
celle née du développement économique accéléré, et
marquée par un chamboulement total des mentalités et des
valeurs traditionnelles. Il en fait une peinture au
vitriol, dépeignant avec un humour légèrement cynique
des individus en désarroi, happés par l’absurdité du
monde où ils travaillent. Il s’agit de《单位》dānwèi,
‘l’unité de travail’,
《官场》guānchǎng,
‘parmi
les dignitaires’,
《一地鸡毛》yīdì
jīmáo,
‘des plumes de
poulet partout’ (les plumes de poulet étant en chinois
une métaphore pour désigner les ennuis), et《官人》 guānrén,
traduit en français par « Les mandarins ».
Ces nouvelles ont été
traduites par Sébastian Veg,
et publiées en deux recueils aux
éditons Bleu de
Chine, l’un en 2004, l’autre en 2006. La
dernière nouvelle est peut-être la plus féroce : c’est
la
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L’unité de travail |
chronique
de la vie au sein d’une direction d’un
ministère, où l’arrivée
d’un nouveau ministre menace brusquement de bouleverser les
situations acquises. Le directeur qui semblait au départ le seul
à ne pas être menacé est dénoncé par ses subalternes, le
ministre envoie une équipe mener une enquête et, finalement,
personne n’en sort indemne. Ce service, dont on ne sait trop à
quoi il sert, où tout le monde ne semble travailler que pour
avancer ses pions personnels, est évidemment la métaphore d’un
système qui continue de fonctionner à vide en ressassant
mécaniquement des slogans obsolètes, un système qui a remplacé
l’idéologie par les avantages matériels, dont l’obtention
devient dès lors le but ultime de chacun.
Parmi
les dignitaires |
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Avec la manie
bien chinoise de définition et classification, on a
appelé ces nouvelles « œuvres sur le thème du bureau » (“办公室”题材作品).On
y sent toute la hargne et la verve d’un auteur qui
n’oublie pas ses attaches rurales et considère que c’est
là que sont les vraies valeurs. Il a dit lui-même qu’il
ne considérait pas ces nouvelles comme des modèles de
réalisme littéraire, mais plutôt d’idéalisme…
La célébrité par le cinéma
Collaboration avec Feng Xiaogang
Comme souvent,
Liu Zhenyun aurait continué une carrière appréciée d’un
petit nombre d’initiés, si plusieurs de ses œuvres
n’avaient été adaptées à la télévision et au cinéma,
avec succès. Les deux premières nouvelles à faire
l’objet d’une adaptation, par l’auteur lui-même, furent
《单位》et《一地鸡毛》,
qui sont liées par un même personnage,
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Xiao Lin (小林) :
cela donna une série en dix épisodes, tournée
par l’un des
réalisateurs les plus
populaires en Chine à l’heure actuelle,
Feng
Xiaogang (冯小刚),
spécialiste de comédies à succès.
La série
présentait une image satirique des années 1980-90,
c’était drôle, juste, bien joué ; elle est sortie
ensuite en DVD, cela fut le début d’une collaboration
qui devait donner en 2003 l’un des plus gros succès du
cinéma chinois : « Le portable » ou « Cell Phone » (《手机》).
La nouvelle
elle-même se vendit à 220 000 exemplaires dès le premier
mois de parution. Elle fut adaptée tout de suite, par
l’auteur lui-même, et le film sortit quelques mois plus
tard. Il fit
50 millions de
yuans de recettes en un mois, ce fut le plus gros succès
de l'année 2003 au box-office chinois. La
nouvelle et le
film se moquaient gentiment de la manie qu’était déjà
devenue pour les Chinois le téléphone portable, et en
faisait un instrument dangereux en cas d’infidélité
conjugale, avec tous les quiproquos et situations
incongrues que l’on peut imaginer.
L’une des raisons du succès serait dû au
fait que les lecteurs et spectateurs auraient vu dans le
personnage principal,
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Cell Phone |
un animateur de télévision décontracté et volage, une réplique d’un
présentateur vedette d’une émission télévisée semblable en tous
points à celle décrite dans la nouvelle. Ce n’est pourtant ni la
meilleure nouvelle de Liu Zhenyun, ni le meilleur film de Feng
Xiaogang : la satire se fait ici superficielle et caricaturale.
« Je
m’appelle Liu Yuejin »
Je m’appelle Liu Yuejin |
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Porté par ce
succès, Liu Zhenyun adapta ensuite une troisième
nouvelle au cinéma : « Je m’appelle Liu Yuejin » (《我叫刘跃进》).
C’est une œuvre plus complexe, et d’un genre totalement
différent, qui valut à l’auteur son premier prix
Dangdai, en 2007. On ne quitte pas vraiment la satire
sociale, mais elle est habillée en pseudo roman
policier : c’est l’histoire d’un brave cuisinier qui se
fait voler un sac qui renferme toute sa fortune, une
reconnaissance de dette d’un homme avec lequel est parti
sa femme ; en cherchant ce sac, il en trouve un autre,
qui, lui, contient des disques renfermant des
renseignements compromettant pour son employeur, un chef
d’entreprise qui aurait corrompu un officiel haut
placé ; du coup, tout le monde essaie de récupérer le
sac…
C’est une
parabole aux sens multiples. Première métaphore : le nom
du personnage principal ; Yuejin,
跃进,
signifie ‘le
Grand Bond en
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avant’, cette folie de Mao qui finit par une
hécatombe, une famine qui fit plus de trente millions de morts ;
le nom symbolise ainsi les sacrifiés de l’histoire. Le premier
sac, ensuite, symbolise la vie misérable du petit peuple
chinois, l’autre sac la vie corrompue des strates supérieures de
la société. Dans l’histoire, aucun personnage n’est tout à fait
propre ni décent, mais le mouton finit par triompher du loup…
Le film qui en a été
tiré, en 2007, a été tourné par une jeune réalisatrice qui
n’avait jusque là que deux films à son actif, Ma Liwen (马俪文).
Les
deux films en question avaient pour personnage principal une
personne âgée, malade dans un cas, acariâtre dans l’autre ; le
second, « Toi et moi » (《我们俩》),
sorti en 2005, était une merveille de sensibilité (1). Mais Ma
Liwen voulait prouver qu’elle pouvait faire autre chose, dans un
style tout à fait différent, c’est pourquoi elle fut attirée par
le scénario de Liu Zhenyun. Malheureusement, l’humour décapant
qui fait tout la valeur de la nouvelle se perd un peu dans le
film.
L’œuvre maîtresse de la maturité
Avec « A word is worth a thousand words » (《一句顶一万句》),
Liu
Zhenyun est revenu au style des grandes fresques de sa
trilogie des années 1990, mais le thème n’est plus
historique ; c’est une réflexion sur la vie des gens en
Chine, au quotidien...
Le
livre se présente comme un aller retour, en deux
parties : la première concerne le passé ; elle est
intitulée « Départ de Yanjin »
(《出延津记》),
sur le
modèle biblique de la fuite d’Egypte (l’Exode). La
seconde partie est intitulée
« Retour
à Yanjin
»
(《回延津记》).
Dans les deux cas, un personnage central part à la
recherche d’un être proche avec qui pouvoir « parler ».
Le thème central du livre est en effet la solitude, que
Liu Zhenyun considère comme étant le plus difficile à
supporter dans la vie pour un Chinois.
Il a expliqué
dans diverses interviews que, la Chine étant un pays
sans Dieu, les Chinois n’ont pas cet interlocuteur
privilégié et omniprésent ; |
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A word is worth a thousand words |
par
conséquent, ils trouvent difficilement quelqu’un avec qui « parler », c’est-à-dire exprimer ce qu’ils
ont sur le cœur, car les relations de parenté ou d’amitié ne
sont pas constantes, et peuvent changer avec le temps. Le
résultat est une solitude au milieu de la foule, au sein d’une
société fondée sur des pratiques communautaires qui ne font que
masquer cette solitude fondamentale.
Il a dit :
«痛苦不是生活的艰难,也不是生和死,而是孤单;…
孤单种在心里,就长成了孤独.»
le plus difficile, dans l’existence, n’est pas la souffrance, ce n’est
pas la vie et la mort,
c’est l’isolement … une fois ce germe semé dans le cœur, en croissant,
il devient solitude.
«一个人的孤独不叫孤独,一个人寻找另一个人,一句话寻找另一句话才叫孤独。..»
qu’un homme soit seul, on ne peut pas appeler cela la solitude ; la
solitude commence seulement lorsqu’un homme en cherche un autre,
lorsqu’une parole en cherche une autre…
«当孤独在每个人的心里连成一个群像时,这个孤独是非常可怕的…»
lorsque la solitude au cœur de chacun devient un phénomène de masse,
c’est une chose terrifiante..
《一句顶一万句》se
présente comme une vaste galerie de portraits, de personnages
typés de la campagne du Shanxi, dont on saisit peu à peu les
relations et les interactions, les peines et les
joies (2) ; le livre a
ainsi été comparé aux « Cent ans de la solitude » de García
Márquez, l’un des écrivains qui a le plus influencé la
littérature chinoise des trente dernières années ; les médias en
ont fait « les mille ans de la solitude » des Chinois (中国人的“千年孤独”).
On est ici au-delà de
la satire sociale humoristique qui est devenue un courant
populaire dans la littérature chinoise, comme, d’ailleurs, au
cinéma.
《一句顶一万句》est
un livre de
réflexion et de maturité. Mais c’est aussi une œuvre qui n’est
sans doute pas d’un accès aussi facile que les nouvelles
précédentes. (3)
Cette solitude était déjà en germe dans la
peinture des personnages de la première des nouvelles de Liu
Zhenyun, « La boutique de la tour » (《塔铺》).
La mémoire du passé
En
2012, Liu Zhenyun a retrouvé Feng Xiaogang pour une
nouvelle adaptation cinématographique, cette fois-ci
d’un récit publié en 1993, et traduit en français en
2013 sous le titre
« Se
souvenir de 1942 » (《温故1942》),
un livre sur la mémoire du passé, un livre pour lutter
contre l’oubli et le non-dit.
Il est à
replacer dans le contexte des récits sur l’histoire du
début des années 1990, c’est-à-dire le début de la
« trilogie de Yanjin », et en particulier le second
volet, sorti en 1993 aussi :
‘Récits
transmis
du village
natal’ (《故乡相处流传》).
Les faits
L’épisode
historique dont il est question dans
« Se souvenir
de 1942 »
est la grande
sécheresse de 1942/43 au Henan dont plus personne ne
semblait conserver le souvenir. Relativement court, le
texte mêle recherche documentaire et interviews de
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Wengu 1942 |
proches qui
relativisent la mémoire historique en montrant que chacun
garde des faits un souvenir personnel et subjectif.
Se souvenir du passé (traduction) |
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Le récit
commence par une introduction qui expose les faits : en
1942, la province du Henan a subi une terrible
sécheresse (大旱灾)
qui a duré de l’été 1942 au printemps 1943 ; puis, alors
que la situation se rétablissait, un nuage de
sauterelles affamées finit d’anéantir la végétation qui
repartait. La famine a touché quelque cinq millions de
personnes dont les conditions de survie furent encore
aggravées par le froid et la neige pendant l’hiver : on
estime que plus de trois millions de personnes sont
mortes de faim.
Or, en février
1943, deux journalistes étrangers, l’un américain,
correspondant de l’hebdomadaire Time, l’autre anglais,
envoyé par le Times de Londres, se sont rendus sur les
lieux pour faire un reportage. Ils ont été reçus en
grande pompe par les autorités locales qui leur ont
offert un festin dont Liu Zhenyun décrit la douzaine de
plats, pendant que les gens alentour mouraient de faim.
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Leurs
témoignages, les articles dans la presse aussi
bien que les
statistiques sont une source
d’informations directes
sur la catastrophe, et soulignent l’étendue de la tragédie
humaine. Reste à expliquer comment elle a pu sombrer autant dans
l’oubli.
Relativisation de la
mémoire
Il s’est passé des
événements aussi meurtriers dans le monde à la même époque, dit
Liu Zhenyun, mais, cinquante ans plus tard, on en a gardé la
mémoire ; en revanche, qui se souvient des trois millions de
morts du Henan ? Même l’ami qui lui parle pour la première fois
du désastre ne le présente pas comme un événement important :
une graine de sésame, pas une pastèque (是芝麻而不是西瓜),
dit Liu Zhenyun avec son humour habituel ; on était en pleine
guerre, le pays était envahi, la situation chaotique, le
gouvernement chinois à Chongqing, impuissant, divisé,
inconscient.
Mais trois millions de
personnes, c’est quand même trois fois Auschwitz, et douze pour
cent de la population du Henan à l’époque. Et le Henan, c’est
chez lui, Liu Zhenyun ; il a donc décidé d’enquêter pour
comprendre comment une telle calamité pouvait avoir été oubliée.
Il est d’abord allé interroger sa propre famille, en commençant
par sa grand-mère : « Il y a cinquante ans, il y a eu une grande
sécheresse, beaucoup de gens sont morts ? » – « Oh, répond la
grand-mère, tu sais, des gens morts de faim, il y en a eu tout
le temps, de quelle année veux-tu parler ?… » Première
relativisation de la mémoire.
En revanche, ce dont
elle se souvient parfaitement, c’est du nuage de sauterelles qui
a suivi. C’est à partir de là qu’elle se rappelle que pas mal de
gens sont morts, « plusieurs dizaines » (“有个几十口吧。”).
C’est-à-dire plusieurs dizaines dans le village. Autre
relativisation : l’étendue du désastre n’est pas perceptible à
des gens dont l’horizon se limite à leur village.
Regard rétrospectif
Liu Zhenyun mène
ensuite son récit en intercalant des discussions de ce genre
avec ses proches et l’exposé des faits, tangibles et chiffrés,
résultant de ses enquêtes et de divers documents tirés
d’archives et de journaux : deux réalités qui se recoupent sans
se confondre, traçant au final une image saisissante de la
responsabilité des autorités qui ont fermé les yeux sur la
situation, laissant les victimes sans aide, et qui plus est à la
merci des bombardements japonais quand elles ont tenté de
rejoindre le Shanxi en plein hiver pour fuir la famine.
Ce regard rétrospectif
est annoncé par le titre du livre : 《温故1942》,
où 温故
wēngù
signifie « revenir
sur le passé », en général pour en tirer des leçons pour le
présent. Il s’agit donc d’une relecture subjective du passé, où
perce une émotion nourrie du lien personnel de l’auteur avec la
province ; c’est ce qui a suscité l’intérêt de Feng Xiaogang :
c’est cette émotion qu’il explique comme étant le principal
moteur de sa détermination tout au long des dix-neuf années de
maturation du film (4) – c’est celle, aussi, que l’on ressent en
lisant le livre.
Le texte chinois :
http://www.douban.com/group/topic/36863279/
La
« corruption » comme les plumes de poulet : partout
En novembre
2017 paraît un nouveau roman de Liu Zhenyun, sous un
titre amusant, littéralement « Les jeunes du temps où
l’on avale des pastèques » (《吃瓜时代的儿女们》).(5).
L’histoire est
celle d ‘une jeune femme nommée
Niu Xiaoli (牛小丽),
dont le père est mort et la mère a disparu, cas assez
courant qui demande cependant de ne pas avoir les deux
pieds dans le même sabot et pas trop de scrupules pour
arriver à survivre. Ayant un frère à charge, elle essaie
de le marier, mais le soir des noces, la nouvelle mariée
file avec la dot… Ce qui laisse à Xiaoli quelque trois
cents pages pour tenter de retrouver non tant la fille
que le magot.
On retrouve ici
tout l’humour de l’auteur, dont il fait feu de tout bois
depuis ses premières nouvelles, il y a plus de trente
ans, et en particulier celles du recueil
« Des plumes de poulet partout » (《一地鸡毛》),
comme autant d’ennuis. Nous sommes ici aussi en pleine
symbolique |
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Les jeunes du temps où
l’on avale des pastèques |
ironique, le titre
chinois renvoyant à diverses expressions.
La première est l’expression
chīguā qúnzhòng
(“吃瓜群众”),
masses qui mangent des pastèques, expression popularisée par les
internautes chinois qui désigne ceux qui ne s’expriment pas et
se contentent de regarder sans rien dire, en croquant des
graines de pastèques.
Mais le titre rappelle
aussi des expressions consacrées où les pastèques sont symbole
de soupçon de vol, de corruption, ou de conduite répréhensible
en général, par exemple :
guā
tián lǐ xià
(瓜田李下),
contraction de l’expression
guātián bù nàlǚ,
lǐxià bú
zhěngguān
(瓜田不纳履,李下不整冠),
dans un champ de pastèques ne rattachez pas vos chaussures, sous
un prunier ne rajustez pas votre coiffure, autrement dit, évitez
d’attirer les soupçons.
La traduction en
français a été publiée chez Gallimard en février 2020, sous le
titre
« Un
parfum de corruption » qui
n’a plus rien de symbolique, mais évoque directement les mille
et une arnaques courantes dans l’empire du milieu. Il est vrai
que le roman pourrait être classé dans la catégorie des
« romans
anti-corruption ».
Cependant, bien plus que de « corruption » stricto sensu, c’est
tout un mode de vie dont il est question ici, qui passe par
l’enrichissement personnel aux dépens de la collectivité et de
l’Etat, un mode de survie de l‘individu contre la machine, comme
aux beaux temps de l’empire, et des fins de dynasties.
Notes
(1) Sur Ma Liwen, voir
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Ma_Liwen.htm
(2) Le titre serait une
citation à contre-emploi d’une phrase de Lin Biao (林彪), l’auteur du « Petit livre rouge », qui l’aurait prononcée en 1966 pour
flatter Mao. Liu Zhenyun en fait un aphorisme symbolisant la
valeur d’une parole profonde, sortie du cœur (一句知心话),
comparée aux bavardages sans consistance de la vie quotidienne.
Encore faut-il avoir l’ami auquel l’adresser…
(3) Le portail sina a
réalisé un site dédié au livre, où l’on trouve interviews,
critiques et photos des conférences de presse et manifestations
qui en ont marqué la publication :
http://book.sina.com.cn/z/yjdywj/index.shtml
Un lien permet
d’accéder à la totalité du texte, chapitre par chapitre :
http://vip.book.sina.com.cn/book/index_87680.html
(4) Sur le film, voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Feng_Xiaogang_1942.htm
(5) Texte original à lire
en ligne :
http://www.yuedu88.com/chiguashidaideernvmen/
Traductions en
français
Les Mandarins, traduit du chinois par Sebastian Veg, Bleu de
Chine, septembre 2004, 125 p.
Peaux d’ail et plumes de poulet, traduit du chinois par
Sebastian Veg, Bleu de Chine, septembre 2006, 213 p.
Se souvenir de 1942, traduit du chinois et annoté par Geneviève
Imbot-Bichet, Gallimard/Bleu de Chine, avril 2013, 128 p.
En un mot comme en mille, traduit du chinois par Isabelle Bijon
et Wang Jiann-Yuh, Gallimard/Bleu de Chine, octobre 2013, 736 p.
Un Parfum de corruption 《吃瓜时代的儿女们》, tr. Geneviève Imbot-Bichet,
Gallimard/Du monde entier, février 2020, 352 p.
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