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				Liu Zhenyun  
				刘震云 
				
				Présentation 介绍 
				par Brigitte Duzan, 7 mars 2010, actualisé 3 
				septembre 2020                
					
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						Liu Zhenyun (刘震云) 
						a remporté le prix 
						Dangdai 2009, ainsi que le 
						prix Mao Dun en 2011, 
						pour son dernier roman, publié en mars 2009 : 
						
						《一句顶一万句》(yījù 
						dǐng yīwànjù), 
						traduit 
						provisoirement par « A word is worth a thousand words », 
						soit  ‘un mot en vaut dix mille’.   
						     
						  
						Célèbre en Chine, méconnu ailleurs 
						     
						  
						Il était en 
						concurrence avec des auteurs très médiatisés, en Chine 
						et à l’étranger : outre le Tibétain A Lai (阿来)
						 et son bestseller 
						« King Gesar » (《格萨尔王》), 
						la présélection incluait 
						
						Mo Yan  
						
						(莫言), 
						pour son dernier livre, 
						《蛙》 
						‘Grenouille’, et 
						Su Tong (苏童), 
						pour《河岸》, 
						qui vient d’être traduit en anglais sous le titre «  
						Boat to Redemption » et a, pour sa part, reçu le prix 
						littéraire Man Asia 2009. 
						Liu Zhenyun avait déjà remporté le prix Dangdai en 2007. 
						      
						
						Le prix Dangdai 
						(《当代》年度长篇小说奖) 
						est un prix  |  | 
						
						 
						Liu Zhenyun |  
				 
						annuel créé en 2004 par le magazine littéraire 
				 
						du 
				même nom, l’un des cinq magazines littéraires 
						du 
						plus important et plus ancien groupe d’édition chinois, 
						les éditions de la Littérature du Peuple (人民文学出版社). 
						Il est décerné par un jury comportant les plus grands 
						critiques littéraires de Chine, mais  
					
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						Liu Zhenyun a remporté le prix Dangdai 
						2009 |  | 
						
						aussi
						par le public, à travers des votes sur internet, 
						essentiellement sur le portail
				sina. Il reflète donc à la fois l’opinion des 
						professionnels et l’avis des lecteurs, et se veut 
						indépendant des circuits officiels. 
						     
				Il n’est évidemment 
				pas dénué de toute controverse : un peu  
				 
				comme le Goncourt chez 
				nous, il est accusé entre autres de favoriser la propre maison 
				d’édition du magazine. Il reste cependant un indicateur très 
				 |  
				fiable des tendances littéraires en Chine, jaugées à 
				l’aune des succès de librairie, mais corrigés par l’avis des 
				critiques.
				 
				     
				Liu Zhenyun est 
				surtout devenu célèbre en Chine parce que plusieurs de ses 
				romans et nouvelles ont été adaptés à la télévision et au 
				cinéma, mais il alimente des débats médiatiques lors de la 
				sortie de chacun de ses livres, et le dernier tout 
				particulièrement. Chez nous, en revanche, quelques unes de ses 
				nouvelles ont été traduites, mais il reste méconnu.  
				      
				Débuts 
				littéraires sous le signe du réalisme critique 
				      
				Liu Zhenyun est né en 
				1958 dans la province centrale du Henan, dans la petite ville de 
				Yanjin (河南省延津)
				
				qui constitue le 
				cadre de beaucoup de ses nouvelles, source de valeurs 
				identitaires profondes qui reviennent comme un leitmotiv dans 
				son œuvre.  
				     
				  
				En 1973, il s’engage 
				dans l’armée, et passe cinq ans dans le désert de Gobi. Il est 
				démobilisé en 1978, et revient chez lui ; c’est le moment où 
				sont réinstaurés les examens d’entrée à l’université, pour la 
				première fois depuis dix ans : il passe l’examen et est admis à 
				l’université de Pékin, section littérature chinoise. Diplômé en 
				1982, il obtient un poste au Quotidien de l’agriculture (《农民日报》), 
				et commence parallèlement à écrire. 
				     
				  
				Sa première œuvre 
				publiée date de 1987 : c’est une nouvelle intitulée « Le relais 
				de la pagode » (《塔铺》)
				
				qui attire 
				aussitôt l’attention des milieux littéraires. Il revient dans ce 
				récit sur l’une de ses expériences personnelles, celle de 
				l’examen d’entrée à l’université, pour le démythifier : contre 
				l’image que l’on sent fait généralement au travers des nouvelles 
				et des films consacrés au sujet, celle d’une immense vague 
				d’enthousiasme et de ferveur qui s’est déchaînée dans la Chine 
				entière à l’annonce soudaine de l’examen, 
				Liu Zhenyun présente 
				un tableau satirique et légèrement cynique, où chacun a ses 
				raisons pratiques et personnelles pour préparer l’examen, loin 
				de tout idéalisme. 
				     
				  
				Ce ton critique ne le 
				quittera plus : c’est celui, finalement, qui caractérise 
				l’ensemble de son œuvre.  
				C’est une forme de 
				réalisme désabusé, et l’on a aussitôt fait de Liu Zhenyun le 
				porte-flambeau du  
					
						| 
						« nouveau 
						réalisme en littérature » (“新写实”的扛旗手). 
						En fait, son œuvre 
						se présente 
						surtout, dès cette première nouvelle, comme une immense 
						entreprise de démythification, au-delà des étiquettes 
						récurrentes qu’on lui attribue généralement.  
						 
						     
						  
						        
						Démythification de l’histoire et satire 
						        
						
						
						sociale 
						     
						  
						La trilogie qui 
						suit cette première nouvelle continue sa réflexion sur 
						la réalité sociale dans son coin de terre natal : on 
						pourrait l’appeler la « trilogie du terroir », ou de 
						Yanjin, puisque le village natal dont il est question 
						est celui de l’auteur. 
						     
						  
						
						La ‘trilogie de Yanjin’. 
						      
						C’est d’abord, 
						en 1991, 
						‘Les 
						fleurs jaunes sous le ciel du village natal’ :《故乡天下黄花》gùxiàng 
						tiānxià huánghuā. 
						C’est 
						l’histoire de 
						la Chine de  |  | 
						 
						
						Les 
						fleurs jaunes sous le ciel du village natal |  
						1911 à 1976, 
						vue au niveau local. L’histoire officielle est revisitée à travers les luttes de 
				deux clans dans un village ; c’est une lutte pour le pouvoir, 
				les appartenances politiques étant essentiellement 
				opportunistes, déterminées par le seul but de parvenir à diriger 
				le village ; l’idéal « révolutionnaire » y laisse quelques 
				plumes au passage.       
					
						| 
						 
						
						Récits transmis 
						
						du village natal’ |  | 
						
						Suivent, en 
						1993 et 1998, ‘Récits transmis 
						
						du village 
						natal’ (《故乡相处流传》 
						gùxiàng 
						xiāngchǔ liúchuán),
						et ‘La farine et les fleurs du village natal’ (《故乡面和花朵》gùxiàng 
						miàn hé huāduǒ). 
						Le premier est une vaste fresque historique en quatre 
						parties correspondant à quatre périodes de l’histoire 
						chinoise : les Trois Royaumes, 
						le début de la dynastie des Ming, la révolte des Taiping 
						et la période 1958-60, c’est-à-dire le Grand Bond en 
						avant et les « catastrophes naturelles » qui l’ont 
						suivi. 
						Liu Zhenyun 
						s’attache avec un plaisir non dissimulé à détruire non 
						seulement les mythes (et en particulier ceux liés aux 
						grands personnages qui sont au centre de chacune des 
						parties), mais aussi l’écriture épique et allégorique 
						qui leur est associée. On dirait le singe du « Voyage  |  
				
				vers l’ouest » en train de semer la pagaille dans le Palais du 
				Ciel…   
				      
				Quant au troisième 
				pendant de la trilogie, c’est un roman-fleuve en quatre tomes de 
				dix chapitres chacun, d’une structure complexe de récits sur 
				plusieurs niveaux, mêlant des formes aussi diverses que la 
				littérature épistolaire, la ballade ou les chansons populaires, 
				que peu de gens ont lu jusqu’à la fin, il faut bien le dire. 
				      
						
						
						La satire de la bureaucratie et de la société      
					
						| 
						Parallèlement, 
						entre 1989 et 1992, Liu Zhenyun publie quatre nouvelles 
						qui constituent une nouvelle approche dans son œuvre : 
						il s’attaque cette fois à la nouvelle réalité sociale, 
						celle née du développement économique accéléré, et 
						marquée par un chamboulement total des mentalités et des 
						valeurs traditionnelles. Il en fait une peinture au 
						vitriol, dépeignant avec un humour légèrement cynique 
						des individus en désarroi, happés par l’absurdité du 
						monde où ils travaillent. Il s’agit de《单位》dānwèi,
						
						‘l’unité de travail’, 
						
						《官场》guānchǎng, 
						‘parmi 
						les dignitaires’, 
						
						《一地鸡毛》yīdì 
						jīmáo, 
						‘des plumes de 
						poulet partout’ (les plumes de poulet étant en chinois 
						une métaphore pour désigner les ennuis), et《官人》 guānrén,
						
						traduit en français par « Les mandarins ».             
				Ces nouvelles ont été 
				traduites par Sébastian Veg,  
				et publiées en deux recueils aux 
				éditons Bleu de  
				Chine, l’un en 2004, l’autre en 2006. La 
				dernière nouvelle est peut-être la plus féroce : c’est 
				la 
				 |  | 
						 
						
						L’unité de travail |  
				chronique 
				de la vie au sein d’une direction d’un 
				ministère, où l’arrivée 
				d’un nouveau ministre menace brusquement de bouleverser les 
				situations acquises. Le directeur qui semblait au départ le seul 
				à ne pas être menacé est dénoncé par ses subalternes, le 
				ministre envoie une équipe mener une enquête et, finalement, 
				personne n’en sort indemne. Ce service, dont on ne sait trop à 
				quoi il sert, où tout le monde ne semble travailler que pour 
				avancer ses pions personnels, est évidemment la métaphore d’un 
				système qui continue de fonctionner à vide en ressassant 
				mécaniquement des slogans obsolètes, un système qui a remplacé 
				l’idéologie par les avantages matériels, dont l’obtention 
				devient dès lors le but ultime de chacun.         
					
						| 
						 
						Parmi 
						les dignitaires |  | 
						Avec la manie 
						bien chinoise de définition et classification, on a 
						appelé ces nouvelles « œuvres sur le thème du bureau » (“办公室”题材作品).On 
						y sent toute la hargne et la verve d’un auteur qui 
						n’oublie pas ses attaches rurales et considère que c’est 
						là que sont les vraies valeurs. Il a dit lui-même qu’il 
						ne considérait pas ces nouvelles comme des modèles de 
						réalisme littéraire, mais plutôt d’idéalisme… 
						
						
						        
						 
						
						           
						La célébrité par le cinéma 
						     
						  
						
						Collaboration avec Feng Xiaogang 
						     
						  
						Comme souvent, 
						Liu Zhenyun aurait continué une carrière appréciée d’un 
						petit nombre d’initiés, si plusieurs de ses œuvres 
						n’avaient été adaptées à la télévision et au cinéma, 
						avec succès. Les deux premières nouvelles à faire 
						l’objet d’une adaptation, par l’auteur lui-même, furent
						
						
						《单位》et《一地鸡毛》, 
						qui sont liées par un même personnage, 
				 |  
				
				Xiao Lin (小林) : 
						cela donna une série en dix épisodes, tournée
				par l’un des 
				réalisateurs les plus 
				 
					
						| 
						
						populaires en Chine à l’heure actuelle,
				Feng 
				Xiaogang (冯小刚),
				
						
						spécialiste de comédies à succès. 
						La série 
						présentait une image satirique des années 1980-90, 
						c’était drôle, juste, bien joué ; elle est sortie 
						ensuite en DVD, cela fut le début d’une collaboration 
						qui devait donner en 2003 l’un des plus gros succès du 
						cinéma chinois : « Le portable » ou « Cell Phone » (《手机》).      
						La nouvelle 
						elle-même se vendit à 220 000 exemplaires dès le premier 
						mois de parution. Elle fut adaptée tout de suite, par 
						l’auteur lui-même, et le film sortit quelques mois plus 
						tard. Il fit 
						50 millions de 
						yuans de recettes en un mois, ce fut le plus gros succès 
						de l'année 2003 au box-office chinois. La 
						nouvelle et le 
						film se moquaient gentiment de la manie qu’était déjà 
						devenue pour les Chinois le téléphone portable, et en 
						faisait un instrument dangereux en cas d’infidélité 
						conjugale, avec tous les quiproquos et situations 
						incongrues que l’on peut imaginer. 
						L’une des raisons du succès serait dû au  
						fait que les lecteurs et spectateurs auraient vu dans le 
						personnage principal, |  |    
						 
						
						 
						Cell Phone |  
						un animateur de télévision décontracté et volage, une réplique d’un 
				présentateur vedette d’une émission télévisée semblable en tous 
				points à celle décrite dans la nouvelle. Ce n’est pourtant ni la 
				meilleure nouvelle de Liu Zhenyun, ni le meilleur film de Feng 
				Xiaogang : la satire se fait ici superficielle et caricaturale.
				 
				      
				« Je 
				m’appelle Liu Yuejin » 
				      
					
						| 
						 
						
						Je m’appelle Liu Yuejin |  | 
						
						Porté par ce 
						succès, Liu Zhenyun adapta ensuite une troisième 
						nouvelle au cinéma : « Je m’appelle Liu Yuejin » (《我叫刘跃进》). 
						C’est une œuvre plus complexe, et d’un genre totalement 
						différent, qui valut à l’auteur son premier prix 
						Dangdai, en 2007. On ne quitte pas vraiment la satire 
						sociale, mais elle est habillée en pseudo roman 
						policier : c’est l’histoire d’un brave cuisinier qui se 
						fait voler un sac qui renferme toute sa fortune, une 
						reconnaissance de dette d’un homme avec lequel est parti 
						sa femme ; en cherchant ce sac, il en trouve un autre, 
						qui, lui, contient des disques renfermant des 
						renseignements compromettant pour son employeur, un chef 
						d’entreprise qui aurait corrompu un officiel haut 
						placé ; du coup, tout le monde essaie de récupérer le 
						sac…  
						      
						C’est une 
						parabole aux sens multiples. Première métaphore : le nom 
						du personnage principal ; Yuejin, 
						跃进,
				signifie ‘le 
						Grand Bond en 
				 |  
				avant’, cette folie de Mao qui finit par une 
				hécatombe, une famine qui fit plus de trente millions de morts ; 
				le nom symbolise ainsi les sacrifiés de l’histoire. Le premier 
				sac, ensuite,  symbolise la vie misérable du petit peuple 
				chinois, l’autre sac la vie corrompue des strates supérieures de 
				la société. Dans l’histoire, aucun personnage n’est tout à fait 
				propre ni décent, mais le mouton finit par triompher du loup…
				 
				      
				Le film qui en a été 
				tiré, en 2007, a été tourné par une jeune réalisatrice qui 
				n’avait jusque là que deux films à son actif, Ma Liwen (马俪文). 
				Les 
				deux films en question avaient pour personnage principal une 
				personne âgée, malade dans un cas, acariâtre dans l’autre ; le 
				second, « Toi et moi » (《我们俩》), 
				sorti en 2005, était une merveille de sensibilité (1). Mais Ma 
				Liwen voulait prouver qu’elle pouvait faire autre chose, dans un 
				style tout à fait différent, c’est pourquoi elle fut attirée par 
				le scénario de Liu Zhenyun. Malheureusement, l’humour décapant 
				qui fait tout la valeur de la nouvelle se perd un peu dans le 
				film.  
				      
				L’œuvre maîtresse de la maturité  
				      
					
						| 
						
						Avec « A word is worth a thousand words » (《一句顶一万句》), 
						Liu 
						Zhenyun est revenu au style des grandes fresques de sa 
						trilogie des années 1990, mais le thème n’est plus 
						historique ; c’est une réflexion sur la vie des gens en 
						Chine, au quotidien...  
						      
						Le 
						livre se présente comme un aller retour, en deux 
						parties : la première concerne le passé ; elle est 
						intitulée « Départ de Yanjin » 
						(《出延津记》),
						sur le 
						modèle biblique de la fuite d’Egypte (l’Exode). La 
						seconde partie est intitulée 
						« Retour 
						à Yanjin 
						»
						(《回延津记》). 
						Dans les deux cas, un personnage central part à la 
						recherche d’un être proche avec qui pouvoir « parler ». 
						Le thème central du livre est en effet la solitude, que 
						Liu Zhenyun considère comme étant le plus difficile à 
						supporter dans la vie pour un Chinois.      
						Il a expliqué 
						dans diverses interviews que, la Chine étant un pays 
						sans Dieu, les Chinois n’ont pas cet interlocuteur 
						privilégié et omniprésent ;  |  | 
						 
						
						A word is worth a thousand words |  
						par 
				conséquent, ils trouvent difficilement quelqu’un avec qui « parler », c’est-à-dire exprimer ce qu’ils 
				ont sur le cœur, car les relations de parenté ou d’amitié ne 
				sont pas constantes, et peuvent changer avec le temps. Le 
				résultat est une solitude au milieu de la foule, au sein d’une 
				société fondée sur des pratiques communautaires qui ne font que 
				masquer cette solitude fondamentale.   
				      
				Il a dit : 
				«痛苦不是生活的艰难,也不是生和死,而是孤单;…
				孤单种在心里,就长成了孤独.» 
				le plus difficile, dans l’existence, n’est pas la souffrance, ce n’est 
				pas la vie et la mort,  
				c’est l’isolement … une fois ce germe semé dans le cœur, en croissant, 
				il devient solitude.  
				«一个人的孤独不叫孤独,一个人寻找另一个人,一句话寻找另一句话才叫孤独。..» 
				 qu’un homme soit seul, on ne peut pas appeler cela la solitude ; la 
				solitude commence seulement lorsqu’un homme en cherche un autre, 
				lorsqu’une parole en cherche une autre…  
				«当孤独在每个人的心里连成一个群像时,这个孤独是非常可怕的…» 
				lorsque la solitude au cœur de chacun devient un phénomène de masse, 
				c’est une chose terrifiante.. 
				     
				  
				
				《一句顶一万句》se 
				présente comme une vaste galerie de portraits, de personnages 
				typés de la campagne du Shanxi, dont on saisit peu à peu les 
				relations et les interactions, les peines et les  
				joies (2) ; le livre a 
				ainsi été comparé aux « Cent ans de la solitude » de García 
				Márquez, l’un des écrivains qui a le plus influencé la 
				littérature chinoise des trente dernières années ; les médias en 
				ont fait « les mille ans de la solitude » des Chinois (中国人的“千年孤独”).
				 
				     
				  
				On est ici au-delà de 
				la satire sociale humoristique qui est devenue un courant 
				populaire dans la littérature chinoise, comme, d’ailleurs, au 
				cinéma. 
				《一句顶一万句》est
				un livre de 
				réflexion et de maturité. Mais c’est aussi une œuvre qui n’est 
				sans doute pas d’un accès aussi facile que les nouvelles 
				précédentes. (3) 
				     
				  
				Cette solitude était déjà en germe dans la 
				peinture des personnages de la première des nouvelles de Liu 
				Zhenyun, « La boutique de la tour » (《塔铺》). 
				      
				La mémoire du passé     
				  
					
						| 
						En 
						2012, Liu Zhenyun a retrouvé Feng Xiaogang pour une 
						nouvelle adaptation cinématographique, cette fois-ci 
						d’un récit publié en 1993, et traduit en français en 
						2013 sous le titre 
						« Se 
						souvenir de 1942 » (《温故1942》), 
						un livre sur la mémoire du passé, un livre pour lutter 
						contre l’oubli et le non-dit.  
						     
						 
						Il est à 
						replacer dans le contexte des récits sur l’histoire du 
						début des années 1990, c’est-à-dire le début de la 
						« trilogie de Yanjin », et en particulier le second 
						volet, sorti en 1993 aussi : 
						‘Récits 
						transmis 
						
						du village 
						natal’ (《故乡相处流传》).
						 
						     
						 
						Les faits 
						     
						 
						L’épisode 
						historique dont il est question dans 
						« Se souvenir 
						de 1942 » 
						est la grande 
						sécheresse de 1942/43 au Henan dont plus personne ne 
						semblait conserver le souvenir. Relativement court, le 
						texte mêle recherche documentaire et interviews de 
						 |  | 
						 
						
						Wengu 1942 |  
						proches qui 
				relativisent la mémoire historique en montrant que chacun 
				garde des faits un souvenir personnel et subjectif.  
				     
				 
					
						| 
						 
						
						Se souvenir du passé (traduction) |  | 
						Le récit 
						commence par une introduction qui expose les faits : en 
						1942, la province du Henan a subi une terrible 
						sécheresse (大旱灾) 
						qui a duré de l’été 1942 au printemps 1943 ; puis, alors 
						que la situation se rétablissait, un nuage de 
						sauterelles affamées finit d’anéantir la végétation qui 
						repartait. La famine a touché quelque cinq millions de 
						personnes dont les conditions de survie furent encore 
						aggravées par le froid et la neige  pendant l’hiver : on 
						estime que plus de trois millions de personnes sont 
						mortes de faim. 
						     
						 
						Or, en février 
						1943, deux journalistes étrangers, l’un américain, 
						correspondant de l’hebdomadaire Time, l’autre anglais, 
						envoyé par le Times de Londres, se sont rendus sur les 
						lieux pour faire un reportage. Ils ont été reçus en 
						grande pompe par les autorités locales qui leur ont 
						offert un festin dont Liu Zhenyun décrit la douzaine de 
						plats, pendant que les gens alentour mouraient de faim. |  
				  
				Leurs 
						témoignages, les articles dans la presse aussi 
				bien que les 
				statistiques sont une source 
				d’informations directes 
				sur la catastrophe, et soulignent l’étendue de la tragédie 
				humaine. Reste à expliquer comment elle a pu sombrer autant dans 
				l’oubli. 
				     
				 
				Relativisation de la 
				mémoire     
				  
				Il s’est passé des 
				événements aussi meurtriers dans le monde à la même époque, dit 
				Liu Zhenyun, mais, cinquante ans plus tard, on en a gardé la 
				mémoire ; en revanche, qui se souvient des trois millions de 
				morts du Henan ? Même l’ami qui lui parle pour la première fois 
				du désastre ne le présente pas comme un événement important : 
				une graine de sésame, pas une pastèque (是芝麻而不是西瓜), 
				dit Liu Zhenyun avec son humour habituel ; on était en pleine 
				guerre, le pays était envahi, la situation chaotique, le 
				gouvernement chinois à Chongqing, impuissant, divisé, 
				inconscient.  
				     
				 
				Mais trois millions de 
				personnes, c’est quand même trois fois Auschwitz, et douze pour 
				cent de la population du Henan à l’époque. Et le Henan, c’est 
				chez lui, Liu Zhenyun ; il a donc décidé d’enquêter pour 
				comprendre comment une telle calamité pouvait avoir été oubliée. 
				Il est d’abord allé interroger sa propre famille, en commençant 
				par sa grand-mère : « Il y a cinquante ans, il y a eu une grande 
				sécheresse, beaucoup de gens sont morts ? » – « Oh, répond la 
				grand-mère, tu sais, des gens morts de faim, il y en a eu tout 
				le temps, de quelle année veux-tu parler ?… » Première 
				relativisation de la mémoire. 
				     
				 
				En revanche, ce dont 
				elle se souvient parfaitement, c’est du nuage de sauterelles qui 
				a suivi. C’est à partir de là qu’elle se rappelle que pas mal de 
				gens sont morts, « plusieurs dizaines » (“有个几十口吧。”). 
				C’est-à-dire plusieurs dizaines dans le village. Autre 
				relativisation : l’étendue du désastre n’est pas perceptible à 
				des gens dont l’horizon se limite à leur village. 
				     
				 
				Regard rétrospectif 
				     
				 
				Liu Zhenyun mène 
				ensuite son récit en intercalant des discussions de ce genre 
				avec ses proches et l’exposé des faits, tangibles et chiffrés, 
				résultant de ses enquêtes et de divers documents tirés 
				d’archives et de journaux : deux réalités qui se recoupent sans 
				se confondre, traçant au final une image saisissante de la 
				responsabilité des autorités qui ont fermé les yeux sur la 
				situation, laissant les victimes sans aide, et qui plus est à la 
				merci des bombardements japonais quand elles ont tenté de 
				rejoindre le Shanxi en plein hiver pour fuir la famine. 
				 
				     
				 
				Ce regard rétrospectif 
				est annoncé par le titre du livre : 《温故1942》, 
				où 温故 
				wēngù 
				signifie  « revenir 
				sur le passé », en général pour en tirer des leçons pour le 
				présent. Il s’agit donc d’une relecture subjective du passé, où 
				perce une émotion nourrie du lien personnel de l’auteur avec la 
				province ; c’est ce qui a suscité l’intérêt de Feng Xiaogang : 
				c’est cette émotion qu’il explique comme étant le principal 
				moteur de sa détermination tout au long des dix-neuf années de 
				maturation du film (4) – c’est celle, aussi, que l’on ressent en 
				lisant le livre. 
				     
				 
				Le texte chinois :
				
				http://www.douban.com/group/topic/36863279/ 
				      
				         La 
				« corruption » comme les plumes de poulet : partout 
				  
					
						| 
						En novembre 
						2017 paraît un nouveau roman de Liu Zhenyun, sous un 
						titre amusant, littéralement « Les jeunes du temps où 
						l’on avale des pastèques » (《吃瓜时代的儿女们》).(5).
						 
						  
						L’histoire est 
						celle d ‘une jeune femme nommée 
						Niu Xiaoli (牛小丽), 
						dont le père est mort et la mère a disparu, cas assez 
						courant qui demande cependant de ne pas avoir les deux 
						pieds dans le même sabot et pas trop de scrupules pour 
						arriver à survivre. Ayant un frère à charge, elle essaie 
						de le marier, mais le soir des noces, la nouvelle mariée 
						file avec la dot… Ce qui laisse à Xiaoli quelque trois 
						cents pages pour tenter de retrouver non tant la fille 
						que le magot.  
						  
						On retrouve ici 
						tout l’humour de l’auteur, dont il fait feu de tout bois 
						depuis ses premières nouvelles, il y a plus de trente 
						ans, et en particulier celles du recueil 
						« Des plumes de poulet partout » (《一地鸡毛》), 
				comme autant d’ennuis. Nous sommes ici aussi en pleine 
				symbolique  |  | 
						
						 
						Les jeunes du temps où
						 
						l’on avale des pastèques |  
				ironique, le titre 
				chinois renvoyant à diverses expressions. 
				La première est l’expression 
				
				chīguā qúnzhòng
				(“吃瓜群众”), 
				masses qui mangent des pastèques, expression popularisée par les 
				internautes chinois qui désigne ceux qui ne s’expriment pas et 
				se contentent de regarder sans rien dire, en croquant des 
				graines de pastèques.  
				  
				Mais le titre rappelle 
				aussi des expressions consacrées où les pastèques sont symbole 
				de soupçon de vol, de corruption, ou de conduite répréhensible 
				en général, par exemple : 
				
				guā 
				tián lǐ xià 
				(瓜田李下), 
				contraction de l’expression 
				
				guātián bù nàlǚ, 
				lǐxià bú 
				zhěngguān
				(瓜田不纳履,李下不整冠), 
				dans un champ de pastèques ne rattachez pas vos chaussures, sous 
				un prunier ne rajustez pas votre coiffure, autrement dit, évitez 
				d’attirer les soupçons.   
				La traduction en 
				français a été publiée chez Gallimard en février 2020, sous le 
				titre 
				
				« Un 
				parfum de corruption » qui 
				n’a plus rien de symbolique, mais évoque directement les mille 
				et une arnaques courantes dans l’empire du milieu. Il est vrai 
				que le roman pourrait être classé dans la catégorie des
				
				« romans 
				anti-corruption ». 
				Cependant, bien plus que de « corruption » stricto sensu, c’est 
				tout un mode de vie dont il est question ici, qui passe par 
				l’enrichissement personnel aux dépens de la collectivité et de 
				l’Etat, un mode de survie de l‘individu contre la machine, comme 
				aux beaux temps de l’empire, et des fins de dynasties. 
					
					
 
				  
				      
				Notes 
				(1) Sur Ma Liwen, voir
				
				
				http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Ma_Liwen.htm 
				(2) Le titre serait une 
				citation à contre-emploi d’une phrase de Lin Biao (林彪), l’auteur du « Petit livre rouge », qui l’aurait prononcée en 1966 pour 
				flatter Mao. Liu Zhenyun en fait un aphorisme symbolisant la 
				valeur d’une parole profonde, sortie du cœur  (一句知心话), 
				comparée aux bavardages sans consistance de la vie quotidienne. 
				Encore faut-il avoir l’ami auquel l’adresser…  
				(3) Le portail sina a 
				réalisé un site dédié au livre, où l’on trouve interviews, 
				critiques et photos des conférences de presse et manifestations 
				qui en ont marqué la publication : 
				
				
				http://book.sina.com.cn/z/yjdywj/index.shtml 
				Un lien permet 
				d’accéder à la totalité du texte, chapitre par chapitre : 
				
				
				http://vip.book.sina.com.cn/book/index_87680.html 
				
				(4) Sur le film, voir :
				
				http://www.chinesemovies.com.fr/films_Feng_Xiaogang_1942.htm 
				
				(5) Texte original à lire 
				en ligne : 
				
				http://www.yuedu88.com/chiguashidaideernvmen/ 
				            
				  
 
				     
				Traductions en 
				français
 Les Mandarins, traduit du chinois par Sebastian Veg, Bleu de 
				Chine, septembre 2004, 125 p.
 Peaux d’ail et plumes de poulet, traduit du chinois par 
				Sebastian Veg, Bleu de Chine, septembre 2006, 213 p.
 Se souvenir de 1942, traduit du chinois et annoté par Geneviève 
				Imbot-Bichet, Gallimard/Bleu de Chine, avril 2013, 128 p.
 En un mot comme en mille, traduit du chinois par Isabelle Bijon 
				et Wang Jiann-Yuh, Gallimard/Bleu de Chine, octobre 2013, 736 p.
 Un Parfum de corruption 《吃瓜时代的儿女们》, tr. Geneviève Imbot-Bichet, 
				Gallimard/Du monde entier, février 2020, 352 p.
 
 
 
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