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Brève histoire de
la littérature tibétaine en langue chinoise
par
Brigitte Duzan, 06 janvier 2015
A côté de la littérature tibétaine écrite en tibétain s’est
développée toute une littérature tibétaine écrite en chinois qui
est aujourd’hui en plein essor. Née dans un contexte
socio-culturel très spécifique, au lendemain de la « libération
pacifique » du Tibet par l’armée chinoise, elle s’est développée
parallèlement à la littérature tibétaine tibétophone, et surtout
au lendemain de la Révolution culturelle.
Posant nombre de questions sensibles, et en particulier la
question de la langue comme marqueur identitaire et culturel
national, cette littérature en langue chinoise apparaît comme un
exemple d’hybridation typique du monde moderne, source de
richesse culturelle sur fond de relecture des
traditions anciennes.
Il faut cependant effectuer un petit parcours historique pour
mieux comprendre la véritable révolution qu’a représenté, dans
le domaine littéraire comme ailleurs, l’arrivée en 1950 des
troupes chinoises dans un Tibet dont les genres, styles et codes
littéraires étaient restés en grand partie inchangés depuis leur
élaboration au cours de la grand période classique, du 11ème
au 14ème siècle.
I. Petite histoire des origines
La littérature tibétaine, étroitement liée à la religion
bouddhiste, est née à une époque relativement tardive, bien
qu’elle ait été précédée d’une littérature orale beaucoup plus
ancienne. L’influence de la Chine a été mise en échec au terme
d’une controverse religieuse après laquelle le Tibet s’est
tourné vers l’Inde où il a puisé ses modèles, tant littéraires
que religieux.
7ème- 8ème siècles : Ecriture et
littérature ancienne
Le texte tibétain le plus ancien connu à ce jour est
l'inscription gravée sur la stèle de Zhol, au pied du
palais Potala, et datée de l'année 767 (ou 764 selon
certaines sources) ; c’est environ un siècle après
l’invention de l'écriture – et de la grammaire -
tibétaines, sous le règne de l'empereur
Songtsen Gampo
(r. 629-649), fondateur de l’empire tibétain, crédité
aussi de l’introduction du bouddhisme au Tibet :
l’écriture devait permettre la traduction et la
diffusion de textes bouddhistes.
Songtsen Gampo
envoya pour ce faire un de ses ministres en Inde du
nord, qui forgea à son retour |
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Songsten Gampo entouré de ses deux
épouses, la princesse chinoise Wencheng et la princesse
népalaise Bhrikuti
(Kumbum, Gyantse, photo Alain Collet)) |
un système alphabétique adapté à la langue tibétaine à partir du
système d’écriture brahmique.
L’écriture permit aussi de consigner les événements historiques
majeurs, et en particulier ceux marquant les relations du Tibet
avec la Chine, relations conflictuelles sur le terrain militaire
et diplomatique, de respect mutuel sur le plan religieux, l’un
des points forts de ces relations étant le mariage, en 641, de
Songsten Gampo avec la princesse Wencheng (文成公主),
membre du clan familial de l’empereur Tang Taizong (唐太宗).
L’empereur chinois n’y aurait consenti qu’après les défaites
subies par ses armées dans la région du lac Koko Nor.
Le haut de la stèle de Zhol |
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L’inscription de la stèle de Zhol fait état d’autres
faits d’armes tibétains, un siècle plus tard : elle fait
l’éloge de Takdra Lukong, conseiller du roi
Trisong Detsen, et de sa campagne victorieuse contre
l’empire chinois des Tang qui se solda par la prise de
la capitale, Chang’an, en 763, et par le sac de la
ville, l’empereur Daizong (唐代宗)
ayant refusé de payer le tribut que lui demandaient les
Tibétains. (1)
D’un côté, les sources chinoises soulignent l’apport
civilisateur de la princesse Wencheng, non seulement
dans le domaine culturel, par |
l’apport en particulier des techniques de fabrication du papier
et de l’encre, mais aussi dans le domaine médical, social, et
même agricole, puisqu’elle aurait contribué à introduire au
Tibet de nouvelles cultures, dont le colza. A la suite de ce
mariage, des lettrés chinois vinrent au Tibet, des textes
chinois y furent introduits, et des aristocrates tibétains
furent envoyés faire des études en Chine.
Les sources tibétaines, elles, soulignent plutôt sa contribution
à la diffusion du bouddhisme, dont elle était une pieuseet
généreuse fidèle ; elle a été mythifiée comme une réincarnation
de la Tara blanche, née, selon une très belle histoire, d’une
larme du bodhisattva Avalokiteśvara.
Sous le règne de Trisong Detsen, pour sa part, le bouddhisme a
connu un intéressant développement sous l’effet d’un débat entre
deux traditions, l’une indienne et l’autre chinoise. D’un côté,
dès son accession à la tête de l’empire, en 755, Trisong Detsena
fait venir d’Inde d’éminents maîtres bouddhistes pour qu’ils
diffusent au Tibet les développements les plus récents de leur
doctrine ; un vaste projet de traduction de textes bouddhistes
du sanscrit au tibétain a été entrepris en même temps.
Mais Trisong Detsen s’est également intéressé au bouddhisme
chan : en 761 et 763, il a envoyé deux délégations rencontrer
deux maîtres d’uneécole chinoise de bouddhisme chan, l’école de
la Montagne de l’Est (Dōngshān
Fǎmén
东山法门),
rencontres qui ont eu lieu à Yizhou (益州),
dans le Sichuan. Il a ensuite organisé, au monastère de Samye,
un célèbre débat de deux ans, en 792-794, entre d’une part un
troisième maître de méditation chan, le moine chinois Mo Heyan (摩诃衍),
et d’autre part le maître indien Kamalaśila.
Le débat s’est conclu en faveur du second, et marque un tournant
dans l’histoire du bouddhisme tibétain, et de la culture
tibétaine dans son ensemble, dès lors tournés essentiellement
vers l’Inde. Et la littérature tibétaine, de son côté, va se
développer parallèlement, hors de l’influence chinoise, sur des
modèles bouddhistes et indiens.
11ème-14ème siècles : Littérature
classique, orientée vers le bouddhisme et l’Inde
Après une période de division et de chaos de deux siècles qui
est aussi un hiatus littéraire, la vie religieuse et culturelle
renaît avec une seconde période de diffusion du bouddhisme, qui
débute avec deux voyages : celui du traducteur tibétain Rinchen
Zangpo parti en Inde à la recherche de textes originaux, et
l’arrivée au Tibet, en 1042, du grand maître indien Atiśa
qui entreprend, à côté de son enseignement, un travail énorme de
traduction et de compilation littéraires.
Après les destructions des siècles précédents, les monastères
sont reconstruits, reprennent vie, et les moines se lancent dans
une intense activité de traduction de textes bouddhistes
quiculmine, au 13ème siècle, avec la première
compilation du canon du bouddhisme tibétain. La vie religieuse
se structure en lignées monastiques. Les monastères deviennent
les centres de la vie sous toutes ses formes, et littéraire en
particulier. Les structures qui se mettent en place pendant
cette période ne changeront plus jusqu’au 20ème
siècle.
Ce sont alors les monastères qui abritent les imprimeries et les
grandes bibliothèques tibétaines. Ce sont les religieux qui sont
les détenteurs du savoir, et comme ce sont eux qui constituent
la quasi-totalité de l'élite alphabétisée, la littérature
tibétaine devient indissociable de la religion. C’est la
religion qui représente sa source d'inspiration et sa toile de
fond, tout autant que son but ultime. Tout savoir, scientifique,
technique ou même géographique, a une orientation religieuse.
A partir du 13ème siècle, l’histoire elle-même,
politique et culturelle, est révisée dans un sens bouddhiste, en
lien étroit avec l’Inde.On trouve même un conte des origines qui
explique que le peuple tibétain est né de l’union d’une démone
vivant dans les montagnes du Nord de l’Inde avec un singe des
forêts du Tibet (3).
Pendant cette période, le Tibet acquiert un grand prestige hors
de ses frontières, tant sur le plan religieux que culturel, et,
dans divers pays d’Asie centrale, le tibétain devient la langue
de l’élite cultivée. C’est une période fondamentale pour la
littérature, avec l’apparitiondes grands genres littéraires
classiques influencés par la tradition indienne – histoire vue
sous l’angle de "l’apparition de la doctrine", récits de vie
comme modèles de sainteté, entrecoupés de chants mystiques,
poésie ornée et textes trésors - mais l’apparition, aussi, de
modèles formels qui vont perdurer jusqu’au milieu du vingtième
siècle.
La poésie est privilégiée par rapport à la prose, et, de manière
générale, le style dominant consiste à faire alterner,
dans un même texte, passages en prose - pour narrations et
descriptions - et passages de poésie - pour les dialogues et
monologues. Encore en 1980, au moment où renaît la littérature
tibétaine au lendemain de la Révolution culturelle, le premier
texte écrit en tibétain publié par la nouvelle revue littéraire
« Art et littérature du Tibet » - « La Controverse dans le
jardin aux fleurs » de Langdün Päljor (4) – est construit selon
cet ancien modèle : les discussions, déclarations et diatribes
des fleurs sont des passages écrits en vers – ce qui a
d’ailleurs causé quelques controverses, lors de la publication
du texte, sur sa modernité.
Quant aux livres, ils conservent longtemps
un
format
rectangulaire, et des feuilles non reliées, manuscrites ou
ronéotypées ; l'impression sur planches de bois gravées
n’apparaît que vers la fin du 11ème siècle, et elle
est introduite de Chine. Leur présentation même a tendance à
suivre un format standard, avec en premier lieu une page titre
suivie d’une invocation.
C'est seulement dans les années 1950 qu’apparaissent les livres
en format moderne occidental. Mais c’est aussi parce que la
société n’est plus la même, et que la littérature, comme le
livre, s’émancipe des monastères.
Années 1920 : éphémère tentativede modernisation
Il y a pourtant eu, dans les années 1920, une tentative de
modernisation du pays sous l’égide du 13ème Dalai
Lama,
Thubten Gyatso.
Né en 1876, il a été
intronisé en 1879 au palais du Potala (selon l’historien Dorje
Tseten, lors d'une cérémonie avalisée par un édit de l'empereur
Guangxu), mais il n’a assumé pleinement le pouvoir politique
qu’à partir de 1895, à sa majorité ; il est généralement
considéré comme un réformateur intelligent et le premier Dalai
Lama à prendre conscience de l’importance des relations
internationales, à une époque où le Tibet était un pion dans un
conteste entre Russes, Britanniques et Chinois.
Obligé de fuir Lhassa à deux reprises, quand il y revient, en
janvier 1913, après la chute de la dynastie des Qing et le
départ des troupes chinoises, il lance une campagne de
modernisation visant à garantir l’indépendance qu’il a
proclamée. Le programme visait à la constitution d’institutions
modernes copiées sur l’Occident - police, enseignement,
services postaux – et au développement de la médecine tibétaine,
avec constitution d’un embryon de système de santé publique,
maisla clef de voûte de l’ensemble était le programme militaire.
La campagne se heurta à l’opposition à la fois de l’élite
monastique et aristocratique qui ne voulait pas payer d’impôts
pour la financer, et à celle des dirigeants religieux qui
redoutaient d’y perdre leur ascendant ; elle fut abandonnée en
1926. Mais l’incident qui déclencha son abandon montre à quel
point cet effort de modernisation restait superficiel et ne
touchait pas les esprits en profondeur, même chez ceux qui en
étaient les promoteurs.
La fin du programme de modernisation fut en effet entraînée par
un incident intervenu en 1924 : une rixe entre soldats et
membres du nouveau corps de policiers à Lhassa qui fit une
victime parmi les policiers. Sur ordre de Dasang Dradul Tsarong,
figure de proue du mouvement moderniste et commandant en chef de
l’armée, le meurtrier fut amputé d’une jambe, et mourut le
lendemain ; son complice eut l’oreille coupée, et oreille et
jambe furent exposées rue Barkhor, au centre de Lhassa.
Comme Thubten Gyatso avait interdit les châtiments corporels,
Tsarong fut démis de ses fonctions. Cela signait en même temps la
fin du programme dont il avait été le principal initiateur, mais
qui était resté très limité. Les esprits semblaient incapables
d’évoluer, et la littérature tout autant.
Ces années 1920, mais surtout la décennie suivante furent
pourtant marquées par une amorce de littérature nouvelle, dont
la figure emblématique est Gendun Chophel.
Années 1930 :
amorce de littérature nouvelle, sans lendemain
Né en 1903 dans le nord de l’Amdo, il reçoit une
éducation monastique classique avant d’entrer à 18 ans,
en 1920, au monastère de Labrang où il se distingue par
ses dons de brillant dialecticien, mais aussi par un
esprit original et iconoclaste. En 1926, il quitte le
monastère en se joignant à une caravane en route pour
Lhassa, où il arrive après trois mois de marche. Il
entre au monastère Drepung, mais se distingue à nouveau
en séchant les leçons de son maître et en commençant à
peindre, des portraits réalistes aux antipodes des codes
traditionnels. |
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Gendun Chophel |
Grains of Gold, by Gendun Chophel |
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En 1934, il rencontre le brillant érudit indien Rahula
Sankrityanan dont il devient l’ami et avec lequel il
part en Inde en 1937 pour ne revenir au Tibet que douze
ans plus tard. Pendant tout son séjour en Inde, il
étudie et écrit. Il révise l’histoire du Tibet, à partir
de l’étude des anciens manuscrits de Dunhuang, rédige
ses mémoires de voyage, publiées en traduction anglaise
sous le titre
Grains of Gold : Tales of a Cosmopolitan Pilgrimage ;
avec le fils de l’explorateur et artiste russe
Nicolas Roerich, avec lequel il séjourna deux ans, il
traduit en anglais les Annales Bleues, l’un des plus
anciens livres sur l’histoire du Tibet, traduction
publiée à Calcutta en 1949 ; lui-même rédige pendant
douze ans des notes pour une histoire politique du Tibet
restée inachevée, les Annales Blanches, tout en
rassemblant des documents pour écrire une encyclopédie
de la civilisation et de la culture populaire
tibétaines.
Au début des années 1940, il collabore aussi avec un
autre esprit moderniste de l’époque, Tharchin Babu, en
écrivant |
des articles pour son journal édité à Kalimpong. The Tibet
Mirror. Mais Kalimpong est alors un refuge pour exilés opposés au
régime tibétain.
Gendun Chophel devient le mentor et guide spirituel de
Rabga Pomdatsang, admirateur de Sun Yat-sen et fondateur d’un
parti réformateur visant à renverser le gouvernement. Cela
suffit pour que, à son retour à Lhassa en 1943, bien qu’adulé
pour ses connaissances et ses écrits,
Gendun Chophel
devienne un enjeu dans les conflits entre religieux extrémistes
et conservateurs, soit accusé d’être un espion au service du
Guomingdang, ou des « Russes rouges » selon les sources, arrêté
et emprisonné pendant trois ans ; mais le pire est que ses notes
furent confisquées et disparurent à jamais.
Gendun Chophel ne s’est pas plaint de ses conditions de
détention, au contraire. Quand il sort de prison en 1949, il se
remet à enseigner, et la base de cet enseignement forme un
nouveau traité, sur la pensée du moine indien Nagajurna,
principal théoricien, au 2ème/3ème siècle,
de la doctrine de La Voie du Milieu ou
madhyamaka.
La publication du traité est accueillie dans une vague de
discussions et contestations, mais qui se perdent dans le bruit
des troupes chinoises avançant vers Lhassa.
Gendun Chophel les voit défiler du toit de son appartement, dans
le quartier du Barkor, en septembre 1951. Il meurt un mois plus
tard d’un œdème pulmonaire. Ses écrits sont empreints d’amertume
autant que d’émotion. Toute sa vie aura été consacrée à une
relecture et redécouverte du passé du Tibet, dans un effort
d’authenticité, pour le dégager de la gangue bouddhiste où il
avait été inséré au 11ème siècle comme il a été le
premier à le dénoncer, en se fondant sur les anciens textes
sanscrits. Mais il aura crié dans le désert. En 1938, il tentait
encore de convaincre les Tibétains que la terre était ronde, en
se faisant traiter de mécréant par les autorités religieuses.
Un monde inchangé
Finalement, quand arrive l’Armée de libération chinoise, rien
n’a changé, ou très peu, ni dans la société ni dans les esprits,
ni dans la littérature qui en est l’expression. Il y a bien une
littérature orale et des chants populaires, et des éléments
profanes au sein du vaste domaine de la littérature religieuse,
le champ très classique de l’autobiographie s’y prêtant
particulièrement : ainsi celle de Milarepa (5), décrivant
l’expérience mystique du sage dans ce qu’elle a de plus concret,
dans le contexte du développement du lamaïsme à son époque, au
11ème siècle ; ou celle de Shabkar Tsodruk Rangdrol
(1781-1851), autre biographie célèbre (6) qui décrit les
errances de l’ermite dans un récit en prose entrecoupé de
chants, dans la tradition classique, mais dans un style qui ne
néglige pas les épisodes satiriques et humoristiques, voire les
anecdotes, ou les moments d’intense émotion, comme quand, après
des années d’errance, il arrive trop tard pour voir sa mère
encore vivante – l’homme perce alors derrière le sage.
Mais ces vies restent écrites pour servir d’inspiration et
d’exemple. Les modèles indiens introduits pendant la période
classique, mais remontant jusqu’au deuxième siècle, restent
dominants et quasiment inchangés. Le fond de toute cette
littérature est une incitation à la méditation et à la
spiritualité. Et il n’y a pas de rupture entre l’écrit et la
vie. Comme l’a écrit Marco Pallis dans sa préface à l’édition
1971 de la traduction de l’autobiographie de Milarepa (5) :
« Le Tibet que connut Milarepa et qui chérissait sa mémoire
n’est plus ; et pourtant, jusqu’en 1947, la vie de ce pays
encore paisible et heureux ne différait guère essentiellement de
ce qui existait de son temps. Malgré les changements
considérables apportés par quelque huit siècles d’histoire, les
hommes parlaient et se conduisaient d’une façon qui rappelait à
chaque instant les personnages qui figurent dans le présent
livre… »
Le choc provoqué par l’intrusion soudaine de la Chine dans cet
univers qui lui tournait le dos depuis si longtemps est d’autant
plus violent qu’il est accentué par la brutalité de l’idéologie
révolutionnaire. C’est en même temps une entrée à marche forcée
dans la réalité du vingtième siècle, avec un bouleversement
total des structures sociales et en particulier l’éducation des
masses illettrées, conduisant à un monde littéraire bipolaire.
Années 1950 : bouleversements sociaux et littéraires
Bref rappel historique
En octobre 1950, l’Armée populaire de Libération traverse le
fleuve Jinsha (金沙江)
– frontière implicite des zones sous contrôle tibétain – et bat
l’armée tibétaine ; les autorités chinoises engagent tout de
suite des négociations au lieu de continuer les combats.
L' « accord en 17 points sur la libération pacifique du Tibet »
(en abrégé
十七条协议)
est signé le 23 mai 1951 à Pékin entre les délégués du 14ème
dalaï-lama et
ceux de la République populaire. Les
Tibétains reconnaissent la souveraineté chinoise, renoncent à
traiter des affaires étrangères, de la défense et du commerce,
acceptent l’incorporation de l’armée tibétaine au sein de l’APL
et l’abrogation de leur monnaie. Mais le document reconnaît
aussi le droit à l’autonomie locale et le maintien du système
politique sous l’égide du dalaï-lama, tout comme de la liberté
religieuse et du système monastique.
Au début, le gouvernement chinois choisit
de ne pas opter en priorité pour des réformes sociales
agressives. Les grands domaines, aux mains des religieux et des
aristocrates, sont maintenus, ainsi que les revenus du clergé
bouddhiste. Les Chinois abolissent néanmoins la pratique du
servage et créent un réseau d’écoles pour mettre fin au monopole
des monastères sur l’éducation.
Mais la politique n’est pas la même dans
toutes les zones à population tibétaine. Ainsi, au Qinghai, qui
était en dehors de l’autorité du dalaï-lama, la réforme agraire
est réalisée tout de suite ; les terres des grands domaines
monastiques sont redistribuées aux paysans.
C’est, avec l’intensification de la
collectivisation sur tout le territoire chinois, la mise en
œuvre brutale de la réforme agraire dans l’ouest du Khamqui
entraîne à partir de 1956 une rébellion menée par les religieux
et les nobles ; les troubles s’étendant, leur répression
provoque in fine le soulèvement de 1959 et la fuite du
dalaï-lama en Inde ; le 20 juin 1959, il y dénonce l’accord en
17 points, déclaré invalide car signé sous la contrainte.
C’est une période noire qui s’ouvre pour
les Tibétains, plus encore que pour le reste de la Chine, avec
la destruction de quelque six mille monastères entre 1959 et
1961, la création en 1965 de la Région autonome tibétaine (西藏自治区)
couvrant l’Ü-tsang et de l’ouest du Kham, c’est-à-dire la zone
contrôlée de 1910 à 1959 par le dalaï-lama, l’introduction
généralisée de l’éducation laïque, puis les violences de la
Révolution culturelle – sans compter la Grande Famine de 1959-61
qui n’a pas plus épargné le Tibet que le reste de la Chine.
L’évolution de la littérature tibétaine est
déterminée par ces événements historiques et leurs répercussions
sur la société et la vie culturelle.
Programme éducatif et formation de nouveaux écrivains
L’une des premières réformes entreprises par le gouvernement
chinois qui affecte directement le domaine littéraire est
l’abolition du servage et l’institution d’un système d’éducation
des masses populaires illettrées, système laïc, hors des
monastères. Mais, si la première réforme est instaurée tout de
suite, car elle était le fondement essentiel de la lutte contre
la « vieille société féodale », la refonte du système éducatif
ne put intervenir qu’à partir de 1959, avec la destruction des
monastères et de leur rôle dans la société.
Dans les années 1950, le système reste dual, et la littérature
aussi, avec des écrivains qui continuent d’écrire en tibétain et
d’autres, formés dans des écoles chinoises, écrivant en chinois,
les deux, le plus souvent, dans le genre classique de la
littérature tibétaine : la poésie.
Il y avait déjà eu un embryon d’intellectuels tibétains formés
dans des écoles chinoises du Guomingdang, à partir des années
1930, surtout dans l’Amdo. Mais, dans les années 1950, la
nouvelle littérature en langue chinoise est empreinte de
l’idéalisme et du romantisme révolutionnaires apportés par les
troupes chinoises, qui sont d’ailleurs souvent sincèrement
ressentis : comme ailleurs dans les campagnes chinoises, les
idéaux révolutionnaires sont le plus souvent accueillis avec
espoir et enthousiasme par les jeunes Tibétains issus de
familles pauvres.
La Révolution culturelle, après la répression de 1959, brisera
ce qui restait encore de rêves dans les esprits de tous ces
jeunes. Considérée comme rétrograde et « féodale », la culture
tibétaine est réprimée, le slogan « détruire les quatre
vieilleries » (破四旧)
entraînant, comme partout ailleurs en Chine, la destruction du
patrimoine et l’imposition de normes uniformes sous prétexte de
modernisation. La littérature est bannie, et les publications
sont limitées aux traductions de la propagande du Parti et
d’articles des journaux chinois encore autorisés.
Même à la toute fin de la Révolution culturelle, mi 1976, les
affiches de propagande insistent sur la nécessité de lire les
ouvrages de Marx et Lénine pour bien comprendre le marxisme :
c’est la grande force unificatrice qui doit prévaloir.
C’est avec le mouvement d’ouverture et de réforme lancé à partir
de 1978 qu’une nouvelle littérature va s’épanouir, au Tibet
comme dans toute la Chine, une littérature moderne mais
désormais scindée en deux courants résolument parallèles : un
courant en tibétain, un courant en chinois.
Une nouvelle littérature en chinois
En attendant, les Chinois ouvrent des écoles et apportent des
techniques modernes d’impression. Au niveau universitaire, le
début des années 1950 voit la création en Chine d’un réseau
d’Instituts des nationalités, dont celui de Pékin, l’Institut
central des nationalités (中央民族大学),
développé en 1951 à partir de l’Institut créé en 1941 à Yan’an.
Pour les Tibétains plus spécialement, citons l’Institut des
nationalités du Qinghai (青海民族学院),
créé dès décembre 1949 à Xining, celui du Sud-Ouest (西南民族大学)
créé en juin 1951 à Chengdu au Sichuan, et celui des
Nationalités du Nord-Ouest (西北民族大学),
créé en février 1950 à Lanzhou, dans le Gansu.
Mais le mouvement littéraire se met lentement en place dans le
contexte mouvementé de l’époque. Le terme même de littérature
n’apparaît en tibétain qu’au milieu des années 1950.
En effet, comme l’a montré
Lauran R. Hartley (8), le terme tibétain signifiant littérature,
rtsomrig, ne figure pas dans le dictionnaire tibétain
publié en 1949 ; il n’apparaît que
dans le dictionnaire tibétain-chinois publié en 1976 par les
Editions des Nationalités à Pékin. Il aurait été inventé par une
équipe de traducteurs qui travaillaient sur une traduction en
tibétain des œuvres de Mao Zedong. Le terme est calqué sur le
terme chinois wenxue (文学).
Le courant littéraire– en chinois – qui émerge dans les
années 1950 est incarné par une figure de
prouesymbolique à plusieurs égards :
Yidam Tsering
(Yidan Cairang
伊丹才让).
Petit berger illettré né en 1933 dans un village du
nord-est de l’Amdo, il fait partie de ces jeunes
Tibétains qui étaient promis à une vie de labeur au
service de riches familles locales et dont l’existence a
été bouleversée par l’arrivée des troupes chinoises, un
beau jour de septembre 1949.
Formé tout de go à une carrière artistique dans le cadre
de la politique de mise en valeur du patrimoine
populaire oral instauré par le gouvernement chinois dans
les années 1950, Yidam Tsering a d’abord été un
spécialiste du chant populaire, formé à l’Institut
des nationalités de Lanzhou, avant de se mettre à
écrire ; il a alors écrit dans le genre le plus proche
du chant, ou qui en est le fondement, le poème.
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Yidam Tsering |
Il a cependant d’abord écrit des poésies à la gloire du
socialisme et de ses réalisations ; c’est la Révolution
culturelle qui brise ses illusions et rêves de jeunesse. Il est
attaqué, comme les membres de l’élite culturelle autour de lui,
pour ruiner le statut privilégié et l’aura que confère
l’influence exercée par les écrits. Toute activité littéraire
autre que celle autorisée aux fins de propagande du Parti étant
bannie, il est incité à la réflexion, ce qui l’amène à un long
et lent parcours de redécouverte de ses racines, culturelles et
identitaires.
Mais, écrivant en chinois, la langue dans laquelle il avait reçu
tout son enseignement, des poèmes reflétant le fond culturel et
légendaire tibétain, il s’est lancé dans tout un travail d’étude
et de recherche sur la langue et la littérature classique
tibétaines. Ecartelé entre les deux langues, apôtre fervent du
développement du tibétain, mais écrivant en chinois, il est
symbolique du dilemme linguistique qui n’a fait que s’aviver
depuis sa mort, en 2006. Mais il a exercé une profonde influence
sur les auteurs écrivant aussi bien en chinois qu’en tibétain.
A l’autre bout du spectre, côté tibétain, est celui qui est
généralement considéré comme le père de la nouvelle littérature
en tibétain, Thöndrup Gyäl ; ilreprésente également la
génération suivante, et un modèle amorçant la transition après
la Révolution culturelle, maisun modèle dramatiquement fauché
dans la fleur de l’âge par son suicide fin 1985, à 32 ans.
Transition :
Un modèle tragique pour une littérature nouvelle en tibétain
Thöndrup Gyäl |
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Thöndrup Gyäl est né en 1953, lui aussi dans un petit
village de l’Amdo. Son père est mort quand il était
enfant. Il est allé à huit ans apprendre à lire dans une
petite école près du village, continuant dans une école
de formation des enseignants un peu plus éloigné. Il
était très bon élève, mais ses études ont été
interrompues par la Révolution culturelle.
A l’âge de quinze ans, en 1968, il est recruté par la
radio du Qinghai à Xining, pour lire les nouvelles en
tibétain, puis faire quelques traductions du chinois en
tibétain. En 1972, la radio l’envoie étudier le tibétain
à l’Institut central des nationalités à Pékin, pendant
trois ans. Mais il y reprend des études pour un master
en 1978, au lendemain de la Révolution culturelle.
Il publie ses premiers textes avant la fin de la
Révolution culturelle, dans les années 1970. Une
sélection de ses meilleurs écrits de la période
1979-1980 est publiée en 1981 par les Editions des
nationalités de Pékin, sous le titre |
« L’aube de l’écriture claire et limpide » : l’ouvrage est
considéré comme le premier recueil de textes de la nouvelle
littérature tibétaine. Il comporte neuf poèmes, de facture
traditionnelle, mais aussi trois nouvelles qui, pour la première
fois, relatent des histoires coupées de tout contexte religieux.
Il termineson master en 1981, avec une thèse sur les chants
tibétains qui est publiée en 1985 aux Editions des nationalités
de Pékin. Son œuvre la plus célèbre est sans doute son long
poème « La cascade de la jeunesse » (Lang tsho’irbab
chu), publié en 1983, qui fait figure de manifeste, et
d’expression symbolique de ses préoccupations pour l’identité
tibétaine et son avenir.
Mais Thöndrup Gyäl a tout autant influencé le
développement de la nouvelle qui devient le genre
dominant de la nouvelle littérature tibétaine, alors que
le roman en tibétain n’apparaîtra qu’à la fin de la
décennie. Lui-même en a compilé un recueil, comprenant
une longue nouvelle de lui – « Tulku » - et onze
nouvelles d’autres auteurs ;intitulé « Une belle
guirlande de fleurs » et publié en 1984 aux Editions
des nationalités du Qinghai, le recueil, là encore,
apparaît comme précurseur. Une dizaine de nouvelles
paraîtront après sa mort, dont deux textes inachevés qui
pourraient être des ébauches de roman (7).
Mais, comme tous les précurseurs, il n’avait pas une vie
facile : simple petit enseignant dans une école de
village malgré ses diplômes, il buvait, et divorça en
1983 ; son style de vie autant que d’écriture en
dérangeait plus d’un, et ses idées heurtaient autant les
élites tibétaines conservatrices que les autorités
chinoises. Il est possible qu’il se soit senti menacé,
peut-être sur le point d’être arrêté. Quoi qu’il en
soit, en novembre 1985, il se suicida, à l’âge de 32
ans.
Ce n’était peut-être qu’un accident dû à un mauvais
poêle, mais cette mort tragique a aussi son côté
symbolique. |
|
Affiche de juin 1976 montrant un couple
de bergers en costume tibétain achetant
des livres sur le marxisme –
titre : les bergers aiment lire les
livres de Marx et Lénine 牧民爱读马列书 – slogan (sur la
bannière) : lisez et étudiez assidûment, vous
comprendrez ainsi le marxisme
(认真看书学习,弄通马克思主义). |
Contrairement à Yidam Tsering, c’était le tibétain qui était sa
langue d’écriture et il a ouvert une voie nouvelle à la
littérature écrite dans cette langue en osant délaisser les
modèles classiques. Mais ce n’était pas une option facile ; le
renouveau de la littérature tibétaine passait autant par le
chinois que par le tibétain.
Renaissance littéraire après la Révolution culturelle :
l’essor de la littérature en langue chinoise
Dans le climat de relative liberté créé par la politique
d’ouverture lancée en 1978, au 3ème Plénum du 11ème
Comité central du Parti, la politique d’assimilation forcée,et
de négation d’une identité tibétaine fondée sur un passé
« féodal », fait place à un discours plus souple d’autonomie
culturelle, favorable à l’épanouissement artistique, et
littéraire en particulier. C’est surtout le genre de la nouvelle
qui se développe alors, en tibétain comme en chinois, et ce
développement est stimulé par la création de revues littéraires,
d’abordchinoises.
Embellie politique
Hu Yaobang en visite au Tibet en 1985 |
|
La fin des années 1970 et le début de la décennie
suivante est en effet une période d’optimisme et
d’espoir pour les Tibétains, après vingt ans de contrôle
politique et de répression. En témoigne, en mai 1980, la
visite de Hu Yaobang (胡耀邦)
dans la Région autonome, suscitée par la venue
triomphale de membres du gouvernement tibétain en exil.
Sa visite sera suivie de plusieurs autres dans les
années suivantes. Convaincu de la nécessité d’une
politique plus |
des affaires locales, Hu Yaobang ordonna le retrait de milliers
de cadres han de la RAT, et exigea de ceux qui restaient qu’ils
apprennent le tibétain.
Il dicta des mesures pour améliorer en particulier le système
éducatif tibétain, et se montra soucieux de redonner vie à la
culture. Jusqu’alors essentiellement chargée de promouvoir
l’union nationale et lutter contre les « vieilles coutumes et
superstitions », l’administration chinoise au Tibet reçut la
mission de promouvoir la culture tibétaine.
Mais l’effervescence littéraire a commencé dès 1977.
Floraison de revues littéraires en chinois
Côté chinois, l’essor rapide de la nouvelle littérature est
favorisé par l’apparition de diverses revues, dont la première,
le bimensuel ‘Littérature tibétaine’ (Xizang
wenxue
西藏文学),
ou stricto sensu, la revue de littérature de la région
autonome tibétaine, est lancée à Lhassa dès 1977, par
l’Association des écrivains tibétains.
En 1981 est ensuite créé, mais à Pékin, le mensuel ‘Littératures
des nationalités’ (Minzu wenxue
民族文学),
organe de l’Association nationale des écrivains chinois, et, en
tant que tel, porte-parole de la politique officielle en matière
de littérature des nationalités ; il ne jouit donc pas d’une
bonne opinion de la part des écrivains tibétains, et il a même
été boycotté lors de la préparation du numéro spécial d’août
2005 qui devait sortir pour la célébration du quarantième
anniversaire de la fondation de la Région autonome tibétaine.
L’Institut de recherche sur les littératures des nationalités de
l’Académie chinoise des sciences sociales a lancé pour sa part
en 1983 une revue trimestrielle de théorie et critique
littéraires : ‘Recherches sur la littérature des nationalités’ (Minzu
wenxue yanjiu
民族文学研究).
On retrouve l’intérêt pour la diversité des cultures non han qui
s’était manifesté au début des années 1950 dans l’enthousiasme
révolutionnaire des débuts de la République populaire et avait
été ensuite emporté par les impératifs politiques d’union
nationale.
Cet éveil soudain de la presse littéraire en chinois bénéficie
en retour à la littérature en tibétain.
Revues littéraires en tibétain et essor de la littérature
tibétophone
Le renouveau de la littérature tibétaine en tibétain est en
effet entraîné par la création de revues sur le modèle chinois.
C’est le précédent chinois qui, deux ans après la création de
‘Littérature tibétaine’, incite un groupe de jeunes écrivains
tibétains de l’Association des écrivains de la Région autonome à
demander l’autorisation de créer leur propre revue en tibétain,
‘Littérature et arts tibétains’ (bodkyirtsomrigsgyurtsal).
Les écrivains de l’Amdo utilisent ensuite le même argument pour
créer ce qui deviendra l’une des plus influentes revues
littéraires en tibétain, ‘Petite Pluie’ (Sbrang char). Le
prétexte invoqué était la nécessité de diffuser les nouveaux
mots d’ordre de réforme et de modernisation lancés par le Parti
communiste. Quant au Parti, autoriser ces revues en tibétain
était prouver que son discours d’ouverture n’était pas une
simple façade.
Mais la littérature en tibétain devait littéralement renaître de
ses cendres : il n’y avait pratiquement plus d’écrivains
s’exprimant en tibétain, pour des raisons politiques et
historiques. Dans le Tibet historique, la majorité de la
population était illettrée, et une bonne partie de la frange
éduquée de la population s’était enfuie en Inde en plusieurs
vagues d’émigration pour échapper au régime communiste. En
fermant les écoles et en s’attaquant aux « quatre vieilleries »,
la Révolution culturelle finit d’anéantir la littérature, sous
toutes ses formes.Vu, en outre, la nature même de la littérature
tibétaine, essentiellement religieuse, il était difficile pour
les nouvelles revues de trouver des textes modernes en tibétain.
C’est la littérature en chinois qui va devenir le moteur et le
modèle de la nouvelle littérature en tibétain, et une
littérature en chinois elle-même influencée par le mouvement
dominant en Chine au lendemain de la Révolution culturelle : la
littérature des cicatrices (伤痕文学).
Les trois nouvelles qui paraissent dans le premier numéro de
‘Littérature et arts tibétains’, en 1980, avec un extrait de
roman, avaient été précédemment publiées en chinois, et
faisaient l’apologie de la « libération » du Tibet en montrant
l’Armée de libération affranchissant les Tibétains du poids de
la féodalité. C’est seulement dans un numéro suivant de ce même
‘Littérature et arts tibétains’, toujours en 1980, que paraît le
premier texte écrit directement en tibétain de la période :
cette « Controverse dans le jardin aux fleurs » de Langdün
Päljor déjà mentionnée (4), texte éminemment critique – par
symboles fleuris interposés - de la politique chinoise, mais
écrit dans un style calqué sur celui de la littérature
classique.
Cependant, les recherches de ‘Littérature et arts tibétains’
pour trouver des auteurs vont aussi faire émerger de nouveaux
jeunes écrivains sinophones.
Influences croisées
C’est en particulier le cas de jeunes écrivains
sino-tibétains qui, dans le contexte tumultueux de la
Révolution culturelle, avaient préféré prendre un nom
chinois. Certains vont jouer un rôle important dans le
renouveau de la littérature tibétaine en chinois dans
les années 1980.
Le premier est
Tashi Dawa (扎西达娃),
qui publie sa première nouvelle en 1979 dans
‘Littérature et arts tibétains’. Il avait juste
vingt ans et la nouvelle était signée
Zhang Niansheng (张念生).
Mais il s’avéra que son père était tibétain et la
rédaction l’encouragea à utiliser plutôt un nom
tibétain. Un autre exemple est le jeune auteur
d’ascendance sino-tibétainealors connu sous le nom
chinois de Xu Mingliang (徐明亮) ;
c’est sa mère qui était tibétaine. De la même manière,
il prit le nom de Sebo (色波)
- Gsal po en tibétain.
Le premier pas de ces jeunes écrivains fut donc, sous la
pression intéressée de la rédaction du journal, de
revendiquer leur identité tibétaine en prenant un nom
tibétain. Cela devint ensuite, dans une optique beaucoup
plus commerciale, une pratique éditoriale généralisée
chez les éditeurs chinois pour signaler des auteurs
tibétains à un public chinois avide de nouveauté et d’un
certain « exotisme ».
Ces débuts littéraires, cependant, bien que sous un nom
tibétain, sont encore marqués par une sensibilité
essentiellement chinoise. Ainsi, la première nouvelle de
Tashi Dawa,
« Le Silence du sage », est de style réaliste, et
empreint de préoccupations qui peuvent la rattacher,
avant l’heure, à ce qui va devenir la littérature de
recherche des racines. Mais c’est essentiellement un
récit de recherche identitaire, dans un contexte de
domination oppressive. Le silence du sage dont il est
question est le mutisme auquel a |
|
Tashi Dawa
Sebo |
été réduit le peuple tibétain par l’appareil idéologique
chinois. Mais la parole retrouvée est encore un modèle chinois,
même si elle est signée d’un patronyme tibétain.
Réalisme magique
Ce style réaliste est le modèle général du début des années
1980. Mais il est tourné vers une recherche introspective sur
les défauts de ce modèle, afin de le dépasser. Au fur et à
mesure que mûrissent ces jeunes auteurs et leur réflexion,ce
style initial et sa vision linéaire de l’histoire et de la
culture sont ensuite abandonnés pour une autre vision, alogique
et irrationnelle, qui déconstruit la notion occidentale
d’histoire pour rejoindre le fond immémorial de la pensée
tibétaine, cyclique et mystique, avec tout son patrimoine de
légendes et de surnaturel.
Au milieu des années 1980, c’est le « réalisme magique » (魔幻现实主义)
qui devient le genre dominant de la littérature tibétaine écrite
en chinois. Le mouvement se développe bien sûr sous l’influence
des œuvres regroupées sous ce terme et traduites en chinois au
début de la décennie, qui influencent au même moment les auteurs
chinois : Jorge Luis Borges et Gabriel García Márquez bien sûr,
mais aussi Italo Calvino et William Faulkner.
Mais c’est un genre qui utilisé par les jeunes auteurs tibétains
pour dépasser l’aliénation née de l’imposition de codes
culturels étrangers et retrouver leurs fondements identitaires
ancrés dans la culture et la tradition tibétaines. En même
temps, c’est leur personnalité hybride, à cheval sur deux
cultures et deux mondes, qui les ouvre à cet univers, qu’ils
appréhendent et s’approprient en le « tibétanisant » à son tour,
en montrant par là-même la force de cette autre conception du
temps et de l’existence, confrontée au monde occidental.
Cette hybridation, cependant, posait en même temps la question
de l’authenticité, tant pour les Tibétains que pour les
étrangers. C’était en fait un genre de transition, permettant
une remise en question des présupposés littéraires dont on
partait après la Révolution culturelle, et en particulier du
réalisme socialiste, mais empreint d’une tradition ancienne
qu’il était tout autant nécessaire de dépasser. Il a suscité un
grand engouement, et une myriade de traductions, mais peut-être
sur une base fausse : le sentiment de mystère que dégagent ces
récits, et qui tient peut-être simplement, en grande partie, à
la simple ignorance de la pensée et des légendes qui les
fondent.
Le grand maître de ce courant est
Tashi Dawa qui apparaît comme la grande figure de proue
de la littérature tibétaine en langue chinoise après la
Révolution culturelle et devient président de l’Association des
écrivains du Tibet (ou plutôt de la RAT) en 1989. Cependant, la
nouvelle de Sebo
« Illusion » (《幻鸣》),
publiée en 1986, mais terminée d’écrire dès 1983, en est en fait
un précurseur. Il est l’autre personnalité littéraire marquante
de ces années 1980 qui sont pour les Tibétains, comme pour le
reste des Chinois, une période d’effervescence intellectuelle et
artistique qui culmine, à la fin de la décennie, avec
l’apparition des premiers romans alors que le genre dominant
jusqu’alors était la nouvelle.
La période n’a cependant pas été dénuée de tensions, en
particulier fin 1983, au moment de la campagne « contre la
pollution spirituelle » (清除精神污染).
Mais si, dans l’ensemble de la Chine, elle fut dirigée contre
les intellectuels, au Tibet, elle eut les moines pour cible.
Après la réouverture des monastères en 1978, ceux-ci ont en
effet très vite retrouvé leur rôle traditionnel dans la société,
et en particulier dans le domaine éducatif, les donations
assurant leur indépendance financière. Ils devinrent aussi une
source de contestation, les vieux moines ne se privant pas de
rappeler les jours heureux de l’ancien Tibet, avant l’arrivée
des Chinois. Il en restera une méfiance instinctive, chez les
responsables politiques chinois, contre toute tentation de
relâchement des contrôles.
Cela ne fut cependant pas un frein à l’essor littéraire. C’est
l’année 1989 qui marque un tournant décisif, à plusieurs égards,
et d’abord dans la politique chinoise. En 1986-87, le
gouvernement tibétain en exil lança une campagne pour tenter
d’obtenir un appui international, ce qui eut pour effet
d’inciter la Chambre des Représentants aux Etats-Unis à passer
une résolution, en juin 1987, en faveur des droits de l’homme au
Tibet. Cela entraîna en retour, à partir de septembre 1987, des
manifestations à Lhassa contre le gouvernement chinois. La mort
soudaine du 10ème Panchen Lama, le 28 janvier 1989,
entraîna d’autres manifestations. Les plus dures eurent lieu le 5
mars, cinq jours avant le 30ème anniversaire du
soulèvement de 1959, et furent réprimées dans le sang.
Les troubles eurent pour conséquence un nouveau raidissement de
la politique chinoise, alors même que Hu Jintao, en charge de la
RAT depuis 1988, avait justement tenté d’amorcer un
assouplissement, en particulier en matière culturelle, pour
tenter de diffuser le mécontentement. Les événements de la place
Tian’anmen en juin plongèrent toute la Chine dans une longue
période de répression.
Le tournant des années 1990:
développement littéraire dans un contexte politique de plus en
plus répressif
Le début des années 1990 est donc relativement tendu, et la
tension politique est doublée d’une nouvelle vague de réformes,
économiques et éducatives, qui touchent le secteur culturel, et
littéraire.
Réformes et reprise en main
C’est à partir de la fin des années 1980 que l’on voit évoluer
le cadre idéologique encadrant, au niveau national, la
littérature des nationalités : depuis le début de la décennie,
les directives sont en faveur d’une recherche des « spécificités
nationales » des œuvres (民族性),
c’est-à-dire des caractères distinctifs fondés sur les
spécificités culturelles, afin de favoriser la stabilité
sociale ; à partir de 1986-87, le discours se raidit peu à peu
et passe à la valorisation de l’unité et de la cohésion
nationale avant tout, avec perte concomitante du lien entre
nation et territoire. Les « spécificités tibétaines » doivent
s’effacer devant les « spécificités chinoises ». Toute
revendication d’une identité tibétaine devient entachée de
soupçon irrédentiste, et en particulier celles fondés sur la
langue (9).
En outre, à partir de 1994, une nouvelle vague de réforme du
système éducatif tibétain vise à réduire le taux d’illettrisme,
mais aussi à contrôler plus étroitement les contenus, afin de
réduire encore ce qui, dans l’enseignement dispensé, pourrait
promouvoir une culture distincte, isolant le Tibet du reste de
la Chine. L’utilisation de la langue tibétaine dans
l’enseignement est à nouveau réduite.
Ce double mouvement favorise la littérature en langue chinoise,
mais, au même moment, les nouvelles directives économiques, pour
l’ensemble de la Chine, visent à privatiser l’économie et
rentabiliser les entreprises ; les subventions qui avaient
soutenu l’activité littéraire, et le secteur culturel dans son
ensemble, sont supprimées à partir de 1995. A cet égard, c’est
plutôt la littérature tibétaine en tibétain qui souffre le
moins, grâce au relais des monastères, en particulier dans
l’Amdo.
Essor des thèmes historiques … et des femmes
Red Poppies |
|
Dans toute période troublée, l’histoire est un refuge et
l’évocation du passé une consolation empreinte de
nostalgie. A partir du milieu des années 1995, on voit
apparaître des œuvres écrites en chinois qui font un
retour sur le passé tibétain pour le recréer et le
démythifier. Ce sont surtout des romans, et les plus
intéressants sont écrits par des femmes.
Les auteurs apparus dans les années 1980 continuent à
écrire dans le genre du réalisme magique, en en faisant
un outil pour appréhender une réalité chaotique : c’est
le cas de
Tashi Dawa
avec « Turbulent Shambala » (《骚动的香巴拉》),
publié en 1993, qui revient sur la période de la
Révolution culturelle, ou
Alai (阿来)
avec « Red Poppies » (littéralement « La poussière
retombe »《尘埃落定》),
écrit à partir de 1994 et publié en 1998, qui se passe
dans le Tibet oriental au milieu du 20ème
siècle : Alai décrit le déclin des chefs tibétains
locaux au moment de l’arrivée des communistes, histoire
vue |
à
travers le récit du fils de l’un d’eux, un « idiot » qui se
révèle posséder toute l’astuce et la cruauté nécessaires pour
survivre à la brutalité de la période.
Mais il y a aussi des auteurs nouveaux qui osent braver
les interdits dans cette période répressive, et en
particulier des romancières qui s’inspirent du passé
tibétain pour écrire des romans en chinois, dans un
style réaliste influencé par l’environnement littéraire
chinois de leurs études à Pékin : ainsi
« Un Dieu asexué » (《无性别的神》)
de
Yang Zhen/ Yangdrön (央珍),
publié en 1994, ou « Le Clan du soleil » (《太阳部落》)
de Mei Zhuo/ Medrön (梅卓),
publié en 1998. Nées respectivement en 1963 et 1966,
elles humanisent le passé tibétain en évoquant avec
nostalgie ce qui en faisait comme un âge d’or et qui est
en train de disparaître : le bouddhisme, les monastères,
le mode de vie et les traditions…
L’écrivain han originaire du Shandong Ma Lihua (马丽华),
quiest allée travailler au Tibet en 1976 et est devenue
vice-présidente de l’association des écrivains du Tibet
en 1999, a qualifié les années 1990 d’ « âge des
déesses ». Mais les écrits des déesses n’étaient pas
du goût de tout le monde : en 1995, le secrétaire du
Parti communiste au Tibet, successeur de Hu Jintao, Chen
Kuiyuan (陈奎元),
a bien spécifié, dans une communication aux écrivains et
à leurs éditeurs, qu’il fallait éviter de dépeindre les
« coutumes rétrogrades » ou de glorifier les « mystères
de la religion ». Mais les conseils de modération de ce
genre ne font, au Tibet, que renforcer la résolution et
la fierté nationale.
Années 2000 : développement de l’Ouest
etimportance croissante de la littérature sinophone
Le développement de l’ouest
La politique du Grand Développement de l’Ouest (西部大开发),
annoncée en janvier 2000 et adoptée en mars 2001 dans le
|
|
Yang Zhen
Mei Zhuo |
cadre du 10ème Plan quinquennal (10), englobe
cinq régions
autonomes, dont la Région autonome tibétaine. Or le but est plus
qu’économique : il s’agit de transformer la société en
profondeur, l’objectif étant, toujours, de renforcer l’union
nationale en intégrant les nationalités de l’ouest du pays dans
un ensemble harmonieux, le Tibet étant pour sa part considéré
comme la frontière sud-ouest du pays.
Il s’agit d’un processus de construction nationale – débuté en
1950 – qui pose comme historiquement inéluctable l’assimilation
des diverses nationalités (民族)
dans la grande famille chinoise. Le mode d’action est économique
et démographique, mais l’impact culturel est primordial.
Les conséquences pour la culture tibétaine sont en effet très
claires : tout en continuant à reconnaître sa différence, le
discours officiel souligne le besoin de changement, pour
s’adapter aux exigences de la nouvelle politique de
développement ; dans ce cadre,la culture tibétaine est
considérée comme un obstacle, et un problème à résoudre, le
problème culturel étant d’autant plus complexe que la Région
autonome a une grande homogénéité, renforcée par son isolement
due aux conditions géographiques.
Le processus qui se dessine est mécanique : la culture tibétaine
risque simplement de disparaître sous l’afflux des migrants han
lié au développement des investissements et de l’urbanisation à
la chinoise – urbanisation qui touche également les zones
rurales et pastorales tibétaines. Aucune opposition ne peut être
tolérée, car elle affecterait la stabilité requise.
Une langue menacée
En ce sens, l’apprentissage du tibétain apparaît comme un acte
de revendication identitaire, souvent en réaction contre la
politique répressive du régime chinois, comme le montre le
parcours de la poétesse Weise : après des études de chinois à
l’Université des nationalités du sud-ouest à Chengdu, elle est
entrée en 1990 à la rédaction de la revue littéraire
sinophone ‘Littérature du Tibet’ à Lhassa, avant de se convertir
au bouddhisme et d’apprendre le tibétain, tout en continuant à
écrire en chinois.
La langue tibétaine apparaît ainsi comme un obstacle à
l’intégration, en tant que facteur identitaire essentiel. Avec
un rôle réduit dans l’enseignement et l’administration, et
offrant peu de débouchés en termes d’emplois, elle est en
sursis, en tant que première langue, dans la RAT aussi bien que
dans les autres régions autonomes tibétaines, dans les provinces
chinoises du Qinghai, Gansu, Sichuan ou Yunnan.
La langue tibétaine risque probablement, dans un avenir plus ou
moins proche, d’être réduite au statut des dialectes dans les
provinces chinoises, y compris à Shanghai : une langue
maternelle certes, mais parlée surtout en famille, entre amis et
dans la rue, et de plus en plus dans les zones rurales.
Dans ces conditions, la littérature tibétaine en langue chinoise
prend toute son importance, en parallèle avec celle en langue
tibétaine et sans guère de lien avec elle, les auteurs
sinophonesétant considérés avec une sorte d’animosité larvée par
leurs collègues tibétophones.
Une littérature en langue chinoise de plus en plus personnelle
Dans les années 2000, la littérature tibétaine écrite en chinois
a atteint une nouvelle phase de maturation. La nouvelle est de
nouveau le genre prédominant, des nouvelles écrites dans un
style réaliste, complètement dégagé de la gangue du fantastique
et du magique, avec un œil tourné non plus vers le passé, mais
vers le présent, non plus vers l’histoire mais vers les menus
événements, ou non événements de la vie quotidienne.
Ce sont des préoccupations beaucoup plus personnelles, beaucoup
plus intériorisées qui s’expriment par ce biais, avec des
touches satiriques subtiles qui notent comme en passant, et
comme un fait établi, l’évolution de la société et des
mentalités, très loin du discours politique et des impératifs de
croissance économique, comme si tout cela se passait ailleurs,
dans une faille du présent sans guère de lien direct avec la
réalité quotidienne.
La religion est très présente en toile de fond, mais non plus
comme élément spirituel de la culture à revendiquer : plutôt
comme élément indissociable du moi intime autant que du tissu
social, qui continue de forger les mentalités et de déterminer
les faits et gestes du quotidien. En même temps, la
transcription en chinois des termes tibétains, eux-mêmes venus
du sanscrit, apporte comme une note d’aliénation implicite,
comme si la réalité chinoise ne pouvait pas coller avec la
réalité locale, la langue faisant écran.
Cette littérature tibétaine en chinois est l’une des plus
vivantes à l’heure actuelle parmi les nationalités dites
minoritaires en Chine, avec, sans doute, la
littérature hui.
Elle n’a guère d’équivalent dans la sphère ouyghoure ou
mongole, par exemple, ce qui montre aussi la vitalité d’une
culture et d’un peuple dont l’identité a longtemps été protégée
par la barrière de ses montagnes, mais aussi par son importance
stratégique même, aucun des pays le convoitant n’étant capable
de rompre le statu quo qui maintenait sa fragile indépendance.
La plupart des auteurs tibétains sinophones d’aujourd’hui sont à
découvrir ; ils sont encore très peu traduits. Ils apportent une
image authentique du Tibet actuel, hors de l’imagerie
« magique » du siècle précédent, un peu comme les portraits du
petit peuple de Pékin par
Lao She (老舍)
ou de celui de Tianjin par
Feng Jicai (冯骥才).
Les Instituts des Nationalités, dans les provinces mais aussi à
Pékin, jouent un rôle important dans le développement de cette
littérature, tout comme des arts qui lui sont plus ou moins
liés, en particulier la musique et maintenant le cinéma.
Emergence d’un cinéma tibétain en lien avec la littérature
Les années 2000 ont vu apparaître un phénomène jusqu’ici unique
dans la sphère des nationalités dites minoritaires : l’émergence
d’un cinéma tibétain, fait par des Tibétains, en langue
tibétaine. Mais, ce qui est encore plus étonnant, c’est que ce
cinéma s’est développé, et se développe aujourd’hui, en lien
avec la littérature non point tibétophone, mais sinophone.
Le chef de file de ce nouveau cinéma tibétain est le réalisateur
Pema Tseden (万玛才旦)
qui est aussi écrivain. Originaire du Qinghai, où il est né en
1969, il a fait des études bilingues tibétain-chinois à
l’Institut des nationalités du nord-ouest, à Lanzhou,
dans le Gansu, avant de décrocher une bourse en 2003 pour
pouvoir entrer à l’Institut du cinéma de Pékin.
Son premier long
métrage date de 2005, c’est « Le Silence des pierres sacrées » (《静静的嘛呢石》),
réflexion réaliste, avec une légère touche d’humour, sur une
culture menacée par la modernité ; le film a été primé non
seulement au festival de Busan, mais aussi, en Chine, à celui de
Changchun.
Le réalisateur signait encore Wanma Caidan. Il a ensuite changé
pour son nom tibétain de Pema Tseden. En même temps, il écrivait
des nouvelles. Les premières ont été écrites et publiées en
tibétain, certaines dans un style proche du réalisme magique. Il
a ensuite opté pour le chinois, en adoptant en même temps un
style réaliste totalement différent. Mais ses films sont restés
en tibétain, la langue étant indispensable à l’authenticité de
l’image cinématographique, fondée sur le réalisme des
personnages. Pour lui, en fait, le langage cinématographique est
un moyen de réconcilier, ou de dépasser, les clivages
linguistiques, en jouant au besoin sur les différences
dialectales au sein même de la langue tibétaine.
En 2011, son chef opérateur Sonthar Gyal (松太加),
peintre et photographe, est également passé à la réalisation,
avec un premier film remarqué : « The Sun Beaten Path » (《太阳总在左边》)
(11). C’est donc une sorte d’école, spirituelle autant
qu’artistique, qui est en train de se former, dans la grande
tradition de la relation de maître à disciple. Il s’agit bien
d’une rupture décisive avec les normes du cinéma chinois, les
films réalisés au Tibet ou sur des sujets tibétains étant
jusqu’alors réalisés par des cinéastes han, et la plupart du
temps en chinois (12).
Il y avait jusqu’ici peu de liens entre la littérature et ce
cinéma, Pema Tseden écrivant des scénarios sans lien avec ses
nouvelles, insistant même sur le caractère plus intimiste de
celles-ci. Aujourd’hui, il semble vouloir franchir une autre
étape : il a acheté les droits d’adaptation de deux nouvelles de
Tsering Norbu (次仁罗布),
écrivain tibétain originaire de Lhassa, mais également
sinophone…
Notes
(1) L’empire chinois était alors affaibli par la rébellion d’An
Lushan (安史之乱),
terminée en 763 après huit ans de conflit. Chang’an était déjà
tombée aux mains des rebelles en 756.
(2)
Dictionnaire mondial des littératures Larousse, 2002, Tibet.
(3) C’est ce qu’explique Flora Beal Shelton dans l’introduction
d’un recueil de Contes tibétains recueillis oralement par son
époux, le missionnaire médical et explorateur américain Albert L.
Shelton, qui a vécu vingt ans au Kham à partir de 1903 et a été
l’un des premiers interprètes occidentaux de littérature
tibétaine :
“It is found among the old, old histories of the Tibetans that a
female demon living among the mountains in Northern India mated
with a monkey from the forests of Tibet, and from this union
sprang the Tibetan race of people. The greater part of their
literature is of a sacred nature, telling of their creation, of
the formation of the world, of Buddha and his miraculous birth
and death, of his reincarnations and the revisions of his
teachings.”
Tibetan Folk Tales, gathered by A. L. Shelton, introduction by
Flora Beal Shelton, United Christian Missionary Society 1925.
Le livre a été publié à titre posthume par Flora Beal Shelton,
alors que son mari avait été tué en montagne en1922,
vraisemblablement par un bandit.
(4) La Controverse dans le jardin aux fleurs, de Langdün Päljor,
trad. du tibétain et annoté par Françoise Robin, Bleu de Chine
2006.
(5) Voir la traduction de Jacques Bacot : Milarepa, ses méfaits,
ses épreuves, son illumination, Fayard, 1971, préface de Marco
Pallis. Autobiographie du sage consignée par écrit par son
disciple Retchungpa, au 12ème siècle.
(6) Voir la traduction par Mathieu Ricard et Carisse Busquet :
Shabkar, autobiographie d’un yogi tibétain, Albin Michel 1999
(deux tomes).
(7) Voir les nouvelles traduites en français par Françoise
Robin : « L’Artiste tibétain » et « La Fleur vaincue par le
gel », Bleu de Chine 2006 et 2007.
(8) Proceedings of the Tenth Seminar of the International
Association for Tibetan Studies, 2003, p 8 (voir Bibliographie)
(9) Voir l’analyse de Lara Maconi : Comment définir la
littérature tibétaine d’expression chinoise ? « Spécificités
nationales « et « Spécificités régionales »
http://himalaya.socanth.cam.ac.uk/collections/journals/ret/pdf/ret_14_09.pdf
(10) Sur le Grand Développement de l’Ouest,
voir l’article de Susette Cooke dans China Perspectives,
2003/50 :
http://chinaperspectives.revues.org/775
(11) Sur Sonthar Gyal et son film, voir
http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Sonthar_Gyal.htm
(12) Voir l’article de Vanessa Frangville paru dans China
Perspectives en 2012/2 : « The
Non-Han in Socialist Cinema and Contemporary Films in the
People’sRepublic of China. »
http://www.chinesemovies.com.fr/Ressources_Frangville_Non_Han_in_cinema.htm
Bibliographie sélective
-
Tibetan Literature: Studies In Genre, ed.
Jose Ignacio Cabezon and
Roger R. Jackson, Snow Lion, January 1996 (en huit parties :
History and biography/ Canonical texts/ Philosophical
literature/ Literature on the paths/ Ritual/ Literary arts/
Non-literary arts and sciences/ Guidebooks and reference work)
- Modern Tibetan Literature and Social
Change, Lauran R. Hartley and Patricia
Schiaffini-Vedani*, Duke University Press, August 2008.
- Contemporary Tibetan Literary Studies, Proceedings of the
Tenth Seminar of the International Association for Tibetan
Studies, Oxford 2003, ed. by Steven J. Venturino, Brill’s
Tibetan Studies Library, Vol 10/6, 2007.
Table des matières et introduction :
https://www.academia.edu/4510478/Introduction_to_Contemporary_Tibetan_Literary_Studies_
- Sinophone Studies, a Critical Reader,
Shu-mei Shih, Columbia University Press, January 2013
*
Patricia
Schiaffini-Vedani (PhD Chinese Literature,
Southwestern University, Georgetown, Texas) est
présidente-fondatrice de la Tibetan Arts and Literature
Initiative (TALI), une organisation à but non lucratif visant à
promouvoir la culture et la littérature tibétaines :
http://www.talitibet.org/
http://www.talitibet.org/english/about_us.html
Auteurs
Yidam Tsering/ Yidan Cairang
伊丹才让
Tashi Dawa 扎西达娃
Sebo
色波
Alai
阿来
Yang Zhen
央珍
Mei Zhuo
梅卓
Pema Tseden
万玛才旦
Tsering Norbu
次仁罗布
…………
Note complémentaire
La littérature « coloniale » tibétaine
Ce qu’on appelle souvent « littérature coloniale tibétaine » est
celle écrite par des soldats ou des intellectuels
chinois,établis ou de passage au Tibet, à partir de 1950.
(à venir)
A lire en
complément
L'évolution de la littérature chinoise de
langue tibétaine (1980-2014),
par Françoise Robin
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