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Tsering Norbu
次仁罗布
Présentation
par
Brigitte Duzan, 20 décembre 2014,
actualisé
12
décembre 2019
Alors que se développe toute une littérature tibétaine
« d’expression chinoise », l’écrivain Tsering Norbu en
est l’un des représentants les plus connus. Il n’est
pourtant pas très prolifique, et exclusivement auteur de
nouvelles, mais celles qu’il a publiées ont été
couronnées de plusieurs prix littéraires prestigieux en
Chine, dont le prix Lu Xun, en 2010.
Contrairement à beaucoup d’autres écrivains, dont son
ami
Pema
Tseden (万玛才旦),
qui sont passés du tibétain au chinois, Tsering Norbu a
choisi d’écrire en chinois dès ses débuts. Mais ses
nouvelles reflètent une profonde spiritualité et ses
sujets sont empruntés à la vie tibétaine d’aujourd’hui.
Un enfant de Lhassa
Enfance au centre de Lhassa |
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Tsering Norbu |
Né en 1965, Tsering Norbu (次仁罗布)
a vécu dans son enfance dans une petite cour près de Barkhor
Street, au cœur de la vieille ville de Lhassa. C’est la longue
rue qu’empruntent les pèlerins autour du monastère Jokhang.
C’est aujourd’hui un site déclaré ‘héritage mondial’ par
l’Unesco, fréquenté par les touristes autant que par les
pèlerins, qui a été transformé par le programme de
« rénovation » entrepris à partir du début des années 1990.
Mais, quand Tsering Norbu était enfant, c’était une rue pavée de
petites pierres inégales et les rues alentour étaient de simples
allées de terre.
La rue Barkhor en 1993, comme dans
les souvenirs d’enfance de Tsering Norbu |
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Barkhor Street était alors une rue où l’on voyait des
pèlerins venus du Kham et de l’Amdo avançant en se
prosternant à chaque pas, tandis que d’autres marchaient
en tournant leurs moulins à prières, et où des milliers
de lampes à beurre étaient allumées chaque jour dans les
divers pavillons tout au long du chemin.
Dans les souvenirs d’enfance de Tsering Norbu se mêlent
les odeurs des lampes, les voix récitant les prières, et
le goût délicieux des fruits sauvages que venaient
vendre des paysans des montagnes alentour. C’est tout
cela, qui l’a profondément marqué, qu’il faut imaginer
en toile de fond de ses récits.
Mais ses années d’enfance sont aussi celles de la
Révolution culturelle. Comme partout ailleurs en Chine,
il était difficile de trouver des livres, et encore plus
d’en publier. Le jeune Norbu découvre la littérature à
la fin des années 1970, au moment où elle connaît en
Chine une soudaine efflorescence. |
Etudes de littérature
En 1981, il entre à l’université du Tibet pour étudier la
littérature tibétaine (西藏大学藏文系).
Selon ses dires, cependant, il est alors plus attiré par les
traductions en chinois des grands poètes anglais : Shelley,
Keats, et Shakespeare.
Il sort diplômé en 1986, et son premier écrit est alors
un poème : une « Ode à la nuit » (《颂夜》),
inspirée de « L’Ode à un rossignol » (《夜莺颂》)
de Keats (1). Le poème anglais explore les thèmes de
l’union rêvée avec la nature, de la mort et de
l’impermanence des choses, le chant du rossignol
permettant à l’oiseau de continuer à vivre dans et par
son chant, et se termine par l’acceptation paisible par
le poète du caractère inéluctable de la mort, entrevue
comme dans un rêve. Il a été écrit par Keats en une
matinée, en écoutant chanter l’oiseau, dans le jardin de
la maison où il habitait. On comprend qu’il ait pu
profondément marquer un jeune Tibétain, par son lyrisme,
et son inspiration proche de thèmes bouddhistes.
L’« Ode à la nuit », cependant, a été écrite en chinois.
Et c’est la langue qui sera celle de toute l’œuvre de
Tsering Norbu. Il voulait ainsi, a-t-il expliqué,
s’adresser à un public plus vaste que celui auquel il
pouvait accéder en écrivant en tibétain. |
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Traduction en chinois du poème de Keats |
Quelques années d’enseignement
Il passe ensuite six ans à enseigner la langue tibétaine, et
d’abord dans une école de la ville-préfecture de Qamdo (昌都),
à l’est de la Région autonome tibétaine ( RAT西藏自治区).
Puis il revient à Lhassa, pour enseigner à l’Ecole des services
postaux de la RAT (西藏自治区邮电学校).
C’est alors qu’il rend visite à un parent, un jour, qu’il voit
un vieil homme traversant une rivière sur un vieux bateau. Cela
lui donne soudain envie d’écrire, et, rentré chez lui, il rédige
sa première nouvelle : « Le batelier de Lhotse » (《罗孜的船夫》),
publiée en 1992 dans la revue littéraire « Littérature du
Tibet » (《西藏文学》)
(2).
Mais, en même temps, l’entreprise postale où il travaille est
restructurée – c’est la période des grandes réformes économiques
en Chine, visant à rationaliser la gestion des grandes
entreprises dans le contexte de l’ouverture sur les marchés
internationaux. Tsering Norbu perd son poste. Désorienté, il
passe son temps de maison de thé en taverne, à boire bière et
thé sucré pour passer le temps. On retrouve souvent ce décor
dans ses nouvelles. On sent qu’il connaît bien. Fort
heureusement, sa mère intervient et le rappelle à l’ordre.
Journaliste
Il est alors engagé par la société éditrice du quotidien
Tibet Daily (西藏日报社),
d’abord pour faire des traductions ; puis il devient rédacteur
adjoint du journal, en langue chinoise. Son nouveau métier de
journaliste le rend sensible aux sujets de la vie quotidienne,
lui en fait découvrir des aspects originaux, il écrit des
articles qui sont comme des petites nouvelles. C’est un pas
supplémentaire qui le rapproche du métier d’écrivain.
Pendant la douzaine d’années qui suivent la publication de sa
première nouvelle, il en écrit six autres, une « moyenne » et
cinq courtes, qui toutes sont également publiées dans la revue
« Littérature du Tibet », entre 1993 et février 2005. Mais cette
année marque une étape cruciale dans sa carrière, après une
période de formation déterminante.
Ecrivain tibétain en langue chinoise
Formation à l’Institut Lu Xun
Sur recommandation du critique Li Jiajun (李佳俊),
le rédacteur en chef de « Littérature du Tibet » qui le
considère comme un écrivain prometteur, Tsering Norbu entre en
2004 à l’Institut Lu Xun (鲁迅文学院)
pour une période de formation, brève mais décisive. Il découvre
qu’écrire une nouvelle n’est pas seulement raconter une
histoire. Parmi les intervenants qui le marquent profondément :
Yan
Lianke (阎连科),
dont une conférence est consacrée à la nécessité d’avoir un
style personnel, pour avoir une voix distinctive.
En même temps, Tsering Norbu se rend compte qu’il est temps que
la littérature tibétaine se libère du réalisme magique (魔幻现实主义)
qui a été à la mode en
Chine à partir du milieu des années 1980 et dans la décennie
suivante.
La littérature tibétaine, pense-t-il, doit
aborder une phase nouvelle de réalisme en traitant de sujets
tirés de la vie moderne, ceux qu’il a observés en tant que
journaliste. C’est une vie et une société indissociables d’une
religiosité et d’une spiritualité formant les bases d’une
culture aux caractères spécifiquement tibétains (西藏特色)
qu’il s’agit de transmettre.
Le résultat direct de l’enseignement reçu est la nouvelle
publiée en 2005,
« L’Assassin » (《杀手》),
qui marque le véritable début de sa carrière d’écrivain. La
nouvelle avait en fait été écrite avant sa formation à
l’Institut Lu Xun, Tsering Norbu l’a réécrite après.
L’Assassin
« L’Assassin » est une histoire relativement courte écrite à la
première personne : une histoire de meurtre et de rédemption ou
plutôt de rédemption sans meurtre : rédemption à la fois de
celui qui était parti pour tuer et de celui qu’il voulait tuer,
pour venger son père. Il s’agit d’une rédemption spirituelle,
au-delà des schémas usuels de vengeance rituelle.
La nouvelle a suscité de vives réactions ; ellea obtenu en
Chine, en 2006, le prix de la meilleure nouvelle courte de
l’année, et au Tibet même deux autres prix littéraires. Elle a
enfin valu à Tsering Norbu de figurer en 2007 parmi les membres
du jury du prix littéraire Lu Xun. Tsering Norbu était lancé.
Amerika
La frontière, recueil de nouvelles |
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Aussitôt après « L’Assassin », il publie en février 2007
une nouvelle « moyenne », « Frontière » (《界》),
qui obtient l’année suivante le 5ème « prix
littéraire du nouveau siècle tibétain » (第五届西藏新世纪文学奖).
Mais la nouvelle suivante connaît un plus grand succès.
Ellea été inspirée à Tsering Norbu par une histoire
vraie
qui s’est passée dans le village de
Jiangka, dans le district de Jiangzi (江孜县江嘎村).Il
y
était allé, du temps où il était journaliste, pour
collecter des chants populaires avec
quelques collègues de l’Union des lettes et des arts de
la RAT.
Les villageois leur racontèrent qu’un paysan assez riche
avait acheté à l’étranger un taureau pour améliorer la
race des vaches du village et accroître leur production
laitière. Cela fit jaser dans le village, mais tout le
monde voulut |
faire couvrir
sa vache par le taureau en question. Le propriétaire, cependant,
inquiet des conséquences de l’altitude sur son animal, demanda
un temps d’acclimatation. Sur quoi le taureau tomba malade et
mourut. On suspecta des jalousies, et le malheureux paysan
demanda une enquête, qui conclut que l’animal s’était lui-même
empoisonné en mangeant des herbes nocives.
Intitulée « Amerika » (《阿米日嘎》),
du nom du taureau, la nouvelle prend prétexte de ce fait divers
pour esquisser un tableaude la vie dans un village tibétain :
peinture de mœurs et satire sociale. En 2009, quand la nouvelle
fut publiée, elle inaugurait un genre nouveau dans la
littérature tibétaine, ce qui explique son succès. C’est aussi
ce qui attira l’intérêt du réalisateur et écrivain
Pema Tseden (万玛才旦)
qui en acheta les droits d’adaptation.
Elle a été publiée en avril 2009 dans la revue mensuelle
Fangcao (《芳草》).
C’était la première infidélité de Tsering Norbu
à « Littérature du Tibet ». Dans le même numéro était
aussi publié une autre nouvelle également très bien
écrite, mais sur un thème et dans un style plus proches
de « L’Assassin » : « Le mouton sauvé de la mort »
(《放生羊》).
Le mouton sauvé de la mort
Cette nouvelle est l’histoire d’un homme qui tente
désespérément de faire sortir du bardo son épouse
disparue, c’est-à-dire lui faire franchir cette étape
transitoire entre la vie et la mort et lui permettre
ainsi de renaître. Il sait qu’elle souffre dans cet
au-delà transitoire car elle lui apparaît dans ses
rêves. Alors il fait tout son possible, en accomplissant
les taches les plus diverses, pour acquérir suffisamment
de mérites pour elle. |
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Le mouton sauvé de la mort |
Et un jour qu’il voit quatre moutons conduits à l’abattoir, il
en libère un pour, en sauvant cette vie, en obtenir un nombre
encore plus grand. Mais le mouton prend alors une importance
inattendue dans sa vie, au moment où, justement, l’homme sent la
mort venir…
Le texte est en fait un dialogue de l’homme avec son
épouse, et il est écrit à la seconde personne, ce qui
lui donne un caractère d’autant plus poignant. La
nouvelle a été couronnée du prix Lu Xun en 2010, lors de
la cinquième édition de ce prix, et a fait de Tsering
Norbu le premier écrivain tibétain à en être lauréat.
Petite histoire
2009 est une année prolifique pour Tsering Norbu, comme
pour la littérature tibétaine d’ailleurs. Il publie une
troisième nouvelle en septembre, qui marque le retour à
« Littérature tibétaine » : « Petite
histoire » (《传说》).
Tsering Norbu revient à la première personne pour
raconter l’histoire d’un fonctionnaire à la retraite,
qui achète un jour à prix d’or un vajra à un
Khampa rencontré par hasard (3), et qui l’offre ensuite
à un monastère. Pour le remercier, les moines lui
donnent en échange un lopin de terre sur lequel se
construire une maison. |
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Les lauréats du prix Lu Xun en 2010
(dans le Quotidien de Shaoxing)
– Tsering Norbu à dr. |
C’est une histoire que l’auteur a entendue, mais qu’il a
structurée en trois parties, passé lointain, passé proche et
présent. La nouvelle ainsi construite apparaît comme une
réflexion sur les croyances religieuses, à la limite du
superstitieux, et leur évolution.
Divin
Il semble s’intéresser de plus en plus, maintenant, à la
préservation de la culture et des arts tibétains. C’est ainsi
que l’une de ses dernières nouvelles publiées, en novembre 2011,
« Divin » (《神授》),
s’interroge sur la survivance d’une tradition orale : la
transmission – traditionnellement orale et chantée - du chant du
« Roi Gesar », le plus long poème épique du monde. On distingue
cinq sortes de chanteurs spécialisés dans ce chant, dont deux
sont des chanteurs censés tirer leur chant d’une inspiration
divine – d’où le titre de la nouvelle.
Tsering Norbu y exprime en fait son anxiété devant la
disparition progressive de cette tradition, sous l’effet de
l’urbanisation et des changements de modes de vie : c’est
l’espace même des chanteurs qui se réduit.
Une voix triste, mais sereine
Au total, c’est une voix un peu triste que Tsering Norbu laisse
entendre. Mais c’est une douce tristesse, qui tient autant de la
nostalgie du passé que de l’incertitude quant au présent et de
l’inquiétude quant à l’avenir qui s’esquisse.
Il est aujourd’hui rédacteur de la revue « Littérature
tibétaine », et l’un des meilleurs représentants de la
littérature tibétaine d’expression chinoise qui est aujourd’hui
en plein essor. Evidemment, il y a un certain anachronisme, pour
un écrivain tibétain, à déplorer en chinois la disparition d’une
tradition orale typiquement tibétaine comme celle du chant du
Roi Gesar. Mais il considère que les deux langues ont en fait
tout à gagner dans des échanges réciproques, de même que la
littérature doit négocier un équilibre entre tradition et
réalisme.
Principales publications
Les nouvelles
Elles correspondent à trois étapes créatives différentes :
1. 1992-2005 : Phase d’écriture spontanée
8 nouvelles courtes et une « moyenne »
短篇《罗孜的船夫》(首篇小说)1992
短篇《朝圣者》(第二篇小说),《西藏文学》
1993 年第
2
期。
中篇《情归何处》1994年
短篇《焚》,《西藏文学》2000年第4期。
短篇《尘网》,《西藏文学》2003年第4期。
短篇《前方有人等她》,《西藏文学》2004年第4期。
短篇《雨季》,《西藏文学》2005年第2期
2.. 2005-2008 : Phase de développement stylistique
Deux nouvelles
短篇《杀手》,《西藏文学》2006年第4期。
中篇《界》,《西藏文学》2007年第2期。
3. 2009-aujourd’hui : Phase d’approfondissement et
diversification thématique
Trois nouvelles en 2009 :
短篇《阿米日嘎》+《放生羊》,《芳草》2009年第4期
短篇《传说》,《民族文学》2009年第9期
Trois nouvelles en 2011 :
《秋夜》,《杉乡文学》2011年第2期
《绿度母》,《大家》2011年第5期
《神授》,2011年11月获2011年《民族文学》年度奖
...
Roman
Prières dans le vent 《祭语风中》中译出版社; 第1版 (août 2015)
Traductions en anglais
Amerika《啊米日嘎》
tr. Petula Harris-Huang, publié dans le recueil Irina’s
Hat: New Short Stories from China.
MerwinAsia 2013.
A
Sheep Released to Life
《放生羊》, tr.
Jim Weldon, Pathlight
1, 2012
Green Tara
《绿度母》,
tr. Bruce Humes, Pathlight Summer 2016.
Traduction
en français
L’Assassin 《杀手》, nouvelle traduite du chinois et présentée par
Brigitte Duzan, revue
Jentayu n° 2, juin 2015.
Adaptations
au cinéma
L’écrivain et réalisateur
Pema Tseden (万玛才旦)
a acheté les droits de deux nouvelles : « L’Assassin » (《杀手》)
et « Amerika » (《阿米日嘎》).
« L’Assassin » est l’une des deux nouvelles dont est adapté le
scénario du film « Jinpa » (《撞死了一只羊》),
sorti en première mondiale à la Biennale de Venise en septembre
2018
(4).
Notes
(1) Ode to a Nightingale, l’une des six grandes odes de Keats
écrites en avril/mai 1819.
Texte anglais et traduction en chinois :
http://baike.baidu.com/view/532122.htm
(2) Cette revue, spécialisée dans la littérature
sinophone de la Région autonome tibétaine, a été fondée au
lendemain de la Révolution culturelle, en 1977. Elle a été
suivie en 1980 par la Lettre d’information de la Fédération des
arts et des lettres de la RAT (《西藏文联通讯》), Fédération dont
Tsering Norbu fait partie depuis 2005.
(3) Il s’agit d’une sorte de talisman censé rendre invulnérable.
Un Khampa est un Tibétain originaire du Kham.
(4)
Voir :
http://www.chinesemovies.com.fr/actualites_315.htm
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