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Yidam Tsering (Yi dam tshe ring) /Yidan Cairang 伊丹才让

1933-2009

Présentation

par Brigitte Duzan, 28 décembre 2014

    

Yidam Tsering est un poète tibétain né en février 1933 dans l’Amdo, l’une des anciennes provinces du Tibet historique. Il est l’un des plus éminents représentants de la première génération d’écrivains tibétains qui, éduqués en chinois faute de l’avoir été en tibétain, ont commencé à écrire en chinois après ce qu’il est convenu d’appeler la « Libération » du Tibet, et qui ont peu à peu redécouvert leurs traditions et leurs racines sous la pression des événements historiques.

     

Il a été l’un des plus ardents apôtres de l’identité tibétaine et l’un des plus actifs défenseurs de la langue tibétaine, bien qu’écrivant lui-même en chinois. Il représente un jalon important dans le développement de la littérature tibétaine, désormais scindée en deux domaines évoluant en parallèle : une littérature en langue tibétaine et une littérature en langue chinoise (1).

 

Yidam Tsering

    

Première éducation dans des institutions chinoises 

     

Petit berger illettré

     

Yidam Tsering est né dans une famille pauvre à Tsong kha, dans l’Amdo, aujourd’hui Ping’an, à l’est de l’actuelle province du Qinghai (青海平安), non loin de Xining (西宁), la capitale provinciale. Son père était berger, et, dès l’âge de cinq ou six ans, il l’a suivi avec son frère et sa sœur quand il partait garder les moutons ; il a ensuite été berger lui aussi, ou a travaillé la terre, au service de riches familles locales. Comme tous les enfants de familles pauvres dans le Tibet de son époque, il était illettré. Il n’y avait pas d’école dans son village. Il a raconté (2) qu’il a reçu des bribes d’enseignement de ci de là : il est allé quelques mois dans une école chinoise du Guomingdang ; puis dans une école tibétaine dépendant d’un monastère, avant d’entrer en 1942 dans une école de l’armée.

     

Vers 15 ans, il entre dans une école à Xining. En août 1949,  il est en classe quand on annonce l’approche des soldats de l’Armée de Libération chinoise : Lanzhou vient de tomber. Le Guomingdang décrit des monstres aux visages bleus et aux cheveux rouges qui dévorent les enfants. Tous les élèves prennent leurs jambes à leur cou. Yidam Tsering s’enfuit, et court les montagnes pendant trois jours et trois nuits pour rentrer chez lui.

     

Xining est « libérée » en septembre, et le jeune Yidam Tsering a la surprise de voir arriver des soldats qui, loin d’avoir l’aspect monstrueux qu’on leur avait décrit, lui donnent à manger, et lui paient les moutons qu’ils ont acheté.

     

La politique du nouveau régime chinois à ses débuts visait en effetà l’union entre les nationalités sur un pied égalitaire (民族团结). Au Qinghai tout particulièrement, il fallait aussi mobiliser la population pouréliminer le banditisme et lutter contre les cliques qui contrôlaient la région du Kokonor depuis les années 1920. L’armée de Libération jouaun rôle majeur sur le terrain ; comme dans toute la Chine, elle eut en particulier une mission éducative après des masses paysannes.

     

Education artistique dans l’armée chinoise et au Gansu

     

Yidam Tsering entre dans une école de l’armée de Libération ennovembre 1949. C’est l’époque des grandes campagnes politiques des débuts du régime : la réforme agraire, le mouvement contre les trois maux et les cinq maux (三反五反运动) de décembre 1951 à octobre 1952. Tout le monde est mobilisé ; Yidam Tsering y participe, mais continue ses études.

     

En 1952, il entre dans la section Danse et musique du l’Institut des Beaux-Arts du Nord-Ouest (西北艺术学院) à Lanzhou, dans le Gansu. En 1954, il devient chorégraphe et directeur de la Troupe de chants et de danses populaires du Gansu (甘肃省民族歌舞团), et professeur à l’Institut des nationalités du Nord-Ouest (西北民院) ; il enseigne, écrit les paroles de chants, en interprète lui-même. Il est nommé directeur adjoint du Comité de création et de recherche sur l’art populaire du Gansu.  

     

Recherches sur le chant populaire

     

Danses masquées du festival de Labrang

 

En 1955, il commence un travail de collecte de chants populaires tibétains qu’il arrange et traduit en chinois (3). Il écrit aussi de nouvelles paroles sur des airs anciens très connus. En 1957, il chorégraphie les danses rituelles du festival de Labrang (拉卜楞节日) (4) : le programme est déclaré “meilleur programme national de chants et de danses de l’année 1957” (全国专业歌舞会演优秀节目).

     

Mais, à partir de 1956, les troubles résultant de l’application de la réforme agraire dans le Kham et l’Amdo s’étendent au Tibet central. En 1959, la répression menée par l’armée chinoise entraîne le soulèvement de Lhassa et la fuite du Dalai Lama en Inde. Les destructions de monastères se poursuivent jusqu’en 1961. L’atmosphère n’est pas propice aux activités artistiques.

      

Ce n’est qu’en 1963 que Yidam Tsering reprend son travail à plein, mais c’est une année féconde. Il publie d’abord, dans le magazine Airs de Shanghai (上海歌声), le texte des paroles qu’il a écrites pour le chant choral « C’est dans les montagnes de neige que les fleuves prennent leur source» (雪山把江河送出来). Surtout, il publie cette même année un recueil de chants populaires de l’Amdo, « Chants de mariage » (婚礼歌), traduction en chinois de quatorze chants tibétains, publié aux Editions des lettres et des arts de Shanghai (上海文艺出版社).

     

Ces chants populaires sont pour lui non seulement un terrain de recherches, mais aussi une inépuisable source d’inspiration poétique tout au long de ces années.

     

Du chant populaire à la poésie

     

Premiers poèmes

     

En fait, il avait lu son premier poème en 1952, à Xining, c’était un long poème de Hu Feng (胡风) qu’il avait trouvé dans recueil découvert dans une petite librairie et avait lu sans comprendre. Ensuite son meilleur enseignement était venu des chants populaires étudiés à Lanzhou. Mais il a lu ensuite beaucoup de poésies, même quand il avait beaucoup de travail, se levant à quatre heures du matinpour en lire avant de commencer sa journée (2). L’un de ses poètes préférés était Guo Xiaochuan (郭小川), ancien soldat de la 8ème Armée de route, auteur de « poèmes lyriques politiques », dont l’un des plus connus a inspiré le film « One and Eight » (《一个和八个》) (5). 

    

Yidam Tsering publie son premier poème en 1958, dans la revue littéraire Yanhe (《延河》) créée deux ans plus tôt par l’Association des écrivains du Shaanxi. Il est écrit en chinois et reflète l’enthousiasme de la période et le lyrisme de son poète préféré. Intitulé « Le destrier d’or » (金色的骏马), c’est une ode à la collectivisation et aux progrès qu’elle permet d’effectuer en agriculture, ainsi qu’aux efforts du peuple pour réaliser le socialisme. Yidam Tsering fait partie de ces jeunes Tibétains issus de familles pauvres qui ont été éduqués dans le système chinois et ont longtemps gardé, comme leurs homologues paysans chinois, une foi aveugle dans la lutte des classes et l’utopie égalitaire du socialisme à construire.

    

Entre 1958 et 1964, il écrit et publie une centaine de poèmes ; il en choisit trente-cinq pour un premier recueil intitulé « Poèmes des montagnes de neige » (雪山集)

 

Le jeune poète Yidam Tsering

publié en septembre 1964. Ils restent, dans le mode conventionnel, écrits « pour les travailleurs, le peuple, les soldats et pour la révolution… » ; en même temps, ils révèlent un profond amour des montagnes et de la nature tibétaines que le poète cherche à partager et faire comprendre.

      

Le recueil est prêt à être publié en 1965, mais ne le sera qu’en 1980, aux éditions du peuple du Gansu. A partir de 1966, la Révolution culturelle donne en effet un coup d’arrêt brutal à l’essor de la littérature tibétaine, comme de la littérature chinoise dans son ensemble.

     

Désenchantement et réflexion

     

Yidam Tsering figure parmi les intellectuels attaqués pendant la Révolution culturelle. Il est un « élément noir », un « nationaliste réactionnaire ». Ces attaques se font plus virulentes au début des années 1970, au moment de la campagne « Critiquer Lin Biao Critiquer Confucius » (批林批孔运动) lancée par la 1ère Session plénière du  10ème Congrès du Parti en 1973.

     

Article sur Yidam Tsering dans la revue Littérature de nationalités, juin 1982

 

Comme pour beaucoup d’intellectuels tibétains qui avaient cru dans l’idéologie socialiste, c’est pour Yidam Tsering le temps des désillusions. Il a 33 ans, en 1966, et ressent avec amertume la trahison de ses idéaux par le Parti communiste. Il entre alors dans une phase méditative, qui le ramène vers la culture tibétaine, à la recherche de ses racines profondes.

    

Au lendemain de la Révolution culturelle, au début des années 1980, il fait toute une série de voyages dans le but de se réapproprier l’espace tibétain ; c’est un espace physique traduit en termes spirituels, chaque voyage étant vécu comme une étape dans la reconstruction de son identité et traduite par autant de poèmes écrits tout au long de la décennie : poèmes qui peuvent être à la gloire de la nature et de sa beauté, un hommage à une personnalité ou un rappel des valeurs culturelles d’un site ou d’un monument et apparaissent comme une véritable « recherche des racines ».

     

C’est une renaissance qui se traduit par une floraison poétique alors que reprend la création littéraire au Tibet, et dans toute la Chine.

          

Le barde du Pays des neiges

     

Le recueil des Poèmes des Montagnes de neige est publié en 1980, mais il comprend une sélection de poèmes écrits entre 1958 et 1964. C’est tout au long des années 1990 que Yidam Tsering publie la partie la plus importante de son œuvre, essentiellementquatre volumes de poèmes et deux volumes d’essais qui lui ont valu une reconnaissance officielle au niveau national en Chine. Il commence par deux recueils en 1991 et 1992 :

     

- 1991 : Poèmes du Lion des neiges 《雪狮集》

76 poèmes lyriques, en sept parties,écrits en vers libres entre 1978 et 1990 sur le modèle des ballades et chants populaires tibétains.

     

- 1992 : Poèmes du Pays des neiges 《雪域集》

179 poèmes écrits entre 1974 et 1991 dans un style nouveau expérimenté par le poète à partir des années 1960. C’est dans ce recueil que sont publiés les poèmes inspirés par les voyages des années 1980.

     

On voit le poète évoluer des préoccupations sociales et des « souffrances de l’ancienne société » vers une méditation plus vaste sur les vérités profondes de l’existence, qui est souffrance en soi.

    

Les deux recueils ont un grand retentissement et font l’objet d’un article publié en janvier 1993 dans la revue bimensuelle Recherches sur la littérature des nationalités (民族文学研究) qui célèbre « l’esprit national qui ressort des chants du pays des neiges » (《雪域歌扬民族魂》).

     

Ces poèmes sont le reflet de la maturation du poète, de ses recherches identitaires et de ses réflexions sur ses racines culturelles. En même temps, ils reflètent aussi l’évolution du paysage littéraire national et du discours officiel chinois sur la littérature des nationalités, avec le passage graduel, vers la fin des années 1980 et au début des années 1990, du

 

La revue Recherches sur la littérature

des nationalités, janvier 1993

concept dominant de « caractère national » (民族性) à celui de « caractère régional » (地域性) (6).

      

Ces deux recueils sont complétés par deux autres en 1996 et 1997 :

      

- 1996 : Rhymes des neiges 《雪韵集》

114 poèmes écrits de 1963 à 1996.

     

- 1997 : Le soleil du Pays des neiges 《雪域的太阳》

Une sélection par Yidam Tsering de ses meilleurs poèmes tirés de ses anthologies précédentes.

     

En 1999, il publie ensuite – comme en complément - un recueil d’essais, écrits par lui et par d’autres sur lui, et classés thématiquement : Le rugissement du Lion des montagnes de neige 《雪山狮子吼》

     

A la fin de l’année, en décembre 1999, il clôt la période en publiant un ouvrage atypique : « Les fleurs de la pensée du sage du pays des neiges – conclusions scientifiques inédites sur la question de la présence d’eau à la surface de la lune » (《雪域哲人的思辨之花——举世首次得出月球有水的科学结论》). Il s’agit d’un recueil d’essais, et quelques poèmes, de différents auteurs sur la pensée de Phuntsok Wanggyal qui prouva par une analyse dialectique et philosophique la présence d’eau sur la lune ; comme ses conclusions furent corroborées en 1994 par la découverte d’eau sous forme de glace au pôle sud de la lune par la NASA, alors que son livre était prêt à imprimer, il est devenu une célébrité nationale au Tibet.

     

Yidam Tsering affirmait ainsi sa foi dans la pensée et les traditions tibétaines, et leurs valeurs de progrès dans le monde moderne. Il se pose, dans l’ensemble de son œuvre, en barde national avec mission d’admonestation et d’éveil. Yidam Tsering apparaît un peu comme l’équivalent de Lu Xun (鲁迅), et le rugissement du Lion des neiges peut s’entendre comme un écho du cri de son homologue chinois. Comme il le dit dans un de ses essais, le poète est l’expression des aspirations du peuple.

     

Incarnation de l’esprit tibétain

     

De manière très tibétaine, mais très proche aussi des pratiques chinoises, il écrit dans un style figuratif qui regorge de figures emblématiques empruntées à la littérature ancienne, auxquelles il insuffle une nouvelle vie en les dotant de significations multiples. Le symbolisme de sa poésie, en plongeant dans les racines les plus anciennes de la tradition, orale autant qu’écrite, agit au niveau émotionnel le plus profond.

     

Allégorie récurrente, le Lion des neiges est un exemple type de la profondeur symbolique qu’évoquent ses images dans l’inconscient collectif. Dès le recueil de Poèmes du Lion des neiges, en 1991, il se présente comme le « petit lion descendu des montagnes tibétaines », et dépeint le peuple tibétain comme autant de petits lions « nourris du lait de leur mère la Lionne » : image symbolique à plusieurs niveaux, le Lion des neiges est le surnom du poète, l’épithète de Bouddha et une image littéraire qui remonte aux manuscrits tibétains les plus anciens, ceux de Dunhuang ; elle est  finalement posée en symbole de l’esprit national, comme le Dragon est symbolique de celui de la Chine, emblèmes nourris de la mémoire collective du peuple et de ses valeurs communes.

     

En même temps, on sent Ydam Tsering soucieux d’être entendu. Il réinvestit le genre traditionnel de la poésie en ajoutant des notes et des postfaces en prose, pour aider à la compréhension des poèmes et de leurs allusions par le lecteur moderne. On a donc une volonté très nette de préservation de la tradition la plus ancienne en la rendant accessible et en lui donnant un sens dans le monde moderne, sens qui passe par l’affectif et l’émotionnel, et donc perçu d’autant plus profondément.

     

Mais poète à cheval entre deux mondes littéraires

     

Mais il apparaît aussi comme un symbole vivant de la césure entre les deux mondes littéraires qui existent aujourd’hui en parallèle au Tibet, celui qui s’exprime en tibétain et celui qui s’exprime en chinois.

     

Dans son cas, la césure se traduit par une tension d’autant plus grande qu’il écrivait en chinois, mais en s’appuyant sur la tradition littéraire tibétaine. Il a cherché à exprimer une réalité tibétaine affective, vécue dans son rapport à la tradition, dans un langage poétique qui, étant chinois, ne lui est pas adapté. Il a tenté, à travers le chinois, d’évoquer le tibétain et les images et symboles qui lui sont propres. Mais il lui a fallu ajouter des notes explicatives pour combler le fossé contextuel entre les deux cultures en cause (7). Il avouait ainsi en même temps son malaise d’écrivain pris dans entre deux langues conflictuelles.

     

Son cas est spécifique car il avait choisi pour s’exprimer le genre même de la grande tradition littéraire tibétaine : la poésie. Il montre peut-être seulement que la modernité littéraire nécessitait de passer, pour s’exprimer dans la langue chinoise, par le passage à des genres en prose. La nouvelle deviendra après lui le genre dominant dans le domaine de la littérature tibétaine écrite en chinois.

     

Yidam Tsering est mort en octobre 2004. Le cinquième anniversaire de son décès, en 2009, a été l’occasion d’hommages et manifestations en sa mémoire. Il reste un grand pionnier du renouveau littéraire tibétain dans les années 1980-1990, mais un pionnier écartelé entre deux langues.

     

     

Notes

(1) Sans parler de la littérature de la diaspora, essentiellement d’expression anglaise.

(2) Voir son interview d’avril 2004 : http://people.tibetcul.com/mrzf/200404/710.html

(3) Les années 1950 ont été une période de recherches très actives en Chine sur le répertoire de chants, danses et arts populaires, y compris les diverses formes d’opéras locaux. A partir de 1950, sont créés divers organismes de danse et chants et, à partir de 1953, l’Institut de recherche musicale du Conservatoire central organise des séries de campagnes de recherche dans les régions. Le travail de Yidam Tsering à Lanzhou est à replacer dans ce contexte.

(4) Festival du monastère de Labrang à Xiahe (夏河), dans la préfecture autonome tibétaine de Gannan (甘南藏族自治州), au sud du Gansu. En 1957, il y avait encore quelque quatre mille moines en résidence dans le monastère et ses dépendances, les trois-quarts tibétains. Tous les ans, du 3ème au 17ème jour du premier mois du calendrier tibétain, en février, se déroule à Labrang un Festival de la grande prière accompagné de chants et de danses rituelles masquées. Le festival de 1957 a été le dernier avant la fermeture du monastère en 1958, pendant douze ans.

(5) Sur ce film, voir chinesemovies …  (à venir)

(6) Voir Lara Maconi « Comment définit la littérature tibétaine d’expression chinoise ? Spécificités nationales et spécificités régionales » : http://himalaya.socanth.cam.ac.uk/collections/journals/ret/pdf/ret_14_09.pdf

(7) C’est ce que Lara Maconi a appelé sa « tibétanisation » de la langue chinoise, voir ses explications des différents procédés utilisés : Lion of the Snowy Mountains, reconstructing Tibetan national identity in Chinese poetry, Lara Maconi. In Brill’s Tibetan Studies Library, Tibet, Self and the Tibetan diaspora, proceedings of 9th seminar of International association of Tibetan studies, Leiden 2000, chapter 7, pp. 187-191.

     

     

    

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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