Tashi Dawa est l’un des écrivains tibétains
d’expression chinoise représentatifs du renouveau de
la littérature tibétaine au lendemain de la
Révolution culturelle. Célèbre pour son utilisation
du « réalisme magique » dans ses nouvelles des
années 1980, il est devenu un symbole de la
littérature tibétaine moderne, mais, écrivant en
chinois, contesté par les écrivains tibétains
tibétophones.
Il a cessé
d’écrire à la fin de la décennie suivante pour se
consacrer à l’écriture scénaristique, tout en
restant présent sur la scène littéraire. Il est
Tashi Dawa en 2011
revenu sur le
devant de la scène en 2015, avec une nouvelle parue dans
plusieurs sélections de nouvelles de l’année, et le tournage
d’un film adapté de l’une de ses premières nouvelles, et
l’une des plus célèbres, film qui a fait partie de la
sélection en compétition au 19ème festival de
cinéma de Shanghai
[1],
en juin 2016.
Identités conflictuelles
Découverte tardive de la culture tibétaine… et de la littérature
chinoise
Tashi Dawa est né en 1959, à Batang (巴塘县),
dans la préfecture autonome tibétaine de Garze (甘孜藏族自治州),
dans le Sichuan, d’un père tibétain (khampa) et d’une mère han,
caractéristique qui n’est pas rare dans la région - on la
retrouve chez divers autres écrivains tibétains originaires des
anciennes provinces de l’Amdo et du Kham. Ces origines hybrides,
doublées d’une éducation chinoise, ont été pour lui source de
trouble identitaire, et ont exercé une influence déterminante
sur son œuvre.
Tashi Dawa a en effet passé son enfance et son adolescence à
Chongqing,où il a étudié dans une école chinoise, sans parler un
mot de tibétain. Il s’appelait Zhang Niansheng (张念生).
Ce n’est qu’en 1974, à l’âge de quinze ans, qu’il déménage avec
ses parents à Lhassa. Mais, n’ayant pu faire d’études
secondaires à cause de la Révolution culturelle, il entreprend
des études de peinture – peinture traditionnelle de tangkas.
En décembre 1974, il est engagé comme dessinateur de décors de
scène et de costumes au Théâtre régional du Tibet, puis
travaille dans un journal. A l’âge de 18 ans, en 1977, il
obtient une bourse d’un an du ministère chinois de l’éducation
pour aller étudier à l’Institut de l’opéra chinois à Pékin (戏曲学院).
C’est là – pendant l’année 1978 - qu’il découvre les premiers
textes de la
« littérature
des cicatrices » (伤痕文学),
mais aussi les récentes traductions en chinois de littérature
étrangère, russe, allemande, française, américaine.
Quand il rentre à Lhassa, en 1979, il commence à écrire.
Climat d’optimisme
Dans l’atmosphère d’ouverture, en particulier envers les
minorités nationales,qui prévaut dans toute la Chine, c’est
aussi une période d’optimisme au Tibet, après les dures années
de la Révolution culturelle. En 1977 est relancée la revue en
langue chinoise "Littérature et arts du Tibet" (Xizang wenyi
《西藏文艺》)
qui avait été créée en 1965, mais avait été étouffée dans l’œuf
par la Révolution culturelle. Très vite rebaptisée "Littérature
du Tibet" (Xizang wenxue《西藏文学》),
la revue devient un élément moteur du développement de la
littérature tibétaine d’expression chinoise.
Encore fallait-il trouver des auteurs et des textes : malgré les
appels à candidature, et alors que, dans toute la Chine,
l’activité littéraire est en pleine effervescence, le Tibet ne
connaît pas le même phénomène.
Dans une population encore en grande partie illettrée, où la
Révolution culturelle a mis la culture en berne, les écrivains
sont rares, et la littérature est toujours dominée par la
tradition. C’est la littérature chinoise – et les traductions en
chinois de littérature étrangère - qui vont apporter un ferment
novateur[2].
Mais, si les auteurs tibétophones sont rares, les écrivains
sinophones sont quasiment inexistants.
Premier texte de… Zhang Niansheng et naissance de Tashi Dawa
Avec son épouse à Lhassa en 1986
C’est dans ce contexte quele journal qui était
encore "Littérature et arts du Tibet" reçoit un
texte d’un dénommé Zhang Niansheng : intitulé « Le
silence » (Chenmo《沉默》),
il est publié dans le premier numéro de l’année 1979
de la revue (《西藏文艺》1979年1期).
La nouvelle est dans un style proche de la
littérature « des cicatrices » : le personnage
principal est une jeune Chinoise qui s’est réfugiée
au Tibet après avoir perdu sa meilleure amie lors de
la répression d’une démonstration pacifique place
Tian’anmen. Il y a un personnage tibétain dans
l’histoire, une autre jeune fille qui devient l’amie
de la jeune Chinoise, mais elle reste anonyme et n’a
qu’un intérêt marginal, pour cadrer le récit dans la
réalité tibétaine, en quelque sorte.
Le but de
la narration est de montrer l’impact sur les esprits
de la violence des événements décrits. C’est donc un
récit qui reproduit le genre de dénonciation du
système maoïste
courant à l’époque
en Chine. Ce n’est ni original ni personnel, mais, dans le
désert littéraire de la fin des années 1970 à Lhassa, la
nouvelle a été accueillie avec joie par la rédaction du
journal. Qui plus est, lorsque le jeune écrivain expliqua
que son père était d’origine tibétaine, ce fut considéré
comme une aubaine : comme d’autres écrivains tibétains de
Lhassa à la même époque
[3],
on lui fit adopter le nom de plume Zhaxi Dawa – aujourd’hui
plutôt prononcé Tashi Dawa.
C’est le début symbolique d’une littérature tibétaine moderne,
d’expression chinoise. Pourtant, cette nouvelle est très souvent
passée sous silence, ou juste mentionnée, et l’on a tendance à
faire commencer l’œuvre de Tashi Dawa avec son second récit,
plus conforme à l’image d’un écrivain « tibétain » : « Un
pèlerinage » (Cháofó《朝佛》),
publié en 1980.
Un pèlerinage bouddhiste
« Un pèlerinage » décrit l’arrivée à Lhassa d’une
jeune Tibétaine de dix-huit ans, Zhuoma (珠玛),
venue de sa campagne en pèlerinage ; elle y a pour
mentor une Chinoise moderne, indépendante, qui
commence à lui apprendre la joie de vivre ; et quand
la jeune Zhuoma voit une vieille femme mourir
pendant son pèlerinage, elle commence à avoir des
doutes…
La nouvelle peut être lue comme une critique des
superstitions et de la mentalité traditionnelle
tibétaines. En même temps, les doutes de la jeune
Tibétaine sont aussi ceux de
En 1987 sur le haut plateau tibétain
avec un ami
Tashi Dawa, quand il réalise peu à peu que les espoirs
d’embellie socio-politique nés, en particulier, du voyage au
Tibet de Hu Yaobang en mai 1980, ne se réaliseront pas.
Quelle que soit l’interprétation qu’on lui donne, il s’agit
d’un récit qui plonge dans la réalité de la société
tibétaine ; mais celle-ci reste vue de l’extérieur, par un
jeune écrivain qui découvre peu à peu l’héritage culturel
qui lui vient de son père.
Ce regard extérieur est caractéristique des nouvelles de la
première moitié des années 1980, qui offrent des portraits de
Tibétains originaux, brossés dans un style réaliste, comme celui
de cet « Homme libre du nom de Tchimé» (《自由人契米》),
nouvelle parue en février 1985 dans le Xizang bao (西藏报) :
sept fois évadé de la prison où il avait été jeté pour s’être
enivré une nuit avec un vagabond de passage et avoir laissé
brûler le fourrage de tout un hiver, emmagasiné dans la grange
dont il était responsable. Mais finalement, ses mains étant trop
fines pour les menottes de la police, et celle-ci n’ayant pas de
chaînes pour lui attacher les chevilles, il s’était retrouvé
libre…
En 1989 devant chez lui, avec
l’écrivain He Zhong (贺中) à g.
et le poète Caiwang Naoru (才旺瑙乳) à
dr.
C’est un récit qui a un caractère malgré tout
légèrement absurde, un rien avant-gardiste, avec des
débuts de portraits de personnages secondaires juste
esquissés, et laissés ainsi comme autant de
narrations à développer « une autre fois », ou
« plus tard ». On sent Tashi Dawa expérimenter,
tâtonner sur la forme.
C’est alorssous l’influences de deux mouvements
littéraires que la représentation de son identité
tibétaine s’affirme peu à peu dans ses nouvelles, à
partir de 1985 : d’une part, la littérature introspective,
ou réflexive (反思文学),
qui se développe en Chine en réaction à la littérature des
cicatrices, mais surtout le réalisme magique qu’il a
découvert en lisant la littérature sud-américaine traduite
en chinois au début des années 1980.
La maturité sous le signe du réalisme magique
Un réalisme magique "tibétanisé"
Jusqu’en 1985, les nouvelles de Tashi Dawa restent
empreintes de l’innocence juvénile, un peu
émerveillée, avec laquelle il a découvert le Tibet
en arrivant à Lhassa. Mais, peu à peu, le ton se
fait plus sombre, plus personnel, comme dans « Une
nuit sans étoiles » (《没有星光的夜》),
nouvelle de transition publiée en décembre 1985 dans
un recueil éponyme de nouvelles d’auteurs de
différentes nationalités
[4].
A partir de 1985, on voit apparaître le surnaturel
dans ses récits, comme mode narratif permettant de
rendre la réalité tibétaine en rompant la perception
usuelle de l’espace et du temps, avec des structures
narratives souvent cycliques. Mais, comme il l’a
affirmé à maintes reprises, il ne s’agit pas d’une
simple imitation.
En fait,
si le réalisme magique latino-américain a été adopté
Une nuit sans étoiles (recueil
déc.1985)
– sous une forme
personnalisée - par Tashi Dawa, mais aussi par d’autres
écrivains tibétains au même moment, c’est de manière tout à
fait naturelle, parce que la réalité tibétaine correspondait
à celle qui avait suscité l’émergence du réalisme magique en
Amérique latine, avec des phénomènes très semblables de
syncrétisme des croyances religieuses et d’expérience de
traumatismes politiques entraînant des identités éclatées. A
cela s’ajoute le même mélange, dans les deux cas, de
littérature populaire orale et de techniques narratives
importées[5].
C’est parce que le narrateur/écrivain observe la réalité du
terrain avec le regard d’un étranger que cette réalité lui
apparaît mystérieuse, « magique »
[6].
Et plus il pénètre dans cette réalité, plus elle semble
incompréhensible, inexplicable, plus elle apparaît irréductible
à la logique, comme une sorte d’illusion fantasmée proche, pour
des raisons analogues, du « réalisme hallucinatoire » de
Mo Yan (莫言)
ou encore du « mythoréalisme » de Yan
Lianke (阎连科).
L’âme attachée à une corde de cuir
Tibet, une âme attachée à une corde
de cuir
(en chinois)
C’est la nouvelle « Tibet, une âme
attachée à une corde de cuir » (《西藏,系在皮绳结上的魂》),
publiée en 1986, qui marque le tournant vers le
réalisme magique dans l’œuvre de Tashi Dawa. Elle a
été couronnée du « prix d’excellence des nouvelles
de l’ensemble de la nation » (全国优秀短篇奖)
par le 8ème Congrès de l’Association des
écrivains chinois.
Qiong (琼)
est une jeune fille qui a vécu toute sa vie dans une
maison isolée avec son père dans la montagne. Un
jour passe un inconnu avec lequel elle part sans
autre forme de procès. Ce Tabei (塔贝)
est en route vers une destination mystérieuse, la
fameuse terre bouddhiste de Shambala (“香巴拉”).
C’est une quête d’une utopie qui pourrait aussi bien
être le communisme que le bouddhisme, un voyage sans
fin pendant lequel Qiong fait des nœuds à la corde
attachée à sa ceinture pour tenter de garder trace
du nombre de jours qui passent.
Mais Tabei n’est pas armé pour affronter la
modernité, il est condamné. Celle qui survit est
Qiong, qui n’est pas attirée par la perspective
d’une joie éternelle dans un paradis quel qu’il
soit, mais plutôt par les joies immédiates et bien
concrètes de la vie moderne.
Tashi Dawa offre une réflexion pleine d’humour sur
sa propre écriture romanesque, en dénonçant
ironiquement un auteur incapable de créer un héros
socialiste apte à survivre dans le monde moderne, et
obligé de recréer son personnage féminin en le
libérant de ses « nœuds » (nœuds du temps et de la
tradition), pour lui permettre de s’adapter au monde
moderne.
L’invitation du siècle
une âme attachée à une corde de cuir,
traduction en tibétain
Deux ans plus tard, « L’invitation du siècle » (《世纪之邀》)
marque une étape supplémentaire, en ajoutant à l’indétermination
spatio-temporelle du récit une structure circulaire calquée sur
celle des réincarnations.
Un médecin tibétain quitte son domicile, dans une grande ville
qui est peut-être Lhassa, mais peut-être pas, pour répondre à
une invitation au mariage d’un ami. Il part à pied, ce qui nous
vaut un trait d’humour sur la pensée traditionnelle tibétaine :
le jeune médecin regrette de ne pas avoir pris sa bicyclette, la
roue étant plus rapide que les pieds pour avancer, or,
justement, la roue du Dharma est un élément clé de la pensée
tibétaine, mais les Tibétains ont été incapables de traduire le
concept en termes pratiques, et ont été tout étonnés quand ils
ont vu la première voiture dans les rues de Lhassa en 1907…
Marchant à pied, c’est donc au bout d’un long périple qui lui
fait quitter la ville, que Sangye se retrouve à la campagne,
dans le village natal de son ami, mais dans un autre espace
temporel : celui de la jeunesse de son ami. Or, fils d’une noble
famille, celui-ci a été condamné à la prison, et tout le village
l’attend pour le conduire à la cellule qui a été construite pour
lui.
Or, quand il arrive au village, l’ami est redevenu enfant, et en
voie de régression vers l’état de fœtus : il finit par
réintégrer le ventre d’une femme, dans le but d’être réincarné
une cinquantaine d’année plus tard, en espérant que les temps
auront changé et que le monde sera meilleur. En attendant, c’est
Sangye qui doit prendre sa place en prison : il reste piégé dans
le passé. L’image du Tibet est en filigrane là-derrière : dans
la conception bouddhiste du dharma, le progrès n’a pas sa
place ; l’histoire n’est pas linéaire mais tourne en rond.
Structure narrative cyclique comme les réincarnations
Cette structure cyclique, qui part du réalisme magique pour le
dépasser, se retrouve dans plusieurs des nouvelles
postérieures ; c’est souvent le signe d’un destin inéluctable,
qui force les enfants à revivre les tragédies de leurs parents,
et en particulier à assumer la charge des vengeances imposées
par la tradition.
C’est le cas dansla nouvelle « La splendeur des chevaux du
vent » (《风马之耀》),
initialement publiée en septembre 1987 dans Littérature du
Tibet, comme, d’ailleurs, dans celle de 1985 « Une nuit sans
étoiles » (《没有星光的夜》).
Dans cette dernière nouvelle, traitée dans un style réaliste, un
« vagabond » vient venger son père en tuant Agebu (阿格布)
qu’il a passé dix ans à chercher. Mais Agebu décide de ne pas
lutter, et se prosterne devant le vagabond pour tenter de rompre
le cercle fatidique des vengeances. Pourtant, l’homme sera
poignardé quand il repartira, par un tueur anonyme qui est sans
doute l’épouse d’Agebu, soucieuse de remplir à sa place le
devoir héréditaire auquel il s’est soustrait.
Il n’y a pas de progrès possible dans une histoire vouée à se
répéter, pas d’issue au cycle du temps et de l’histoire. Mais le
sujet est traité de façon beaucoup plus subtile dans « La
splendeur des chevaux du vent » où le style tient autant de
l’absurde que du réalisme magique.
La nouvelle s’ouvre sur une description apocalyptique d’un
campement nauséabond et fangeux, peuplé de monstres, de
sorcières et de voleurs, comme une vision cauchemardesque de la
réalité tibétaine du moment.
Le personnage principal, un khampa, est à la recherche d’un
certain Sonam Rigdzin, dont la famille est l’ennemie ancestrale
de la sienne et qu’il doit tuer pour venger le meurtre de son
propre père par le père de Sonam. Mais l’identité de celui-ci
est incertaine, comme est incertaine le lieu où il se trouve, et
finalement le fait qu’il soit mort ou qu’il ait été tué. La
vengeance, dans ces conditions, prend un aspect irréel, de même
que le procès du meurtrier et son exécution finale, qui n’a
peut-être pas eu lieu…
[7]
Question de la perception de l’histoire
Tibet, les années cachées
La perception spatio-temporelle est constamment
remise en cause dans les nouvelles de Tashi Dawa. Il
a étendu ce flou à la conception de l’histoire, dans
la nouvelle « Tibet, les années cachées » (《西藏,隐秘岁月》)
qui fait partie de la série publiée après « L’âme
attachée à une corde
de cuir », mais qui est plus
longue que les autres.
Divisée en
trois parties correspondant à trois périodes
historiques, elle couvrel’histoire de la majeure
partie du 20ème siècle, mais en omettant
deux épisodes historiques fondamentaux :
l’expédition britannique du colonel Younghusband à
Lhassa en 1903-1904 et les années 1951-52 de la
« libération pacifique » du Tibet par la Chine.
C’est cette omission qui est évoquée dans le titre :
ce sont les années secrètes, les années cachées
[8].
Chacune des trois parties, située dans une région montagneuse
éloignée et isolée du Gokam, raconte l’histoire d’une femme
nommée Tsering Gyamos, mais il y a trois Tsering Gyamos,
représentant trois générations. Ce sont en fait trois
incarnations de la même personne. On a donc à nouveau un jeu
complexe sur le temps et l’identité.
Retournements inattendus, narrations ouvertes
Outre le jeu subtil sur la perception du temps et le flou sur
les questions identitaires qui renvoient à l’identité hybride de
Tashi Dawa lui-même, ses nouvelles sont pleines de retournements
inattendus et illogiques et d’événements inexplicables, comme
dans « Devant la maison jaune » (《黄房子前面》).
Dans cette nouvelle, le personnage principal est obsédé par
l’histoire de la « maison jaune » où le 6ème Dalai
Lama, auteur des premiers et plus beaux poèmes d’amour de la
littérature tibétaine, est réputé avoir vécu. Ses deux
compagnons sont typiques de Lhassa : une vieille femme qui fait
chaque jour le tour du Barkhor, et le soir regarde des
feuilletons télévisés de Hong Kong, et un jeune tailleur de
pierre qui grave des sutras et des prières sur des tablettes de
pierre. Ils semblent tous deux mystérieusement liés au 6ème
Dalai Lama, mais sans vouloir révéler leurs secrets.
Comme dans beaucoup d’autres récits de Tashi Dawa, la fin est
ouverte, et invite à diverses lectures et interprétations. La
nouvelle est comme couverte d’un voile à travers lequel ne peut
être devinée qu’une partie de la réalité.
Humour
Autre caractéristique de Tashi Dawa : son humour. L’un
des passages les plus drôles de ses nouvelles est celui
de « La splendeur des chevaux du vent » où il ironise
sur les liens qu’on lui attribue régulièrement avec la
littérature latino-américaine.
Dans ce récit, le personnage principal à la recherche de
l’introuvable et élusif Sonam Rigdzin pour accomplir sa
mission de vengeance paternelle pense l’avoir trouvé
dans un bar dont il est fasciné par
Acteur dans un film de Ma Yuan (2004)
l’enseigne au néon, d’abord, puis par une plaque gravée sur le
mur : elle comporte en effet des caractères d’une langue
étrangère mystérieuse.
Le mystère est dévoilé vers la fin du récit, grâce à la femme du
médecin légiste, qui est interprète : il s’agit d’une adresse en
espagnol renvoyant au nom d’un bar du Callao, le port dans la
banlieue de Lima, au Pérou…. Comme si le meurtre rituel de la
nouvelle se passait dans cette lointaine contrée et lui ajoutait
une note supplémentaire de mystère, une aura mythique traitée
sur le mode humoristique
[9].
______
Drapeaux de prières bleus
Tashi Dawa a été très vite reconnu comme l’un des
écrivains tibétains d’expression chinoise les plus
prometteurs de la génération arrivée à maturation dans
les années 1980. Il est entré à l’Association des
écrivains de la Région autonome du Tibet (RAT) en août
1985 ; il en est devenu le vice-président en 1989, puis
le président en août 1995.
Pourtant, tout en continuant ses activités au sein de
l’Association, après un unique roman, « Troubles à
Shambala » (《骚动的香巴拉》),
publié en 1993, il a alors cessé d’écrire, pour se
tourner vers l’écriture scénaristique et les production
télévisées et cinématographiques.
Il est cependant revenu vers la littérature en janvier
2000 pour publier des « notes de voyage » : « Drapeaux
de prières bleus sur l’ancienne mer » (《古海蓝经幡》).
Mais ce sont autant des réflexions sur la culture et la
spiritualité tibétaines, un livre « de soupirs sur ce
qui n’est plus » (感叹消失的书).
En 2015 encore, une nouvelle de lui figure dans divers recueils
des meilleures nouvelles de l’année, dont la sélection des
meilleures nouvelles de l’année 2015 de l’Association des
écrivains (2015年中国短篇小说精选),
pp. 166- 173 : « La
voiture enlisée » (《陷车》).
Une nouvelle commencée dix ans auparavant, dit-il…
Scénarios et adaptations cinématographiques
Documentaires et télévision
Tashi Dawa a conçu et produit une dizaine de documentaires pour
la télévision. C’est également lui qui a produit le superbe
documentaire indépendant « N° 16 Barkhor South Street » (《八廓南街16号》),
réalisé par Duan Jinchuan (段锦川),
qui a été primé au festival Cinéma du réel à Paris en 1997
[10].
C’est lui, aussi,qui a conçu et produit, pour la chaîne de
télévision MTV, le spectacle musical diffusé en 1995 : « Dans
l’attente de l’aigle divin » (Xiàngwǎng
shényīng《向往神鹰》).
Il a, en particulier, écrit les paroles de la chanson devenue
célèbre qui en est le thème musical :
在每一天太阳升起的地方,
银色的神鹰来到了古老村庄。...
Chaque jour, à l’endroit où se lève le soleil,
Un aigle argenté venait survoler mon vieux village.
…
La chanson Xiàngwǎng
shényīng
En 1985, sa nouvelle « Basang et ses petits frères et sœurs » (《巴桑和她的弟妹们》)
a été adaptée pour la chaîne de télévision de Chongqing. C’est
l’une de ses nouvelles de style réaliste de la première moitié
des années 1980 qui décrit la vie d’une famille à Lhassa à cette
époque.
Scénarios
A la fin des années 1990, Tashi Dawa s’est tourné
vers le cinéma et a travaillé comme scénariste pour
divers réalisateurs chinois :
-
Scénariste du film de Xie Fei (谢飞)
[11]
« Song of Tibet » (Yeshe Dolma《益西卓玛》)
– prix du meilleur scénario au 20ème
festival du Coq d’or en 2000.
-
Coscénariste avec Tsering Dorje du film réalisé par
Sherwood Hu (胡雪桦)
en 2006 : « Prince of the Himalayas » (《喜玛拉亚王子》),
une adaptation du Hamlet de Shakespeare.
-
Scénariste de « Kailash » (《岗底斯》),
film de la réalisatrice Sun Xiaoru (孙小茹)
sorti en 2007. Le scénario a été primé à Taiwan en
2003.
- Scénariste de deux films de la réalisatrice Dai
Wei (戴玮) :
2008 « Ganglamedo » (《冈拉梅朵》)
ou « Lotus des neiges »
[12]
2011 « Once Upon a Time in Tibet » (《西藏往事》/《那一年在西藏》)
(coscénaristeavec Qing Mu 青牧)
Adaptation cinématographique
2016 : « Soul on a String » (《皮绳上的魂》),
film réalisé par Zhang Yang (张杨)
adapté de « Tibet, une âme attachée
à une corde de cuir » – tournage en avril 2015, présenté en
compétition internationale au festival de cinéma de
Shanghai en juin 2016.
Traductions en français
La Splendeur des chevaux du vent,
quatre récits* traduits du chinois par Bernadette
Rouis, Actes Sud 1990.
* L’invitation du siècle (《世纪之邀》)
/ Tchime homme libre (《自由人契米》)
/ La Splendeur des chevaux du vent (《风马之耀》)
/ La lumière de l’abîme (《旋渊之光》)
Le Mutisme du sage
(dans : Anthologie de nouvelles chinoises, éd. par
Annie Curien, Gallimard/Du monde entier, 1994, pp.
315-21).
Tibet, les années cachées,
trois récits* choisis et trad. du chinois par
Emilienne Daubian. Préface de Nguyen Tai-Luc. Bleu
de Chine 1998.
* Tibet, les années cachées (《西藏,隐秘岁月》)
/ Tibet, une âme ligotée (《西藏,系在皮绳结上的魂》)
/ Un prince en exil (《流放中的少爷》)
Bibliographie
Modern Tibetan Literature and Social Change, ed.
Lauran R. Hartley and Patricia Schiaffini-Vedani,
Duke University Press, 2008.
Chap. 9 The Condor Flies over Tibet : Zhaxi Dawa
and the Significance of Tibetan Magical Realism,
par Patricia Schiaffini-Vedani, pp. 202-224.
Misogyny, Cultural Nihilism & Oppositional Politics
: Contemporary Chinese Experimental Fiction, Tonglin
Liu, Stanford University Press, 1995.Sur
Zhaxi Dawa : pp. 114+
[5]
Pour une analyse approfondie du réalisme magique de
Tashi Dawa, voir The Condor Flies over Tibet :
Zhaxi Dawa and the Significance of Tibetan Magical
Realism,
par Patricia Schiaffini-Vedani, in Modern Tibetan
Literature and Social Change, voir bibliographie.
[6]
Dans sa préface à la traduction en
anglais de nouvelles de Tashi Dawa (« Tales of Tibet,
Sky
Burials, Prayer Wheels, and Wind Horses »),
le critique littéraire tibétain Döndrup Wangbum affirme
que ce prétendu « mystère » du Tibet n’est qu’une
manifestation d’ignorance, et qu’un Tibétain ne pensera
jamais son existence en termes de « mystère ». Döndrup
Wangbum implique que Tashi Dawa présente une image du
Tibet comme « autre » mystérieux, en tirant sa
représentation littéraire vers l’exotisme. Ce faisant,
il entre dans le cadre des représentations courantes du
Tibet dans la littérature chinoise tout en répondant aux
attentes des lecteurs occidentaux.
(Citéin extenso par Steven J. Venturino,
in Where is Tibet in World Literature, p. 6)
[7]
Un personnage semblable de khampa en quête du meurtrier
de son père se retrouve dans la nouvelle de
Tsering
Norbu (次仁罗布)
« The Assassin » (《杀手》),
mais là, le problème du meurtre pour venger le père est
résolu par la compassion.
[8]
La traduction en anglais (The Mysterious
Years) fausse le sens en perpétuant
l’image stéréotypée de mystère liée au Tibet.
[9]
De la même manière, la nouvelle « Une âme ligotée par
une corde de cuir » commence par une référence à la
chanson populaire péruvienne El condor pasa, en
faisant une analogie entre les hautes montagnes de la
cordillère des Andes et celles du sud du Tibet.