Le 5 janvier
2013 est sorti aux éditions Philippe Picquier un recueil
de sept nouvelles tibétaines inédites. Intitulé
« Neige », comme l’une d’entre elles, il est original à
plusieurs égards.
Ce sont des
récits écrits par le réalisateur
Pema Tseden,
chef de file d’un cinéma tibétain aujourd’hui en plein
essor
. Brillant cinéaste, il a d’abord été écrivain, et
publie des nouvelles depuis une vingtaine d’années
maintenant dans diverses revues.
L’une de ses
originalités est que
Pema Tseden
écrit en tibétain et en chinois ; les nouvelles du
présent recueil sont traduites de ces deux langues,
trois du tibétain, par la tibétologue Françoise Robin,
et quatre du chinois par moi-même. La traduction a été
l’occasion d’échanges et de recherches, linguistiques
bien sûr, mais pas seulement, qui ont permis de mieux
comprendre ces textes, de l’intérieur. |
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Nous avons
prolongé notre dialogue à l’occasion de la sortie du
recueil pour en faire ressortir quelques points
essentiels.
Un Tibet
vu de l’intérieur
L’œuvre
littéraire de
Pema Tseden,
comme son œuvre cinématographique, apporte un témoignage
direct sur la réalité tibétaine d’aujourd’hui, hors des
clichés et des idées reçues. C’est un regard de
l’intérieur, une voix sobre et pondérée.
FR : On
soulignera que l’originalité des textes de Pema Tseden,
tout comme ceux des autres écrivains tibétains qui
demeurent inconnus hors de chez eux, est de proposer une
représentation du Tibet d’aujourd’hui dépouillée des
fascinations et des malentendus qui, souvent, entachent
les écrits issus de l’extérieur, notamment de la Chine.
En effet, si les écrivains occidentaux ancrent rarement
leurs récits dans le monde tibétain, nombreux sont les
écrivains chinois à chercher à renouveler leur
inspiration grâce à un Tibet de fantasmagorie, qu’ils
croient connaître mais auxquels ils ne comprennent pas
grand-chose. Les récits de Pema Tseden sont donc les
bienvenus pour nous permettre, effectivement, d’entendre
une voix tibétaine de l’intérieur.
Nouvelles
écrites en tibétain et en chinois
FR : Le
choix des nouvelles a été effectué en accord avec
l’auteur, qui a proposé à chacune de nous les nouvelles
qui lui semblaient les plus pertinentes pour une
traduction en français.
Or, des
différences sont apparues entre les textes écrits en
tibétain et ceux en chinois. Une erreur dans le
sommaire du livre
permet de souligner l’un des points apparu lors de notre
réflexion commune à ce sujet.
La cinquième
nouvelle, "Les dents d’Urgyän", est traduite du chinois
et non du tibétain. Ce pourrait être sans grande
importance, mais masque en fait un point significatif :
sous l’apparence de thèmes différents, il y a en fait
une unité stylistique dans les récits écrits en chinois
: ils sont dans un style réaliste très sobre, avec une
nuance ironique et satirique marquée, qui tranche avec
le style de ceux écrits en tibétain, plus poétiques et
mystérieux, empreints d’un sentiment quasi religieux.
FR : On peut
se demander pourquoi c’est par le truchement de la
langue chinoise que Pema Tseden peut se laisser aller à
l’humour et à la satire : il est certain que, d’un point
de vue simplement numérique, la littérature de langue
chinoise offre une bien plus grande diversité de ton et
d’écriture que la littérature contemporaine en langue
tibétaine. Celle-ci, bien que foisonnante au regard du
nombre de locuteurs, présente une plus grande
homogénéité stylistique, et rares sont les écrivains
tibétains d’expression tibétaine à adopter un ton sobre,
distancié et évitant le lyrisme. On peut imputer cela à
l’influence exercée par l’écriture lyrique de l’écrivain
le plus célèbre de la nouvelle génération, Dondrup Gyal
(1953-1985) (2), elle-même influencée par l’écriture
classique et ornementale (dite nyän-ngak en tibétain)
adoptée en masse par les érudits tibétains à partir du
XIIIe siècle et inspirée de l’écriture poétique
indienne. On peut toutefois penser que, dans les années
à venir, et si l’enseignement du tibétain n’est pas
entravé par des politiques éducatives qui lui sont
contraires, le style que Pema Tseden a adopté en chinois
trouvera des émules parmi les écrivains d’expression
tibétaine.
Les nouvelles
du recueil traduites du chinois sont des tableaux
vivants, actuels, dépeignant des tranches de vie
quotidienne, réalistes bien que sortis tout droit de
l’imagination de l’auteur ; c’est sous le réalisme
apparent qu’affleure la satire, et que perce la
réflexion. Les nouvelles traduites du tibétain, en
regard, sont plutôt des histoires où l’imaginaire est
roi, un imaginaire riche de tout un substrat culturel et
mythique, la plus complexe et la plus subtile étant sans
doute « L’interview d’Aku Thöpa » qui analyse, sur fond
d’histoire récente, comment la perception de la
personnalité d’un homme peut varier en fonction des
récits qu’en font les gens de son entourage.
FR : Cette
dernière nouvelle pose la question de la vérité, du
témoignage, du récit et de la parole et pourrait être
rapprochée de Rashomon (A. Kurosawa), où un même
événement est raconté de manières si différentes par les
divers témoins que le spectateur ne sait plus qui
croire. Elle est également la seule à décrire les dégâts
causés à la culture tibétaine pendant la Révolution
culturelle. Les deux autres ("Neige" et "Des hommes et
un chien") flirtent avec le fantastique et sont ancrées
elles aussi dans un monde tibétain traditionnel, où la
Chine est peu présente.
Pema Tseden
s’est expliqué sur ces divergences : il ne s’agit pas
d’une différence thématique et stylistique liée à la
langue d’écriture, mais d’une évolution dans le temps,
les nouvelles écrites en chinois qu’il a sélectionnées
pour le recueil témoignant d’une orientation plus
récente.
FR : Les
dernières nouvelles ont été publiées en 2011 et 2012, en
langue chinoise, et Pema Tseden n’a pas écrit en
tibétain depuis quelques années. Ceci peut s’expliquer
par le fait qu’il vit depuis plusieurs années à Pékin,
pour des raisons professionnelles, et que ses lectures
littéraires sont principalement en langue chinoise.
On a donc
ainsi, en quelque sorte, le reflet de l’évolution de la
pensée de l’auteur.
FR :
de
la pensée
et
des influences littéraires de l’auteur.
Et c’est une
évolution dont on peut trouver un écho dans son œuvre
cinématographique. C’est donc doublement intéressant.
Il faut
cependant souligner qu’il n’y a pas, chez Pema Tseden,
de lien direct entre l’écriture de ses nouvelles et la
réalisation de ses films. La seule nouvelle en lien avec
l’un de ses films est « A la recherche de Drime Kunden »
(《寻找援智美更登》),
mais elle a été écrite après le film, comme une sorte
d’agenda du tournage
.
Recherche
intérieure et sentiment religieux
En fait,
l’écriture répond chez lui à un besoin d’expression
personnelle qui rejoint une quête intime empreinte d’un
certain mysticisme, une quête de vérité, de paix et de
pureté. Il s’en est expliqué dans un court texte écrit
pour servir de préface au recueil :
我们的内心和身体总是被纷繁的世事包围,得不到片刻的宁静。有时候得到一份宁静甚至成了一种奢望。
对于我来说,写作就是找到内心和身体宁静的一种方法。
小说创作尤为如此。
当你进入一种写作的绝佳状态,你的身体和内心就会伴随一种奇妙的节奏慢慢地放松下来,然后你也进入了你故事
中那些人物的内心世界。
我相信自己的内心深处有一个地方是宁静的,我愿意保持那份宁静,写下更多自己喜欢的文字。
Nous vivons
corps et âme emportés dans un constant maelstrom
d’événements divers sans réussir à obtenir le moindre
moment de paix. Avoir ne serait-ce qu’un instant de
tranquillité relève parfois de l’espoir le plus insensé.
Ecrire est
pour moi un moyen de parvenir à cette paix tant désirée
du corps et de l’esprit.
Ma création
littéraire s’explique donc essentiellement ainsi.
En
écrivant, on accède à une sorte d’état suprême où le
corps et l’esprit prennent un rythme d’une lenteur
merveilleuse qui permet de se détendre peu à peu ; on
peut alors pénétrer dans le monde intérieur des
personnages de l’histoire que l’on veut conter.
Je sens
qu’il existe au fond de moi un espace de paix, et comme
je tiens à le préserver, je vais continuer à écrire ces
récits que j’aime tant.
Il m’a ensuite
envoyé la précision suivante qui ne figure pas dans le
livre :
对于我来说写作有点类似宗教的感觉,可以抛开很多杂念。有时候电影反而不能做得那么纯粹。所以我更喜欢文学的感觉。
Je ressens
en écrivant un sentiment qui tient un peu du religieux,
et où affleurent les idées les plus diverses. Parfois,
le cinéma, lui, ne peut pas parvenir à tant de pureté.
C’est pourquoi je préfère de beaucoup le sentiment donné
par l’écriture.
Post-scriptum
FR : Une
dernière précision : plusieurs nouvelles de Pema Tseden
ont été traduites ou sont en cours de traduction aux
Etats-Unis et au Japon. C’est toutefois en France que le
premier recueil traduit a paru et on doit ici remercier
Philippe Picquier pour l’enthousiasme dont il a fait
preuve quand nous lui avons envoyé notre manuscrit, et
pour son audace éditoriale. Il rejoint ainsi Bleu de
Chine, premier éditeur en France à avoir « osé » publier
de la littérature contemporaine traduite du tibétain.
A lire en
complément
La première
nouvelle, traduite du chinois : Tharlo (《塔洛》)
http://www.editions-picquier.fr/medias/cat_1356096392_2.pdf
La nouvelle
La couleur de
la mort 《死亡的颜色》
(texte chinois, traduction révisée partielle et synthèse
des passages non traduits)
Nouvelle
publiée en chinois dans le magazine littéraire Fang Cao,
troisième numéro [mai-juin] de 2013 (芳草·文学杂志2013年第03期).
Traduction en français publiée dans le magazine Books n°
46, août 2013.
Un article de Bruce Humes, spécialiste de littérature
non Han en Chine, qui fait un parallèle entre les
nouvelles de Pema Tseden et celles de l’écrivain
ouighour Alat Asem : « Chinese Bilingual Writers :
Narrative with a Difference »
http://www.bruce-humes.com/?p=8407
Bibliographie
Tharlo,
short story and film script |
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Tharlo, short story and film script, edited
with critical introduction by Jessica Yeung
and Wai-ping Yau, MCCM Creations, University
Museum and Art Gallery, the University of
Hong Kong, 2017, 270 p. 62 illustrations.
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