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VI - LA MONTÉE EN AUDACE DES ÉCRIVAINS TIBÉTAINS ET L'ÉVOLUTION
DU CHAMP LITTÉRAIRE DE LANGUE TIBÉTAINE (1980-2014)
par
Mme Françoise ROBIN,
professeure de langue et littérature tibétaines à l'Institut
national des Langues et Civilisations Orientales, Asies
(Communication lors de la journée d’information sur le Tibet au
Palais du Luxembourg, le 23 juin 2015)
A. PRÉAMBULE
La
production culturelle et, plus précisément, littéraire en langue
tibétaine au sein de la République populaire de Chine offre un
double visage selon l'angle d'observation adopté.
En
effet, d'une part, le discours officiel de l'exil et des
associations pro-tibétaines déplore depuis de nombreuses
années la mise à mal, voire la mort, de la langue et de la
culture tibétaines. Jusque dans les années 2000, toute
publication tibétaine émanant de la République populaire de
Chine était pour l'exil, entachée du « soupçon d'accointance
idéologique », pour reprendre une expression utilisée par V.
Platini pour décrire la méfiance avec laquelle on a longtemps
considéré la production littéraire et culturelle du IIIème Reich33(*).
Si cela était avéré, il serait proprement impossible d'imaginer
ne serait-ce que l'existence d'une littérature tibétaine digne
d'intérêt. La sphère culturelle ne serait qu'une coquille
sinisée au mieux, et pour les plus pessimistes, totalement vidée
de sa substance.
D'autre part, l'État chinois proclame ses annonces
triomphantes : le taux de scolarisation des Tibétains serait au
plus haut (il frôlerait les 99%, selon les statistiques
officielles, ce qui est impensable quand on connaît le terrain
tibétain) et la culture tibétaine n'aurait jamais été si bien
protégée ni florissante. La preuve en serait les manifestations
culturelles tibétaines qui se multiplient sur le territoire
chinois, expositions qui agrémentent la grisaille des mégapoles
chinoises en leur apportant une dose d'endo-exotisme. Ainsi les
troupes de danse et d'opéra tibétain qui se produisent sur les
scènes de tout le pays et prouvent l'état de santé éclatant des
arts du spectacle, tout en renforçant un préjugé chinois Han
bien ancré, selon lequel la sphère d'excellence des
« minorités » de la République populaire de Chine est, sans
conteste, le chant et la danse folkloriques, c'est-à-dire les
techniques du corps, laissant celles de l'intellect à des
populations plus raffinées et « civilisées » ; multiples
éditions et rééditions officielles de l'Épopée de Gesar, le
grand héros national tibétain dont la geste narre les exploits
semi-légendaires au fil de plus de cent épisodes, dont certains
comptent plusieurs centaines de pages. L'ouverture d'un réseau
de librairies dans les zones rurales de la Région autonome du
Tibet (RAT), récemment annoncée, serait un autre signe que la
littérature, l'écriture, le livre et la lecture se portent bien
et touchent même des populations jusque-là peu sensibles à ce
type de production.
Dans
la question très controversée du Tibet, on le voit, chaque pôle
a son horizon d'attente idéologique et donc son ordre du jour :
d'un côté dénoncer la mort programmée de la culture tibétaine,
voire un génocide culturel, et de l'autre célébrer les réussites
éclatantes de l'intégration du Tibet à la Chine, libération et
développement matériel s'unissant pour aboutir, par une alchimie
dont le Parti communiste a le secret, à un épanouissement
culturel et par là-même, littéraire.
Qui
croire ? Que croire ? En réalité, la situation est
beaucoup plus contrastée que veulent le dire tant les militants
pro-tibétains que l'État chinois. Malgré leur opposition
quasiment irréconciliable, les deux positions ici
esquissées partagent un point commun : celui de présenter les
principaux intéressés (c'est-à-dire les artistes, écrivains,
créateurs tibétains) comme des êtres passifs incapables de
réaction. Entre l'État chinois exterminateur selon les voix de
l'exil ou des militants pro-tibétains, ou l'État chinois
développeur et salvateur, comme celui-ci aime à se présenter, il
n'est laissé aucun rôle aux écrivains tibétains autre que celui
de victime ou de bénéficiaire.
Ces
deux positions doivent être rejetées, pour deux raisons :
d'une part, elles ne résistent pas à l'observation et sont
simplificatrices, et d'autre part, elles réduisent les écrivains
et acteurs culturels tibétains à n'être que des pantins, privés
de la possibilité d'opérer des choix, de dire non, de détourner
certaines directives à leur avantage, d'inventer des nouvelles
formes de création, de chercher les interstices de liberté
possible dans un contexte d'État policier. J'en veux pour preuve
la santé et l'audace des chanteurs populaires tibétains, qui
travaillent souvent en tandem avec des poètes pour les textes.
Ainsi, lors du Gala télévisé 2014 de Nouvel an sur la chaîne
publique de télévision en langue tibétaine de la province du
Qinghai, la chanteuse Tsewang Lhamo a eu le courage d'interpréter
une chanson intitulée « Pour vous », qui est adressée sans
aucune ambiguïté au dalaï-lama, désigné sous son épithète
déférente de « Joyau qui exauce les désirs » (yidbzhinnor bu).
Si, sur la scène publique, une telle audace est possible (audace
dont il serait intéressant de décrypter les tractations et les
enchaînements de décisions qui l'ont rendue possible), on peut
supposer que la sphère littéraire, moins visible du grand public
que celle des médias, et donc moins exposée, n'est pas en reste
et propose des textes tout aussi osés, pour qui sait les lire.
Et c'est de plus en plus le cas, comme nous allons le voir en
dressant un panorama de l'évolution de la scène littéraire
tibétaine en Chine depuis 1980.
On
comprendra, en effet, à l'issue de cet exposé que, loin d'être
le marasme annoncé, la situation actuelle prête plutôt à un
optimisme mitigé, ou un pessimisme raisonné. Qu'on ne se
méprenne pas : il ne s'agit pas ici de relayer un discours de
l'État chinois, mais de décrire aussi finement et fidèlement que
possible, dans ses grands traits, l'évolution du champ
littéraire (écrivains, éditeurs, lecteurs, styles) à partir
d'une observation de longue durée. Nous verrons que la scène
littéraire présente une palette variée d'attitudes créatrices, allant
d'actes de résilience voire de résistance, à la défaite et la
censure.
Avant de dresser le bilan de plus de trois décennies de
littérature, il convient de procéder aussi à quelques rappels,
fournissant des éléments importants pour observer et comprendre
la scène littéraire d'aujourd'hui. Tout d'abord, le Tibet a
développé une des plus prestigieuses littératures d'Asie, avec
la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée. En effet, malgré une
population réduite (six millions d'habitants aujourd'hui), il a
édifié une civilisation de l'écrit dont l'ampleur est mal
évaluée par les personnes qui ignorent le tibétain, mais dont
tous les Tibétains, et surtout les écrivains confirmés ou
amateurs, ont souvent conscience -- tout en étant coupée d'elle,
puisqu'elle est essentiellement religieuse. Le bouddhisme et,
dans une moindre mesure, le Bön34(*),
jouent en effet un rôle décisif dans l'édification de la
civilisation tibétaine. Ces traditions spirituelles sont certes
basées sur la pratique mais elles sont également ancrées dans la
réflexion et l'érudition lettrée. Puisque l'activité littéraire
est depuis plusieurs siècles une composante centrale des couches
éduquées de la population, valorisée par l'élite et donc source
de distinction au sens bourdieusien du terme, il ne fait aucun
doute qu'elle offre donc un angle privilégié et nullement
anecdotique pour mesurer l'état d'un pan important et
constitutif de la civilisation tibétaine actuelle.
Par
ailleurs, il faut rappeler ici que la composition et la
diffusion de cette littérature s'inscrivent dans un cadre
général politique autoritaire, jamais favorable à un plein
épanouissement de l'expression littéraire mais qui force les
créateurs à l'ingéniosité. Enfin, troisième rappel pour bien
contextualiser la création littéraire de langue tibétaine en
Chine, la population tibétaine y est considérée comme une
« minorité » problématique. En effet, l'intégration des
Tibétains à la Chine, depuis soixante ans, a donné lieu à des
crises et des affrontements, ou des manifestations de désaccord,
qui remettent régulièrement en question la légitimité du
gouvernement chinois à administrer les affaires tibétaines. De
plus en plus, dès qu'émergent des initiatives visant à mettre en
avant une affirmation identitaire tibétaine, elles peuvent être
interprétées comme de potentielles sources d'incitation au
« séparatisme ». Or, la littérature de langue tibétaine
n'est-elle pas, par son essence même, déclaration d'expression
identitaire singulière, et finalement, politique ? Comme l'écrit
Pascale Casanova dans La République des Lettres : « la
langue n'est pas un outil littérairement autonome, mais un
instrument toujours déjà politique »35(*).
B. LES TROIS PÉRIODES DE LA LITTÉRATURE TIBÉTAINE
Sur
le plan de la littérature, on peut diviser les années
1980 à 2014 en trois grandes périodes qui ne se superposent pas
forcément au découpage ou à la temporalité politique :
1980-1995, 1995-2005 et, enfin, depuis 2005.
1. La renaissance après l'époque maoïste : des années 1980 au
milieu des années 1990
La
Révolution culturelle s'est récemment achevée. Même si nous ne
disposons que de peu d'éléments précis et que nous ne pouvons
esquisser que schématiquement la situation d'alors, nous pouvons
affirmer que de nombreux érudits traditionnels, c'est-à-dire des
religieux principalement, ont été les premières victimes de la
folie de l'époque maoïste. Ceux qui ont survécu n'ont qu'une
priorité : transmettre leurs connaissances.
Or,
l'État chinois avait commencé dès les années 1950 à mettre en
place une politique d'éducation de ses « minorités », au
travers, entre autres, d'un réseau d'établissements scolaires,
du primaire à l'université, qui avaient pour vocation de
produire des citoyens modernes, politisés et civilisés, selon
les critères de l'époque. Cette mission civilisatrice était
inspirée par les politiques soviétiques des « minorités »,
telles qu'elles avaient été pratiquées dans l'URSS entre 1923 et
1939, politiques qui avaient permis à l'historien Terry Martin
de parler de « l'empire de la discrimination positive » (affirmative
action empire) pour décrire ce système. Ainsi, au sein de la
jeune République populaire de Chine, et dans l'espoir d'un
avènement plus rapide d'une société socialiste unie malgré les
différences ethniques, la langue tibétaine fut officiellement
encouragée dans les années 1950 : quatre maisons d'édition en
langue tibétaine furent fondées, des journaux en langue
tibétaine se mirent à paraître dans les moindres préfectures
autonomes nouvellement créées, des centaines d'ouvrages en
langue tibétaine parurent, parmi lesquels des textes à teneur
politique (socialistes, communistes, maoïstes) certes mais aussi
des impressions sous format « occidental » de textes littéraires
traditionnels (versions narratives des grands opéras tibétains,
épopée, contes, quelques livres pour enfants, recueils et
manuels de poésie classique tibétaine, etc.).
Si
l'agenda était ouvertement politique, on ne peut nier que cette
décennie fut, jusqu'au tournant fatal des années 1958 et 1959,
favorable à la diffusion de l'écriture tibétaine d'un
point de vue quantitatif, notamment grâce au progrès
technique que représentait le passage de la xylogravure à
l'imprimerie mobile. Cependant, il en était autrement d'un point
de vue qualitatif. Presque aucune création littéraire
propre n'est à noter à cette époque, à l'exception de poèmes
louant le nouveau régime, poèmes mêlant versification et tropes
classiques à un contenu radicalement nouveau. Ces poèmes n'ont
pas laissé de grands souvenirs et ne sont même pas repris dans
les anthologies publiées depuis. Les calamiteuses années 1960 et
1970 entraînèrent de très lourdes pertes humaines, patrimoniales
et de savoir, ainsi qu'un arrêt brusque des politiques
favorables à l'épanouissement de cultures « minoritaires » fortes.
En effet, l'heure était à la surpolitisation qui faisait fi de
toute considération ethnique, ne se concentrant que sur le
problème de la lutte des classes.
Il
s'ensuit qu'avec la fin de l'époque maoïste et l'ouverture
relative au monde (fin des années 1970), la Chine retrouva un
semblant de normalité. Il fallut tout rebâtir. Les érudits
traditionnels qui avaient survécu à parfois près de deux
décennies de geôle chinoise furent sollicités par les autorités
bien en peine de relancer une machine éducative et culturelle
qui avait été figée, sinon détruite, pendant vingt ans. Ils
trouvèrent donc leur place et furent incorporés dans les
établissements scolaires, universitaires, ou culturels, qui
refleurirent alors. Là, ils formèrent des jeunes Tibétains nés
pendant l'époque maoïste, entre 1955 et 1970. Ce fut la première
génération d'écrivains tibétains : Döndrubgyäl,
Ju Kälzang, Jangbu, Tsering Döndrub pour ne citer que les plus
célèbres et ceux dont la notoriété reste vivace. Notons la
rareté des femmes qui, quand elles écrivaient, hésitaient
toutefois à dévoiler ou mettre en avant leur identité féminine36(*).
De plus, à cette première époque, on relève une domination de la
scène littéraire à Lhassa ou au Tibet central (Shigatsé,
Gyantsé) ou au Changthang (Nagchu). Parmi ces nouveaux
écrivains, peu d'entre eux toutefois, comme nous allons le voir,
poursuivirent une carrière littéraire au-delà de la décennie
1980. Le journal littéraire phare de cette époque était
« Littérature et art du Tibet », publié à Lhassa, fondé
en 1980. Cette revue, et d'autres encore, publiaient des écrits
très encadrés. Outre ces revues officielles et intégralement
financées par les deniers publics, des maisons d'édition d'État
publiaient des textes littéraires également approuvés par les
autorités politico-culturelles, et celles-ci attribuaient des
prix littéraires officiels.
Les
auteurs littéraires de la première période, où dominaient les
auteurs du Tibet central, étaient relativement cornaqués par
l'État. On pourrait cyniquement balayer tout ce champ d'un
revers de main. La réalité est plus contrastée : l'État
chinois encouragea les écrivains tibétains à produire des textes
nouveaux, où se reflétait le Tibet nouveau. Il faisait ainsi,
d'une part, amende honorable pour les vingt années qui venaient
de s'écouler et où la tradition et la civilisation tibétaines
avaient été mises à mal ; d'autre part, il avait foi en ce qu'il
considérait et considère toujours comme sa mission civilisatrice
et légitime, l'avènement du socialisme au Tibet, sous la
conduite éclairée de la Chine ; enfin, il adhérait toujours à
une vision à la soviétique du traitement culturel et littéraire
des « ethnies minoritaires ».
Par
ailleurs, certains thèmes étaient plus favorisés que d'autres :
les premiers écrits poétiques ou de fiction, au début des années
1980, relayaient souvent la rhétorique officielle. Ils
privilégiaient les sujets tels que la dénonciation de l'ancien
« système féodal », la glorification de la « Libération », la
condamnation du mariage arrangé, la célébration de l'éducation
laïque et de la science, et la mise au pilori des
« superstitions ». Ces textes, souvent, « donnent l'image
d'un monde tel que les puissants souhaitent que nous nous le
représentions », pour reprendre une citation de la
Fabrique du consentement de Chomsky et Herman (cité par
Bouveresse 2011 : 11). Cette scène littéraire était, autrement
dit, relativement soumise : elle vivait à travers l'État par le
biais de relais locaux, qui lui insufflaient les moyens
matériels et logistiques de son existence.
Mais, très vite, en parallèle d'une scène littéraire assez
obéissante, on voit apparaître des thèmes qui n'étaient pas
prévus ou envisagés, ou plutôt on remarque d'éloquents silences.
C'est ainsi que de nombreux poètes vantent la beauté et la
singularité du Tibet sans passer par la case obligée de
célébration de l'entente sino-tibétaine ou du progrès apporté
par le Parti communiste.
En
outre, c'est dans cette période que des éléments typiques de la
modernité littéraire font leur apparition -- la poésie en vers
libres en 1983 (Döndrupgyäl, « La cascade de la jeunesse »)
et le roman réaliste en 1985 (Langdün Päljor, La turquoise de
tête, 1985). On peut donc caractériser cette première
génération comme une génération sage dans le fond mais qui fut
audacieuse ou novatrice sur la forme.
2. Un déclin relatif en Région autonome du Tibet mais une
floraison en Amdo : du milieu des années 1990 au milieu des
années 2000
La
deuxième période commence en 1995 environ. Elle se
caractérise par deux mouvements parallèles : le graduel
délabrement de la scène littéraire en Région autonome du Tibet
et l'avènement d'une jeune génération d'écrivains en Amdo. Cette
évolution peut être expliquée, au moins en partie, par des
changements dans quatre domaines.
S'agissant de l'éducation, à partir de 1984, le système
scolaire de la RAT cesse de former en tibétain ses futures
élites. En effet, les élèves les plus talentueux sont envoyés
dans des écoles ou classes délocalisées, hors de la RAT, à
partir du collège. Là, le tibétain est au mieux une langue
secondaire et cette élite est coupée de son fonds culturel,
humain et linguistique tibétain. Elle est en voie
d'acculturation en raison de cette politique de déracinement
scolaire. Par ailleurs, et toujours en Région autonome du Tibet,
le tibétain comme langue d'enseignement est cantonné au primaire
-- le chinois prend le relais à partir du collège. Par
contraste, au-delà de la RAT, notamment en Amdo, il est toujours
possible pour un(e) jeune Tibétain(e) de poursuivre ses études
au collège ou au lycée avec la langue tibétaine comme langue
d'enseignement, terreau linguistique des écrivains du futur,
sans compter que les meilleurs élèves ne sont pas envoyés dans
ces écoles délocalisées, mais restent sur place. Une conséquence
de cette situation différenciée est que, dès le milieu des
années 1990, le réservoir de jeunes personnes capables de
composer de la littérature en tibétain en RAT se tarit
-- comment développer des capacités propices à l'écriture quand
on a arrêté d'écrire et de lire dans sa propre langue à partir
de l'âge de 12 ans ?
En
matière politique, les manifestations tibétaines de 1987-1989
ayant principalement secoué Lhassa, la RAT est placée sous
surveillance accrue. En 1992, le haut cadre communiste, qui
respecte scrupuleusement la ligne officielle, Chen Kuaiyuan est
nommé secrétaire du Parti communiste chinois de la RAT pour
reprendre le contrôle sur la région rebelle. Sous sa mandature,
la priorité est donnée au développement économique, envisagé
comme antidote à la grande fidélité des Tibétains à leur
religion et à la culture et, in fine, au dalaï-lama. Chen
encourage par ailleurs des politiques culturelles qui font peu
de place à la langue et à la culture tibétaines, toujours
susceptibles de nourrir un sentiment identitaire ethnique
singulier. En résumé, le gouvernement chinois inaugure une
politique de développement à marche forcée doublée
d'assimilationnisme, qui succède à la politique jusqu'alors en
place, politique qui misait sur l'accommodement aux conditions
locales et la cohabitation de plusieurs cultures à forte
identité au sein d'une même Chine. Hors de la RAT, en revanche,
la vie continue peu ou prou comme avant.
Quant à l'économie, Deng Xiaoping lance officiellement la
politique de « socialisme de marché » en 1992. Cette
libéralisation signifie que les entreprises chinoises,
jusqu'alors l'exclusive propriété d'organes d'État, peuvent
s'ouvrir aux capitaux privés et qu'elles sont fortement
encouragées à chercher le profit. Dans le domaine qui nous
intéresse ici, les magazines littéraires subissent cette
ouverture de plein fouet, puisque le désinvestissement de l'État
n'est pas compensé par de forts investissements du privé, car
les promesses de gain sont trop minimes. Mais dans les zones de
« minorités », notamment au Tibet, cette politique de
désengagement financier de l'État reste toute relative, ce qui
signifie que les titres de la presse tibétaine continuent à
paraître, même sans espoir aucun de rentabilité. De plus, la
législation permet dorénavant de lancer des magazines privés.
Les hommes et femmes de lettres tibétains s'engouffrent dans la
brèche : s'appuyant sur la pratique pluriséculaire du mécénat,
ils ne tardent pas à lancer des magazines culturels et
littéraires « indépendants », déliés de toute obligation
d'autorisation ou de soutien des tutelles culturelles et
littéraires. On assiste à un développement sans précédent des
publications de micro-revues, dans des écoles, des universités,
des monastères, jusqu'à Pékin où vivent de nombreux étudiants
tibétains. L'édition privée, sans ISBN, est également
florissante. Bien sûr, cela ne signifie nullement que l'on peut
désormais écrire ce que l'on souhaite, notamment en politique ou
sur des questions sensibles comme celles du statut du Tibet, ou
sur la personne du dalaï-lama. Cependant, les possibilités de
publication se multiplient, dans une ambiance de relative
décontraction hors RAT, ce qui encourage à nouveau l'écriture.
Ces publications privées sont souvent appuyées sur le mécénat,
le don, reprenant un modèle tibétain (chapelain/mécène, mchodyon)
bien éprouvé au long des siècles, mais en l'adaptant au nouveau
monde tibétain. Dans le Tibet des années 1990 et 2000, des laïcs
sponsorisent des laïcs, pour que vivent l'expression et la
création littéraires de langue tibétaine.
Dans
le domaine de la transmission et des modèles, les
écrivains « phares » de la RAT étaient déjà assez âgés quand ils
se sont lancés dans l'écriture dans les années 1980. Dans les
années 1990, ils ont graduellement arrêté l'activité d'écriture,
quand ils ne sont pas morts. Quasiment sans relève, cette
génération ne transmet pas sa passion aux générations suivantes.
Il n'y a plus de modèle de parrain, de père. En revanche,
en Amdo, Jangbu et Tsering Döndrub continuent à écrire. Ils
mettent en avant la vie pastorale en Amdo et sont moins captifs
des impératifs de production idéologique qu'en RAT. Entraînant
dans leur sillon la seconde génération, celle des écrivains
comme
Pema Tseden par exemple, ils encouragent l'accession à la
littérature d'une génération née pendant la Révolution
culturelle et qui arrive à sa maturité intellectuelle à la fin
des années 1980 ou dans les années 1990. Éduquées dans les
années 1980 en tibétain par des personnes confirmées, dans des
établissements scolaires primaires, collèges, lycées,
universités, ces personnes bénéficient d'un environnement
politique moins tendu, où l'État n'est plus omniprésent.
Publiées souvent hors des canaux officiels, elles peuvent
aborder des questions plus sensibles, par exemple celle de la
mémoire traumatisée.
Le
centre de gravité de la production littéraire se déplace donc
clairement en Amdo, vers lequel il faut désormais se tourner
pour découvrir la richesse de la création. Tagbumgyäl, auteur
prolifique de fiction, signe le premier roman de l'Amdo, La
prairie sereine (Lhing 'jagskyirtswathang), en 1995. Il va
être le premier d'une longue série quasiment ininterrompue de
près de quinze romans à paraître en Amdo, alors que les cinq
premiers romans réalistes tibétains avaient tous été publiés en
RAT entre 1985 et 1992. On peut parler d'une véritable cohorte
d'écrivains issus des rangs de cette deuxième génération :
preuve de leur succès, leurs oeuvres, nombreuses mais
éparpillées dans de multiples journaux et anthologies parfois
introuvables, sont rééditées depuis 2009 dans une collection
intitulée « Écrivains tibétains du XXIème siècle »,
ainsi que dans d'autres anthologies. Chacun des volumes regroupe
plusieurs nouvelles ou textes d'un seul auteur et on comptait
fin 2014 vingt-cinq volumes parus.
Quel
est le contenu de cette littérature ? La nouvelle
triomphe, souvent située dans un arrière-plan pastoral ou rural
qui est familier à ces écrivains. Les thèmes sont variés,
s'émancipant des desiderata des autorités qui ont un peu
desserré leur emprise sur le contenu. Ainsi, un chercheur
tibétain en littérature a montré que la ville de Lhassa apparaît
au fil des ans de manière croissante dans la poésie tibétaine
contemporaine, mais que son traitement a grandement varié : dans
les années 1980, les poèmes, souvent originaires du Tibet
central, célébraient la ville sainte, chantaient sa beauté,
parfois son développement urbain et sa modernisation. Dans les
années 1990 et 2000, Lhassa est le lieu de toutes les
désolations, cette fois-ci sous la plume des écrivains de
l'Amdo : perte de sens, crise d'identité, tristesse, nostalgie.
On voit donc s'autonomiser peu à peu la sphère littéraire, où le
désarroi et le chagrin du créateur trouvent une place
croissante, reflétant souvent un sentiment collectif et
politique.
3. L'engagement et l'autonomisation du champ littéraire : de
2005 à nos jours
Le
tournant suivant peut être placé environ à l'année 2005 : c'est
le moment où des Tibétains commencent à réaliser des films, où
ils se lancent dans l'aventure de la toile. Ce n'est certes pas
lié à la littérature directement mais, d'une part, les acteurs
et animateurs culturels de ces nouvelles pratiques sont issus
des rangs des écrivains et, d'autre part, ces médias (presse,
internet, films) communiquent souvent entre eux. De plus, c'est
lors de l'été 2005 que se tient la deuxième édition du festival
de poésie contemporaine, organisé par le toujours actif poète
Jangbu. Dans un geste audacieux mais qui reflète bien la
relative décontraction de l'époque, il réunit pour la première
fois vingt poètes, sans intrusion aucune de l'État -- autre
confirmation de l'émancipation du champ culturel. La présence de
deux femmes poètes, Pälmo et Dekyi Drölma, signale que les femmes
commencent à trouver une légitimité en littérature. En 2007,
paraît Les joies et peines du petit Nagtsang, récit
autobiographique de l'enfance de son auteur, pris dans la
tourmente politique des années 1950. Ce best-seller fait
sensation et démontre que la littérature, même au Tibet sous
domination chinoise, peut prendre à bras le corps des questions
historiques que tente toujours de taire l'« industrie de
l'oubli » que sont les régimes totalitaires comme l'écrit
Jacques Bouveresse (2011 : 28). Le livre est rapidement
interdit, mais ne se vend que mieux, sous le manteau et dans des
éditions piratées, indéniable signe de succès.
En
2008 et 2009 enfin paraissent des ouvrages, livres ou magazines,
ou des textes sur internet, qui poursuivent et amplifient cette
prise de parole partiellement libre au sujet de thèmes
problématiques, et non plus sous la forme allusive qui a
longtemps été préférée et qui privilégiait les analogies et les
métaphores. De plus, cette prise de parole critique ne concerne
plus seulement la décennie violente des années 1950, mais elle
entreprend de se confronter au douloureux présent de la révolte
de 2008. La littérature se fait alors plus revendicative et
s'empare de sujets brûlants. Plusieurs jeunes et courageux
intellectuels et écrivains dressent un bilan des événements de
2008 et, surtout, de son traitement par les autorités. Ils en
concluent tous, clairement et sans détours, que les Tibétains ne
sont pas traités comme les Hans en Chine, que le moindre signe
de désaccord est immédiatement interprété comme politique de
nature, et donc immédiatement rejeté puisque le politique est le
monopole du PCC. Selon eux, être Tibétain en Chine signifie être
un citoyen libre en sursis, même innocent. Ces écrits à teneur
franchement politique, où la fiction cède la place à l'essai,
leur valent souvent d'être arrêtés et emprisonnés. La raison
pour laquelle on relève l'accroissement des arrestations des
auteurs tibétains en 2008-2009 est très clairement liée à
l'augmentation du nombre des écrivains qui « osent le
politique ».
Outre ces auteurs audacieux, d'autres s'attaquent aux grands
problèmes sociaux tels que la sédentarisation37(*),
les immolations ou les politiques éducatives (notamment la
langue tibétaine), à travers des poèmes en vers libres ou
versifiés, ou des textes en prose. L'écrivain tibétain peut se
faire commentateur social, montrant qu'il a échappé au
conditionnement officiel et qu'il exprime une voix
contestataire.
Mais, en parallèle et à l'opposé, de nombreux et proéminents
écrivains d'aujourd'hui, se réclamant de cette troisième
génération, aspirent à n'être, après tout, « que » des
écrivains, c'est-à-dire qu'ils n'envisagent la littérature que
pour la littérature. Cela peut passer par le travail sur les
thèmes : on peut citer KyabchenDedröl, qui souhaite détacher la
littérature tibétaine de son ancrage religieux, agricole ou
pastoral, complaisamment endo-exotique et sur-ethnicisé, pour
mieux l'ancrer dans la ville, et décrire des personnages dans
leur humanité, et non leur tibétanité. Une de ses dernières
nouvelles met en scène une jeune Tibétaine, grande amatrice de
sacs Vuitton, qui meurt pendant un avortement. Un autre de ces
auteurs qui revendique le droit à s'intéresser en priorité à la
littérature est Sangdhor, qui élabore depuis plusieurs années un
nouveau type d'écriture poétique, la « nouvelle versification ».
Comme chez Kyabchen Dedröl, la recherche esthétique, libérée de
toute dette envers l'ethnie, l'emporte sur tout autre
considération.
Autre signe de l'autonomisation du champ littéraire : le
jugement porté sur la littérature, maintenant, émane des
lecteurs, des spécialistes de littérature et des écrivains
eux-mêmes, et non plus des autorités de tutelle dont les
interprétations marxistes ou social-réalistes sont dépassées. De
nouveaux critiques publient des études et forment eux-mêmes leur
canon littéraire, faisant fi des prix littéraires ou des
adoubements officiels qui sont de plus en plus décrédibilisés.
La création littéraire devient affaire d'importance, objet
d'études littéraires et non plus divertissement.
Conclusion
La
littérature occupe toujours, dans la société contemporaine
tibétaine, une place importante. Cela peut être interprété d'une
double façon. Certes, elle est la preuve de la place capitale
qu'occupe l'écrit dans le monde tibétain, qu'on voit souvent à
tort comme un monde du pastoralisme, monde rural donc et peu
sensible aux choses de l'esprit et au monde lettré. Pour
reprendre à nouveau une expression de P. Casanova, le Tibet est
bien une « république des lettres » où des magazines littéraires
sont lancés régulièrement, à l'initiative publique il y a vingt
ans et privée actuellement, et cela malgré l'explosion
d'internet. Mais cette emphase sur l'écrit peut être aussi
interprétée comme révélatrice d'un malaise ethnico-politique :
la littérature est un refuge à peu de frais, refuge de la langue
dont la maîtrise est par excellence le fait de Tibétains,
recréation d'un monde à sa guise, et également subversion,
résilience ou résistance dans un monde dominé. Elle peut être
également cathartique, permettant la « résistance à la terreur
et [le] soulagement du quotidien » (Platini op. cit. :
41). Cette résistance est d'abord et avant tout linguistique
dans un monde où règne le « bilinguisme colonial », terme forgé
par A. Memmi, dans son célèbre ouvrage L'homme dominé, il
le définit comme la pratique d'une « langue officielle,
efficace, qui est celle du dominant, et [d']une langue
maternelle, qui n'a aucune prise ou presque sur la conduite des
affaires de la cité » (1968 : 169). On touche là une des raisons
du foisonnement littéraire contemporain. La littérature en
langue tibétaine sert à se réapproprier soi-même38(*),
par sa langue, dans un contexte ultra-dominé linguistiquement,
politiquement, économiquement - et dans un contexte également
d'insécurité identitaire. Cet usage de la littérature n'était
certainement pas prévu par les autorités culturelles de la RPC,
qui l'ont encouragée au début des années 1980 dans un tout autre
but, celui de l'adhésion au projet commun de la RPC.
Orwell, dans « Où meurt la littérature », écrit que « à long
terme, c'est l'affaiblissement du désir de liberté chez les
intellectuels eux-mêmes qui est, en tant que symptôme, le plus
inquiétant » (Où meurt... , cité par Bouveresse
2011 : 31). Voilà un domaine où on ne nourrit nulle crainte pour
les Tibétains : le désir de liberté, que ce soit en littérature
ou ailleurs, est croissant chez les écrivains, comme en témoigne
l'évolution de leurs écrits. La littérature est devenue l'outil
favorisé par la nouvelle élite laïque, éduquée et détentrice du
capital intellectuel, culturel et linguistique des Tibétains.
C'est certes numériquement une minorité, mais elle est
extrêmement active et, désormais, teste sans cesse les limites
de la censure et le fera tant que le champ du politique lui est
fermé. Les écrivains tibétains, c'est-à-dire depuis le milieu
des années 1990 ceux de l'Amdo puisqu'ils représentent
l'écrasante majorité des écrivains aujourd'hui, sont à la fois
les gardiens d'une mémoire et les commentateurs du présent, à
défaut d'être les façonneurs de leur futur.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Bouveresse, Jacques. 2011. « Les intellectuels, l'objectivité,
la propagande et le contrôle de l'esprit public (Karl Kraus,
George Orwell) », in Marie-Claire Caloz-Tschopp (ed), Colère,
courage, création politique. La théorie politique en action. Paris :
L'Harmattan, p. 27-46.
Casanova, Pascale. 2008. La République mondiale des lettres. Paris :
Le Seuil.
Memmi, Albert. 1968. L'Homme dominé. Paris :
Le Seuil.
Orwell, George.
2004
[1946]. « Où meurt la littérature », in Essais, articles,
lettres, volume 4 1945-1950 (éd. par S. Orwell et I. Angus, traduction
française A. Krief, M. Pétris et J. Semprun). Paris : Ivrea
/ L'encyclopédie des nuisances, p. 77-92
Platini, Vincent. 2014. Lire, s'évader, résister. Essai sur
la culture de masse sous le IIIème Reich. Paris :
La Découverte.
Robin, Françoise. 2010. « Des poèmes et des femmes. Étude
préliminaire sur vingt-cinq ans de poésie féminine au Tibet
(1982-2007) », in Achard, Jean-Luc (sous la dir. de), Études
tibétaines en l'honneur d'Anne Chayet. Genève : Librairie
Droz, p. 217-268.
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