Articles

 
 
 
                

 

VI - LA MONTÉE EN AUDACE DES ÉCRIVAINS TIBÉTAINS ET L'ÉVOLUTION DU CHAMP LITTÉRAIRE DE LANGUE TIBÉTAINE (1980-2014)

par Mme Françoise ROBIN, 
professeure de langue et littérature tibétaines à l'Institut national des Langues et Civilisations Orientales, Asies

(Communication lors de la journée d’information sur le Tibet au Palais du Luxembourg, le 23 juin 2015)

 

A. PRÉAMBULE

 

La production culturelle et, plus précisément, littéraire en langue tibétaine au sein de la République populaire de Chine offre un double visage selon l'angle d'observation adopté.

 

En effet, d'une part, le discours officiel de l'exil et des associations pro-tibétaines déplore depuis de nombreuses années la mise à mal, voire la mort, de la langue et de la culture tibétaines. Jusque dans les années 2000, toute publication tibétaine émanant de la République populaire de Chine était pour l'exil, entachée du « soupçon d'accointance idéologique », pour reprendre une expression utilisée par V. Platini pour décrire la méfiance avec laquelle on a longtemps considéré la production littéraire et culturelle du IIIème Reich33(*). Si cela était avéré, il serait proprement impossible d'imaginer ne serait-ce que l'existence d'une littérature tibétaine digne d'intérêt. La sphère culturelle ne serait qu'une coquille sinisée au mieux, et pour les plus pessimistes, totalement vidée de sa substance.

 

D'autre part, l'État chinois proclame ses annonces triomphantes : le taux de scolarisation des Tibétains serait au plus haut (il frôlerait les 99%, selon les statistiques officielles, ce qui est impensable quand on connaît le terrain tibétain) et la culture tibétaine n'aurait jamais été si bien protégée ni florissante. La preuve en serait les manifestations culturelles tibétaines qui se multiplient sur le territoire chinois, expositions qui agrémentent la grisaille des mégapoles chinoises en leur apportant une dose d'endo-exotisme. Ainsi les troupes de danse et d'opéra tibétain qui se produisent sur les scènes de tout le pays et prouvent l'état de santé éclatant des arts du spectacle, tout en renforçant un préjugé chinois Han bien ancré, selon lequel la sphère d'excellence des « minorités » de la République populaire de Chine est, sans conteste, le chant et la danse folkloriques, c'est-à-dire les techniques du corps, laissant celles de l'intellect à des populations plus raffinées et « civilisées » ; multiples éditions et rééditions officielles de l'Épopée de Gesar, le grand héros national tibétain dont la geste narre les exploits semi-légendaires au fil de plus de cent épisodes, dont certains comptent plusieurs centaines de pages. L'ouverture d'un réseau de librairies dans les zones rurales de la Région autonome du Tibet (RAT), récemment annoncée, serait un autre signe que la littérature, l'écriture, le livre et la lecture se portent bien et touchent même des populations jusque-là peu sensibles à ce type de production.

 

Dans la question très controversée du Tibet, on le voit, chaque pôle a son horizon d'attente idéologique et donc son ordre du jour : d'un côté dénoncer la mort programmée de la culture tibétaine, voire un génocide culturel, et de l'autre célébrer les réussites éclatantes de l'intégration du Tibet à la Chine, libération et développement matériel s'unissant pour aboutir, par une alchimie dont le Parti communiste a le secret, à un épanouissement culturel et par là-même, littéraire.

 

Qui croire ? Que croire ? En réalité, la situation est beaucoup plus contrastée que veulent le dire tant les militants pro-tibétains que l'État chinois. Malgré leur opposition quasiment irréconciliable, les deux positions ici esquissées partagent un point commun : celui de présenter les principaux intéressés (c'est-à-dire les artistes, écrivains, créateurs tibétains) comme des êtres passifs incapables de réaction. Entre l'État chinois exterminateur selon les voix de l'exil ou des militants pro-tibétains, ou l'État chinois développeur et salvateur, comme celui-ci aime à se présenter, il n'est laissé aucun rôle aux écrivains tibétains autre que celui de victime ou de bénéficiaire.

 

Ces deux positions doivent être rejetées, pour deux raisons : d'une part, elles ne résistent pas à l'observation et sont simplificatrices, et d'autre part, elles réduisent les écrivains et acteurs culturels tibétains à n'être que des pantins, privés de la possibilité d'opérer des choix, de dire non, de détourner certaines directives à leur avantage, d'inventer des nouvelles formes de création, de chercher les interstices de liberté possible dans un contexte d'État policier. J'en veux pour preuve la santé et l'audace des chanteurs populaires tibétains, qui travaillent souvent en tandem avec des poètes pour les textes. Ainsi, lors du Gala télévisé 2014 de Nouvel an sur la chaîne publique de télévision en langue tibétaine de la province du Qinghai, la chanteuse Tsewang Lhamo a eu le courage d'interpréter une chanson intitulée « Pour vous », qui est adressée sans aucune ambiguïté au dalaï-lama, désigné sous son épithète déférente de « Joyau qui exauce les désirs » (yidbzhinnor bu). Si, sur la scène publique, une telle audace est possible (audace dont il serait intéressant de décrypter les tractations et les enchaînements de décisions qui l'ont rendue possible), on peut supposer que la sphère littéraire, moins visible du grand public que celle des médias, et donc moins exposée, n'est pas en reste et propose des textes tout aussi osés, pour qui sait les lire. Et c'est de plus en plus le cas, comme nous allons le voir en dressant un panorama de l'évolution de la scène littéraire tibétaine en Chine depuis 1980.

 

On comprendra, en effet, à l'issue de cet exposé que, loin d'être le marasme annoncé, la situation actuelle prête plutôt à un optimisme mitigé, ou un pessimisme raisonné. Qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas ici de relayer un discours de l'État chinois, mais de décrire aussi finement et fidèlement que possible, dans ses grands traits, l'évolution du champ littéraire (écrivains, éditeurs, lecteurs, styles) à partir d'une observation de longue durée. Nous verrons que la scène littéraire présente une palette variée d'attitudes créatricesallant d'actes de résilience voire de résistance, à la défaite et la censure.

 

Avant de dresser le bilan de plus de trois décennies de littérature, il convient de procéder aussi à quelques rappels, fournissant des éléments importants pour observer et comprendre la scène littéraire d'aujourd'hui. Tout d'abord, le Tibet a développé une des plus prestigieuses littératures d'Asie, avec la Chine, l'Inde, le Japon et la Corée. En effet, malgré une population réduite (six millions d'habitants aujourd'hui), il a édifié une civilisation de l'écrit dont l'ampleur est mal évaluée par les personnes qui ignorent le tibétain, mais dont tous les Tibétains, et surtout les écrivains confirmés ou amateurs, ont souvent conscience -- tout en étant coupée d'elle, puisqu'elle est essentiellement religieuse. Le bouddhisme et, dans une moindre mesure, le Bön34(*), jouent en effet un rôle décisif dans l'édification de la civilisation tibétaine. Ces traditions spirituelles sont certes basées sur la pratique mais elles sont également ancrées dans la réflexion et l'érudition lettrée. Puisque l'activité littéraire est depuis plusieurs siècles une composante centrale des couches éduquées de la population, valorisée par l'élite et donc source de distinction au sens bourdieusien du terme, il ne fait aucun doute qu'elle offre donc un angle privilégié et nullement anecdotique pour mesurer l'état d'un pan important et constitutif de la civilisation tibétaine actuelle.

 

Par ailleurs, il faut rappeler ici que la composition et la diffusion de cette littérature s'inscrivent dans un cadre général politique autoritaire, jamais favorable à un plein épanouissement de l'expression littéraire mais qui force les créateurs à l'ingéniosité. Enfin, troisième rappel pour bien contextualiser la création littéraire de langue tibétaine en Chine, la population tibétaine y est considérée comme une « minorité » problématique. En effet, l'intégration des Tibétains à la Chine, depuis soixante ans, a donné lieu à des crises et des affrontements, ou des manifestations de désaccord, qui remettent régulièrement en question la légitimité du gouvernement chinois à administrer les affaires tibétaines. De plus en plus, dès qu'émergent des initiatives visant à mettre en avant une affirmation identitaire tibétaine, elles peuvent être interprétées comme de potentielles sources d'incitation au « séparatisme ». Or, la littérature de langue tibétaine n'est-elle pas, par son essence même, déclaration d'expression identitaire singulière, et finalement, politique ? Comme l'écrit Pascale Casanova dans La République des Lettres : « la langue n'est pas un outil littérairement autonome, mais un instrument toujours déjà politique »35(*).

 

B. LES TROIS PÉRIODES DE LA LITTÉRATURE TIBÉTAINE

 

Sur le plan de la littératureon peut diviser les années 1980 à 2014 en trois grandes périodes qui ne se superposent pas forcément au découpage ou à la temporalité politique : 1980-1995, 1995-2005 et, enfin, depuis 2005.

 

1. La renaissance après l'époque maoïste : des années 1980 au milieu des années 1990

 

La Révolution culturelle s'est récemment achevée. Même si nous ne disposons que de peu d'éléments précis et que nous ne pouvons esquisser que schématiquement la situation d'alors, nous pouvons affirmer que de nombreux érudits traditionnels, c'est-à-dire des religieux principalement, ont été les premières victimes de la folie de l'époque maoïste. Ceux qui ont survécu n'ont qu'une priorité : transmettre leurs connaissances.

 

Or, l'État chinois avait commencé dès les années 1950 à mettre en place une politique d'éducation de ses « minorités », au travers, entre autres, d'un réseau d'établissements scolaires, du primaire à l'université, qui avaient pour vocation de produire des citoyens modernes, politisés et civilisés, selon les critères de l'époque. Cette mission civilisatrice était inspirée par les politiques soviétiques des « minorités », telles qu'elles avaient été pratiquées dans l'URSS entre 1923 et 1939, politiques qui avaient permis à l'historien Terry Martin de parler de « l'empire de la discrimination positive » (affirmative action empire) pour décrire ce système. Ainsi, au sein de la jeune République populaire de Chine, et dans l'espoir d'un avènement plus rapide d'une société socialiste unie malgré les différences ethniques, la langue tibétaine fut officiellement encouragée dans les années 1950 : quatre maisons d'édition en langue tibétaine furent fondées, des journaux en langue tibétaine se mirent à paraître dans les moindres préfectures autonomes nouvellement créées, des centaines d'ouvrages en langue tibétaine parurent, parmi lesquels des textes à teneur politique (socialistes, communistes, maoïstes) certes mais aussi des impressions sous format « occidental » de textes littéraires traditionnels (versions narratives des grands opéras tibétains, épopée, contes, quelques livres pour enfants, recueils et manuels de poésie classique tibétaine, etc.).

 

Si l'agenda était ouvertement politique, on ne peut nier que cette décennie fut, jusqu'au tournant fatal des années 1958 et 1959, favorable à la diffusion de l'écriture tibétaine d'un point de vue quantitatifnotamment grâce au progrès technique que représentait le passage de la xylogravure à l'imprimerie mobile. Cependant, il en était autrement d'un point de vue qualitatif. Presque aucune création littéraire propre n'est à noter à cette époque, à l'exception de poèmes louant le nouveau régime, poèmes mêlant versification et tropes classiques à un contenu radicalement nouveau. Ces poèmes n'ont pas laissé de grands souvenirs et ne sont même pas repris dans les anthologies publiées depuis. Les calamiteuses années 1960 et 1970 entraînèrent de très lourdes pertes humaines, patrimoniales et de savoir, ainsi qu'un arrêt brusque des politiques favorables à l'épanouissement de cultures « minoritaires » fortes. En effet, l'heure était à la surpolitisation qui faisait fi de toute considération ethnique, ne se concentrant que sur le problème de la lutte des classes.

 

Il s'ensuit qu'avec la fin de l'époque maoïste et l'ouverture relative au monde (fin des années 1970), la Chine retrouva un semblant de normalité. Il fallut tout rebâtir. Les érudits traditionnels qui avaient survécu à parfois près de deux décennies de geôle chinoise furent sollicités par les autorités bien en peine de relancer une machine éducative et culturelle qui avait été figée, sinon détruite, pendant vingt ans. Ils trouvèrent donc leur place et furent incorporés dans les établissements scolaires, universitaires, ou culturels, qui refleurirent alors. Là, ils formèrent des jeunes Tibétains nés pendant l'époque maoïste, entre 1955 et 1970. Ce fut la première génération d'écrivains tibétains : Döndrubgyäl, Ju Kälzang, Jangbu, Tsering Döndrub pour ne citer que les plus célèbres et ceux dont la notoriété reste vivace. Notons la rareté des femmes qui, quand elles écrivaient, hésitaient toutefois à dévoiler ou mettre en avant leur identité féminine36(*). De plus, à cette première époque, on relève une domination de la scène littéraire à Lhassa ou au Tibet central (Shigatsé, Gyantsé) ou au Changthang (Nagchu). Parmi ces nouveaux écrivains, peu d'entre eux toutefois, comme nous allons le voir, poursuivirent une carrière littéraire au-delà de la décennie 1980. Le journal littéraire phare de cette époque était « Littérature et art du Tibet », publié à Lhassa, fondé en 1980. Cette revue, et d'autres encore, publiaient des écrits très encadrés. Outre ces revues officielles et intégralement financées par les deniers publics, des maisons d'édition d'État publiaient des textes littéraires également approuvés par les autorités politico-culturelles, et celles-ci attribuaient des prix littéraires officiels.

 

Les auteurs littéraires de la première période, où dominaient les auteurs du Tibet central, étaient relativement cornaqués par l'État. On pourrait cyniquement balayer tout ce champ d'un revers de main. La réalité est plus contrastée : l'État chinois encouragea les écrivains tibétains à produire des textes nouveaux, où se reflétait le Tibet nouveau. Il faisait ainsi, d'une part, amende honorable pour les vingt années qui venaient de s'écouler et où la tradition et la civilisation tibétaines avaient été mises à mal ; d'autre part, il avait foi en ce qu'il considérait et considère toujours comme sa mission civilisatrice et légitime, l'avènement du socialisme au Tibet, sous la conduite éclairée de la Chine ; enfin, il adhérait toujours à une vision à la soviétique du traitement culturel et littéraire des « ethnies minoritaires ».

 

Par ailleurs, certains thèmes étaient plus favorisés que d'autres : les premiers écrits poétiques ou de fiction, au début des années 1980, relayaient souvent la rhétorique officielle. Ils privilégiaient les sujets tels que la dénonciation de l'ancien « système féodal », la glorification de la « Libération », la condamnation du mariage arrangé, la célébration de l'éducation laïque et de la science, et la mise au pilori des « superstitions ». Ces textes, souvent, «  donnent l'image d'un monde tel que les puissants souhaitent que nous nous le représentions », pour reprendre une citation de la Fabrique du consentement de Chomsky et Herman (cité par Bouveresse 2011 : 11). Cette scène littéraire était, autrement dit, relativement soumise : elle vivait à travers l'État par le biais de relais locaux, qui lui insufflaient les moyens matériels et logistiques de son existence.

 

Mais, très vite, en parallèle d'une scène littéraire assez obéissante, on voit apparaître des thèmes qui n'étaient pas prévus ou envisagés, ou plutôt on remarque d'éloquents silences. C'est ainsi que de nombreux poètes vantent la beauté et la singularité du Tibet sans passer par la case obligée de célébration de l'entente sino-tibétaine ou du progrès apporté par le Parti communiste.

 

En outre, c'est dans cette période que des éléments typiques de la modernité littéraire font leur apparition -- la poésie en vers libres en 1983 (Döndrupgyäl, « La cascade de la jeunesse ») et le roman réaliste en 1985 (Langdün Päljor, La turquoise de tête, 1985). On peut donc caractériser cette première génération comme une génération sage dans le fond mais qui fut audacieuse ou novatrice sur la forme.

 

2. Un déclin relatif en Région autonome du Tibet mais une floraison en Amdo : du milieu des années 1990 au milieu des années 2000

 

La deuxième période commence en 1995 environ. Elle se caractérise par deux mouvements parallèles : le graduel délabrement de la scène littéraire en Région autonome du Tibet et l'avènement d'une jeune génération d'écrivains en Amdo. Cette évolution peut être expliquée, au moins en partie, par des changements dans quatre domaines.

 

S'agissant de l'éducation, à partir de 1984le système scolaire de la RAT cesse de former en tibétain ses futures élites. En effet, les élèves les plus talentueux sont envoyés dans des écoles ou classes délocalisées, hors de la RAT, à partir du collège. Là, le tibétain est au mieux une langue secondaire et cette élite est coupée de son fonds culturel, humain et linguistique tibétain. Elle est en voie d'acculturation en raison de cette politique de déracinement scolaire. Par ailleurs, et toujours en Région autonome du Tibet, le tibétain comme langue d'enseignement est cantonné au primaire -- le chinois prend le relais à partir du collège. Par contraste, au-delà de la RAT, notamment en Amdo, il est toujours possible pour un(e) jeune Tibétain(e) de poursuivre ses études au collège ou au lycée avec la langue tibétaine comme langue d'enseignement, terreau linguistique des écrivains du futur, sans compter que les meilleurs élèves ne sont pas envoyés dans ces écoles délocalisées, mais restent sur place. Une conséquence de cette situation différenciée est que, dès le milieu des années 1990, le réservoir de jeunes personnes capables de composer de la littérature en tibétain en RAT se tarit -- comment développer des capacités propices à l'écriture quand on a arrêté d'écrire et de lire dans sa propre langue à partir de l'âge de 12 ans ?

 

En matière politique, les manifestations tibétaines de 1987-1989 ayant principalement secoué Lhassa, la RAT est placée sous surveillance accrue. En 1992, le haut cadre communiste, qui respecte scrupuleusement la ligne officielle, Chen Kuaiyuan est nommé secrétaire du Parti communiste chinois de la RAT pour reprendre le contrôle sur la région rebelle. Sous sa mandature, la priorité est donnée au développement économique, envisagé comme antidote à la grande fidélité des Tibétains à leur religion et à la culture et, in fine, au dalaï-lama. Chen encourage par ailleurs des politiques culturelles qui font peu de place à la langue et à la culture tibétaines, toujours susceptibles de nourrir un sentiment identitaire ethnique singulier. En résumé, le gouvernement chinois inaugure une politique de développement à marche forcée doublée d'assimilationnisme, qui succède à la politique jusqu'alors en place, politique qui misait sur l'accommodement aux conditions locales et la cohabitation de plusieurs cultures à forte identité au sein d'une même Chine. Hors de la RAT, en revanche, la vie continue peu ou prou comme avant.

 

Quant à l'économie, Deng Xiaoping lance officiellement la politique de « socialisme de marché » en 1992. Cette libéralisation signifie que les entreprises chinoises, jusqu'alors l'exclusive propriété d'organes d'État, peuvent s'ouvrir aux capitaux privés et qu'elles sont fortement encouragées à chercher le profit. Dans le domaine qui nous intéresse ici, les magazines littéraires subissent cette ouverture de plein fouet, puisque le désinvestissement de l'État n'est pas compensé par de forts investissements du privé, car les promesses de gain sont trop minimes. Mais dans les zones de « minorités », notamment au Tibet, cette politique de désengagement financier de l'État reste toute relative, ce qui signifie que les titres de la presse tibétaine continuent à paraître, même sans espoir aucun de rentabilité. De plus, la législation permet dorénavant de lancer des magazines privés. Les hommes et femmes de lettres tibétains s'engouffrent dans la brèche : s'appuyant sur la pratique pluriséculaire du mécénat, ils ne tardent pas à lancer des magazines culturels et littéraires « indépendants », déliés de toute obligation d'autorisation ou de soutien des tutelles culturelles et littéraires. On assiste à un développement sans précédent des publications de micro-revues, dans des écoles, des universités, des monastères, jusqu'à Pékin où vivent de nombreux étudiants tibétains. L'édition privée, sans ISBN, est également florissante. Bien sûr, cela ne signifie nullement que l'on peut désormais écrire ce que l'on souhaite, notamment en politique ou sur des questions sensibles comme celles du statut du Tibet, ou sur la personne du dalaï-lama. Cependant, les possibilités de publication se multiplient, dans une ambiance de relative décontraction hors RAT, ce qui encourage à nouveau l'écriture. Ces publications privées sont souvent appuyées sur le mécénat, le don, reprenant un modèle tibétain (chapelain/mécène, mchodyon) bien éprouvé au long des siècles, mais en l'adaptant au nouveau monde tibétain. Dans le Tibet des années 1990 et 2000, des laïcs sponsorisent des laïcs, pour que vivent l'expression et la création littéraires de langue tibétaine.

 

Dans le domaine de la transmission et des modèlesles écrivains « phares » de la RAT étaient déjà assez âgés quand ils se sont lancés dans l'écriture dans les années 1980. Dans les années 1990, ils ont graduellement arrêté l'activité d'écriture, quand ils ne sont pas morts. Quasiment sans relève, cette génération ne transmet pas sa passion aux générations suivantes. Il n'y a plus de modèle de parrain, de pèreEn revanche, en Amdo, Jangbu et Tsering Döndrub continuent à écrire. Ils mettent en avant la vie pastorale en Amdo et sont moins captifs des impératifs de production idéologique qu'en RAT. Entraînant dans leur sillon la seconde génération, celle des écrivains comme Pema Tseden par exemple, ils encouragent l'accession à la littérature d'une génération née pendant la Révolution culturelle et qui arrive à sa maturité intellectuelle à la fin des années 1980 ou dans les années 1990. Éduquées dans les années 1980 en tibétain par des personnes confirmées, dans des établissements scolaires primaires, collèges, lycées, universités, ces personnes bénéficient d'un environnement politique moins tendu, où l'État n'est plus omniprésent. Publiées souvent hors des canaux officiels, elles peuvent aborder des questions plus sensibles, par exemple celle de la mémoire traumatisée.

 

Le centre de gravité de la production littéraire se déplace donc clairement en Amdo, vers lequel il faut désormais se tourner pour découvrir la richesse de la création. Tagbumgyäl, auteur prolifique de fiction, signe le premier roman de l'Amdo, La prairie sereine (Lhing 'jagskyirtswathang), en 1995. Il va être le premier d'une longue série quasiment ininterrompue de près de quinze romans à paraître en Amdo, alors que les cinq premiers romans réalistes tibétains avaient tous été publiés en RAT entre 1985 et 1992. On peut parler d'une véritable cohorte d'écrivains issus des rangs de cette deuxième génération : preuve de leur succès, leurs oeuvres, nombreuses mais éparpillées dans de multiples journaux et anthologies parfois introuvables, sont rééditées depuis 2009 dans une collection intitulée « Écrivains tibétains du XXIème siècle », ainsi que dans d'autres anthologies. Chacun des volumes regroupe plusieurs nouvelles ou textes d'un seul auteur et on comptait fin 2014 vingt-cinq volumes parus.

 

Quel est le contenu de cette littérature ? La nouvelle triomphe, souvent située dans un arrière-plan pastoral ou rural qui est familier à ces écrivains. Les thèmes sont variés, s'émancipant des desiderata des autorités qui ont un peu desserré leur emprise sur le contenu. Ainsi, un chercheur tibétain en littérature a montré que la ville de Lhassa apparaît au fil des ans de manière croissante dans la poésie tibétaine contemporaine, mais que son traitement a grandement varié : dans les années 1980, les poèmes, souvent originaires du Tibet central, célébraient la ville sainte, chantaient sa beauté, parfois son développement urbain et sa modernisation. Dans les années 1990 et 2000, Lhassa est le lieu de toutes les désolations, cette fois-ci sous la plume des écrivains de l'Amdo : perte de sens, crise d'identité, tristesse, nostalgie. On voit donc s'autonomiser peu à peu la sphère littéraire, où le désarroi et le chagrin du créateur trouvent une place croissante, reflétant souvent un sentiment collectif et politique.

 

3. L'engagement et l'autonomisation du champ littéraire : de 2005 à nos jours

 

Le tournant suivant peut être placé environ à l'année 2005 : c'est le moment où des Tibétains commencent à réaliser des filmsoù ils se lancent dans l'aventure de la toile. Ce n'est certes pas lié à la littérature directement mais, d'une part, les acteurs et animateurs culturels de ces nouvelles pratiques sont issus des rangs des écrivains et, d'autre part, ces médias (presse, internet, films) communiquent souvent entre eux. De plus, c'est lors de l'été 2005 que se tient la deuxième édition du festival de poésie contemporaine, organisé par le toujours actif poète Jangbu. Dans un geste audacieux mais qui reflète bien la relative décontraction de l'époque, il réunit pour la première fois vingt poètes, sans intrusion aucune de l'État -- autre confirmation de l'émancipation du champ culturel. La présence de deux femmes poètes, Pälmo et Dekyi Drölma, signale que les femmes commencent à trouver une légitimité en littérature. En 2007, paraît Les joies et peines du petit Nagtsang, récit autobiographique de l'enfance de son auteur, pris dans la tourmente politique des années 1950. Ce best-seller fait sensation et démontre que la littérature, même au Tibet sous domination chinoise, peut prendre à bras le corps des questions historiques que tente toujours de taire l'« industrie de l'oubli » que sont les régimes totalitaires comme l'écrit Jacques Bouveresse (2011 : 28). Le livre est rapidement interdit, mais ne se vend que mieux, sous le manteau et dans des éditions piratées, indéniable signe de succès.

 

En 2008 et 2009 enfin paraissent des ouvrages, livres ou magazines, ou des textes sur internet, qui poursuivent et amplifient cette prise de parole partiellement libre au sujet de thèmes problématiques, et non plus sous la forme allusive qui a longtemps été préférée et qui privilégiait les analogies et les métaphores. De plus, cette prise de parole critique ne concerne plus seulement la décennie violente des années 1950, mais elle entreprend de se confronter au douloureux présent de la révolte de 2008. La littérature se fait alors plus revendicative et s'empare de sujets brûlants. Plusieurs jeunes et courageux intellectuels et écrivains dressent un bilan des événements de 2008 et, surtout, de son traitement par les autorités. Ils en concluent tous, clairement et sans détours, que les Tibétains ne sont pas traités comme les Hans en Chine, que le moindre signe de désaccord est immédiatement interprété comme politique de nature, et donc immédiatement rejeté puisque le politique est le monopole du PCC. Selon eux, être Tibétain en Chine signifie être un citoyen libre en sursis, même innocent. Ces écrits à teneur franchement politique, où la fiction cède la place à l'essai, leur valent souvent d'être arrêtés et emprisonnés. La raison pour laquelle on relève l'accroissement des arrestations des auteurs tibétains en 2008-2009 est très clairement liée à l'augmentation du nombre des écrivains qui « osent le politique ».

 

Outre ces auteurs audacieux, d'autres s'attaquent aux grands problèmes sociaux tels que la sédentarisation37(*), les immolations ou les politiques éducatives (notamment la langue tibétaine), à travers des poèmes en vers libres ou versifiés, ou des textes en prose. L'écrivain tibétain peut se faire commentateur social, montrant qu'il a échappé au conditionnement officiel et qu'il exprime une voix contestataire.

 

Mais, en parallèle et à l'opposé, de nombreux et proéminents écrivains d'aujourd'hui, se réclamant de cette troisième génération, aspirent à n'être, après tout, « que » des écrivains, c'est-à-dire qu'ils n'envisagent la littérature que pour la littérature. Cela peut passer par le travail sur les thèmes : on peut citer KyabchenDedröl, qui souhaite détacher la littérature tibétaine de son ancrage religieux, agricole ou pastoral, complaisamment endo-exotique et sur-ethnicisé, pour mieux l'ancrer dans la ville, et décrire des personnages dans leur humanité, et non leur tibétanité. Une de ses dernières nouvelles met en scène une jeune Tibétaine, grande amatrice de sacs Vuitton, qui meurt pendant un avortement. Un autre de ces auteurs qui revendique le droit à s'intéresser en priorité à la littérature est Sangdhor, qui élabore depuis plusieurs années un nouveau type d'écriture poétique, la « nouvelle versification ». Comme chez Kyabchen Dedröl, la recherche esthétique, libérée de toute dette envers l'ethnie, l'emporte sur tout autre considération.

 

Autre signe de l'autonomisation du champ littéraire : le jugement porté sur la littérature, maintenant, émane des lecteurs, des spécialistes de littérature et des écrivains eux-mêmes, et non plus des autorités de tutelle dont les interprétations marxistes ou social-réalistes sont dépassées. De nouveaux critiques publient des études et forment eux-mêmes leur canon littéraire, faisant fi des prix littéraires ou des adoubements officiels qui sont de plus en plus décrédibilisés. La création littéraire devient affaire d'importance, objet d'études littéraires et non plus divertissement.

 

Conclusion

 

La littérature occupe toujours, dans la société contemporaine tibétaine, une place importante. Cela peut être interprété d'une double façon. Certes, elle est la preuve de la place capitale qu'occupe l'écrit dans le monde tibétain, qu'on voit souvent à tort comme un monde du pastoralisme, monde rural donc et peu sensible aux choses de l'esprit et au monde lettré. Pour reprendre à nouveau une expression de P. Casanova, le Tibet est bien une « république des lettres » où des magazines littéraires sont lancés régulièrement, à l'initiative publique il y a vingt ans et privée actuellement, et cela malgré l'explosion d'internet. Mais cette emphase sur l'écrit peut être aussi interprétée comme révélatrice d'un malaise ethnico-politique : la littérature est un refuge à peu de frais, refuge de la langue dont la maîtrise est par excellence le fait de Tibétains, recréation d'un monde à sa guise, et également subversion, résilience ou résistance dans un monde dominé. Elle peut être également cathartique, permettant la « résistance à la terreur et [le] soulagement du quotidien » (Platini op. cit. : 41). Cette résistance est d'abord et avant tout linguistique dans un monde où règne le « bilinguisme colonial », terme forgé par A. Memmi, dans son célèbre ouvrage L'homme dominé, il le définit comme la pratique d'une « langue officielle, efficace, qui est celle du dominant, et [d']une langue maternelle, qui n'a aucune prise ou presque sur la conduite des affaires de la cité » (1968 : 169). On touche là une des raisons du foisonnement littéraire contemporain. La littérature en langue tibétaine sert à se réapproprier soi-même38(*), par sa langue, dans un contexte ultra-dominé linguistiquement, politiquement, économiquement - et dans un contexte également d'insécurité identitaire. Cet usage de la littérature n'était certainement pas prévu par les autorités culturelles de la RPC, qui l'ont encouragée au début des années 1980 dans un tout autre but, celui de l'adhésion au projet commun de la RPC.

 

Orwell, dans « Où meurt la littérature », écrit que « à long terme, c'est l'affaiblissement du désir de liberté chez les intellectuels eux-mêmes qui est, en tant que symptôme, le plus inquiétant » ( meurt... , cité par Bouveresse 2011 : 31). Voilà un domaine où on ne nourrit nulle crainte pour les Tibétains : le désir de liberté, que ce soit en littérature ou ailleurs, est croissant chez les écrivains, comme en témoigne l'évolution de leurs écrits. La littérature est devenue l'outil favorisé par la nouvelle élite laïque, éduquée et détentrice du capital intellectuel, culturel et linguistique des Tibétains. C'est certes numériquement une minorité, mais elle est extrêmement active et, désormais, teste sans cesse les limites de la censure et le fera tant que le champ du politique lui est fermé. Les écrivains tibétains, c'est-à-dire depuis le milieu des années 1990 ceux de l'Amdo puisqu'ils représentent l'écrasante majorité des écrivains aujourd'hui, sont à la fois les gardiens d'une mémoire et les commentateurs du présent, à défaut d'être les façonneurs de leur futur.

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

Bouveresse, Jacques. 2011. « Les intellectuels, l'objectivité, la propagande et le contrôle de l'esprit public (Karl Kraus, George Orwell) », in Marie-Claire Caloz-Tschopp (ed), Colère, courage, création politique. La théorie politique en action. Paris : L'Harmattan, p. 27-46.

Casanova, Pascale. 2008. La République mondiale des lettres. Paris : Le Seuil.

Memmi, Albert. 1968. L'Homme dominé. Paris : Le Seuil.

Orwell, George. 2004 [1946]. « Où meurt la littérature », in Essais, articles, lettres, volume 4 1945-1950 (éd. par S. Orwell et I. Angus, traduction française A. Krief, M. Pétris et J. Semprun). Paris : Ivrea / L'encyclopédie des nuisances, p. 77-92

Platini, Vincent. 2014. Lire, s'évader, résister. Essai sur la culture de masse sous le IIIème Reich. Paris : La Découverte.

Robin, Françoise. 2010. « Des poèmes et des femmes. Étude préliminaire sur vingt-cinq ans de poésie féminine au Tibet (1982-2007) », in Achard, Jean-Luc (sous la dir. de), Études tibétaines en l'honneur d'Anne Chayet. Genève : Librairie Droz, p. 217-268.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.